Le spectre fiancé (trad. Loève-Veimars)/Seconde partie

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (4p. 215-tdm).

SECONDE PARTIE.


Toute la maison du colonel était dans l’agitation. On voyait sans cesse monter et descendre les laquais couverts de riches livrées, et la cour était remplie de carrosses qui amenaient les personnes invitées que recevait avec empressement le colonel, la poitrine couverte de décorations acquises dans la dernière campagne.

Dans sa chambre solitaire, parée comme une fiancée, était assise Angélique dans l’éclat d’une beauté accomplie, embellie par la fraîcheur de la jeunesse. Sa mère était auprès d’elle.

— Ma chère enfant, lui dit-elle, tu as librement fait choix du comte Aldini pour ton mari. Autant ton père insistait autrefois sur cette union, autant il s’est montré indifférent à ce sujet depuis la mort du malheureux Maurice. Oui, il me semble maintenant qu’il ait lui-même partagé le douloureux sentiment que je ne puis te cacher. Il reste incompréhensible pour moi que tu aies si promptement oublié Maurice. — Le moment décisif approche. — Tu vas donner ta main au comte. — Examine bien ton cœur. — Il est encore temps ! Puisse le souvenir du passé ne jamais obscurcir de son ombre le bonheur de ton union !

— Jamais, s’écria Angélique dont les yeux s’humectèrent de larmes ; jamais je n’oublierai Maurice. Jamais je n’aimerai comme je l’ai aimé ! Le sentiment que je ressens pour le comte est bien différent ! Je ne sais comment il a su gagner mon âme ! Non, je ne l’aime pas, je ne puis l’aimer comme j’aimais Maurice ; mais j’éprouve comme si je ne pouvais pas vivre sans le comte, comme si je ne pouvais penser, sentir que par lui ! Un esprit invisible me dit sans relâche que je dois devenir sa femme, que sans lui il n’est plus d’existence pour moi. — J’obéis à cette voix qui semble la parole mystérieuse du destin……

Une femme de chambre entra pour annoncer qu’on n’avait pas encore trouvé Marguerite qui avait disparu depuis le malin ; mais que le jardinier avait apporté un billet qu’il tenait d’elle, et qu’elle l’avait chargé de remettre à la baronne lorsqu’il aurait achevé de porter ses fleurs au château.

Dans ce billet, que la baronne ouvrit aussitôt, se trouvaient ces mots :

« Vous ne me reverrez jamais Un sort fatal me chasse de votre maison. Je vous en supplie, vous qui m’avez tenu lieu de mère, de ne pas me faire poursuivre. La seconde tentative que je ferais pour me donner la mort serait plus heureuse que la première. — Puisse Angélique savourer à longs traits son bonheur dont la pensée déchire mon âme ! Adieu, soyez heureuse. — Oubliez la malheureuse

» Marguerite. »

— Cette folle a-t-elle juré de troubler toujours notre repos ! s’écria la baronne irritée ; viendra-t-elle toujours se placer en ennemie entre toi et l’époux que tu choisiras ? — Qu’elle s’éloigne, qu’elle se retire où elle voudra, cette fille ingrate que j’ai traitée comme ma propre enfant ; je ne veux plus me tourmenter à cause d’elle !

Angélique éclata en plaintes et en regrets, et pleura une sœur perdue ; mais sa mère la pria sévèrement de ne pas troubler ce moment solennel par le souvenir d’une insensée. La société s’était réunie dans le salon ; l’heure de se rendre à la chapelle, où un prêtre catholique devait unir les époux, venait de sonner. Le colonel conduisait la fiancée, et chacun se récriait sur la beauté ravissante que rehaussait encore la simplicité de sa toilette ; on attendait le comte. Un quart d’heure s’écoula, et il ne parut point. Le colonel alla le chercher dans son appartement. Il y trouva le valet de chambre qui lui dit que son maître s’était complètement habillé, et que, se trouvant subitement indisposé, il était descendu dans le parc pour respirer plus librement. Il avait défendu à ses gens de le suivre.

Cette démarche du comte agita le colonel ; son cœur battit avec force ; il ne put se rendre compte de l’inquiétude qu’il éprouvait.

Il fit dire à ses hôtes que le comte allait paraître à l’instant ; en même temps, il fit prier un médecin célèbre qui se trouvait dans la société, de se rendre auprès de lui, et ils descendirent ensemble dans le parc, suivis du valet de chambre, pour chercher le comte. En sortant d’une grande allée, ils se dirigèrent vers un massif où le comte avait coutume d’aller s’asseoir. Ils le virent assis sur un banc de gazon au pied d’un platane, la poitrine couverte de ses ordres étincelans et les mains jointes. Il était appuyé contre le tronc de l’arbre, et les regardait fixement, l’œil immobile. Ils tressaillirent à cette horrible vue, car les yeux brillans du comte avaient perdu tout leur feu.

— Comte Aldini ! que vous est-il arrivé ? s’écria le colonel. Mais point de réponse, point de mouvement, pas le plus léger souffle ! Le médecin s’élança vers lui, ouvrit son habit, dénoua sa cravate, lui frotta le front ; puis se tournant vers le colonel : — Tout secours est inutile. Il est mort. Il vient d’être frappé d’apoplexie. — Le colonel, rassemblant tout son courage, le pria de garder le silence sur cet événement. — Nous tuerons Angélique sur l’heure si nous n’agissons prudemment, lui dit-il. — Aussitôt il emporta lui-même le corps dans un pavillon voisin, le laissa sous la garde du valet de chambre, et revint au château avec le médecin. En chemin il changea vingt fois de résolution ; il ne savait s’il devait cacher cet événement à la pauvre Angélique, ou se hasarder à tout lui dire avec calme.

En entrant dans la salle, il y trouva tout en désordre. Au milieu d’une conversation tranquille, les yeux d’Angélique s’étaient fermés tout à coup, et elle était tombée évanouie. Elle était étendue sur un sopha dans la chambre voisine. Non pas défaite, ni pâle ; mais les couleurs de ses joues étaient plus vermeilles, un charme inexprimable, une sorte d’extase céleste était répandue sur ses traits. — Le médecin, après l’avoir long-temps contemplée avec étonnement, assura qu’elle ne courait pas le moindre danger, et que mademoiselle de Grenville se trouvait plongée, d’une manière inconcevable, il est vrai, dans un sommeil magnétique. Il n’osait prendre sur lui de l’arracher à ce sommeil ; mais elle ne devait pas tarder à se réveiller elle-même.

Pendant ce temps, on se parlait d’un air mystérieux dans l’assemblée. La mort du comte s’était répandue on ne savait comment ; chacun s’éloigna en silence ; seulement, d’instant en instant, on entendait rouler une voiture qui partait.

La baronne, penchée sur sa fille, aspirait chaque trait de son haleine. Angélique murmurait des paroles que personne ne pouvait comprendre. Le médecin ne souffrit pas qu’on la déshabillât, il ne permit pas même qu’on la délivrât de ses gants ; le moindre attouchement pouvait lui devenir funeste.

Tout à coup Angélique ouvrit les yeux, se releva, et s’écria d’une voix retentissante : — Il est là. — Il est là ! Puis elle s’élança vers la porte du salon qu’elle ouvrit avec violence, traversa les anti-chambres, et franchit les degrés avec une rapidité sans égale.

— Elle a perdu l’esprit ! O Dieu du ciel ! elle a perdu l’esprit ! s’écria sa mère.

— Non, non, rassurez-vous, dit le médecin ; ce n’est point de la folie ; mais il se passe quelque chose d’extraordinaire. Et il s’élança sur les pas de la jeune fille.

Il vit Angélique passer comme un trait la porte du château et courir sur la route, les bras étendus ; son riche voile de dentelle et ses cheveux, qui s’étaient détachés , flottaient au gré du vent.

Un cavalier accourut au devant d’elle, se jeta à bas de son cheval et s’élança dans ses bras. Deux autres cavaliers qui le suivaient, s’arrêtèrent également et mirent pied à terre.

Le colonel, qui avait suivi en toute hâte le médecin, s’arrêta devant ce groupe dans un muet étonnement, et se frappa le front comme pour retenir ses pensées prêtes à l’abandonner.

C’était Maurice qui pressait avec ardeur Angélique sur son sein ; auprès de lui étaient Dagobert et un jeune homme en uniforme de général russe.

— Non ! non ! s’écria plusieurs fois Angélique en serrant convulsivement son bien-aimé dans ses bras, non, jamais je n’ai été infidèle, mon tendre, mon loyal Maurice ! — Ah ! je le sais ! disait Maurice, je le sais, mon ange ! C’est un démon qui t’a entourée de ses pièges infernaux !

Et il emporta plutôt qu’il ne conduisit Angélique vers le château, tandis que les autres les suivaient en silence. Ce ne fut qu’à la porte de sa demeure que le colonel retrouva la force de parler. Il regarda autour de lui d’un air étonné, et s’écria : — Quelles sont donc toutes ces apparitions ?

— Tout s’éclaircira, répondit Dagobert ; et il présenta au colonel l’étranger comme le général russe Bogislav Sohilow, ami intime du major.

Arrivé dans le château, Maurice, sans faire attention à l’effroi de la baronne, demanda d’un ton brusque : — Où est le comte Aldini ?

— Chez les morts ! répondit le colonel d’une voix sourde. Il a été frappé d’apoplexie, il y a une heure.

Angélique trembla de tous ses membres.

— Oui, dit-elle, je le savais. Au moment où il mourut je ressentis une commotion comme si un cristal se brisait en moi ; j’éprouvai un état singulier, et sans doute mon rêve me revint, car lorsque je me réveillai, les yeux terribles n’avaient plus de puissance sur moi ; j’étais dégagée de tous les liens de feu qui m’avaient environnée ! — J’étais libre ! — Je vis Maurice ! — Il venait ! — Je courus au devant de lui ! A ces mots elle s’attacha tendrement à son bien-aimé, comme si elle eût craint de le perdre encore.

— Dieu soit béni ! dit la baronne en levant les yeux au ciel ; je sens diminuer le poids qui oppressait mon cœur ; je suis délivrée de l’inquiétude mortelle qui s’était emparée de moi depuis qu’Angélique devait donner sa main au comte !

Le général Sohilow demanda à voir le cadavre. On le conduisit au pavillon. Lorsqu’on découvrit le drap qu’on avait étendu sur le corps, le général recula tout à coup, et s’écria d’une voix troublée : — C’est lui ! — Par le Dieu du ciel, c’est lui !

Angélique était tombée profondément endormie dans les bras du major. On la transporta dans sa chambre. Le médecin prétendit que ce sommeil était bienfaisant, et calmerait l’agitation violente de ses esprits, qui la menaçait d’une maladie grave.

Nul des conviés ne restait au château. — Il est temps enfin, dit le colonel, de découvrir ces terribles mystères. Dis-nous, Maurice, quel ange sauveur t’a rappelé à la vie.

« — Vous savez, dit Maurice, par quelle trahison je fus attaqué dans un village près des frontières. Frappé par un coup de faux, je tombai de cheval entièrement privé de mes sens. J’ignore combien de temps je restai dans cette situation. Dans un demi-réveil, et l’esprit encore voilé par la douleur, j'éprouvai la sensation qu’on ressent en voyageant en voiture. Il était nuit sombre. Plusieurs voix chuchotaient auprès de moi ; c’était la langue française dont on se servait. Ainsi j’étais dans les mains de l’ennemi ! — Cette pensée s’offrit à moi entourée de terreurs, et je retombai dans mon évanouissement. Alors suivit un état qui ne m’a laissé d’autre souvenir que des douleurs violentes, dont ma tête était atteinte. Un matin, je me réveillai l’esprit parfaitement libre. Je me trouvai dans un lit élégant, presque somptueux, tendu de rideaux de soie, ornés de franges et de glands massifs. La chambre, vaste et élevée, était couverte de tapis, et remplie de meubles lourdement dorés, à l’antique mode française. Un inconnu me regardait presque courbé sur moi, et s’élança vers un cordon de sonnette, qu’il tira fortement. Peu de minutes après, la porte s’ouvrit, et deux hommes entrèrent. L’un d’eux était âgé, il portait un habit brodé et la croix de saint Louis à sa boutonnière. Le plus jeune s’approcha de moi, tâta mon pouls, et dit à l’autre : — Tout danger est passé ! il est sauvé !

» Le plus vieux s’annonça alors à moi comme le chevalier de Tressan, dans le château duquel je me trouvais. Il était en voyage, me dit-il, et il passait par le village où j’avais été attaqué au moment où les paysans se disposaient à me piller. Il parvint à me délivrer de leurs mains. Alors il me fit transporter dans sa voiture, et reprit avec moi le chemin de son château, qui était éloigné de toute communication avec les routes militaires. Là il m’avait fait soigner des blessures que j’avais reçues à la tête par son chirurgien, homme fort habile. Il conclut en me disant qu’il aimait ma nation, qui l’avait bien accueilli dans les temps calamiteux de la révolution, et qu’il se réjouissait de pouvoir m’être utile. Tout ce qui pouvait me soulager ou me plaire dans son château était à mon service, et il ne souffrirait pas que je le quittasse avant que d’être parfaitement rétabli. 11 déplorait, au reste, l’impossibilité où il se trouvait de faire connaître à mes amis le lieu de mon séjour.

»Le chevalier était veuf, ses fils absens ; ainsi je me trouvai seul avec lui, le chirurgien, et les nombreux domestiques du château. Ma santé se rétablissait doucement, et le chevalier faisait tous ses efforts pour me rendre agréable le séjour de sa terre. Sa conversation était spirituelle, et ses vues plus profondes qu’elles ne le sont d’ordinaire chez sa nation. Il parlait d’arts, de sciences ; mais, autant qu’il le pouvait, il s’abstenait de faire mention des événemens du temps. Ai-je besoin de dire que mon Angélique était mon unique pensée, et que ma plus vive douleur était de la savoir affligée de ma mort ? — Je tourmentais sans relâche le chevalier pour qu’il fît parvenir mes lettres au quartier-général. Il s’excusa en me disant qu’il ne savait dans quelle direction se dirigeaient alors nos armées ; et il me consola en m’assurant que, dès que je serais guéri, il m’aiderait à retourner dans ma patrie. D’après ses discours, je dus conclure que la guerre avait recommencé avec plus d’acharnement, et que les armes avaient été défavorables aux alliés, ce qu’il me taisait par délicatesse.

» Mais je n’ai besoin que de retracer quelques circonstances isolées pour justifier les singuliers soupçons que Dagobert a conçus.

» J’étais déjà à peu près délivré de la fièvre, lorsqu’une nuit je tombai dans un état de rêverie incroyable, dont le souvenir, bien que confus, me fait encore frémir. Je vis Angélique, mais c’était comme si son corps n’eût été qu’une vapeur tremblotante que je m’efforçais vainement de saisir. Une autre créature se glissait entre elle et moi, s’appuyait sur ma poitrine, y plongeait la main pour s’emparer de mon cœur ; et au milieu des douleurs les plus affreuses, je me sentais saisir d’une volupté infinie. — Le lendemain matin, mon premier regard tomba sur un portrait qui était suspendu au pied de mon lit, et que je n’avais jamais remarqué. Je fus effrayé du fond de mon âme, car c’était Marguerite dont les yeux noirs et animés étaient fixés sur moi. Je demandai au domestique d’où venait ce portrait et qui il représentait. Il me dit que c’était celui de la nièce du chevalier, la marquise de Tressan ; que ce portrait avait toujours été à cette place, et que je ne l’avais remarqué ce matin-là que parce qu’on avait enlevé la veille toute la poussière qui le couvrait. Le chevalier confirma cette réponse du domestique. Depuis, chaque fois que je voulais rêver à Angélique, Marguerite s’offrait devant moi. J’étais en quelque sorte étranger à mes propres sensations, une puissance extérieure disposait de mes pensées, et, dans le délire que me causait cette lutte, il me semblait que je ne pouvais me débarrasser de Marguerite. Je n’oublierai jamais les angoisses de celte cruelle situation.

»Un matin, j’étais étendu sur un sopha près de la fenêtre, me ranimant aux douces exhalaisons que m’envoyait la brise matinale, lorsque j’entendis au loin les éclats de la trompette. — Aussitôt je reconnais la joyeuse fanfare de la cavalerie russe ; mon cœur bondit de joie, il me semble que chaque son de cet air m’apporte les paroles consolantes de mes amis, qu’ils viennent me tendre la main, me relever du cercueil où une puissance ennemie m’avait renfermé ! — Quelques cavaliers accourent avec la rapidité de l’éclair. Je les regarde. — Bogislav ! mon Bogislav ! m’écriai-je dans l’excès de mon ravissement. Le chevalier entre dans ma chambre pâle et troublé ; il m’annonce qu’on lui envoie inopinément des soldats à loger ; il prononce quelques mots d’excuse ; moi, sans l’écouter, je m’élance au bas des marches, et je cours tomber dans les bras de Bogislav !

• A mon grand étonnement, j’apprends alors que la paix est conclue depuis long-temps, et que la plupart des troupes est en pleine retraite ; toutes choses que le chevalier m’avait cachées, tandis qu’il me retenait comme un prisonnier dans son château. Personne de nous ne pouvait deviner les motifs de cette conduite, mais chacun soupçonnait une menée sourde et déloyale. Dès ce moment, le chevalier ne fut plus le même ; il se montra constamment grondeur, tracassier, et lorsque je le remerciais avec chaleur de m’avoir sauvé la vie, il ne me répondait que par un sourire rusé et ironique.

» Après vingt-quatre heures de halte, Bogislav se mit en route, et je laissai avec joie le vieux château derrière moi. » — Maintenant, Dagobert, c’est à toi de parler.

« — Qui pourrait douter de la force des pressentimens que nous renfermons dans notre âme ? dit Dagobert. Pour moi, je n’ai jamais cru à la mort de mon ami. L’esprit qui nous révèle la destinée dans nos rêves me disait que Maurice vivait et qu’il était retenu loin de nous par des liens merveilleux. Le mariage d’Angélique avec le comte déchirait mon cœur. — Lorsque je vins ici, il y a quelque temps, lorsque je trouvai Angélique dans une disposition d’esprit qui, je l’avoue, me causa de l’horreur parce que j’y voyais l’effet d’une puissance surnaturelle, je formai la résolution de faire un pèlerinage en pays étranger pour chercher mon Maurice. Je ne vous parlerai pas du bonheur, du ravissement que j’éprouvai en retrouvant sur les bords du Rhin Maurice qui revenait en Allemagne avec le général Sohilow.

»Tous les tourmens de l’enfer s’emparèrent de lui en apprenant le mariage d’Angélique et du comte. Mais toutes ses malédictions, toutes ses plaintes cessèrent lorsque je lui fis part de certains soupçons que je nourrissais, et lorsque je l’assurai qu’il était en mon pouvoir de détruire toutes les intrigues du comte.

Le général Sohilow tressaillit en entendant prononcer le nom du comte, et, lorsque je lui eus décrit sa tournure, son langage et ses traits, il s’écria : — Sans nul doute , c’est lui ! C’est lui-même ! »

— Apprenez, dit le général en interrompant Dagobert, apprenez qu’il y a plusieurs années, ce comte Aldini m’a enlevé à Naples, par un art infernal qu’il possède, une femme que j’adorais. Au moment où je plongeai mon épée dans le corps de ce traître, ma fiancée fut séparée de moi pour jamais. Je fus forcé de m’enfuir, et le comte, guéri de sa blessure, parvint à obtenir sa main. Mais, le jour de leur mariage, elle fut atteinte d’une crise neiveuse dans laquelle elle succomba !

— Ciel ! s’écria la baronne, un sort semblable attendait cette enfant ! — Et cette terrible apparition dont nous parlait Maurice le soir où le comte vint pour la première fois nous surprendre et nous causer tant d’effroi !

— Je vous disais dans ce récit, dit Maurice, que la porte s’était ouverte avec fracas ; il me sembla qu’une figure vague et incertaine traversait la chambre. Bogislav était près d’expirer d’effroi. Je parvins difficilement à le rappeler à lui-même ; enfin il me tendit douloureusement la main et me dit : — Demain, toutes mes souffrances seront terminées. — Sa prédiction se réalisa, mais d’une autre manière qu’il l’avait pensé. Le lendemain, dans le plus épais de la mêlée, il fut atteint à la poitrine d’un coup de biscayen qui le renversa de son cheval. La balle avait frappé sur son sein le portrait de la belle infidèle, et l’avait brisé en mille pièces. Il fut ainsi préservé d’une blessure mortelle, et ne reçut qu’une contusion dont il guérit facilement. Depuis ce temps mon ami Bogislav a recouvré le calme de son cœur.

— Rien n’est plus vrai, dit le général, et le souvenir de la bien-aimée que j’ai perdue ne me cause plus qu’une mélancolie à laquelle je trouve des charmes. — Mais laissons notre ami Dagobert terminer son histoire.

« — Nous nous remîmes tous trois en route, dit Dagobert. Ce matin, au point du jour, nous arrivâmes dans la petite ville de P***, située à six milles d’ici. Nous comptions y rester quelques heures et repartir. Tout à coup je crus voir Marguerite s’élancer d’une chambre de l’auberge où nous étions, et accourir vers nous. C’était elle, pâle et les yeux égarés. Elle tomba aux genoux du major, les embrassa en s’accusant des crimes les plus noirs, jura qu’elle avait mille fois mérité la mort, et !e supplia de l’égorger sur l’heure. Maurice la repoussa avec horreur, et s’échappa. »

— Oui ! s’écria le major en voyant Marguerite à mes pieds, toutes les souffrances que j’avais éprouvées dans le château s’emparèrent encore de moi, et j’éprouvai une fureur que je n’avais jamais ressentie. J’étais sur le point de plonger mon épée dans le sein de Marguerite, lorsque, rassemblant toutes mes forces, je parvins à m’enfuir.

« — Pour moi, reprit Dagobert, je relevai Marguerite, et je la portai dans sa chambre. Bientôt je parvins à la calmer, et j’appris, par ses discours entrecoupés, ce que j’avais soupçonné. Elle me donna une lettre qu’elle avait reçue la veille, à minuit, du comte Aldini. La voici.»

Dagobert tira une lettre de sa poche et lut ce qui suit :

«Fuyez, Marguerite ! tout est perdu !
» l’homme odieux approche ! Toute ma

» science ne peut rien contre le destin,
» qui m’entraîne au moment de réussir.
» — Marguerite, je vous ai initiée dans
» des mystères dont la connaissance eût
» anéanti une femme ordinaire ; mais
» votre esprit robuste, votre intelligence
» élevée, ont fait de vous un digne
» sujet. Vous m’avez bien assisté. Par
» vous, j’ai dominé l’âme d’Angélique.
» Pour vous en récompenser, j’ai voulu
» assurer le bonheur de votre vie ; mais
» toutes mes opérations ont été vaines.
» Fuyez ! fuyez pour éviter votre perte !
» Pour moi, je le sens, le moment qui
» approche me donnera la mort. Dès
» que ce moment viendra, j’irai sous
» l’arbre à l’ombre duquel nous avons
» si souvent parlé de cette science
» mystérieuse. — Marguerite, renoncez à
» ces secrets ! La nature est une mère
» cruelle, elle tourne ses forces contre
» ses enfans audacieux, qui cherchent

» à soulever ses voiles. — Je tuai jadis
» une femme au moment où j’allais me
» plonger avec elle dans les délices de
» l’amour. Et cependant, insensé que
» j’étais, j’espérais encore faire servir
» ma science impuissante à me procurer
» le bonheur ! — Adieu, Marguerite !
» Retournez dans votre patrie ; le
» chevalier de Tressan aura soin de vous.
» Adieu ! »

Un long silence suivit la lecture de cette lettre.

— Il faut donc, dit à voix basse la baronne, que je croie à des choses contre lesquelles mon cœur s’est toujours révolté. Mais comment Angélique a-t-elle pu oublier si promptement Maurice ? Je me souviens qu’elle était plongée dans une exaltation continuelle, et que son penchant pour le comte se déclara d’une façon singulière. Elle m’avoua que chaque nuit elle rêvait du comte, et que ces rêves lui procuraient de douces extases.

— Marguerite m’a avoué qu’elle murmurait chaque nuit le nom du comte à l’oreille d’Angélique, reprit Dagobert, et que le comte lui-même s’avançait quelquefois vers la porte, et y demeurait quelques instans les yeux fixés sur votre fille endormie, et les bras étendus vers elle. — Mais sa lettre n’a pas besoin de commentaire. Il est certain que le comte exerçait une grande puissance magnétique, et qu’il l’employait à captiver les forces psychiques. Il était en relation avec le chevalier de Tressan, et il appartenait à cette école qui compte beaucoup d’adeptes en France et en Italie, et dont le vieux Puységur était le chef. Je pourrais pénétrer plus avant dans ces moyens mystérieux, et je pourrais vous expliquer tout ce qui vous paraît surnaturel dans l’influence qu'exerçait le comte. — Mais laissons cela pour aujourd’hui.

— Oh ! pour toujours, s’écria la ba- ronne. Plus rien de ce monde sinistre où règne l’épouvante ! Grâces soient rendues au ciel de nous avoir délivrés de cet hôte terrible.

Le lendemain, on revint à la ville. Le colonel et Dagobert restèrent seuls pour veiller à la sépulture du comte.

Depuis long-temps Angélique était l’heureuse femme du major. Un soir, par un temps orageux de novembre, toute la famille était rassemblée auprès du feu avec Dagobert, dans le même salon où le comte Aldini avait fait son apparition en manière de spectre. Comme alors, les voix mystérieuses des esprits, que l’ouragan et les vents avaient réveillés , sifflaient et mugissaient sur les toits.

— Vous rappelez-vous ?… dit la baronne, les yeux étincelans ; vous souvenez-vous encore ?…

— Surtout point d’histoires de spectres ! s’écria le colonel.

Mais Angélique et Maurice ne purent s’empêcher de dire ce qu’ils avaient ressenti ce soir-là, comme ils s’étaient déjà aimés au-delà de toute expression ; et ils se plurent à rappeler les plus petites circonstances qui s’étaient alors passées.

— N’est-ce pas, Maurice, dit Angélique : ces récits ne t’effraient pas ? Ne te semble-t-il pas, comme à moi, que la voix merveilleuse des vents ne nous parle plus que de notre amour ?

— Oui, sans doute, s'écria Dagobert. Et la marmite a thé même, avec ses sifflemens, ne me semble plus renfermer que des petits esprits domestiques qui fredonnent une chanson de berceau.

Angélique cacha sa figure, couverte de rougeur, dans le sein de l’heureux Maurice.

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.



Hoffmann portait les prénoms de Ernest Théodore Guillaume, et non pas Amédée, comme l’ont nommé des biographes. Un de ses amis lui demandait un jour pourquoi son nom était précédé, sur le titre de ses ouvrages, des initiales E. T. A. au lieu de E. T. G. Il lui répondit que cette faute d’impression avait été commise sur son premier livre ; et comme sa monnaie littéraire se trouvait ainsi frappée à ce chiffre dès sa première émission, il n’avait pas jugé à propos de la changer. Nous avons scrupuleusement imité son insouciance à cet égard.

TABLE
DES
CONTES CONTENUS DANS CETTE LIVRAISON.

TOME I
TOME II
TOME III
TOME IV
FIN DE LA TABLE.