Le spectre du ravin/Texte entier

Éditions Édouard Garand (p. 3-86).



Première partie

LA REINE DU ROCHER

CHAPITRE I

JEAN BAHR


— À la claire fontaine,
M’en allant promener,
J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné.
Y a longtemps que je t’aime ;
Jamais je ne t’oublierai !


Cette chanson, chantée par une voix jeune et riche, flottait sur le golfe Saint-Laurent. Il était sept heures du soir ; mais déjà, à cette heure l’obscurité était complète. C’est qu’on était au commencement de novembre, en l’an 18… et, en ce mois, l’hiver commence dans les régions du golfe Saint-Laurent.


— Sur la plus haute branche
Le rossignol chantait…


continuait la voix. Certes, je l’ai dit plus haut, cette voix était jeune et riche ; mais on distinguait une certaine vibration dans ces accents… comme dans ceux d’un enfant qui chante dans l’obscurité… parce qu’il a peur…

Tout d’abord, disons que celui qui chantait ainsi, tout en naviguant sur le golfe Saint-Laurent, était un jeune homme de vingt-quatre ans, à peu près. Assis dans une baleinière, un chien berger à ses pieds, il maniait de fortes rames. Depuis la veille au soir, il voguait, égaré, sur le golfe, et la terre vers laquelle il se dirigeait, en ce moment, était loin encore, quoiqu’il s’en approchât assez rapidement.

Il pouvait être quatre heures de l’après-midi, quand le jeune homme avait aperçu un point presqu’imperceptible à l’horizon ; or, ce point presqu’imperceptible c’était le Rocher aux Oiseaux, faisant partie des Îles Madeleine, et c’est vers ces îles que le navigateur se dirigeait. Il fallait se hâter cependant ; il n’y avait pas un instant à perdre, s’il ne voulait pas que l’atterrissement fut impossible.

Depuis huit jours, le navire faisant le trajet entre les Îles Madeleine et l’Île du Prince Édouard était à son port d’hivernage, et aucun bateau, petit ou grand, ne devait plus, au cours de l’automne, se risquer sur cette partie du golfe Saint-Laurent, à cause des glaces qui se forment si rapidement, en cette saison, et qui menacent d’emprisonner les navigateurs trop aventureux.

L’hiver, les habitants des Îles de la Madeleine n’ont aucune communication avec la terre ferme (si l’on peut désigner du nom de terre ferme l’Île du Prince Édouard, par exemple). Les Madeleinais sont isolés, tout à fait isolés, l’hiver, sur leurs îles, comme s’ils étaient aux confins du monde. Depuis que le navire était retourné à son port d’attache, à l’Île du Prince Édouard, il y avait huit jours, les habitants des Îles Madeleine étaient résignés à rester sans nouvelles du reste du monde, jusqu’au printemps, quand reviendrait le navire. Pas une lettre, pas un journal ne pouvait leur parvenir. Durant tout le long hiver, les insulaires ne verraient pas un seul visage étranger. Car, les glaces ne forment jamais un pont solide sur lequel on pourrait s’aventurer. Le flux et le reflux se font trop sentir dans les régions des Îles Madeleine pour que la glace puisse se solidifier tout à fait. Ce ne sont que glaçons, flottant follement et sans direction connue d’avance ; sur ces glaçons flottants, seul, un insensé oserait se risquer.

Or, en ce soir de novembre 18…, les glaces flottantes étaient nombreuses déjà ; tellement nombreuses qu’elles menaçaient, à chaque instant, de se cimenter les unes aux autres, empêchant ainsi le jeune navigateur d’atteindre le port. À un moment donné, il dut se lever de son siège et regarder dans toutes les directions pour y chercher un passage.

Vers la droite, une sorte de chenal s’ouvrait ; mais, pour s’y aventurer, il fallait du courage… que dis-je ?… il fallait être, dans une situation désespérée plutôt. Ce chenal qui, aux yeux du jeune homme, semblait se continuer jusqu’à une des îles, ce chenal pouvait se refermer brusquement, écrasant le bateau et celui qui le montait. De pareilles catastrophes ne sont pas rares et notre ami le savait bien. Pourtant, il fallait que, cette nuit même, il atteignit l’île, car il était sans ressources ; ses provisions de bouche n’étaient pas encore épuisées, il est vrai, mais il commençait à connaître les angoisses de la soif. De plus, chaque heure, chaque instant, le danger devenait de plus en plus grand : des banquises accouraient littéralement du nord ; ces banquises semblaient parfois poursuivre la frêle embarcation qui voguait, seule, sur la dangereuse et perfide immensité.

— Foi de Jean Bahr, articula le jeune homme, ce chenal me paraît bien dangereux !… Pourtant, il faut que je m’y risque… Les Îles Madeleine sont à moins de dix milles, d’après mes calculs, et il faut que je les atteigne cette nuit ; sans quoi, je vais mourir de faim, de soif, et aussi de froid, ajouta-t-il, en s’enveloppant d’un « soroit », qu’il prit dans le fond de son bateau.

Les glaces, de chaque côté du chenal, étaient, pour le moment, immobiles. Ce chenal… combien il semblait facile de s’y aventurer !… Mais aussi, qu’elles sont traîtres les glaces !… À un moment donné, on dirait qu’elles se donnent le mot ; il se produit un bruit sec, allant se répéter de distance en distance, puis la glace se rompt tout à coup. Alors, cette masse compacte se disloque, elle se multiplie à l’infini, puis elle se met à valser, glissant, tournant en ronde, s’entrechoquant et partant ensuite en une course folle, entraînant et détruisant tout ce qu’elle rencontre sur son passage.

Jean Bahr savait tout cela, et c’est pourquoi il hésitait à se risquer dans le chenal… Cependant, il n’avait pas le choix, et après un moment d’hésitation, il donna quelques coups de rames et arriva ainsi à la tête du chenal.

Encouragé par la terre en vue, cette terre qu’il apercevait lorsqu’il jetait les yeux par-dessus son épaule, Jean maniait rapidement les rames. La glace, de chaque côté du chenal, demeurait immobile ; pas le moindre craquement n’indiquait qu’elle songeait à se disloquer. Encore deux heures à peu près de cette navigation et le jeune homme mettrait pied sur le sol. Combien il lui tardait de sentir un terrain solide sous ses pieds ! Combien il lui tardait surtout de pouvoir se désaltérer ! Boire !… Depuis des heures qu’il maniait les rames à force de bras et, bien que ce surcroît de travail l’eut rapproché du rivage, cela avait épuisé ses forces ; cela avait surtout augmenté sa soif. Devant ses yeux, souvent, depuis le matin, passaient des tableaux : il voyait des sources d’eaux cristallines, des ruisseaux clairs et limpides… L’eau l’entourait de toute part ; cependant, il ne pouvait en boire, car cette eau était salée…

— Que j’ai soif ! murmura-t-il, soudain. Pauvre Léo, ajouta-t-il, en s’adressant à son chien, toi aussi, tu as soif, hein, pauvre bête ?

L’eau du chenal était noire, noire comme de l’encre, par contraste à la glace qui l’entourait… elle était froide aussi… Peut-être quelques gouttes de ce liquide rafraîchiraient-elles son gosier en feu… Jean Bahr se penche, il prend de l’eau dans le creux de sa main et la porte à sa bouche ; mais aussitôt, une expression de dégoût se peint sur son visage, et vite il crache cette eau, qui lui donne des nausées.

Mais cette eau de mer eut pour effet d’augmenter sa soif et bientôt, il souffrit un véritable martyre. Cependant, il continuait à ramer, quoique des sueurs froides inondassent son front et son visage… Soudain, il fut pris d’un irrésistible sommeil… Les rames s’échappèrent de ses doigts… Aussitôt sa tête s’inclina sur sa poitrine… et il s’endormit…

Pendant combien de temps dormit-il ?… Il n’aurait pu le dire ; peut-être une heure, peut-être deux, peut-être seulement quelques minutes… Il s’éveilla brusquement : tout près de lui, et se répétant à l’infini, une sorte de fusillade venait d’éclater. Jean fut debout en un clin d’œil, et vite il comprit… La glace se rompait tout autour de lui et quelques glaçons avaient déjà envahi le chenal. C’était un malheur, un terrible malheur ; le bateau étant arrêté dans sa course, il n’atteindrait jamais le port…

Jean voulut saisir ses rames afin de repousser un glaçon qui accourait vers son bateau ; hélas ! elles flottaient beaucoup plus loin, presque à l’entrée du chenal… Le glaçon contre lequel Jean eût voulu se défendre était très plat ; il arriva à proximité de l’embarcation, passa dessous, et l’entraîna dans sa course…

Jean Bahr sentit que tout, pour lui, ici-bas, était fini… Le glaçon allait à une vitesse de dix milles à l’heure, l’entraînant vers la mer, l’immensité !… Une prière vint aux lèvres du jeune homme :

— Mon Dieu, protégez-moi !

Puis il se laissa tomber dans le fond de son embarcation, en récitant un acte de contrition, afin de se préparer à mourir.


CHAPITRE II

D’OÙ VENAIT JEAN BAHR


Jean Bahr, étendu dans le fond de sa baleinière, Léo couché à ses pieds, se sentait entraîné par le glaçon vers la haute mer…

La vie avait, pour lui, dit son dernier mot… En fin de compte, courte avait été sa vie : il n’avait que vingt-quatre ans…

Jean Bahr venait de loin, de très loin : d’un petit village, là-bas, non loin de la ville de Toronto. C’est là qu’il avait laissé sa sœur Louise, chez un de leurs oncles… Sa chère Louise ! Combien il lui en avait coûté de la quitter !… Mais, il avait fallu partir. Cependant, il se promettait bien de faire venir sa sœur, plus tard, si la chance le favorisait.

Jean avait le goût des aventures ; d’aventures extraordinaires il avait rêvé dès son bas âge ; ainsi, au lieu de voyager en wagon et en paquebot, comme le commun des mortels, il s’était acheté un bateau plat (un de ces bateaux qui ne peuvent chavirer) et il avait parcouru tout le fleuve Saint-Laurent, voyageant à petites journées, et admirant le paysage. En quittant Toronto, son plan était de se rendre tout droit à Halifax.

Cependant, de Cornwall, petite ville de la province d’Ontario, à la vieille et historique ville de Québec, Jean avait voyagé sur un train de bois, et voici comment la chose était arrivée. Un après-midi, comme il ramait, tout en chantant, sous le soleil radieux, il s’entendit interpeller, en anglais :

— Hello vous là-bas !

— Hello ! répondit Jean, en jetant les yeux pardessus son épaule.

Ce qu’il vit, alors, lui causa une grande surprise : un véritable village flottant, quelques maisons construites en planches et disposées en rangs, comme pour former des rues. Un cheval, attaché à un poteau, mangeait du foin, dans un petit enclos, des poules prenaient leur repas du midi, il y avait aussi, un peu plus loin, une chienne Berger jouant avec ses petits… Tout cela installé sur un large pont de bois flottant, et traîné par un bateau à vapeur.

— Come on board ! (venez à bord) cria un vieillard, en s’adressant à Jean.

Jean ne se fit pas répéter l’invitation et en quelques coups d’aviron, il accosta le train de bois. Les hommes conduisant ce train de bois lui adressaient la parole an anglais, mais c’est en français qu’ils parlaient entre eux. Jean se dit qu’il allait leur causer, tout à l’heure, une agréable surprise. Il sauta sur le train de bois et le vieillard qui l’avait invité saisit l’amarre du bateau plat d’une main, tandis qu’il tendait l’autre main à Jean.

— Welcome ! Welcome ! (Bienvenue ! Bienvenue !) s’écria-t-il.

Aussitôt, une quinzaine d’hommes vinrent à la rencontre de Jean, tous lui souhaitant la bienvenue en anglais.

— Merci, messieurs ! Merci ! dit Jean, en souriant.

— Vous êtes Canadien-français ! s’écrièrent-ils tous, le visage rayonnant. Ah ! vous êtes le bienvenu, mille et mille fois !

Un homme portant la livrée de capitaine de bateau, arriva sur la scène en ce moment.

— Le capitaine ! dit le vieillard. Capitaine Brunel, ajouta-t-il, je vous présente monsieur… monsieur…

— Jean Bahr, supplémenta Jean.

— Alors, monsieur Jean Bahr,

Je vous accueille à bord, dit en riant, le capitaine Brunel, qui avait la manie de faire de mauvaises rimes.

— Merci, capitaine, répondit Jean.

— Moi, mon nom c’est Philippe Cherrier, dit le vieillard, tendant, encore une fois, la main à Jean.

— Je suis fort heureux de faire votre connaissance, M. Philippe Cherrier, répondit Jean.

— Allez-vous loin ? demanda le capitaine, en désignant le bateau de Jean qui avait été amarré solidement au train de bois.

— Je me rends à Halifax, répondit simplement Jean.

— À Halifax ! s’écrièrent-ils tous. Dans ce bateau plat !

— Oui, messieurs. À Halifax, dans ce bateau plat !

— Pour Halifax, dans cette barque,

C’est bien en vain que l’on s’embarque ! dit le capitaine Brunel, et tous de rire.

— Je m’y rendrai, pourtant à Halifax, capitaine ! dit le jeune homme. Et vous, où allez-vous dans ce joli village flottant ?

— Joli villag’ flottant ;

Le terme est bien charmant ! dit le capitaine. Nous, nous allons jusqu’à Québec… Pourquoi ne restez-vous pas à bord de ce train de bois jusqu’à Québec, M. Jean Bahr ?

— Votre offre me tente assurément, capitaine ! répondit Jean. Et je resterai avec plaisir si je puis gagner mon pain et mon sel, à bord, en vous donnant un coup de main.

— Comme ça s’adonne ! s’écria Philippe Cherrier. Il nous manque un homme. Vous êtes jeune, fort et vigoureux ; je vous engage tout de suite.

— J’accepte, alors, M. Cherrier ! J’accepte avec grande reconnaissance !

— C’est de notre côté, je pense,

Qu’existe la reconnaissance, dit le capitaine Brunel. Venez visiter mon bateau, ajouta-t-il ; je vous invite à dîner, Jean Bahr.

Jean voyagea jusqu’à Québec sur le train de bois. Durant le jour, on travaillait ferme ; mais, le soir on se reposait. Il y avait, à bord, un violoniste nommé Joséphat. Joséphat jouait du violon et l’on chantait en chœur. Souvent, on dansait ; ceux qui représentaient les jeunes filles s’attachant un mouchoir autour du bras gauche. On dansait des « reels », des lanciers, des jigues… on s’amusait ferme. Aussi, presque chaque soir, des chaloupes chargées de jeunes filles et de jeunes gens des villages près desquels passait le train de bois, venaient se promener curieusement autour du village flottant. Aussitôt, ils étaient invités à monter à bord. Le capitaine Brunel ne manquait pas une si belle occasion de faire de mauvaises rimes :

— Montez, Messieurs, Mesdames,

Dans l’embarcation ;

C’est de toute notre âme

Que nous vous invitons ! déclamait-il, avec son plus aimable sourire.

Alors, c’était le grand branle-bas ! À peine les visiteurs avaient-ils mis le pied sur le train de bois, que le capitaine Brunel, ses matelots et les travaillants chantaient, à tue-tête, en l’honneur des jeunes visiteuses :


— Viv’ la Canadienne !
Vole, mon cœur, vole,
Viv’ la Canadienne !
Et ses jolis yeux doux.


On dansait et on s’amusait jusque vers les dix heures, puis, quand venait l’heure de se séparer, tous, le capitaine, ses matelots, les travaillants et les visiteurs chantaient en chœur :


— Bonsoir, mes amis, bonsoir !
Quand on est si bien ensemble.
Devrait-on jamais.
Devrait-on jamais se quitter ?

Et l’écho renvoyait sur les rives du beau fleuve Saint-Laurent ces chants, qui sont toujours si chers aux cœurs des Canadiens-français.

Enfin, le train de bois arriva à Québec… Ce n’est pas sans un grand serrement de cœur que Jean Bahr se sépara de ses compagnons et du capitaine Brunel, si bon, malgré ses petites originalités.

— Adieu, capitaine ! dit Jean, très ému.

— Adieu, mon garçon ! Je te souhaite bonne chance… Mais, je ne te cacherai pas que c’est une grande et dangereuse entreprise que la tienne : te rendre à Halifax dans ce bateau ! dit le capitaine Brunel en désignant le bateau plat dans lequel Jean avait déjà pris place, car il était prêt à partir.

— Je suivrai votre conseil, capitaine, répondit Jean ; je ne m’éloignerai pas de la côte.

— Bien, bien, mon garçon ! approuva le capitaine Brunel. Maintenant, attends un instant ; je reviens.

Le capitaine partit dans la direction du train de bois, et il revint bientôt, tenant dans ses bras un jeune chien berger, qu’il jeta dans le bateau de Jean, en disant :

— Accepte ce cadeau, Jean Bahr,

m En cet instant de ton départ !

— Oh ! Merci, capitaine, merci ! s’écria Jean, qui aimait beaucoup les chiens. Quel nom lui donnerai-je, capitaine, à cette belle petite bête ?

— Léon, ce nom on me donna ;

m Or, « Léo » tu le nommeras !

— C’est entendu, capitaine Brunel ! répondit Jean. Beau Léo ! ajouta-t-il, en flattant le chien, qui lui léchait la main.

Bientôt, Jean Bahr perdait de vue Québec et le train de bois, et son cœur se serra de nouveau… Ces braves gens, il ne les reverrait jamais, sans doute !… Mais, la soif des aventures l’entraînait au loin.

— Nous allons voyager de compagnie, Léo, dit-il au chien, qui semblait déjà connaître et aimer la voix de son maître. Que nous réserve l’avenir ?… Mais tu me seras fidèle, je sais, Léo !

Sans accident, Jean parvint à Halifax, où il trouva à s’engager dans le port ; mais cette sorte de vie ne lui plut pas longtemps, et, un jour, il partit pour l’Île du Prince Édouard, afin de s’y livrer à l’élevage des renards noirs, industrie considérée alors comme impraticable, mais qui devait plus tard donner d’excellents résultats.


CHAPITRE III

LES CAPRICES DU GOLFE SAINT-LAURENT


Aussitôt installé sur l’Île du Prince Édouard, Jean Bahr se livra à l’élevage des renards noirs ; mais il eut des alternatives de succès et de revers, et bientôt, il s’aperçut que le fermage des renards lui coûterait plus qu’il ne rapporterait. C’est alors qu’il eut l’idée d’entreprendre un commerce : celui du poisson. Dans de grands barils il entassait des morues, qu’il saupoudrait de gros sel, et le poisson, ainsi empaqueté était expédié à la ville de Québec.

Jean était aidé dans le fermage des renards par un habitant de Souris nommé Trefflé. Tous deux, Jean et Trefflé, travaillaient presque nuit et jour et déjà, ils commençaient à faire des préparatifs en vue de l’automne et de l’hiver qui allait suivre, quand, un après-midi, Jean Bahr résolut de partir pour la pêche.

— Vous aurez l’œil à tout, Trefflé, dit Jean à son compagnon ; moi, je m’en vais faire la pêche. Il manque du poisson pour remplir le dernier baril et…

— Je vous conseille fortement de ne pas vous aventurer trop loin sur la mer aujourd’hui, M. Bahr, dit Trefflé. Voyez-vous ce nuage pas plus gros que le poing ?… Il annonce la tempête.

— Allons donc ! dit Jean, en haussant les épaules. On ne pourrait désirer plus beau firmament.

— Comme vous voudrez ! Comme vous voudrez ! grommela Trefflé. Vous n’êtes pas marin, vous savez, M. Bahr, et vous m’avez dit, vous-même, que vous ne sauriez que faire si vous vous trouviez en péril… Moi, je suis bon marin ; c’est pourquoi je connais tous les signes de mauvais temps. Or, il faut se défier des caprices du golfe Saint-Laurent… Ce nuage…

— Au revoir, Trefflé ! répondit Jean, en souriant, puis ayant appelé Léo, il démarra sa baleinière à force de rames…

Ce fut une pêche extraordinaire ; le poisson semblait se complaire à venir se placer sous l’hameçon que Jean lui tendait. Jean Bahr avait quitté l’Île du Prince Édouard à quatre heures de l’après-midi ; à six heures, sa baleinière était tellement remplie de poissons qu’elle n’en pouvait contenir davantage.

— Nous allons retourner chez nous, Léo, dit Jean en s’adressant à son chien. Et ce que nous allons nous moquer de ce peureux de Trefflé ! La mer est d’un calme !… Allons, partons !

Mais, ayant levé les yeux afin de s’orienter, Jean s’aperçut qu’une brume épaisse enveloppait la mer, une brume « à couper avec un couteau » comme disent les marins. En vain les yeux du jeune homme essayèrent-ils de percer cette brume ; à deux pieds de sa baleinière, il ne pouvait rien voir… Que faire ?… Reprendre ses rames et essayer de se diriger à tâtons, vers le rivage ?… Ce serait folie.

— Je vais être obligé de rester en panne ici, jusqu’à ce que cette brume se lève, se dit-il ; autrement, j’irais me jeter contre quelque barge ou voilier, et c’en serait fait de moi… Il est vrai que, en restant ici, je cours le risque d’être coulé à fond par quelque navire ; mais, peu de navires oseraient s’aventurer dans une pareille brume… Dans tous les cas, je n’ai pas le choix, puisque je ne saurais pas où me diriger… Je n’ai pas de boussole ; mais j’en aurais une que je ne la comprendrais pas… Non, vraiment. On ne devrait pas s’aventurer seul sur le golfe Saint-Laurent quand on n’est que marin amateur.

— Bien, Léo, reprit Jean, puisque nous sommes condamnés à attendre ici jusqu’à ce qu’il plaise à madame la brume d’écarter ses voiles opaques, mangeons et buvons ; il y a encore de l’eau dans le bidon, et j’ai bien soif !

Les heures passaient et la brume persistait ; Jean n’apercevait plus même la charpente de la baleinière dans laquelle il était assis. Léo, comme s’il eut pressenti je ne sais quel danger, s’était blotti sur les genoux de son maître… Un silence lugubre, un de ces silences qui oppressent, régnait sur la mer, qui était calme comme une glace.

Enfin, Jean se coucha dans le fond de son bateau et, tenant son chien dans ses bras, il s’endormit…

Ce qui l’éveilla tout à coup, vers les deux heures du matin, ce fut le balancement de la baleinière. La baleinière tanguait d’une façon peu rassurante, mais le brouillard s’était dissipé. Jean comprit que le vent soufflait avec rage ; il était à la merci d’une tempête, tempête contre laquelle il ne pouvait lutter… Cramponné aux bords de son embarcation, il recevait de terribles paquets de mer… Où l’entraînait la tempête ?… Il n’eut pu s’en faire une idée, car l’obscurité était complète.

Quand le jour parut, vers les sept heures du matin, ce fut plus terrible encore, et Jean regretta presque l’obscurité qui lui avait, au moins, caché l’état de la mer. Allait-il périr ?… C’était probable, car il semblait que sa frêle baleinière ne pourrait résister longtemps encore.

Vers les deux heures de l’après-midi, cependant, le vent souffla avec moins de force ; la tempête allait toujours diminuant et, deux heures plus tard, elle se calma tout à fait.

— Où suis-je ? se demanda jean. Où m’a entraîné cette terrible tempête ?… Loin, bien loin des côtes de l’île du Prince Édouard. Je sais… Que vais-je devenir ?… La mer m’entoure de toutes parts. Je suis perdu !… Essayer de regagner les côtes de l’île du Prince Édouard m’est impossible… et pas une terre en vue !…

Découragé, Jean Bahr laissa tomber son visage dans ses mains ; mais bientôt il se leva debout dans son bateau et se mit à examiner la mer… Soudain un cri s’échappa de sa bouche :

— Terre ! Terre !

En effet, là-bas, tout là-bas, on pouvait distinguer un point presqu’imperceptible.

— Je sais, se dit le jeune homme ; ce point presqu’imperceptible c’est une des îles Madeleine, dont j’ai si souvent entendu parler, depuis que je suis sur l’île du Prince Édouard… Fasse le ciel que cette île que j’aperçois soit habitée !… L’île Aubert, la Grosse Île, la Grande Entrée, et d’autres sont habitées, l’hiver comme l’été et… Je vais cingler vers cette île, car il faut que je l’atteigne ce soir même. Allons !

Vraiment, notre jeune aventurier n’avait pas le choix ; il ne pouvait retourner à l’île du Prince Édouard, et cette île qu’il apercevait, au loin c’était le salut.


Mais, plus il approchait de l’île, plus il voyait sa désolation…

— Ciel ! se dit-il. Cette île c’est le Rocher aux Oiseaux !… Rocher isolé en plein golfe Saint-Laurent !… Je le reconnais par la description que maintes fois m’en a faite Trefflé… Suis-je assez malchanceux !… Mais, qu’importe ; ce rocher je vais l’atteindre, il le faut !

Et, pour se donner du cœur, Jean se mit à chanter… Mais, bientôt, il se tut pour murmurer :

— Ah ! me voici au milieu des glaçons maintenant !… Dans quelle affreuse aventure je me suis jeté en n’écoutant pas les conseils de ce brave Trefflé !

… Nous savons le reste… Jean Bahr se vit obligé de s’enfoncer dans un étroit et dangereux chenal et, alors qu’il était en vue du Rocher aux Oiseaux, sa baleinière, entraînée par un glaçon flottant, s’en allait… où ?…


CHAPITRE IV

HALLUCINATIONS


Le glaçon entraînant la baleinière contenant Jean Bahr et son chien Léo allait rapidement ; il semblait voler sur les flots bleus du golfe Saint-Laurent. Cependant, si Jean, moins résigné à mourir, eût voulu s’assurer de ce qui se passait, il aurait constaté une chose qui l’eut rassuré, en quelque sorte : le glaçon s’approchait de l’île. Quand il en fut à deux mille à peu près, au lieu de s’éloigner, il se mit à évoluer sur lui-même, comme s’il eut suivi les caprices d’un invisible et irrésistible remous. D’autres glaçons évoluaient, non loin ; on aurait dit qu’ils exécutaient, à la clarté de la lune, qui venait de percer les nuages, un fantastique lancier.

Mais Jean, toujours couché dans le fond de son embarcation croyait fermement qu’il était entraîné vers l’éternité… Le froid devenait intolérable… Jean prit Léo dans ses bras, car le chien tremblait de froid ; de cette manière, peut-être parviendraient-ils à se réchauffer réciproquement.

Jean se demandait si le glaçon les avait entraînés bien loin… Du train qu’il allait, l’île ne devait plus être visible depuis bien longtemps déjà. Quelquefois, il se produisait un choc, que le jeune homme attribuait à d’autres glaçons flottants en sens inverse. Le glaçon le portant, lui et son chien serait bientôt mis en miettes par un de ces glaçons venant à sa rencontre… Alors, ça serait la noyade… son bateau, mis en pièces, serait coulé à fond et… Qui sait si quelque banquise ne se préparait pas à fondre sur lui en ce moment… il serait écrasé, puis noyé…

— La noyade est-elle vraiment « la plus belle des morts » comme on le prétend souvent ?… Je me rappelle être venu près de me noyer, certain jour ; je suis allé au fond de l’eau, deux fois et… ça n’était pas de ces plus… agréables… L’eau avait rempli ma bouche et mes oreilles et j’étouffais… Non, décidément, ce n’est pas une mort douce que la noyade… pourtant, c’est bien celle qui m’attend ! pensait Jean.

Un choc se produisit, un choc plus fort que les précédents, qui fit croire à Jean que le glaçon avait été frappé par une banquise, cette fois et que tout était fini… Chose singulière, le glaçon, au lieu de vibrer et s’émietter, restait stationnaire… La banquise, probablement, les remorquait, et c’est pourquoi on allait si lentement… si lentement qu’on eût dit que rien ne bougeait plus…

Le jeune homme se leva, décidé à regarder la mort en face. La lune brillait dans tout son éclat et Jean vit immédiatement que le glaçon avait rencontré d’autres glaçons, auxquels il s’était vite cimenté… Il vit un champ de glace… et… mais… l’île… l’île de tout-à-l’heure… l’île, dont il s’était cru éloigné… elle était là !… Il reconnut ses contours rocheux ; de fait, l’île semblait n’être qu’un amoncellement de roches… Le glaçon ne s’était donc pas dirigé vers la haute mer ?… Il s’était donc rapproché de l’île plutôt ?… Jean calcula qu’une distance de moins d’un mille et demi le séparait de l’île, et cette distance, il pourrait la franchir à pied, quoique sur des glaces mouvantes. Sans doute, il rencontrerait de grandes mares d’eau mais il les franchirait sur son bateau, et quand la glace lui semblerait solide, il ferait le portage. Il y allait de sa vie ; il n’y avait pas à hésiter… Déjà, le froid engourdissait ses membres ; il fallait tout risquer !

— Viens, Léo ! dit-il à son chien. Nous allons essayer de gagner l’île !

Le chien sauta sur la glace, à la suite de son maître, mais bientôt, il prit le devant, comme pour lui indiquer la route à suivre. Jean marchait sur la glace mouvante, en traînant sa baleinière. Ce qu’il avait prévu arriva : une large mare d’eau coupait la route. Alors, Jean mit son bateau à l’eau et il se fraya un chemin à travers les glaces comme il le put, n’ayant pas de rames pour diriger son embarcation.

La mare d’eau passée, le jeune aventurier sauta de nouveau sur la glace et tira son bateau après lui. Un chemin de biais, qu’on eût dit tracé, semblait conduire directement et sans interruption à l’île ; dans ce chemin Jean s’engagea.

Il marchait depuis quelques secondes dans le chemin de biais, Léo toujours le précédant, quand, tout à coup, le chien s’arrêta, puis il se mit à reculer, se jetant dans les jambes de son maître et donnant tous les signes d’une grande terreur.

— Qu’y a-t-il, Léo ? demanda Jean. De quoi as-tu peur, pauvre bête ?

Le chien, comme pour répondre à son maître, se mit à geindre tout bas, les yeux fixés sur un objet que Jean n’apercevait pas encore… Celui-ci regarda autour de lui… Rien, du côté de la mer… L’île était à moins d’un mille maintenant ; Jean en distinguait tous les contours… Oui, ce n’était qu’un amoncellement de roches ; on entrevoyait, à la lueur de la lune, des cavernes profondes, de sombres ravins… vers la gauche, le jeune homme vit un ravin dont l’apparence avait quelque chose de tout à fait sinistre… De fait, ce ravin était connu sous le nom « égayant » de « Sinistre Ravin ».

Soudain, une exclamation de surprise mêlée de terreur vint aux lèvres de Jean Bahr : à l’entrée du ravin, un spectre lui apparut… Un spectre hideux et menaçant… Un spectre qui le bras tendu semblait lui défendre d’approcher…

Les yeux fixés sur le spectre, comme fasciné, Jean s’avança sur l’île… Il avait pris Léo dans ses bras, car le chien ne voulait pas faire un pas, tant sa frayeur était grande. Imprudemment, très-imprudemment, Jean avait abandonné son bateau ; la vue du spectre lui ayant fait perdre légèrement la tête.

Voici le rivage enfin ! Encore quelques pieds à franchir seulement, et Jean atterrira… malgré tous les spectres… de la terre !…

À ce moment, ses pieds arrivèrent dans le vide : occupé à considérer le spectre et le cœur rempli d’une superstitieuse terreur, il n’avait pas regardé à ses pieds… Une mare d’eau était là… et Jean Bahr s’y enfonça, toujours tenant son chien dans ses bras…

Jean ne savait pas nager, et il comprit que cette fois, c’était fini. Périr à quelques pieds seulement du rivage !… Il revint à la surface durant l’espace de quelques instants ; mais ces quelques instants suffirent pour le rendre témoin d’une chose extraordinaire et terrifiante : le Spectre du ravin s’avançait vers lui !… Jean voyait flotter dans l’air de la nuit ses longues draperies blanches… Le Spectre glissait — ou il flottait — sur les rochers formant la charpente de l’île ; le bras toujours tendu, il menaçait le jeune homme jusqu’à la fin…

Jean Bahr s’enfonça, de nouveau, dans les eaux glacées du golfe Saint-Laurent, qui se refermèrent sur lui.


CHAPITRE V

MARIELLE


Cette île près de laquelle venait de disparaître Jean Bahr, n’était réellement qu’un amoncellement de roches et, sans doute, elle était inhabitée. Aucun bruit ne s’en élevait, d’ailleurs, si ce n’est le cri des oiseaux aquatiques du golfe Saint-Laurent, le babil de quelque ruisseau, ou le gémissement du vent passant sous la voûte des cavernes de l’île. L’île avait une singulière apparence, car, aux flancs de ces roches superposées on distinguait des grottes profondes, des coulées qui semblaient sans issue, des ravins sombres et mystérieux.

Or, sur cette île qui paraissait complètement inhabitée, dix jours avant les événements racontés plus haut, un homme cheminait par un étroit sentier. Il marchait vite, très vite même, car il était en retard. Où allait-il ?… Aucune maison n’était en vue… Le chemineau marchait vers un but déterminé, cependant, et bientôt, on eut pu le voir se diriger vers une maison de rustique apparence et peinturé de rouge. Bâtie pièce sur pièce, les joints cimentés de glaise, cette maison, surmontée d’un toit de chaume, était d’assez grande dimension ; on devinait que les pièces à l’intérieur, devaient être spacieuses. On parvenait à cette maison par une véritable forêt de pins. En arrière de la maison, on distinguait quelques bâtiments blanchis à la chaux, et, entre ces bâtiments et la maison était un grand jardin potager.

Il était six heures du soir et l’obscurité était profonde ; seules, les lumières brillant à l’intérieur de la maison guidaient les pas de celui qui nous intéresse, pour le moment. S’engageant dans la forêt de pins, il parvint bientôt à une porte de côté qu’il ouvrit, et il se trouva alors dans une vaste cuisine qu’éclairaient vivement deux lampes suspendues au plafond. Un poêle à trois ponts jetait une bienfaisante chaleur dans la pièce, et, qu’elle était la bien- venue cette chaleur à celui qui venait du dehors ! Dans le fond de la cuisine était une huche, et de chaque côté du poêle, on apercevait un rouet et un métier à étoffe. Sur un pan du mur était suspendu un Crucifix, sous lequel on voyait une niche supportant une statue de la Sainte Vierge et de Sainte Anne d’Auray.

Quand l’homme pénétra dans la cuisine, il fut accueilli par une vieille femme, vêtue d’étoffe grise (dite étoffe du pays) et portant un tablier blanc comme neige, ainsi qu’une coiffe de servante, blanche comme neige aussi. Cette femme s’écria, en apercevant le nouveau venu :

— Enfin, vous voilà M. Pierre Dupas ! Ce n’est pas trop tôt ! Mlle Marielle commençait à être très inquiète… Ce qu’elle va vous gronder pour ce retard !

À ce moment, la porte séparant la cuisine d’une salle intérieure s’ouvrit et une véritable vision apparut sur le seuil…

Était-ce une jeune fille ou une enfant cette vision radieuse qui venait d’apparaître ainsi ?… Elle avait la taille d’une jeune fille de seize ans, à peu près, mais ses traits enfantins, sa chevelure abondante et d’un blond roux tombant en boucles ondulées jusqu’au-dessous de sa taille, lui donnaient l’apparence d’une enfant de treize ou quatorze ans au plus. Ses yeux bleus, qui devenaient presque noirs sous le coup de l’émotion, éclairaient son visage charmant, aux joues légèrement rosées, à la bouche mignonne. La jeune fille était toute vêtue de blanc.

— Père ! Père ! cria la vision, en se jetant dans les bras de Pierre Dupas. Ô méchant père, qui m’avez causé tant d’inquiétude !

— Marielle ! Marielle ! Ma fille chérie ! murmura Pierre Dupas, en pressant sa fille contre son cœur.

— Mais, pourquoi ce retard, père chéri ? demanda Marielle.

— Viens t’asseoir ici, sur mes genoux, mon ange, et je vais te dire la cause de mon retard… Tout d’abord, si je suis en retard, ce n’est que d’une toute petite demie heure et…

— Une toute petite demie-heure, dites-vous, père !… Savez-vous ce que c’est qu’une toute petite demie heure, quand on attend ?… C’est une éternité ; voilà !

— Bien, j’ai dû…

Mais Pierre Dupas fut interrompu sans cérémonie :

— C’est pas tout ça, s’écria Nounou, la vieille servante ; mais l’souper est prêt depuis longtemps et les p’tits fours sont à point… Sans vous commander, M. Dupas, vous raconterez vos affaires à Mlle Marielle en soupant. Un souper réchauffé ça vaut rien, et, comme le disait feu défunt oncle qui est mort et qui était capitaine de barge : « C’qui traîne se salit » ; c’qui signifie que, aujourd’hui pour demain, si…

— C’est bon ! C’est bon. Nounou ! dit Marielle, interrompant le verbiage de la vieille femme. Nous allons souper tout de suite.

— C’est ça, Mlle Marielle !… C’n’est pas que j’veux vous commander, pour sûr ! J’connais trop l’respect que j’dois à mes maîtres ; mais, les p’tits fours ça n’se réchauffe pas… Il y a un autre proverbe que me citait souvent feu mon défunt oncle (vous savez, le capitaine de barge) et c’proverbe dit : « Tant vont les p’tits fours au feu, qu’à la fin ils se gâtent. »

Tout en parlant, Nounou mettait le souper sur la table. Il était inutile d’essayer de causer ensemble tant que Nounou était dans la même pièce qu’eux, donc, Pierre Dupas et sa fille ne reprendraient leur conversation que lorsqu’ils se seraient retirés dans la grande salle, après le souper ; alors, ils seraient seuls et ils pourraient causer sans risque d’être interrompus.

Disons, tout d’abord, que Marielle avait donné à leur maison le nom de « Manoir-Roux » et quoique ce nom parut beaucoup trop prétentieux pour une aussi modeste demeure, Pierre Dupas s’était rendu au désir de sa fille… comme il le faisait toujours, d’ailleurs. Donc, la maison peinturée en rouge et surmontée d’un toit de chaume était désignée par Pierre Dupas, par Marielle et par Nounou du nom de « Manoir-Roux ». Ce nom avait fait sourire Pierre Dupas, les premiers temps, puis il avait fini par s’y habituer.

La grande salle du « Manoir-Roux » était montée très confortablement d’un ameublement ancien, mais solide. Près d’un métier à broder était une chaise berceuse, à côté de cette chaise était une table, sur laquelle il y avait des livres et de l’ouvrage au crochet. On voyait un petit pupitre près d’une fenêtre, des livres sur des rayons de bibliothèque, un piano dans le fond de la salle. Trois lampes suspendues au plafond éclairaient parfaitement la pièce et un foyer, large de quatre pieds et haut de cinq, dans lequel brûlaient d’énormes bûches, répandait une douce chaleur dans toute la chambre. Le plancher était recouvert de catalognes aux couleurs discrètes, catalognes faites par Nounou durant les longues soirées d’hiver.

On le voyait, Pierre Dupas n’avait rien épargné pour que sa fille bien-aimée eut tout le confort désirable. Cette salle, qui était le boudoir de Marielle, plus d’une citadine le lui eut enviée.


CHAPITRE VI

UNE LETTRE


Quand Pierre Dupas et sa fille se furent retirés dans la salle, après le souper, et que Pierre eut expliqué à Marielle la raison de son retard, il s’écria tout à coup :

— Ah ! Marielle, j’allais oublier de te lire une lettre que j’ai reçue hier, alors que j’étais à la Grosse Île, au passage du navire venant de la terre ferme.

— Une lettre ! s’écria Marielle. Une lettre de qui, père ?

— De ta tante Solange… de notre tante, je devrais dire, puisqu’elle est ma tante, à moi, et ta grand’-tante, à toi… Elle écrit de la ville de Montréal, où elle passe toujours l’hiver, comme tu sais.

Sur le rocher aux oiseaux, une lettre, ou plutôt l’arrivée d’une lettre, c’était tout un événement, vous le pensez bien !

— Et que dit-elle la tante Solange, père ? demanda Marielle.

— Je vais te lire sa lettre, ma chérie, répondit Pierre Dupas, et il lut ce qui suit :


« Montréal, 20 Octobre 18—

Cher neveu,

J’écris à la course, car je désire ne pas manquer le courrier de ce soir, si je veux que ma lettre te parvienne avant que le prochain bateau — le dernier, cet automne, je crois — ait quitté les Îles-Madeleine.

Comme tu le vois, je suis de retour à Montréal, et la raison, pour laquelle je t’écris, c’est que je veux te proposer de m’envoyer Marielle pour tout l’hiver. Certes, toi aussi, je t’invite de tout cœur ; seulement, je sais d’avance que tu ne voudras pas quitter ta chère île…

Quant à Marielle, qui a maintenant seize ans, il serait temps — ne penses-tu pas ? — qu’elle ferait son début dans le monde. Ce n’est pas sur un rocher isolé qu’elle rencontrera un bon parti, n’est-ce pas ?… Moi, ici, je puis lui faire rencontrer d’aimables et riches jeunes gens, recommandables de toutes manières.

Je te prie de prendre ma lettre en considération et de la discuter avec Marielle… Fais-lui comprendre les avantages d’un hiver passé au milieu d’une bonne société, surtout !

Je te quitte, car, comme je le disais plus haut, je ne veux pas manquer le prochain courrier.

Si tu te décides d’accompagner ta fille, mon cher Pierre, tu sais comme tu seras le bienvenu. Il y a même place dans ma maison pour la vieille Nounou, et je trouverai bien à l’employer à la cuisine.

Mille tendresses à toi et à Marielle, de

Tante Solange

P. S. Si Marielle se décide de venir à Montréal (comme je l’espère) qu’elle m’envoie un message aussitôt qu’elle arrivera à Québec et j’irai à sa rencontre.

S. D. »


Un silence suivit la lecture de cette lettre, mais, tout à coup, Pierre Dupas dit :

— Écoute, Marielle, prends en considération la lettre de ta tante Solange… Elle a raison, en fin de compte… Cette île…

— Ne dites pas de mal de notre île, père ! répondit Marielle, en riant. Vous l’aimez notre île, je sais… Moi aussi, je l’aime… trop pour la quitter…

— Mais, Marielle, ma toute chérie, ta tante Solange dit, avec raison…

— Laissez dire la tante Solange, petit père ! Je me trouve bien de cette île ; j’y reste… À moins que vous ne vouliez me chasser, hein, méchant père ? ajoute-t-elle, câline.

— Te chasser, ma bien-aimée !… Que serait la vie sans toi ?… Mais, il faut songer à l’avenir… Le bateau retournera à son port d’hivernage dans deux jours ; d’ici là, tu auras réfléchi aux avantages que t’offre la proposition de ta tante.

— C’est bon, père !… J’ai deux jours pour prendre une décision… Je vais y penser sérieusement… et nous verrons… Deux jours, ce n’est pas long, sans doute ; mais ça suffira… Si vous quittiez le Rocher aux Oiseaux avec moi, père !… Pourquoi pas ?… Là-bas, dans la ville de Montréal, il me semble que…

— Impossible, mon enfant ! s’écria Pierre Dupas. La chasse aux morses est une de nos principales ressources et il faut que je sois ici quand le temps en sera venu.

— Ah ! cette chasse aux morses ! Qu’elle vous donne de la peine et de la misère, seul et sans aide !

— Oui, je sais… Chaque automne, j’essaie de me trouver un compagnon pour l’hiver, un homme qui m’aiderait à la chasse et qui partagerait, avec moi les profits… Mais personne n’a encore pu se décider à passer l’hiver sur notre île, personne… Qui sait ?… Le bateau qui doit arrêter à la Grosse Île, dans deux jours, en route pour l’île du Prince Édouard, débarquera peut-être le compagnon désiré.

— Ce désir, chaque automne, père, vous l’exprimez ; mais jamais il ne se réalise… Eh ! bien, j’aurai pris une résolution concernant l’invitation de tante Solange, d’ici deux jours…

— Et décide-toi de partir pour Montréal, mon enfant… Nous avons de l’argent, plus qu’il n’en faut, pour que tu sois tout à fait indépendante de la générosité de ta tante Solange, et tu seras une des mieux mises de la société montréalaise… Oui, décide-toi… Je suis prêt à faire le sacrifice — énorme, tu le sais — de ta présence sur l’île durant tout le long hiver, puisqu’il s’agit de ton bonheur et de ton avenir.

Mais le cœur de Pierre Dupas se serrait en songeant au départ de sa fille… Que serait le long hiver sur l’île, avec Nounou pour seule compagnie ?… Quand il reviendrait à la maison, après une journée de rude travail, que ce serait triste de ne pas apercevoir le radieux visage de Marielle, en entrant ! Quand, autour du Rocher aux Oiseaux, gémirait et pleurerait le vent, quelle impression d’abandon il ressentirait !…

Cependant, Pierre Dupas n’était pas un égoïste ; il était père avant tout… Il ferait son sacrifice bravement, puisqu’il s’agissait de l’avenir de sa fille bien-aimée… et Dieu lui viendrait en aide.


CHAPITRE VII

QUAND GÉMIT LE SPECTRE


Dix jours se sont écoulés. Le bateau était retourné à son port d’hivernage depuis huit jours et Marielle était encore sur l’île. Certes, la tentation avait été forte de partir pour Montréal, afin de passer l’hiver avec sa tante Solange, et si son père se fut décidé à l’accompagner, avec quel bonheur elle fût partie !… Non qu’elle n’aimait pas son île la charmante enfant ; mais la lettre de sa tante lui avait fait entrevoir d’autres horizons… Tante Solange aurait donné des réceptions, des bals peut-être, pour sa nièce la jeune débutante… il y aurait eu aussi des soirées passées au théâtre à entendre et voir interpréter les œuvres des grands maîtres… Marielle avait lu et rêvé de ces choses ; que devait être la réalité !…

Marielle n’avait jamais connu d’autre vie que celle qu’elle menait sur le Rocher aux Oiseaux. Sa mère était morte, alors qu’elle avait deux ans. Après la mort de Mme Dupas, Pierre Dupas, presque découragé, avait quitté la ville de Québec, emmenant avec lui sa petite Marielle et leur servante Nounou, puis il était venu s’installer sur cette île, qu’il n’avait plus quittée.

Marielle écrivit à sa tante Solange, la remerciant de son invitation et lui disant qu’elle ne pouvait se décider de laisser son père seul sur le Rocher aux Oiseaux, pour tout un hiver. Cette lettre coûta quelques larmes à la jeune insulaire, mais vite elle se consola : elle restait avec son père chéri… puis elle avait ses livres et son piano pour lui aider à passer agréablement son temps…

La vie reprit donc, paisible — un peu monotone même — sur l’île, après le départ définitif du bateau ; car, avec le retour du bateau à son port d’attache, l’hiver, le long hiver, qui les isolait du reste du monde, commençait pour eux.

Une surprise attendait Pierre Dupas, quand il revint à la maison, ce soir-là, huit jours après le départ du bateau. C’était sa fête, et Marielle avait fait servir le souper dans son boudoir. Un véritable festin avait été préparé : des poulets rôtis, des pommes de terre à la crème, de la gelée aux pommettes, des tartes aux groseilles et aux cerises, puis du café noir et du fromage.

Pierre Dupas entra dans la maison par la porte de la cuisine, comme c’était son habitude, mais la pièce était déserte à son arrivée ; même la table n’était pas encore mise, quoiqu’il fût près de six heures, heure à laquelle on soupait, d’ordinaire. Il se dirigea donc vers la salle, dont il ouvrit la porte, et, en entrant, il aperçut la table mise avec grande cérémonie, puis des guirlandes de fleurs — en papier — un peu partout… Alors, il se rappela, tout à coup, que c’était sa fête… Sa Marielle chérie n’avait pas voulu laisser passer cette occasion sans lui faire une petite surprise.

— Père chéri ! s’écria la jeune fille, accourant au-devant de Pierre Dupas. Bonne fête, père ! Bonne fête !

— Marielle ! Chère, chère petite ! murmura Pierre Dupas. Je ne me souvenais plus que c’était aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance : tandis que toi, mon ange…

— Moi, père chéri, j’ai la mémoire du cœur ! dit la charmante enfant. Je sais même votre âge exactement ; vous avez, aujourd’hui, quarante-quatre ans…

— Oui, Marielle, j’ai quarante-quatre ans aujourd’hui, en effet… Je ne suis déjà plus jeune !

— À quarante-quatre ans, vous n’êtes déjà plus jeune, dites-vous !… Ô père, vous voulez rire !… Mais, venez vous asseoir et présider au festin que Nounou a préparé pour vous !

— Sans compter q’c’est Mlle Marielle qui a fait l’café noir, intervint Nounou, quoique, comme j’le lui disais : dans l’temps que j’restais avec feu mon défunt oncle qui est mort, j’lui préparais toujours son café moi-même et il le trouvait bon, excellent, toujours… Mais, Mlle Marielle tenait à faire l’café elle-même, et j’n’ai pas voulu la contredire, car la chère petite y tenait tant !… Et puis, avec ça, M. Dupas, j’me permets d’vous faire mes vœux d’fête et d’vous souhaiter une bonne santé et bien du bonheur… Il ne faut jamais laisser passer un anniversaire sans faire de bons souhaits, car ça porte malchance, pour sûr !… Mon oncle, feu l’défunt qui est mort, insistait pour qu’on le fêtât régulièrement, sur la barge, dont il était capitaine, et comme sa fête tombait juste le jour d’la Saint Jean-Baptiste…

— Nounou, interrompit Marielle, sois donc assez bonne de servir le souper ; papa se meurt de faim, je sais.

— Je vais manger avec grand appétit sur une table si bien servie et au milieu de toutes ces belles décorations ! dit Pierre Dupas, en désignant les guirlandes de fleurs. Est-ce toi, Marielle, qui as fait toutes ces belles fleurs ?

— Oui, père, répondit la jeune fille, en riant d’un rire satisfait. Ah ! je vous ai joué un bon tour, n’est-ce-pas ? ajouta-t-elle, en préparant cette fête ?… Avouez que vous ne vous y attendiez pas le moins du monde !

— Je ne m’y attendais certainement pas, ma chérie, répondit Pierre Dupas. Comme je te le disais, tout-à-l’heure, je ne me souvenais pas que c’était ma fête, et tu m’as certainement causé une grande et très agréable surprise, chère bien-aimée !

Après le souper, Marielle dit à son père :

— Si vous aimez, père, je vais vous chanter quelque chose que j’ai composé moi-même, paroles et musique, l’autre jour… exprès pour vous… pour votre fête, s’entend.

— Quelque chose que tu as composé toi-même, ma toute chérie ! s’écria Pierre Dupas. Mais, oui, bien sûr, j’écouterai avec un immense plaisir !… Nounou ! appela-t-il. Viens ici !

Quand Nounou fut arrivée dans la salle, il lui dit :

— Nounou, Marielle a composé une chanson… elle l’a composée elle-même, tu comprends, paroles, musique et tout… Elle va nous la chanter !

Pierre était fier de sa fille !

— J’ai intitulé ma chanson : « J’aurais voulu cueillir » dit Marielle, en se plaçant devant son piano.

Elle joua une gaie ritournelle, puis elle chanta :


J’AURAIS VOULU CUEILLIR


Pour vous fêter, ô père, votre fille
Aurait voulu, ce soir même, cueillir
L’étoile qui, dans le firmament, brille…
Et quel bonheur, alors, de vous l’offrir !

II

Pour célébrer ce jour de votre fête,
À pleines mains j’aurais voulu cueillir
La belle fleur ou la simple fleurette ;
Mais on les vit, le mois dernier, mourir !

III

Or, pour qu’il soit bien doux l’anniversaire
Que nous fêtons, j’accours avec bonheur,
Vous présenter, avec mes vœux sincères,
L’affection qui déborde en mon cœur.


Quel succès eut Marielle ! Pierre Dupas pleurait, Nounou, elle aussi, pleurait dans son grand mouchoir à carreaux… Jamais chanson aussi naïve n’eut un si grand succès !

— Et c’est toi, toi qui a composé cette belle chanson ! s’écria Pierre Dupas. Ô ma chérie !

J’Aurais Voulu Cueillir…


Paroles et Musique de Mme A.-B. LACERTE



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— Jamais, jamais de ma vie je n’ai entendu rien d’aussi beau ! s’écria à son tour cette bonne vieille Nounou, très sincère et très convaincue.

Et quand Marielle eut offert à son père une paire de souliers qu’elle avait brodés pour sa fête, le bonheur de Pierre Dupas fut complet.

La veillée se prolongea jusque vers les dix heures. À dix heures, on se sépara pour la nuit et bientôt, tous dormaient profondément.

Il pouvait être minuit, quand Marielle fut éveillée, brusquement. Une sorte de cri prolongé, un gémissement plaintif se faisait entendre, autour de la maison. En un clin d’œil, la jeune fille fut debout.

— Père ! Père ! cria-t-elle, en frappant à la porte de chambre de Pierre Dupas.

— Qu’y a-t-il. Marielle ? demanda-t-il.

À ce moment, Nounou arrivait dans le corridor, en criant, d’un ton effrayé :

— Sainte Mère de Dieu, protégez-nous !

Pierre Dupas rejoignit Marielle et Nounou dans le corridor et soudain, un autre cri, plus prolongé, un gémissement à faire dresser les cheveux, passa par-dessus la maison. Marielle devint blanche comme de la cire et murmura,

— C’est le Spectre du ravin qui gémit !

— Tut ! Tut ! dit Pierre Dupas, essayant de rassurer sa fille. C’est le vent qui gémit ainsi, mon enfant.

— C’est le Spectre, le Spectre du ravin qui gémit ! affirma Nounou, puis elle se signa.

— Quelqu’un est en danger dans les environs de l’île, père ! dit Marielle. Ce n’est pas pour rien que le Spectre se plaint… Allons au secours de ce qui est en danger en ce moment !

Ce disant, la jeune fille s’enveloppa d’un long imperméable blanc, puis elle quitta la maison à la course, suivie de son père et de Nounou.


CHAPITRE VIII

PRÈS DU SINISTRE RAVIN


— Par où te diriges-tu, Marielle ? demanda Pierre Dupas, qui suivait sa fille, en courant.

— Vers le Sinistre Ravin ; c’est là que se tient le Spectre… et c’est de là qu’il nous appelle.

Nounou, qui marchait — qui courait plutôt — entre Pierre Dupas et Marielle, ne cessait de faire de grands signes de croix et de réciter des Ave, entrecoupés d’invocations à Sainte Anne d’Auray.

Heureusement, la lune brillait dans tout son éclat, car, sur cette île inhabitée, aucune lumière artificielle n’éclairait la route, qui ne faisait que descendre et monter. Quel aspect sauvage avait cette île, et comme cette terre inculte eut fait les délices d’un peintre ou d’un poète !… Une impression de mystère vous saisissait… Pourquoi ?… Impossible de le dire ; mais, ces roches superposées, ces grottes, ces subites coulées, ces ravins dont vous devinez l’existence : cela vous causait une terreur indéfinissable.

Pierre Dupas, Marielle et Nounou étaient accoutumés à cheminer sur l’île sans quoi, plus d’un accident eût été à craindre. Une gelée épaisse recouvrait le sol et, chaque instant, on risquait de faire quelque chute déplorable.

Le Spectre du ravin ne cessait de gémir ; mais, à ces gémissements se mêla bientôt un autre bruit.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Marielle, s’arrêtant, soudain, dans sa course.

Pierre Dupas prêta l’oreille pendant quelques instants, puis il répondit :

— C’est l’aboiement d’un chien.

— Un chien ! s’écria Marielle. Impossible, père !

— Je ne saurais me tromper, pourtant, mon enfant, affirma Pierre Dupas. Écoute ! ajouta-t-il. Cet aboiement vient de ce côté, tout près du Sinistre Ravin…

— Vite ! Vite ! Courons ! cria Marielle. Ah ! ce n’est jamais sans raison que le Spectre se plaint… Quand gémit le Spectre, c’est toujours pour nous prévenir d’un malheur ! Hâtons-nous ! Hâtons-nous !

Aussi vite qu’ils le purent sur le terrain accidenté de l’île, ils accoururent vers l’endroit d’où leur parvenait l’aboiement. Ils côtoyèrent le Sinistre Ravin, dont le Spectre se détachait dans l’ombre, et enfin, ils arrivèrent au bord de l’eau.

Un chien de la race dite « Berger » accourut au-devant d’eux et saisissant entre ses dents le bord de l’imperméable de Marielle, chercha à l’entraîner… Alors, tous trois, Marielle, Pierre Dupas et Nounou aperçurent, non loin du rivage, un homme qui se débattait dans l’eau, essayant de lutter contre les glaçons.

Marielle partit comme un trait et elle arriva au bord de la grève, juste au moment où l’homme disparaissait sous les glaces…

Et c’est pourquoi Jean Bahr, au moment où les eaux du golfe Saint-Laurent se refermaient sur lui, apercevant Marielle, recouverte d’un long imperméable blanc, confondit la jeune fille avec le Spectre du ravin… C’est pourquoi il crut que le Spectre accourait vers lui en le menaçant… S’il s’était douté que le secours était tout proche, cela l’eut encouragé et sa lutte pour la vie eut été plus grande.

— Il se noie ! s’écria Marielle, en désignant Jean Bahr. Il faut le sauver ! Il faut le sauver, à tout prix !… Voyez, la glace se disloque, père, et il n’est pas bien loin du rivage… Sauvons-le ! Sauvons-le !

— Oui, oui, Marielle, nous allons le sauver, si possibilité il y a ! répondit Pierre Dupas, arrivant sur la grève, à son tour. Je le vois ! je le vois !… Heureusement, j’ai apporté un grappin… Nous allons le tirer de là !

— Bonne Sainte Anne d’Auray, priez pour nous ! priait Nounou.

Le chien continuait à aboyer et à chaque instant il plongeait sous l’eau comme pour aller au secours de son maître.

— Pauvre bête ! dit Marielle, en caressant le chien. Nous allons le sauver ton maître, cependant !

En effet, ce ne fut ni long ni bien difficile. Pierre Dupas, muni de son grappin, parvint à atteindre le jeune homme, au moment où il allait être entraîné sous les glaces. Aidé de Marielle et de Nounou, il tira le corps sur la grève… car on crut bien que c’était un corps dont l’âme s’était déjà enfuie, qu’on venait de retirer de l’eau : Jean Bahr gisait inanimé sur la grève…

— Il est mort ! s’écria Marielle. Nous sommes arrivés trop tard ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Le chien n’aboyait plus ; il léchait le visage et les mains de son maître, et geignant tout bas.

— Il est mort ! répéta Marielle, éclatant en sanglots.

Mais Pierre Dupas, qui venait de poser sa main sur le cœur du jeune homme, répondit :

— Son cœur bat ! il vit !

— Il vit ? demanda Marielle. Ah ! que Dieu en soit béni !

— Mais il faut qu’il soit transporté à la maison, sans retard, car il va mourir, s’il ne reçoit pas des soins immédiats… Comment faire ? dit Pierre Dupas.

Mais il aperçut, tout à coup, deux planches, qui avaient été arrachées du bateau de Jean Bahr, et que le flot avait rejetées sur le rivage.

— Voilà notre affaire ! s’écria-t-il.

Avec l’aide de Marielle et de Nounou. Jean fut déposé sur une de ces planches et on partit dans la direction du « Manoir-Roux », Pierre portant l’une des extrémités de cette civière improvisée, Marielle et Nounou portant l’autre.

Inutile de dire que le chien suivait la civière de près…

Quand on fut, enfin, parvenu à la maison, le naufragé fut déposé sur un canapé, dans la cuisine, tout près du poêle, dans lequel se consumait lentement d’énormes bûches de bois franc.

Jean Bahr avait donc été arraché aux flots ; mais, sa vie ne tenait que par un fil… Ce fil résisterait-il, ou bien se couperait-il tout à coup ?… Dieu seul le savait !


CHAPITRE IX

LES OMBRES DE LA MORT


Nous l’avons dit, la vie de Jean Bahr ne tenait que par un fil, et durant l’espace de cinq jours, il sembla bien que ce fil allait casser net ; car Jean eut de terribles frissons, puis la fièvre et le délire.

— Mes avirons ! Mes avirons ! criait-il, en faisant de grands gestes. Ah ! ils sont là-bas, à l’entrée du chenal, et ce glaçon, que je ne puis éviter, va écraser mon bateau !

D’autres fois, il se croyait poursuivi par une banquise.

— Une banquise ! Elle me poursuit !… Elle semble flotter lentement ; mais elle gagne sur moi… La banquise ! La banquise !

Ou bien, il parlait à son chien :

— Pauvre Léo ! — Pauvre chien ! Tu as froid, n’est-ce pas ?… Moi aussi, j’ai froid, et aussi, j’ai soif, tant soif !

Tout à coup, Jean s’asseyait sur son canapé et désignant un coin de la pièce, il criait :

— Un Spectre !… Il semble garder cette île et défendre à qui que ce soit d’en approcher… Le Spectre !… Ah ! il accourt vers moi ; il me menace… Même Léo le craint… Le Spectre ! le Spectre !

Alors, pour essayer de calmer ces crises de délire, Marielle ou Nounou faisaient boire des tisanes brûlantes au malade. Inutile de dire que Jean n’avait pas conscience des soins qu’on lui prodiguait : quand il n’avait pas le délire, il était affaissé, comme dans une sorte de coma.

Le canapé sur lequel Jean avait été déposé, le soir du naufrage, avait été transporté, contenant et contenu, dans le boudoir, de Marielle. On ne pouvait pas laisser le malade dans la cuisine et Marielle avait consenti à lui céder la grande salle. On ne le quittait ni le jour ni la nuit : durant le jour c’était Marielle ou Nounou qui prenait soin de lui, et la nuit c’était Pierre Dupas. Certes, on faisait pour Jean tout ce qu’il était possible de faire. Il n’y avait pas de médecin sur l’île et, en cette saison, nulle communication ne pouvait se faire avec les autres îles, pas plus qu’avec la terre ferme. Le malade semblait se débattre contre les ombres de la mort et c’était quelque peu décourageant pour ceux qui le soignaient… Que n’aurait-on donné pour pouvoir se procurer un médecin !

C’était le soir du cinquième jour après le naufrage et le sauvetage de Jean ; il était neuf heures. Dans le boudoir de Marielle, Pierre Dupas était assis à lire une revue, vieille de deux mois déjà, et Marielle, penchée sur Jean Bahr, venait de changer les compresses d’eau froide qu’on tenait continuellement sur le front du malade. Tout à coup, celui-ci ouvrit les yeux et il aperçut Marielle ; il vit son doux visage tout près du sien, il vit ses cheveux d’or formant une auréole autour de son front blanc…

— Suis-je mort ? demanda-t-il. Suis-je au ciel ?… À quelle domination appartenez-vous ?

Pierre Dupas, en entendant la voix de Jean Bahr, s’approcha du canapé mais le malade avait déjà refermé les yeux.

— Pauvre jeune homme ! murmura Marielle. Imaginez-vous, père, qu’il m’a demandé s’il était mort… s’il était au ciel… Il m’a demandé aussi de quelle domination j’étais… Qu’a-t-il donc voulu dire ?

Pierre Dupas se détourna pour cacher un sourire… Il comprenait bien l’impression qu’avait dû ressentir le malade en voyant Marielle penchée sur lui : Il l’avait prise pour un ange… Mais sa fille était trop peu consciente de sa beauté pour avoir deviné la pensée du jeune homme, et Pierre Dupas n’était pas homme à l’éclairer là-dessus.

Une heure plus tard, à peu près, Jean ouvrit, encore une fois, les yeux ; la parfaite connaissance des choses lui était revenue. Il aperçut une chambre confortablement meublée, il aperçut un foyer, dans lequel brûlait un feu ardent, il aperçut un homme assis près d’une table, qui lisait.

— Monsieur ! appela-t-il.

Aussitôt, Pierre Dupas se leva et s’approcha du canapé :

— Ah ! Ça va mieux, à ce que je vois ! s’écria-t-il.

— Où suis-je ? demanda le malade.

— Vous êtes sur le Rocher aux Oiseaux, jeune homme, répondit Pierre Dupas.

— Le Rocher aux Oiseaux… Mais… je croyais cette île inhabitée !

— Nous sommes les seuls qui habitons le Rocher aux Oiseaux, pour le moment, répondit Pierre Dupas.

— Alors… C’est vous qui m’avez sauvé la vie… Je me souviens, à présent !… Je me noyais… et un spectre…

À ce moment, Léo, entendant la voix de son maître, sortit de sous le canapé, où il avait élu domicile, et vint lécher la main de Jean.

— Léo ! s’exclama le malade. Pauvre Léo !… À toi aussi on a sauvé la vie !… Mais, dites-moi, Monsieur…

— Je me nomme Pierre Dupas.

— Merci, dit Jean. Moi, je me nomme Jean Bahr… Dites-moi, M. Dupas, comment les choses se sont passées ?… Je me noyais…

— Plus tard, je vous raconterai tout, répondit Pierre Dupas. Demain, nous causerons… Vous êtes encore trop faible pour que je risque de vous fatiguer… Patientez encore un peu.

— Dans tous les cas, merci pour tout ce que vous avez fait pour moi ; merci de tout cœur !

Tout en parlant, ses yeux avaient souvent fait le tour de la salle, comme s’ils eussent cherché quelqu’un, et ne voyant que Pierre Dupas, Jean Bahr soupira, puis, tournant la tête de côté, il s’endormit.

Le lendemain matin, quand Nounou vint lui apporter un bol de bouillon à la reine, Jean en profita pour la questionner, à son tour.

— Vous êtes ? demanda-t-il.

— Moi, M. Bahr, j’suis Nounou, la servante de M. Dupas, et avec ça que j’suis sa servante depuis vingt ans… Comme de raison que vous voudriez savoir tout c’qui s’est passé, depuis le jour où vous avez failli vous noyer ; mais, comme me disait M. Dupas, pendant qu’il prenait son déjeuner, i’n’faut pas vous fatiguer avec mon verbiage… Comme si je n’savais pas qu’un malade a besoin de r’pos et qu’il n’faut pas lui casser les oreilles à lui raconter des sornettes !… Mais, tout c’que j’puis vous dire, c’est q’vous êtes le bienvenu ici, et q’vous n’manquerez pas d’soins… Mais, s’il vous plaît boire c’bouillon à la reine ; il est bon, j’puis vous le r’commander, car, c’est ma spécialité, à moi l’bouillon à la reine, et comme disait feu mon défunt oncle qui est mort et qui était capitaine de barge, il n’y a rien de tel qu’un bouillon à la reine quand on se sent mal en train.

Jean Bahr regardait Nounou avec étonnement et aussi avec amusement… Jamais, non jamais il n’avait été envahi par un tel flot de langage !… Il but le bouillon et remit le bol à Nounou, la remerciant avec un sourire.

— Nous sommes contents d’vous voir mieux, j’vous en passe un billet, Monsieur ! reprit Nounou, car, sans médecin pour nous conseiller, nous n’savions pas tout à fait c’que nous devions faire pour vous soigner, et, aujourd’hui pour demain, si vous aviez rempiré, nous aurions été bien en peine… Mais, vous s’rez bientôt sur pied, à présent, c’es sûr, et vous aimerez cette île… Il y a quatorze ans que nous sommes ici, nous, et nous nous y plaisons ; même, M. Dupas ne retournerait pas vivre dans les villes pour une fortune… Cette maison, on la nomme « Manoir-Roux » ; c’est Mademoiselle…

— Nounou ! appela, en ce moment, une voix claire et jeune. Viens ici !

À cette voix, Jean Bahr tressaillit ; il y avait donc une jeune fille dans cette maison ?… Qui sait ?… La vision de la veille !… Mais, non… l’ange qu’il avait entrevu, penché sur lui, n’appartenait pas à la terre… C’était une hallucination, plutôt ; effet de la fièvre… Comment supposer qu’une jeune fille d’une aussi extraordinaire beauté habitait ce rocher isolé ?…

Nounou, à l’appel de la jeune fille, quitta précipitamment la salle et, au bout de quelques instants, des pas légers se firent entendre… puis… Jean Bahr sentit tout son sang refluer à son cœur : au pied du canapé où il était couché venait d’apparaître la radieuse vision de la veille !


CHAPITRE X

CONVALESCENCE


Jean Bahr entra en convalescence et bientôt il put quitter son canapé et s’installer sur un fauteuil, que Nounou tenait toujours moelleusement matelassé d’oreillers et de coussins. Au bout d’une dizaine de jours, il put prendre part à la vie commune, et quoiqu’il ne pût sortir encore, on le considérait hors de danger, presque guéri.

Combien Jean se trouvait heureux au « Manoir-Roux » !… M. Dupas était un homme charmant, intelligent et bon et il avait l’air si content d’avoir un compagnon pour l’hiver ! Déjà Pierre Dupas avait fait des plans pour la chasse aux morses, et ces plans il les avait soumis à Jean… Oui, on allait faire merveille, cette année !

Quant à Marielle… Ah ! Marielle !… Jamais Jean Bahr n’avait rêvé même, un être aussi parfait… Marielle… Jean l’admirait tellement, qu’il ne trouvait pas de mots pour exprimer ses pensées… Non qu’il eut osé exprimer ses pensées tout haut : La parfaite innocence de la jeune insulaire, la complète absence de coquetterie, chez elle, inspirait au jeune homme un respect qui ressemblait à de l’idolâtrie… Jean Bahr aimait déjà Marielle ; c’est tout dire… Le long hiver sur le Rocher aux Oiseaux ne l’effrayait pas ; au contraire… il n’eut pas quitté ce coin de terre où vivait celle qu’il aimait pour des millions !

Et Marielle ?… Marielle était parfaitement heureuse, et elle ne regrettait plus d’avoir refusé l’invitation de sa tante Solange. Elle non plus, n’eut pas quitté l’île pour tout au monde… Aimait-elle Jean Bahr ?… Qui eut pu le dire ?… Elle-même n’eut pu définir ses sentiments à l’égard du jeune homme, d’ailleurs… Chose certaine, c’est qu’elle était contente d’avoir, en Jean Bahr, un gai compagnon, aux idées jeunes et riantes.

Nounou, elle aussi, aimait Jean et elle lui prouvait son attachement lui confectionnant des petits plats délicats et exquis. Il est bon d’être bien vu de la cuisinière, dit-on ; Jean avait gagné le cœur de Nounou… et il s’en trouvait fort bien.

Une chambre à coucher avait été mise à la disposition de Jean ; mais, durant le jour, il se tenait dans le boudoir de Marielle. Il faisait la lecture à haute voix à la jeune fille, il tenait ses écheveaux de laine ou de soie, et quelquefois, sur le désir de cette dernière, il se mettait au piano et il chantait. Il possédait une belle voix de ténor et, quoiqu’il ne fût pas musicien, il pouvait accompagner ses chansons car il avait une oreille très juste.

Le soir, on veillait tous ensemble ; on causait, on faisait de la musique les heures passant vite et agréablement.

Un soir, Jean retira de la poche de son habit un portrait, qu’il montra à Marielle : c’était celui d’une jeune fille aux cheveux bruns, aux yeux bruns aussi, doux et rêveurs.

— C’est ma sœur, Mlle Dupas, dit-il.

— Elle vous ressemble beaucoup, dit Marielle. Ne trouvez-vous pas, père, que cette jeune fille ressemble beaucoup à M. Bahr ?… Ce n’est pas surprenant d’ailleurs, puisqu’elle est sa sœur.

— En effet, elle vous ressemble ! affirma Pierre Dupas. Comment se nomme-t-elle votre sœur, M. Bahr ?

— Elle se nomme…

À ce moment, Nounou entra dans la salle, portant, sur un plateau un petit goûter, ainsi qu’elle le faisait, chaque soir.

— Quelle heure est-il donc, Nounou ? demanda Marielle. Tu nous apportes le goûter de bien bonne heure, il me semble !

— Il est neuf heures, Mlle Marielle, répondit Nounou, et comme c’est votre habitude d’réveillonner à cette heure, j’vous apporte du chocolat et des biscuits, car i’n’faut pas que M. Bahr mange des choses chargeantes avant de s’coucher… S’il y a une chose qui est dangereuse pour un convalescent, c’est de s’charger l’estomac, le soir ; je l’sais bien, car, un d’mes cousins, le fils de feu mon…

— Merci, Nounou, dit Marielle. Nous allons boire le chocolat pendant qu’il est chaud… Nous n’avons plus besoin de toi. Bonsoir.

— Bonsoir, Mlle Marielle ! Bonsoir, M. Dupas ! Bonsoir, M. Bahr !… Et puis, M. Bahr, si vous vous proposez toujours d’sortir demain, j’vous prédis une belle journée, car la lune est comme un beau fromage à la crème et des étoiles… il y en a par milliers !… Et, aujourd’hui pour demain, si vous désirez que…

— Bonsoir, Nounou ! répéta Marielle !…

Nounou comprit, cette fois ; elle quitta la salle et alla se coucher.

On ne reprit pas la conversation que l’arrivée de Nounou avait interrompue ; conséquemment, ni Pierre Dupas, ni Marielle n’apprirent le nom de la sœur de Jean Bahr. Marielle l’apprendrait ce nom… plus tard… sous d’assez dramatiques circonstances.

La prédiction de Nounou s’accomplit ; le lendemain, il faisait un temps idéal. Le soleil, qui brillait dans tout son éclat, réchauffait l’atmosphère comme en un beau jour de printemps. On était au dimanche et, après le déjeuner, Pierre Dupas demanda à Jean :

— Nous accompagnerez-vous à la chapelle, ce matin ?

— À la chapelle ? demanda Jean. Il y a donc une chapelle sur cette île ?

— Oh ! Une modeste et minuscule chapelle, vous savez !… Nous n’avons pas de prêtre ; mais trois ou quatre fois, durant l’été, un prêtre vient dire la messe dans notre petite chapelle. C’est jour de grande fête pour nous alors.

— Je le crois sans peine ! s’écria Jean.

— Il y a quatre ans, dit Marielle, un vieux prêtre des Éboulements, le Père Rougemont, a passé tout l’été avec nous. Nous avions la messe tous les dimanches et souvent durant la semaine.

— Nous accompagnez-vous, M. Bahr ? demanda Pierre Dupas.

— Je vous accompagnerai certainement ! répondit Jean. Est-ce loin d’ici ?

— À cinq minutes de marche seulement… Vous comprenez, M. Bahr…

— Je me nomme Jean, M. Dupas, interrompit le jeune homme, en souriant. Je croyais vous l’avoir dit…

— C’est vrai, dit Pierre Dupas, en souriant, à son tour. Vous vous nommez Jean et je vous appellerai par votre nom, dorénavant.

— Merci, M. Dupas ! dit Jean. Et Mlle Dupas ?… demanda-t-il, s’adressant à la jeune fille. Va-t-elle continuer à me nommer cérémonieusement M. Bahr ?

— Vous l’avez dit, Jean, répondit Pierre Dupas, nous devrions être moins cérémonieux sur ce rocher isolé… Marielle vous nommera M. Jean, et vous, vous pourrez l’appeler Mlle Marielle… Qu’en dis-tu, ma chérie ? ajouta-t-il, en s’adressant à la jeune fille.

— Vous consentez, n’est-ce pas, Mlle Marielle ? demanda Jean.

— Je consens, M. Jean, répondit la jeune fille, en rougissant légèrement.

À dix heures, on partit pour la chapelle, modeste maisonnette en bois, dont le pignon était surmonté d’une sorte de clocher… sans cloche ; mais, sur le clocher il y avait une croix. À l’intérieur était un autel surmonté d’un Crucifix. On apercevait aussi, deux statues ; l’une de la Sainte Vierge et l’autre de Saint Joseph, et, suspendue au mur était une image de Sainte Anne d’Auray. À côté de l’autel, il y avait un petit harmonium portatif. Disposés en rang étaient des chaises et des prie-Dieu.

Elle était bien modeste la petite chapelle du Rocher aux Oiseaux ; aussi, elle était bien naïve la piété des braves gens qui l’habitaient. Pour eux, cette chapelle était un lieu sacré ; elle valait les plus grandes cathédrales du monde, « puisque, comme disait Marielle, le bon Dieu y venait, chaque fois qu’on avait l’heureuse chance de se procurer un prêtre pour y célébrer la messe. »

Quand Nounou eut allumé les cierges, la cérémonie, assez courte, d’ailleurs, commença. Marielle récita le Rosaire, en entier, Pierre Dupas, Jean Bahr et Nounou répondant tous ensemble, puis la jeune fille se mit à l’harmonium et elle chanta des cantiques, dont les refrains étaient répétés par les assistants : on entendait la basse de Pierre Dupas, le ténor de Jean Bahr et la voix chevrotante de Nounou… Sans doute, du haut du ciel, l’œil de Dieu se fixait sur le Rocher aux Oiseaux, en ce moment et le divin Créateur bénissait les habitants de cette île, si touchants dans leur naïve piété. Marielle lut ensuite un acte de consécration et la petite cérémonie religieuse étant terminée, tous quittèrent la chapelle, dont Pierre Dupas ferma la porte à clef.

Nounou se dirigea vers le « Manoir-Roux », mais Pierre Dupas, Marielle et Jean prirent une direction opposée ; le temps étant si beau, une petite promenade leur ferait du bien à tous trois.

Tout à coup, Jean s’arrêta, et désignant une maison vers la gauche du sentier, il demanda :

— Qu’est-ce donc ?… Une maison ?… Mais, oui !… Et des hangars !… Je croyais que le « Manoir-Roux » était la seule maison qu’il y eut sur le Rocher aux Oiseaux.

— Cette maison (ou, plutôt, cette cabane), répondit Pierre Dupas, c’est le « Gîte ». C’est là que je me retire quand vient la saison de la chasse aux morses… Ces hangars, que vous voyez, servent de séchoir aux peaux de morses et aussi d’abri aux barils d’huile de morses… Aimeriez-vous à voir l’intérieur du « Gîte » Jean ?

— Beaucoup ! répondit le jeune homme.

— Alors, entrons ! J’ai la clef sur moi… Il n’y a que deux pièces… Nous accompagnes-tu, Marielle ?

— Oui, père, répondit Marielle, après avoir hésité quelques instants.

Et tous trois se dirigèrent vers le « Gîte ».


CHAPITRE XI

YLONKA


Après le repas du midi, Pierre Dupas et Jean Bahr étant seuls dans la salle, le jeune homme demanda :

— M. Dupas, voulez-vous me louer le « Gîte » ?

— Vous « louer » le « Gîte » ! s’écria Pierre Dupas. Mais, mon pauvre Jean, vous pouvez vous installer au « Gîte » quand il vous plaira… Cependant, pourquoi songez-vous à nous quitter ?

— Certes, dit Jean, je me trouve bien, trop bien, au « Manoir-Roux », vous le comprenez sans peine ; mais, je ne puis vivre ainsi, à ne rien faire, n’est-ce pas ?… J’aimerais à avoir une maison à moi, d’ailleurs… Le « Gîte » n’est qu’à un quart d’heure de marche du « Manoir-Roux » et j’espère bien que je vous verrai tous les jours.

— Vous avez vu le « Gîte », Jean ; s’il vous plaît tel qu’il est…

— Oui, il me plaît tel qu’il est. Il y a deux pièces, de plus, un petit hangar attaché à la maison ; c’est bien assez… pour un célibataire. De la première pièce, je ferai mon cabinet de travail et ma chambre à coucher, de la seconde, je ferai ma cuisine, et dans le hangar, j’entasserai ma provision de bois pour l’hiver… Mais, j’aimerais mieux vous payer un loyer…

— Écoutez, Jean, mon garçon, dit Pierre Dupas, allez demeurer au « Gîte » puisque vous le désirez et durant la saison de la chasse aux morses, j’irai me retirer chez-vous ; de cette manière, nous serons quittes.

— J’achèterai de vous, alors, des chèvres et des volailles et je vivrai surtout du résultat de la pêche, tout cet hiver, dit Jean. M. Dupas, ajouta-t-il, j’ai bien des plans en tête, pour le printemps prochain et…

— Marielle, interrompit Pierre Dupas, en s’adressant à sa fille, qui venait de faire son apparition dans la salle, M. Jean veut aller demeurer au « Gîte »…

— Au Gîte ! s’écria Marielle. Oh ! non, M. Jean, n’allez pas demeurer au « Gîte » !… Si vous saviez comme je suis inquiète quand mon père y passe le temps de la chasse aux morses !… N’allez pas demeurer au « Gîte », je vous prie, M. Jean !… Le « Gîte » est hanté !

— Hanté ! s’écria Jean.

— Oui, hanté ! reprit Marielle. D’abord, vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais, du « Gîte », on aperçoit clairement le Spectre du ravin et ce Spectre hante le « Gîte »… Demandez plutôt à mon père…

— Mais… ce spectre ?…

— Le Spectre du ravin c’est celui d’une jeune fille que nous avons connue mon père et moi, sous le nom d’Ylonka.

— Ylonka ! Une Russe, alors !

— Non, M. Jean, répondit Marielle, une Canadienne-française, Ylonka Desormes… Mais, je vais vous raconter brièvement l’histoire d’Ylonka, M. Jean.

— Je vous écouterai avec plaisir, Mlle Marielle, dit Jean.

— Un soir, il y a quatre ans de cela, commença Marielle, il faisait grande tempête. On était au mois de juillet. Il pouvait être neuf heures, quand quelqu’un frappa à la porte de cette maison. Nous fûmes très surpris d’entendre frapper à notre porte à une heure aussi avancée, vous vous l’imaginez bien, mais mon père alla ouvrir et il se trouva en face d’un homme, accompagné d’une jeune fille. Cet homme nous parut avoir une cinquantaine d’années et la jeune fille pouvait en avoir quinze ou seize, à peu près. L’homme avait un air froid et raide, un air tout à fait britannique ; de plus, je remarquai dans ses yeux et sur sa bouche une expression de grande sûreté. La jeune fille, très jolie, très timide, semblait craindre celui qui l’accompagnait.

— Monsieur, dit l’homme, en s’adressant à mon père, je me nomme Théophile Mâlo et voici ma pupille Ylonka Desormes. Nous avons été jetés sur les côtes de cet île, par la tempête, alors que nous faisions une promenade en chaloupe… Je sollicite donc votre hospitalité pour la nuit.

— Entrez, Monsieur et Mademoiselle, répondit mon père ; vous êtes les bienvenus, tous deux !… Moi, je me nomme Pierre Dupas, et voici ma fille Marielle.

Le lendemain, M. Mâlo et Ylonka s’installèrent au « Gîte » et dix jours plus tard M. Mâlo vint trouver le Père Rougemont (ce vieux prêtre des Éboulements dont je vous ai parlé déjà) et qui passait l’été ici. M. Mâlo dit au prêtre qu’il allait épouser sa pupille Ylonka et qu’il désirait que le père Rougemont les mariât, dès le lendemain.

Le lendemain, donc, mon père et moi nous nous rendîmes à la petite chapelle, qui avait été décorée, la veille, pour la circonstance, afin d’assister à la cérémonie du mariage, à laquelle nous avions été invités, tous deux par M. Mâlo.

Il était dix heures du matin quand M. Mâlo entra dans la chapelle, donnant le bras à Ylonka… Mais, ciel !… Jamais je n’avais vu, jamais je n’ai vu depuis, non plus, un visage aussi défait que celui d’Ylonka !… La jeune fille était pâle comme la mort, ses yeux étaient cernés de bistre et elle semblait se traîner, au bras de M. Mâlo.

La cérémonie du mariage commença… Quand le Père Rougemont demanda à Ylonka si elle prenait M. Théophile Mâlo pour son époux, elle frissonna de la tête aux pieds, puis elle s’écria :

— Non ! Non ! Je ne veux pas ! De grâce, sauvez-moi !

Si vous aviez vu le visage de M. Mâlo, M. Jean !… Il était effrayant à voir… tellement effrayant que nous craignîmes pour la vie d’Ylonka et nous nous empressâmes, le Père Rougemont, mon père et moi d’entourer la jeune fille, pour la protéger, puis, malgré les protestations et les menaces de M. Mâlo, nous amenâmes Ylonka au « Manoir-Roux »…

« Chère Ylonka ! continua Marielle. Bien vite, je l’aimai, comme si elle eut été ma sœur aînée !… Elle nous raconta tout… Elle allait hériter d’une grande fortune, à sa majorité, et c’est pourquoi son tuteur la poursuivait de ses attentions ; il voulait cette fortune à tout prix. Il épouserait Ylonka pendant qu’elle était encore mineure…

Ylonka craignait M. Mâlo, car il avait le « mauvais œil »… il lui « jetait des sorts », bien sûr, car elle ne pouvait pas toujours lui résister, et c’est parce que son tuteur lui avait jeté un de ses « mauvais sorts » qu’elle avait consenti à l’accompagner à la chapelle, ce matin-là.

Bref, mon père prit Ylonka sous sa protection, et pendant les six jours qu’elle passa avec nous, elle ne sortait que quand nous l’accompagnions, car, nous étions en lieu de croire que M. Mâlo n’avait pas quitté l’île, quoiqu’il eut abandonné le « Gîte ».

Le septième jour, mon père et moi, accompagnés d’Ylonka, nous allâmes faire une petite promenade et comme nous voulions nous assurer que M. Mâlo avait vraiment abandonné le « Gîte », nous nous dirigeâmes de ce côté. Comme nous passions devant le « Gîte », à notre grande surprise, nous aperçûmes M. Mâlo qui en sortait. S’approchant d’Ylonka, il dit :

— Tiens-toi prête à quitter cette île ; dans une heure, nous partirons.

— Jamais ! s’écria Ylonka.

— Que signifie ?… demanda M. Mâlo, pâle de colère. Tu vas m’accompagner, tu m’entends, Ylonka !

— Jamais ! Jamais — répéta Ylonka, en se cramponnant à mon père et tremblant de frayeur.

— Ah ! c’est ainsi ! dit M. Mâlo. Tiens, pour le cas où tu aurais l’intention de faire quelque sottise, de me jouer quelque tour, je veux dire, je t’amène, tout de suite !

Ce disant, le misérable prit Ylonka par le bras et chercha à l’entraîner, ce que voyant, mon père saisit le poignet de M. Mâlo et il le tordit, obligeant ainsi cet homme de lâcher prise. Aussitôt, Ylonka — pauvre malheureuse Ylonka ! — partit, à la course, dans la direction du Sinistre Ravin, et bientôt, nous l’aperçûmes, au plus haut sommet du ravin…

M. Mâlo étant parvenu à se dégager de l’étreinte de mon père, partit à la poursuite de sa pupille ; mais celle-ci l’aperçut… Elle prit son élan et se précipita dans le golfe Saint-Laurent !…

Jamais nous ne retrouvâmes le corps d’Ylonka… Il fut emporté vers la haute mer…

L’année suivante, le Spectre du ravin apparut…

On vous dira que ce Spectre n’est qu’une pierre à chaux, très tendre et très facile à détruire… Cependant, cette pierre si tendre, si facile à détruire a été émiettée sur place, trois fois de suite, et trois fois de suite, elle a reparu à l’entrée du Sinistre Ravin… Car, le Spectre du ravin c’est le corps pétrifié de cette pauvre malheureuse Ylonka !

Jean avait écouté le récit de Marielle avec grande attention ; d’ailleurs, la voix de la jeune fille semblait toujours douce à l’oreille de ce jeune homme, si fortement épris.

— Comment explique-t-on que le Spectre ne peut être détruit ? demanda Jean.

— On ne se l’explique pas ; voilà tout, répondit Marielle. Qui pourrait expliquer ces choses surnaturelles, d’ailleurs ?… Père dit…

— Voyez-vous, Jean, dit Pierre Dupas, les Îles-Madeleine, — les îles, d’ailleurs ont une origine volcanique… et le Spectre du ravin est tout simplement une pierre qui surgit de la mer, je crois.

— C’est l’explication que mon père donne, dit Marielle ; mais est-ce croyable ?… Trois fois, on a détruit le Spectre du ravin et trois fois il a reparu… D’ailleurs, père, vous savez bien que le spectre d’Ylonka hante le « Gîte »… Racontez donc à M. Jean votre expérience.

— Mais, mon enfant… protesta Pierre Dupas.

— Racontez, père, racontez !

— Eh ! voici… C’était l’hiver dernier. Je m’étais retiré au « Gîte » pour la saison de la chasse aux morses… Une nuit, je m’éveillai en sursaut ; il faisait un admirable clair de lune, et j’aperçus, distinctement, dans l’encadrement de la porte, entre la salle et la cuisine… un spectre : celui du Sinistre Ravin… J’avoue que je fus saisi d’une superstitieuse terreur… Malheureusement, je n’avais pas une seule allumette près de mon lit et je ne pus allumer ma bougie… Je fis donc ce que vous auriez fait à ma place, Jean ; je criai : « Qui va là ? » Aussitôt, le Spectre disparut… Je me levai, alors,… En un clin d’œil, j’eus allumé ma bougie, et je partis à la poursuite du Spectre… Inutilement… Le Spectre avait disparu… aussi mystérieusement qu’il était apparu…

— Et, sachant cela. M. Jean, irez-vous demeurer au « Gîte » ? demanda Marielle.

— Pourquoi pas, Mlle Marielle ? répondit Jean, en souriant, Si le Spectre du ravin est vraiment celui de la douce Ylonka, je ne le crains pas.

— Oh ! quand à cela, le Spectre du ravin n’est pas du tout malfaisant, dit Marielle. Il veille sur le Rocher aux Oiseaux, il surveille les alentours et il nous avertit du danger.

— Vraiment ! s’écria Jean Bahr.

— Oui, reprit Marielle. C’est le Spectre du ravin qui nous a avertis, par ses gémissements, du danger dans lequel vous étiez, l’autre nuit. C’est grâce au Spectre du ravin que, il y a deux ans, nous avons pu sauver la vie de trois hommes qui avaient été mis à la côte, et auxquels nous jetâmes des câbles, afin que mon père put les hisser à même les murs très à pics de cette île. C’est le Spectre du ravin qui, le printemps dernier, nous avertit du danger que couraient nos chèvres et volailles, alors qu’elles s’en allaient à la dérive, sur un glaçon flottant…

— Alors, Mlle Marielle ; commença Jean.

— Je le répète, M. Jean, le Spectre du ravin n’est pas malveillant ; mais pour ma part, je me passerais bien de sa présence sur notre île ! dit Marielle en frissonnant.

À huit jours de là, Jean Bahr s’installait au « Gîte » mais il était entendu qu’il souperait et veillerait au « Manoir-Roux » tous les soirs ; c’est à cette condition seulement qu’on avait consenti à le laisser partir.


CHAPITRE XII

LE GÎTE


Le « Gîte » n’était plus reconnaissable ; en ayant vu l’intérieur, il y avait huit jours et le revoyant aujourd’hui, on aurait été émerveillé du changement qui s’y était opéré. Car Nounou avait fait le grand nettoyage et ensuite Marielle avait travaillé à embellir la future demeure de Jean.

Aux murs de la salle, blanchis à la chaux, Marielle avait suspendu quelques images, aux fenêtres, elle avait mis de jolis rideaux en mousseline, sur la table elle avait posé un joli tapis de cretonne au patron égayant, et sur le canapé servant de lit, une couverture de la même cretonne avait été jetée. Quelques livres sur des tablettes, un encrier, des plumes et du papier sur une sorte de guéridon, sur la cheminée une horloge et quelques petits ornements et par terre, des lès de catalognes aux nuances variées et réjouissantes ; voilà pour la salle. Quant à la cuisine, il y avait, aussi des rideaux aux fenêtres, un tapis sur la table, de la vaisselle dans l’armoire et le plancher était peinturé du plus beau jaune.

Aussi, Jean Bahr se sentait-il parfaitement heureux dans sa nouvelle demeure. Il se tenait occupé, du matin au soir ; il avait ses chèvres et ses volailles à soigner, il avait la pêche à faire, et, à part cela, il s’occupait à un travail mystérieux qui prenait beaucoup de son temps ; même, quand il revenait du « Manoir-Roux », chaque soir, il se remettait à l’ouvrage et il travaillait, jusque très avant dans la nuit. On aurait pu le voir manier, le marteau, le rabot et la scie, tout en chantant ou en sifflant.

Parfois, quand Jean se voyait si isolé, au « Gîte », et qu’il entendait le vent pleurer autour de sa demeure, il lui revenait à la pensée le récit de Marielle… Il pensait au Spectre du ravin… Alors, un léger frisson le secouait bien, pour un moment, il sentait ses cheveux se dresser sur sa tête et malgré lui, il jetait les yeux par-dessus son épaule, ou dans les coins mal éclairés de la salle ; mais, ces impressions n’étaient que passagères.

D’ailleurs, Léo était là et Jean lui racontait toutes ses affaires. Le chien, assis sur son train de derrière, écoutait la voix de son maître et, par certains clignements d’yeux ou par quelque mouvement de ses fines oreilles, il semblait dire à Jean qu’il comprenait tout ce qu’il lui disait. Léo, lui aussi, soupait et veillait, chaque soir au « Manoir-Roux » ; Marielle l’avait invité tout particulièrement. Aussi, Léo, comme s’il eut compris l’honneur qu’on lui faisait, s’était attaché à la jeune fille, qu’il aimait presque à l’égal de son maître.

Enfin, un soir, Jean mit ses outils, marteau, scie et rabot de côté ; il avait terminé sa mystérieuse tâche et il était satisfait de toutes ses veilles.

— Que le temps passe vite ! se disait Jean, ce soir-là, en revenant du « Manoir-Roux ». C’est déjà demain la veille de Noël, puis viendra le jour de l’an, puis, plus tard, le temps de la chasse aux morses… Je vais être très occupé, tout cet hiver, car je veux travailler à ces plans pour le printemps prochain…

Qu’elle était belle, ce soir, Marielle !… Si mes plans réussissent, je serai en position de la demander en mariage l’été prochain… M’acceptera-t-elle ?… Il y a des moments où je me dis qu’elle me rend mon affection… cependant… son cœur est celui d’une enfant peut-être… Qui sait ?… Dans tous les cas, je suis bien résolu à une chose, c’est que je ne dirai pas un mot d’amour à Marielle, sans avoir obtenu le consentement de son père… Quel brave homme que M. Dupas ; mais aussi, quel original d’être venu s’installer sur ce rocher isolé et d’y être resté quatorze ans durant !… Il ne doit pas avoir plus de quarante-cinq ans M. Dupas… Il est assez singulier qu’il ne se soit pas remarié ; mais il est évident que sa fille a rempli toute sa vie, depuis la mort de sa femme.

Jean en était là de ses réflexions, quand il arriva au « Gîte » et comme il avait veillé très tard, chaque soir, depuis longtemps, il se coucha de bonne heure.

Le lendemain, le jeune homme n’alla pas souper au « Manoir-Roux », ainsi qu’il en avait l’habitude. Ce n’est que vers les onze heures qu’il partit pour chez M. Dupas, accompagné de Léo et à minuit moins le quart, le « Manoir-Roux » se vidait, car Pierre Dupas, Marielle, Jean et Nounou se dirigèrent vers la chapelle ; on allait célébrer cette nuit solennelle le mieux possible, en chantant de vieux Noëls et en récitant dévotement le Rosaire. L’autel, bien illuminé, était entouré de sapins enguirlandés de fleurs, confectionnées par Marielle et, dans une grotte, on voyait un bel Enfant-Dieu.

Au « Manoir-Roux », un copieux réveillon avait été préparé par Nounou et l’appétit ne manquant pas, on y fit honneur, puis Marielle distribua des cadeaux. Nul n’avait été oublié ; chacun reçut un petit souvenir de la charmante enfant : Pierre Dupas reçut un foulard tricoté et Nounou reçut deux coiffes garnies de dentelle. Quant à Jean, la jeune fille lui remit un panier, et quand Jean en eut soulevé le couvert, il aperçut, pelotonnée sur un lit de varech, une petite chatte toute blanche, ayant, à son cou, un ruban de satin rose. Sur une carte, attachée au ruban, le jeune homme lut : « Je me nomme Toute-Blanche ». Inutile de dire si Jean se montra fier de ce cadeau, et même Léo vint renifler le panier, en frétillant de la queue.

On se coucha fort tard, au « Manoir-Roux », cette nuit-là et, le lendemain matin, quand Jean se leva, il s’aperçut qu’il était le premier debout, excepté Nounou, qui préparait le déjeuner. Jean avala, à la hâte, une tasse de café, puis il partit pour le « Gîte », emportant Toute-Blanche, dans son panier.

Vers les trois heures de l’après-midi, alors que Marielle et son père étaient à causer dans la salle, ils entendirent la voix de Jean dans la cuisine, puis ses pas se dirigeant vers la salle ; il venait inviter la jeune fille à faire une petite promenade, le temps était idéalement beau.

— J’irai avec plaisir, dit Marielle. Une bonne longue marche délassera.

— C’est cela ! dit Pierre Dupas. Il n’y a rien comme de l’exercice en plein air, mes enfants !

Mais quand Marielle ouvrit la porte donnant sur l’avenue des pins, un cri de surprise lui échappa :

— Père ! Oh ! père ! Venez donc voir !

Aussitôt, Pierre Dupas accourut et il vit un grand traîneau, peinturé en rouge, attelé à deux chèvres blanches, piaffant sous leur harnais.

Mlle Marielle, dit Jean, voici mon cadeau de Noël… J’espère que vous voudrez bien l’accepter… si M. Dupas n’y a pas d’objections.

La joie de Marielle fut bien grande ; elle était heureuse comme une enfant, à son premier cadeau.

Disons tout de suite que les chèvres, et le traîneau (qui avait coûté tant de veillées de travail à Jean Bahr) restèrent au « Manoir-Roux » et quand, de sa fenêtre, le jeune homme voyait passer Marielle, assise dans le traîneau et conduisant elle-même son assez fringuant attelage, il ne regrettait pas toute la peine qu’il s’était donnée pour confectionner ce traîneau et pour dompter les chèvres. Quelquefois, la jeune fille s’arrêtait, un instant, à la porte du « Gîte » ; alors, Jean sortait vite, afin de saluer celle qu’il aimait secrètement.

Et le temps passait vite, vite…

Un jour, Jean fit le grand ménage du « Gîte », aidé de Nounou ; dans deux jours, Pierre Dupas viendrait se retirer chez lui, pour tout le temps de la chasse aux morses.


CHAPITRE XIII

VISITE NOCTURNE


La veille du départ de Pierre Dupas pour le « Gîte », il dit à Marielle :

— Marielle, je ne t’ai pas fait de cadeau, à Noël ; mais, mieux vaut tard que jamais, et je vais te faire, ce soir, un présent que je te destine depuis longtemps.

Ce disant, Pierre Dupas remit à sa fille un porte-feuille assez volumineux.

— Qu’est-ce que cela, père ? demanda Marielle. Puis, ayant ouvert le porte-feuille, elle s’écria : Tout cet argent !… Mais… qu’en ferai-je ?

— Ma chérie, répondit Pierre Dupas, si tu étais allée passer l’hiver à Montréal, chez ta tante Solange, j’allais te donner la moitié de cette somme ; conséquemment, cet argent t’était destiné… Je te le donne… Prends-en bien soin ; on ne sait jamais quand tu pourrais en avoir besoin… L’automne prochain, qui sait ?… Tu aimeras peut-être aller passer l’hiver avec ta tante, et alors…

— Merci, père ! répondit Marielle. Je vais mettre cet argent dans le petit coffret qui appartenait à ma mère et que vous m’avez donné ; il sera là en sûreté, et si jamais vous en avez besoin, vous n’aurez qu’à le dire.

— Non, non, Marielle ! Cet argent t’appartient en propre maintenant : on ne sait jamais quand l’occasion peut se présenter où tu en auras besoin… Ces mille dollars sont mon cadeau de Noël, mon enfant, je te le répète.

— Merci, et encore merci, père ! dit Marielle en donnant un baiser à son père. C’est un royal cadeau de Noël !

Ce cadeau de son père, peut-être Marielle ne l’appréciait-elle pas à sa valeur, pour le moment… mais il viendrait un temps où cet argent lui serait d’une grande utilité.

La veillée se prolongea assez tard au « Manoir-Roux », ce soir-là, bien que Jean fut absent. Pour la première fois, depuis la veille de Noël, le jeune homme n’avait pas soupé chez les Dupas ; c’est qu’il avait préféré rester au « Gîte », afin d’y faire les derniers préparatifs pour recevoir le père de Marielle. Le lendemain, Pierre Dupas arriverait et l’on se mettrait immédiatement à l’ouvrage. Déjà, près de la Grande Coulée, qui était du côté opposé au Sinistre Ravin, des morses avaient été signalés par troupes nombreuses ; donc, il fallait se hâter.

Quand il eut mis le « Gîte » en bon ordre. Jean Bahr se coucha, car, pendant toute la durée de la chasse, on dormirait peu, sans doute.

Aussitôt que le jeune homme eut posé la tête sur son oreiller, il s’endormit profondément… Qu’est-ce qui l’éveilla, tout à coup, vers les deux heures du matin ?… Jean ne put jamais expliquer la raison de ce réveil subit… il écouta… mais, nul bruit ne parvint jusqu’à lui… Cependant… oui… Léo grondait ; de plus, il tremblait, comme s’il eut été saisi de frayeur.

Il faisait un superbe clair de lune et la chambre de Jean était éclairée par l’astre des nuits, comme en plein jour. Les yeux du jeune homme firent le tour de la pièce… et, soudain, Jean Bahr porta la main à son cœur, saisi d’une superstitieuse terreur : dans l’encadrement de la porte, entre sa chambre et sa cuisine, il venait d’apercevoir… Qu’était-ce ?… Un spectre, assurément !… Le Spectre du ravin !… Le Spectre d’Ylonka !… Une femme, toute voilée de blanc, qui, les bras tendus, semblait menacer l’habitant du « Gîte »…

Jean eût voulu crier : « Qui va là » ? mais aucun son ne s’échappa de sa bouche… Ses yeux, agrandis par la terreur, regardaient le Spectre et son cœur battait, à rompre sa poitrine…

Doucement, le Spectre tourna sur lui-même, puis il se dirigea vers la cuisine… Alors, Jean Bahr voulut en avoir le cœur net… Il n’allait pas se laisser intimider par une apparition, n’est-ce pas ?… Il poursuivrait le Spectre et s’il parvenait à l’atteindre, il lui demanderait raison de cette visite nocturne…

Jean s’élança à la poursuite du Spectre ; mais celui-ci s’était déjà dirigé vers le hangar faisant suite à la cuisine et, aussitôt, il disparut… Le jeune homme n’en pouvait croire ses yeux… Par où avait fui l’apparition ?… La porte du hangar était verrouillée par en dedans… et les verrous étaient intacts… Il n’y avait pas d’autre ouverture par laquelle le Spectre eut pu passer…

Oui, le Spectre avait disparu… et Jean, des sueurs froides au front, revint dans sa chambre et, ayant allumé sa lampe, il passa le reste de la nuit debout, à lire et à écrire, tressaillant au moindre bruit. Léo s’était couché aux pieds de son maître, et quoiqu’il ne grondât plus, il continuait à trembler de peur.

— Marielle avait raison, en fin de compte, murmura le jeune homme, le « Gîte » est véritablement hanté par le Spectre d’Ylonka !… J’ai pourtant toujours ri de ceux qui croient aux revenants ; mais, je ne rirai plus, désormais. Mon expérience de cette nuit ne s’effacera jamais de ma mémoire… Qu’elle est singulière cette île !… Ce Spectre du ravin qui a été détruit si souvent et qui, chaque fois, a surgi, de nouveau du sol, ou plutôt de la mer… Eh ! bien, malgré tout, je ne quitterais pas le Rocher aux Oiseaux pour une fortune ; si jamais je le quitte, ce sera accompagné de Marielle, je l’espère… Ciel ! Que je l’aime cet ange, et qu’il me tarde à lui parler de mon amour !

Ces pensées occupaient Jean Bahr, tandis qu’il était penché sur des papiers qui ressemblaient à des plans. C’étaient, en effet, des plans, et il y travaillait depuis quelques jours, sans se lasser. Il avait fait bien des projets pour le printemps et le printemps arriverait bientôt : avec l’aide de Pierre Dupas, il espérait voir ses rêves se réaliser, avant peu.

À lire et à écrire, une nuit est vite passée. La frayeur avait chassé le sommeil pour Jean ; mais il se disait qu’il allait avoir un compagnon, ce jour même, et que, la nuit prochaine, il reprendrait le sommeil perdu.

Il était neuf heures, quand Pierre Dupas arriva au « Gîte ». Marielle avait voulu mener son père en traîneau, elle-même. Inutile de dire qu’elle fut la bienvenue ! La joie de Jean Bahr fut grande aussi, quand la jeune fille consentit à entrer un peu chez lui, sous prétexte de voir à ce que son père fut bien installé pour la saison de la chasse. Ce fut une courte visite ; mais combien précieuse pour Jean !

Dans l’après-midi, Pierre Dupas et Jean Bahr commencèrent la chasse aux morses.

Nous ne donnerons pas de détails sur cette chasse qui, en fin de compte, n’est qu’un massacre brutal. Pour faire la chasse aux amphibies, morses, phoques, etc., il faut être contraint par la nécessité, ces pauvres animaux n’ayant d’autre défense que la fuite. Les morses se dispersent, en troupes nombreuses, sur la glace, et l’un d’eux semble monter la garde, afin d’avertir ses compagnons à l’approche du danger. C’est pourquoi il faut surprendre ces bêtes quand elles sont au repos… Et comment peut-on s’attaquer à eux alors qu’ils ne peuvent se défendre, qu’ils peuvent à peine se sauver ! On chercherait, en vain, la moindre provocation dans les yeux doux et rêveurs d’un morse. On prétend que le morse, lorsqu’il pressent le danger, fait entendre une sorte de plainte qui ressemble à un chant, et que ce sont ces poétiques animaux, dont les yeux doux sont presque humains et dont le cri est presque un chant, ce sont les morses, dis-je, qui ont donné lieu à la légende concernant les sirènes.

Donc, n’insistons pas sur cette époque de la chasse aux morses, qui fut si fructueuse pour Pierre Dupas et Jean Bahr, cette année-là.

Quand la chasse fut terminée ; que les peaux de morses eussent été tendues dans les hangars et que les barils d’huile eussent été mis en place, prêts à être expédiés, c’était déjà le printemps. Les glaces se disloquaient autour du Rocher aux Oiseaux et dans les arbres, qui commençaient à bourgeonner. Les hirondelles, les grives et les chardonnerets allaient essayer de construire leurs nids ; mais, hélas ! bien vite, ces gentils oiseaux seraient chassés par les pingouins, les margaux et les esporlets, car « le Rocher aux Oiseaux » pour citer un écrivain distingué, « c’est le paradis, le pandémonium plutôt des oiseaux aquatiques du golfe ».

Le temps était arrivé pour Jean Bahr de faire part de ses projets à Pierre Dupas.

Et maintenant, nous allons connaître ces projets, nous allons en voir la réalisation… et ce qui en résultera.


CHAPITRE XIV

PROSPÉRITÉ


Deux mois se sont écoulés depuis les événements racontés plus haut et, sur le Rocher aux Oiseaux bien des changements s’étaient opérés.

Sur le bord de la mer, du côté opposé au « Manoir-Roux » et au « Gîte », six villas avaient été érigées. Le mot « villa » semble être par trop prétentieux ; mais, cette fois encore, on s’était conformé au désir de Marielle, et les maisons bâties pièce sur pièce et recouvertes de toits de chaume, étaient désignées du nom de villas.

Ainsi, le rêve de Jean s’était réalisé ; les plans auxquels il avait tant travaillé avaient réussi et les habitants du Rocher aux Oiseaux étaient entrés dans une ère de prospérité. Cinq des villas étaient louées, à trois cents dollars pour l’été ; on aurait, à l’automne, un profit presque clair de quinze cents dollars. C’était déjà magnifique !

Mais, ce n’était pas tout : ces familles qui allaient passer l’été sur le Rocher aux Oiseaux auraient besoin de provisions. Jean Bahr avait donc érigé, entre la chapelle et le « Gîte », un magasin, et l’on pouvait lire, au-dessus de la porte d’entrée, cette enseigne :

« Aux Prix Doux »

Et, sous cette alléchante enseigne :

« Pierre Dupas & Co. »


Avant même que les villas et le magasin eussent été terminés, Jean Bahr était allé à Québec et il avait acheté quantité de provisions, telles que conserves, farine, beurre, sucre, riz, etc, etc. Ces provisions avaient été expédiées à la Grosse Île puis Pierre Dupas et Jean Bahr avaient construit une sorte de radeau à voiles et c’est sur ce radeau que les provisions, ainsi que quelques meubles indispensables pour les villas et une petite voiture à deux roues, pour remplacer le traîneau de Marielle, avaient été transportés sur le Rocher aux Oiseaux.

Tandis qu’il était à Québec, Jean avait, aussi, fait insérer, dans les principaux journaux de cette ville, l’annonce suivante :

« Pourquoi ne pas passer l’été sur le Rocher aux Oiseaux ?… le site est pittoresque, l’air y est vivifiant ; de confortables villas y seront louées, à des prix très modérés. Le loyer de ces villas courant du 1er Juin au 15 Octobre.

Pour renseignements, S’adresser à
JEAN BAHR,
Rocher aux Oiseaux,
Îles-Madeleine. »


Le résultat ne se fit pas attendre, et comme Pierre Dupas ne manquait jamais, durant l’été, de se rendre à la Grosse Île, deux fois la semaine, pour y chercher leur courrier, les réponses à l’annonce de Jean arrivèrent à temps pour que les villas fussent habitées, dès le 1er Juin.

Disons quelques mots des cinq familles qui passaient l’été sur le Rocher aux Oiseaux et désignons par leurs noms les villas qu’elles habitaient :

« Villa Grise » était habitée par un jeune couple, M. et Mme Brassard et leurs cinq enfants. M. Brassard s’occupait à cultiver un coin de terre situé en arrière de « Villa Grise », et Mme Brassard s’occupait exclusivement de ses enfants, dont trois filles et deux garçons.

La « Villa du Rocher » était habitée par Mlle Dulac (âgée de soixante ans), de sa nièce Anastasie et d’une servante Mélie. Mlle Dulac sortait peu et parlait peu ; par contraste, Anastasie sortait beaucoup et parlait beaucoup, trop même ; de plus, elle était on ne peut plus désagréable et sotte, parlant toujours de « nous gens des villes, vous savez ».

À la « Villa Bianca » (ainsi nommée parce que cette maison avait été blanchie à la chaux) demeurait M. Magloire Jambeau (un invalide) et son domestique Firmin.

La « Villa Riante » servait d’abri à M. et Mme Folavoine et à leur fils Barnabé. M. Folavoine était un rentier ; lui et sa femme vivaient uniquement pour leur fils, qui était un fier imbécile.

« Charme Villa » était la demeure de Messieurs Leroy, père et fils, ainsi qu’à leur domestique, qui, au baptême, avait reçu le nom poétique de Chérubin. M. Leroy, père, était un homme charmant, à la conversation intéressante et aux manières distinguées. Maurice, son fils, était un aimable jeune homme de vingt ans, qui semblait avoir deux grandes passions : l’une pour la pêche et l’autre pour le violon, qu’il jouait en artiste.

L’autre villa, qui portait le nom de « Villa Magdalena », n’avait pas trouvé de locataire. Inutile de dire que des relations amicales s’étaient vite établies entre les habitants des Villas et ceux du « Manoir-Roux » et du « Gîte ». Pierre Dupas, Marielle et Jean étaient allés faire visite aux nouveaux venus et ces visites avaient été rendues, aussitôt, avec grand empressement.

Le dimanche, on se rencontrait à la chapelle. Messieurs Leroy, père et fils, étaient souvent invités à dîner au « Manoir-Roux », après l’office et très souvent aussi, tous deux veillaient chez les Dupas.

Il semblait tout naturel qu’une bonne amitié liât Jean Bahr et Maurice Leroy l’un à l’autre. Il n’en était pas ainsi, cependant. Malgré les avances que lui faisait Maurice. Jean fuyait ce jeune homme si aimable et si bon garçon pourtant. Marielle s’étonnait de cette froideur de Jean envers Maurice… Seul, Pierre Dupas en comprenait la raison…

Les projets de Jean, les plans qu’il avait élaborés avec tant de soin avaient réussi, au-delà de ses espérances… et il aurait dû être parfaitement heureux… Mais… il y avait une ombre au tableau, et cette ombre obscurcissait la vie de Jean Bahr ; selon lui, Maurice Leroy s’acheminait trop fréquemment vers le « Manoir-Roux »… Il se dit que Maurice Leroy aimait Marielle et que Marielle lui rendait amour pour amour et (pauvre Jean !) il regrettait maintenant le temps où Marielle, Pierre Dupas et lui, Jean, étaient les seuls habitants du Rocher aux Oiseaux.


CHAPITRE XV

LE RÊVE ET LA RÉALITÉ


La réalité n’a jamais valu le rêve, jamais ! Je ne prétends pas émettre une idée nouvelle disant cela ; je constate la chose, voilà tout. On rêve d’une chose, et cette chose qu’on rêve, on la voit à travers un prisme qui a nom « illusion ». Quand le rêve s’est réalisé, on est tenté de se demander : « Et puis, après ? »

Jean Bahr avait rêvé voir le Rocher aux Oiseaux habité, durant l’été : il avait rêvé voir les maisons bâties sur le bord de la mer il avait rêvé bien des prospérités pour les habitants de l’île, c’est-à-dire, pour lui, pour Pierre Dupas et pour Marielle. L’intention de Jean n’était pas de demeurer toujours sur le Rocher aux Oiseaux ; il s’était dit qu’il y resterait le temps nécessaire pour accumuler une certaine aisance, puis il partirait… accompagné de Marielle… Pierre Dupas suivrait sa fille, et l’on irait vivre, soit à Québec, soit à Montréal, au milieu de ses semblables.

Eh ! bien, on sait à quoi s’en tenir sur le succès des plans du jeune homme… et il aurait dû être heureux ; hélas, il ne l’était pas !

C’était un dimanche. Il était cinq heures du soir. Jean Bahr, assis seul, au « Gîte », Léo couché à ses pieds et Toute-Blanche pelotonnée sur ses genoux, se disait qu’il était le plus malheureux des hommes… Jean n’allait plus souper régulièrement au « Manoir-Roux ». D’abord, durant la semaine, il était occupé au magasin, jusqu’à assez tard dans la soirée, et puis — il faut bien l’avouer — Jean était devenu un tant soit peu taciturne. Ce soir, plus que jamais, il déplorait l’idée qu’il avait eue d’attirer des étrangers sur le Rocher aux Oiseaux, et son cœur se serrait en songeant au danger qu’il courait de voir un étranger (Maurice Leroy par exemple) lui enlever l’affection de celle qu’il aimait, en secret, depuis si longtemps.

Tout à coup, quelqu’un frappa à la porte du « Gîte » et entra : c’était Pierre Dupas.

— Oh ! M. Dupas ! s’écria Jean, allant au-devant de son visiteur. Vous êtes le très bienvenu !

— Je viens vous chercher, Jean, dit Pierre Dupas. Pourquoi ne venez-vous plus veiller et souper au « Manoir-Roux » ? Cela me surprend et me peine ; cela peine aussi Marielle.

— Mademoiselle Marielle… murmura Jean.

— Oui… Marielle ne comprend rien à votre conduite, Jean, elle se demande, et je me demande aussi, si nous vous aurions froissé, d’une manière ou d’une autre…

— Oh non ! Certes, non, M. Dupas ! s’écria le jeune homme. Je suis tellement occupé maintenant que…

— Pas le dimanche ! Pas le dimanche ! interrompit le père de Marielle. Écoutez, Jean, mon garçon, je comprends, je crois, vos raisons pour vous éloigner ainsi du « Manoir-Roux »… Vous avez tort, cependant, et…

— M. Dupas, dit Jean, vous l’avez deviné depuis longtemps, sans doute j’aime Mlle Marielle… je l’aime follement !… Par délicatesse, la trouvant trop jeune et trop innocente pour lui parler d’amour, je me suis tu… Un autre a été moins délicat que moi et… il m’a coupé l’herbe sous les pieds… Maurice Leroy…

— Vous vous trompez, Jean, vous vous trompez ! Maurice Leroy n’est qu’un ami de Marielle : voilà tout. Ce garçon est musicien, et tous deux, Marielle et lui, s’amusent à pratiquer le violon et le piano ensemble.

— M. Dupas, demanda Jean, tout à coup, me permettez-vous de dire à Mlle Marielle que je l’aime et d’essayer de connaître ses sentiments envers moi ?

Pierre Dupas fut quelques instants sans répondre.

— Jean, répondit-il enfin, si j’hésite, ce n’est pas parce que je n’ai pas confiance en vous ; il n’y a personne au monde à qui je confierais avec plus de sûreté l’avenir de ma fille chérie… Mais, Marielle me semble si jeune encore… et il est naturel qu’un père hésite sur le seuil d’une nouvelle vie pour son unique enfant, son seul trésor sur terre n’est-ce pas ?

— Je comprends ! Je comprends ! murmura Jean.

— Cependant… oui, Jean, je consens à ce que vous parliez à Marielle, et, quoique la chère petite n’ait pu lire encore dans son cœur, je crois pouvoir vous affirmer qu’elle vous aime.

— Merci ! Merci, M. Dupas, pour ces bonnes paroles ! s’écria Jean, les larmes aux yeux. Je lui parlerai !… bientôt… Pas ce soir, mais demain, peut-être… Encore et encore merci !

— Allons, maintenant ! Partons pour le « Manoir-Roux » ! dit Pierre Dupas. Il nous faudrait subir un discours de Nounou, si nous arrivions en retard, ajouta-t-il, en riant.

Marielle tendit les deux mains à Jean quand il arriva au « Manoir-Roux », et une grande joie brilla dans ses yeux. Jean pressa les mains que la jeune fille lui abandonnait, tandis que le cœur du jeune homme débordait de bonheur.

— C’est une visite rare que la vôtre ! s’exclama Marielle.

— J’expliquais à M. Dupas que je suis toujours si occupé maintenant, Mlle Marielle ; mais je serai libre tous les dimanches maintenant et, si vous le voulez bien, je serai heureux de venir souper et veiller au « Manoir-Roux »… comme jadis.

Vers les huit heures arrivèrent Messieurs Leroy, père et fils, puis Mlle Dulac et sa nièce Anastasie. On causa, on fit de la musique et on s’amusa bien. Cependant, Jean, repris de doutes, observait Marielle et Maurice Leroy… Malgré lui, il fronçait les sourcils quand il les voyait, penchés, tous deux sur quelque morceau de musique, qu’ils essayaient de déchiffrer ensemble.

Les amabilités et minauderies d’Anastasie Dulac n’étaient pas de nature à consoler Jean ! Anastasie, quoiqu’elle affectât des airs d’ingénue, ne devait plus voir ses trente ans ; de plus, elle avait subi « des ans l’irréparable outrage », et Jean sentait le rouge de la colère lui monter au visage en voyant qu’on avait l’air de trouver qu’il était de son devoir (à lui, Jean) de faire la cour à Anastasie, puisque Marielle était occupée avec Maurice Leroy.

Mlle Anastasie fut priée de chanter et comme elle avait apporté des chansons, pour le cas où on la demanderait, Jean se vit obligé de tourner les pages de la musique de cette demoiselle, tandis qu’elle chantait, tout en regardant ce pauvre Jean d’un œil langoureux :


DIS !

Dis, le sais-tu comme je t’aime ?…
Tu le devines bien !…
L’amour est le bonheur suprême ;
Il unit d’un doux lien,
Dis, le sais-tu comme je t’aime ?

II

Dis, le sais-tu comme je t’aime ?…
Si ma bouche se tait,
Cher ami, tu comprends quand même
Mon sentiment discret !
Dis, le sais-tu comme je t’aime ?

III

Dis, le sais-tu comme je t’aime ?…
Bien sûr, depuis longtemps,
Tu dus résoudre le problème
De mon amour constant
Dis, le sais-tu comme je t’aime ?

Quand Anastasie eut terminé sa chanson, Jean jeta les yeux autour de lui, et il vit… un sourire amusé sur tous les visages, excepté sur celui de la tante d’Anastasie. Tous, Pierre Dupas, Marielle, Messieurs Leroy, père et fils, la trouvaient si ridicule cette pauvre Anastasie ! Maurice Leroy, lui le visage cramoisi, étouffait de rire, littéralement ; c’était si drôle aussi, de voir Anastasie, cette ancienne jeune fille, chanter une chanson d’amour à Jean Bahr !

— M. Bahr doit être plus jeune que moi, se disait Maurice, et vrai, je n’aimerais pas être ainsi courtisé par l’antique et sentimentale Anastasie !

Mais Jean, mal disposé, depuis quelque temps, ne comprit pas — ou ne voulut pas comprendre — ce qui amusait tant l’assistance. Personne n’aime à se trouver dans une situation ridicule, et Jean, voyant un sourire amusé sur tous les visages, se sentit, tout à coup, pris d’une grande colère et aussi d’un grand découragement… Ce sourire sur les lèvres de Marielle… N’aurait-elle pas dû sympathiser avec lui plutôt et déplorer la position dans laquelle il s’était trouvé !

Jean n’allait pas faire une scène n’est-ce pas ? Les scènes ne sont pas admises, dans la bonne société. Le jeune homme endura son mal aussi patiemment qu’il le put, mais il saisit le premier prétexte venu pour retourner chez lui.

Quand il fut de retour au « Gîte », Jean ne put se contenir plus longtemps, et tandis que Léo le regardait avec des yeux sympathiques, le jeune homme pleura toutes ses larmes… Marielle ! … Oui, Marielle était bien perdue, pour lui !… Alors, que faisait-il sur cette île ?…

À onze heures, Jean se coucha ; mais, il avait résolu une chose : c’est qu’il quitterait, le lendemain matin, et pour toujours, le Rocher aux Oiseaux, car, pour lui, la vie n’y était plus tenable.


CHAPITRE XVI

LE PRESSENTIMENT


À quoi sert de se mettre au lit si on ne peut dormir ? Nous n’avons pas été crées et mis au monde pour passer notre temps étendus sur un lit ou sur un canapé, n’est-ce-pas ?… « On est plus longtemps couché que debout » dit un vieux proverbe. Il y a des gens qui trouvent leurs délices d’être presque continuellement couchés ; ils se lèvent tard, puis ils déjeunent, après quoi ils s’étendent sur un canapé pour la majeure partie de l’après-midi, se levant pour le repas du soir. Ces sortes de gens sont vraiment à plaindre, et je me hâte de vous dire qu’aucun des héros de ce récit n’appartiennent à la catégorie des endormis.

Jean Bahr ne pouvait dormir… En vain essayait-il de fermer les yeux ; le sommeil avait fui loin de lui. Il se leva, décidé à aller se "promener un peu, en plein air. Il marcherait loin et la fatigue amènerait le sommeil peut-être…"


DIS !


Paroles et Musique de Mme A.-B. LACERTE
1er COUPLET

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t’ai -- me? Tu le de -- vi -- nes bien… L’a -- mour est le bon -- heur su-
prê -- me: Il u -- nit d’un doux lien. Il u -- nit d’un doux lien.
Dis, le sais -- tu. Dis, le sais -- tu com -- me je t’ai -- me? } }
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En ouvrant la porte de sa demeure, Jean fut surpris de s’apercevoir que le vent s’était élevé et qu’il tombait une pluie fine et serrée. Il s’enveloppa donc dans un imperméable et il sortit quand même. Le vent soufflait, la pluie tombait et de gros nuages noirs couraient dans le firmament. Sur le Rocher aux Oiseaux, pas une lumière n’était visible ; tous, au « Manoir-Roux » comme aux villas, dormaient, à cette heure, et c’était assez déprimant l’aspect de l’île, en ce moment.

— Comment ai-je pu aimer cette île ? se demandait Jean. Elle est pourtant assez triste !… En cette saison, il est vrai, le Rocher aux Oiseaux n’est pas tout à fait isolé, puisqu’on peut parvenir à la Grosse île ou à la Grande Entrée en assez peu de temps, et là, prendre le bateau pour l’île du Prince Édouard ou ailleurs… ce que je ferai, demain matin… Oui, décidément, je serai content de quitter cette île, ce rocher perdu, bien content !… Je me demande comment j’ai pu y passer tout un hiver… Pourtant… j’ai été heureux, tout à fait heureux ici, l’hiver dernier… C’est que Marielle… Ah ! quelle malencontreuse idée j’ai eue d’attirer des étrangers dans ce paradis terrestre !… Le proverbe anglais qui dit : « Le mieux est l’ennemi du bien » a bien raison… J’avais rêvé la prospérité de cette île et…

Je m’en irai à Montréal, pensait encore Jean, et je ferai venir Louise, ma chère petite sœur ; nous tiendrons ménage ensemble et… nous serons heureux, tous deux… Comme j’ai certaines notions d’architecture, j’étudierai cette profession… Ciel !… Comme le vent pleure et se plaint, cette nuit, et combien grande est l’obscurité !… Heureusement, demain, à cette heure, je serai loin d’ici… Loin de Marielle conséquemment… mais le cœur de Marielle appartient à Maurice Leroy… Pourrai-je oublier jamais le sourire que j’ai vu sur ses lèvres, ce soir ?… Elle riait de moi… au lieu de sympathiser avec moi… Marielle !… Marielle !…

Instinctivement, Jean se dirigeait vers le « Manoir-Roux » ; mais il ne s’en aperçut que quand il eut dépassé la petite chapelle de l’île. Le « Manoir-Roux » n’était qu’à cinq minutes de marche et il se dit qu’il se rendrait jusque là, afin de revoir, pour la dernière fois, la demeure de Marielle, où il avait connu tant de bonheur…

Voilà le « Manoir-Roux » ! Malgré l’obscurité, la maison de Pierre Dupas se détachait, sombre, sur le fond, plus sombre encore du ciel… On distinguait l’avenue des pins, par laquelle on parvenait à la maison…

À l’entrée de l’avenue des pins, une apparition venait de surgir : une femme toute enveloppée de blanc ; cette apparition était immobile.

Jean Bahr se dit qu’il allait savoir enfin à quoi s’en tenir sur le Spectre du ravin… D’un pas ferme, quoique le cœur lui battit bien fort, il se dirigea droit sur l’apparition… Quelle fut donc sa surprise de voir le Spectre venir à sa rencontre et de l’entendre lui dire :

— M. Jean ! Ô M. Jean !… entendez-vous gémir le Spectre ?

Mlle Marielle ! s’écria le jeune homme. Marielle, que faites-vous ici à cette heure ?

— Oh ! M. Jean ! dit Marielle, éclatant en sanglots. Voici la troisième nuit que le Spectre fait entendre ses gémissements !… Écoutez ! Écoutez !… n’est-ce pas épouvantable ?

Jean prêta l’oreille : dominant le murmure du vent, un gémissement se faisait entendre… Ce gémissement, semblable au cri des « sirènes » des bateaux et des moulins, ce gémissement, entendu ainsi, sur ce rocher isolé, au milieu de cette nuit sombre, c’était lugubre, très lugubre et Jean frissonna en l’entendant. Mais il voulut rassurer Marielle :

— C’est le vent qui se plaint ainsi, Mlle Marielle, dit-il.

— Non ! Non ! répondit la jeune fille. C’est le Spectre du ravin qui gémit !… La nuit dernière et la nuit d’avant, je l’ai encore entendu… et j’ai peur !… ajouta-t-elle, en pleurant.

Jean prit Marielle dans ses bras et il pressa contre son cœur la pauvre enfant qui tremblait de frayeur.

— Ne pleurez pas ainsi, petite Marielle, dit-il. De quoi avez-vous peur vous qui êtes entourée d’affections, sur cette île ?

— Il va arriver un malheur, je le sais, je le sais !… Quand gémit le Spectre…

En ce moment, un autre gémissement parvint jusqu’à eux et tous deux sentirent leurs cheveux se dresser sur leur tête.

— Il arrivera malheur, répéta Marielle ; j’en ai le pressentiment !

— Il ne faut pas croire aux pressentiments, Marielle. Moi, je n’y crois pas, je n’y ai jamais cru… J’espère que vous vous trompez, d’ailleurs, et qu’il n’arrivera rien, car je ne serai plus ici pour vous protéger, s’il vous arrivait quelque chose de pénible, ou même de désagréable… Je pars… Je quitte le Rocher aux Oiseaux, demain…

— Vous… Vous… partez ?… interrogea Marielle. Où…

— Je pars pour Montréal.

— Pour longtemps ?…

— Pour toujours ! répondit Jean.

— Pour toujours ! Pour toujours ! répéta Marielle, comme si elle ne comprenait pas bien. Vous voulez dire, M. Jean, que vous allez quitter le Rocher aux Oiseaux pour n’y plus revenir ?…

— Oui, Marielle ; je pars pour ne plus revenir… Je… Je ne me plais plus sur cette île ; conséquemment…

— Est-ce toi, Marielle ?

C’était la voix de Pierre Dupas.

— Oui, oui, père, c’est moi !

— Mais… que fais-tu dehors, à cette heure… et qui est avec toi ?

— C’est moi, Jean Bahr, répondit le jeune homme, en franchissant, avec Marielle, le seuil de la porte du « Manoir-Roux ».

— Vous, Jean !… Avec Marielle !… Au beau milieu de la nuit !… Mais…

— Père, dit Marielle, je ne pouvais dormir… Le Spectre… il ne cesse de gémir depuis trois nuits et…

— Voyons ! Voyons, Marielle ! dit Pierre Dupas. C’est de l’enfantillage de ta part, à la fin, cette crainte du Spectre, et je crois que…

Mais, Pierre Dupas s’interrompit brusquement : un autre gémissement, plus terrible, plus prolongé que les deux autres, passait pardessus le « Manoir-Roux ».

— Père ! Père ! s’écria Marielle, en se jetant dans les bras de Pierre Dupas. Le Spectre ! Le Spectre du ravin !

Pierre Dupas et Jean avaient pâli tous deux ; c’était lugubre aussi, ce cri dans la nuit !

— C’est le vent. Marielle, parvint à articuler Pierre Dupas.

— Non ! Non ! cria Marielle. Ce n’est pas le vent, et vous le savez bien, père !… J’en ai le pressentiment, un terrible malheur va fondre sur nous… et… père… M. Jean… il s’en va… Il va nous quitter… Il part demain… pour toujours ! et la pauvre petite éclata en sanglots.

— Comment ! Jean, vous allez quitter l’île ?… Pourquoi ?… Vous m’avez dit déjà pourtant que vous étiez parfaitement heureux ici !

Mlle Marielle, demanda Jean, est-ce que cela vous ferait de la peine de me voir partir ?

— Ah ! vous le savez bien, M. Jean !… Après mon père, c’est vous que j’aime le plus au monde !

— Plus que M. Maurice Leroy, alors ?

— M. Maurice Leroy ! s’écria Marielle, très-étonnée. Certes, M. Maurice est un aimable compagnon ; mais… Oh ! M. Jean, ne quittez pas le Rocher aux Oiseaux !… J’ai le pressentiment d’un terrible malheur, et vous ne serez pas là pour me protéger !

— Je ne quitterai pas le Rocher aux Oiseaux, Mlle Marielle, je vous le jure !… Ce malheur, que vous dites pressentir, n’arrivera pas, j’en suis certain ; tout de même, je resterai sur cette île.

— Vous le promettez, M. Jean ?

— Je le promets !… Bonne nuit, Mlle Marielle ! Bonne nuit, M. Dupas ! J’espère que Mlle Marielle pourra dormir, et oublier ses noirs pressentiments.

— Bonne nuit, M. Jean ! répondit Marielle.

— Bonne nuit. Jean, mon garçon ! ajouta Pierre Dupas. À demain !

— À demain ! répéta Jean Bahr. Puis il quitta le « Manoir-Roux » et se dirigea vers le « Gîte ».

Le lendemain, le soleil se leva radieux, dans un firmament sans nuages et Jean se dit qu’il eut fait une sottise s’il eut quitté l’île… D’ailleurs Marielle ne lui avait-elle pas dit qu’elle l’aimait plus que tout au monde, après son père ?… Sachant cela, aurait-il pu partir et laisser sa bien-aimée sur le Rocher aux Oiseaux ?…

Vers les dix heures de l’avant-midi. Marielle et son père vinrent au magasin, en voiture. La jeune fille était un peu pâle, mais elle sourit en apercevant Jean.

— Je suis venue chercher quelques provisions, dit-elle. Je voulais m’assurer, en même temps, que vous n’aviez pas quitté le Rocher aux Oiseaux, M. Jean.

— J’avais promis, Mlle Marielle, répondit Jean. Je n’ai plus du tout envie de partir… Le Rocher aux Oiseaux n’est-il pas le plus bel endroit de la terre, surtout quand le temps est admirable comme aujourd’hui ?

Marielle se fit donner les provisions dont elle avait besoin, puis elle sortit du magasin, suivie de Jean, qui portait les articles que la jeune fille venait de se procurer ; ces articles, il les déposa dans la petite voiture. Jean caressa les chèvres de Marielle et il demanda :

— Comment se comportent vos chèvres, Mlle Marielle ?

— Bien. Très bien même ! Elles sont dociles toutes deux et je les aime. Je les ai nommées « Brise » et « Bise » les trouvez-vous jolis ces noms, M. Jean ?

— « Brise » et « Bise » ; oui, c’est joli ! répondit Jean.

— À ce soir, M. Jean ! dit Marielle, en saisissant les rubans. Je n’attends pas mon père ; il préfère rester au magasin ce matin.

Puis, au moment de partir, elle ajouta :

— Ne manquez pas de venir veiller avec nous, ce soir… souper aussi, si vous le pouvez. J’invite Léo tout spécialement.

— Merci, Mlle Marielle, j’irai veiller avec vous assurément, et j’emmènerai Léo, répondit Jean. À ce soir donc !

— À ce soir ! répéta la jeune fille, puis elle commanda son fringant attelage, qui partit, d’un bon trot, dans la direction du « Manoir-Roux ».


CHAPITRE XVII

CHEZ LES FOLAVOINE


Tout n’était pas riant à la « Villa Riante », demeure des époux Folavoine et de leur fils Barnabé.

Tout d’abord, c’est à contre-cœur que M. Folavoine avait quitté la ville de Montréal pour venir passer l’été sur le Rocher aux Oiseaux.

— Mais, avait-il dit à l’un de ses amis, que voulez-vous que j’y fasse ? Quand Félicie (Mme Folavoine portait ce nom réjouissant) se met quelque chose dans la tête, il faut que j’y passe… sans quoi, elle me fait des scènes… et, moi, des scènes, vous savez !…

Et Mme Folavoine de dire, de son côté :

— C’est un sacrifice que je fais, et un grand, d’aller passer l’été sur cette île, croyez-le ; mais Isidore mon mari y tient. Il dit que c’est dans l’intérêt de notre fils que nous allons au Rocher aux Oiseaux… et quand il s’agit de l’avenir et du bonheur de son fils unique !…

Ceci demande des explications, que nous allons donner le plus brièvement possible.

Barnabé Folavoine, à la mort de ses parents, hériterait de leur argent et de leurs biens. Ce garçon, qui n’avait pas voulu faire un cours d’études, savait lire et écrire un peu ; voilà tout. Il vivait aux dépens de son père, n’ayant ni profession ni métier : mais, ni Monsieur ni Madame Folavoine n’était inquiet au sujet de l’avenir de leur fils unique ; il hériterait d’une si belle fortune, au décès de ses parents et, en attendant, « il n’était pas dehors » pour parler comme les Folavoine.

Cependant, si Barnabé se décidait à se marier ?… Les Folavoine voulaient bien loger leur fils, le nourrir, le vêtir et même lui fournir de la menue monnaie pour ses folles dépenses ; mais, ces avantages qu’ils accordaient à leur fils, ils n’étaient guère décidés à les faire partager par sa femme ou par ses enfants, si un jour il voulait se marier. Il est vrai que, jusqu’ici, Barnabé n’était amoureux de personne… mais on ne connaît pas l’avenir… Si le cœur de leur fils allait parler un jour !… Il semblait donc prudent de pré- venir le cas où il se mettrait dans la tête de se marier : on lui chercherait une héritière et, de cette manière, tout irait bien.

Mme Folavoine se mit donc à la recherche d’une héritière pour son fils ; mais, bien vite, elle dut constater que les héritières sont rares et clairsemées, même dans la ville de Montréal. Un jour, cependant, Mme Folavoine crut avoir trouvé précisément celle qui aurait l’honneur d’être sa bru : une jolie brunette, riche par elle-même, de plus, douce et gentille, qui serait la plus soumise des belles-filles. Barnabé fut conseillé de courtiser Mlle R—. Hélas ! quand ce pauvre garçon osa demander la jeune héritière en mariage, celle-ci lui rit au nez. Elle rit jusqu’aux larmes. Elle rit même d’un si bon cœur que Barnabé se demanda s’il lui serait arrivé, par hasard, à lui Barnabé, de dire quelque chose de drôle ou de spirituel, pour une fois dans sa vie… Mais après cela, l’héritière fit dire qu’elle n’y était pas, chaque fois que le fils Folavoine se présentait chez elle… Elle n’y était certainement pas et elle n’y serait plus jamais pour lui.

Sans se décourager, Mme Folavoine se mit de nouveau à la recherche… Il y en avait des héritières ; il s’agissait seulement de les découvrir … Les Folavoine se mirent donc à donner des réceptions et des soirées, sachant bien qu’ils seraient invités, à leur tour, chez, ceux qu’ils auraient reçus… Qui sait, ce qui résulterait de cet échange de gracieusetés et de politesses ?…

En effet, les Folavoine reçurent des invitations, qu’ils acceptèrent avec avidité, et c’est (enfin !) à une soirée d’intimes, chez les Millet, qu’ils rencontrèrent l’héritière désirée. En entrant dans le salon des Millet, la famille Folavoine fut conduite, en bloc, auprès de deux demoiselles, dont l’une âgée… et l’autre…

— Monsieur et Madame Folavoine, Monsieur Barnabé Folavoine, dit Mme Millet, je vous présente Mademoiselle Dulac, et sa nièce, Mademoiselle Anastasie Dulac.

Puis se tournant vers les demoiselles Dulac, elle ajouta :

— Mademoiselle Dulac, Mademoiselle Anastasie, la famille Folavoine.

La présentation était faite. Mlle Dulac était une vieille demoiselle, parlant peu, ne contredisant jamais ; une de ces personnes avec qui on s’arrange toujours bien. Mlle Anastasie était bien un peu fanée ; mais, à la clarté des lampes, elle pouvait encore se donner des airs de toute jeune fille… et vraiment les Folavoine se disaient qu’on ne pouvait désirer mieux.

Mme Millet appela à l’écart Mme Folavoine et lui dit :

— Anastasie est l’héritière de sa tante, Mlle Dulac, et celle-ci est très riche, dit-on… Ainsi, ma chère…

De ce renseignement si précieux Mme Folavoine profita, sans perdre un instant. Elle fit signe à Barnabé et celui-ci alla immédiatement s’asseoir auprès d’Anastasie. Il fit l’aimable, débitant plus de sottises et de niaiseries en vingt minutes qu’un autre eût été capable d’en débiter en vingt-quatre heures. Anastasie savait à quoi s’en tenir sur le compte du fils Folavoine ; mais comme, devant ses yeux, flottait souvent la « coiffe de sainte Catherine », vraiment, elle n’allait pas se montrer trop difficile. Barnabé Folavoine était un niais, il est vrai ; mais, souvent, ces niais font de dociles maris. Anastasie fut donc tout à fait aimable pour Barnabé, ce que voyant, les époux Folavoine firent des rêves d’or, toute la veillée.

Après cela, tout alla comme sur des roulettes. Deux fois la semaine, Barnabé veillait chez les demoiselles Dulac et, sur le conseil de sa mère, il allait réclamer pour sien le cœur d’Anastasie, quand celle-ci lui annonça que sa tante avait loué une villa sur le Rocher aux Oiseaux et qu’elles partaient toutes deux, elle et sa tante, passer l’été sur une île perdue, au beau milieu du golfe Saint-Laurent.

Qu’allaient faire les Folavoine… Eh bien ! eux aussi, ils partiraient. Eux aussi, ils loueraient une villa sur le Rocher aux Oiseaux… Ce serait bien ennuyant, sans doute ; les sites pittoresques, ils n’avaient que faire de cela, eux, les Folavoine !… Mais on ne pouvait laisser partir Mlle Dulac et son héritière ainsi… Qui sait ce qui pourrait se passer là-bas ? … Enfin, après avoir pesé le pour et le contre, ils se décidèrent à accompagner les demoiselles Dulac, tante et nièce, sur le Rocher aux Oiseaux, et même, ils feraient route en même temps qu’elles… Voyez-vous, ce n’était pas du tout facile à dénicher des héritières ; les Folavoine n’allaient pas laisser celle-ci leur échapper, n’est-ce pas ?

Mais voilà que, sur le Rocher aux Oiseaux, les choses allaient mal, très mal ; Anastasie Dulac avait jeté son dévolu sur Jean Bahr et Barnabé Folavoine était devenu amoureux de Marielle Dupas. Les époux Falovoine s’étaient vite aperçus du « vire de bord » de leur fils et ils lui avaient fait des scènes à ce garçon.

— Comment ! s’était écrié M. Folavoine, père. Tu méprises Anastasie, une héritière, pour t’enticher de Mlle Dupas, une jeune fille sans argent, sans avenir, ayant passé toute sa vie sur le Rocher aux Oiseaux, et n’ayant pour la recommander que son joli visage !… Non, vraiment, ce n’est pas croyable ! Eh bien ! je ne consentirai jamais, jamais, entends-tu, Barnabé ? … Une alliance entre toi et cette demoiselle, jamais !

— Et après toute la peine que je me suis donnée pour te dénicher une héritière ! reprenait Mme Folavoine. Quelle ingratitude de ta part !

— À quoi ça sert-il tout ce « train » ? dit, un jour, Barnabé à ses dévoués parents. Anastasie… Eh bien ! elle m’ennuie, moi, Anastasie, cette vieille fille… D’ailleurs, elle s’est toquée de Jean Bahr, et puis… ce n’est pas tout cela ; j’aime Mlle Dupas, voilà, et je n’épouserai d’autre qu’elle !

Mais, Mlle Dupas n’aimait pas Barnabé et on en eut l’assurance bien vite. Barnabé, qui aimait véritablement Marielle, se mit à dépérir. Il ne mangeait pas, il ne dormait pas ; de plus, il était constamment triste ou de mauvaise humeur. M. Falovoine, très inquiet, se décida enfin à revêtir ses plus beaux habits, puis il alla faire à Marielle la « grande demande » pour son fils Barnabé. Inutile de dire que Marielle refusa avec enthousiasme l’honneur de devenir Mme Folavoine… à l’immense surprise des parents de Barnabé… Comment !… Cette jeune fille pauvre refusait leur fils, leur héritier ! … Ils n’en revenaient pas !… Qu’il existât, sur ce rocher isolé, une jeune fille pouvant refuser une telle chance, un tel honneur !…

Tout comme ses parents, Barnabé, lui non plus, ne revenait pas du refus de Marielle et il en fut véritablement malheureux, pour au moins huit jours ; après cet espace de temps, il se dit qu’il allait se venger de Mlle Dupas et lui faire regretter son refus. Pour ce faire, il se remit à courtiser Anastasie.

Anastasie ayant, de son côté, constaté que Jean se souciait d’elle comme de son premier faux-col, fit l’aimable et l’accueillante envers Barnabé, et bientôt la nouvelle se répandit, sur le Rocher aux Oiseaux, que Mlle Anastasie Dulac allait épouser, avant la fin de l’été, M. Barnabé Folavoine.

Nous laisserons donc Anastasie et les Folavoine à leurs rêves d’avenir, si près de se réaliser, pour nous occuper d’un événement qui allait apporter de grands changements dans la vie de plus d’un des habitants du Rocher aux Oiseaux.


CHAPITRE XVIII

MADAME ET MADEMOISELLE VALLIER


Jean Bahr venait de fermer son magasin et il se rendait chez lui, afin de faire un brin de toilette avant d’aller veiller au « Manoir-Roux », selon la promesse qu’il en avait faite à Marielle.

Comme il arrivait au « Gîte », il entendit des voix dans la direction de la grève : des excursionnistes venaient visiter le Rocher aux Oiseaux, sans doute ; cela arrivait assez souvent durant la belle saison… Jean allait entrer chez lui, quand il s’entendit interpeller par une voix venant du rivage :

— Hé ! M. Bahr !

En arrivant, il aperçut une chaloupe contenant trois personnes : Fidèle, un canotier de la Grosse Île, puis deux dames.

— Bonjour, M. Bahr ! dit le canotier.

— Bonjour, Fidèle ! répondit Jean. Ça va bien, je l’espère ?

— Bien, bien, merci, M. Bahr !… Voici deux dames qui débarquent ici, dit Fidèle, en indiquant les étrangères. Moi, je retourne tout de suite, afin d’arriver à la Grosse Île avant la grande obscurité.

Les dames se levèrent de la chaloupe et Jean vint leur offrir la main pour leur aider à mettre pied sur le rivage. Il vit alors que l’une de ces dames pouvait avoir une quarantaine d’années et l’autre, une vingtaine à peu près ; « La mère et la fille », pensa le jeune homme. La plus âgée de ces deux femmes paya le canotier, qui donna aussitôt un coup de barre et partit dans la direction de la Grosse Île, en chantant :


À Saint Mâlo beau port de mer,
Trois beaux navir’s sont arrivés.
Nous irons sur l’eau nous y prom’promener,
Nous irons jouer dans l’île. »


— Vous êtes M. Bahr ? demanda à Jean l’aînée des étrangères.

— Oui, Madame, je me nomme Jean Bahr.

— J’ai vu, il y a déjà plusieurs semaines votre annonce dans un journal de Québec. Il vous reste encore une Villa qui n’est pas louée, n’est-ce pas ?

— La « Villa Magdalena » n’a pas trouvé de locataire, répondit Jean.

— Alors, je la prends, dit la dame. Nos valises et autres effets arriveront demain, mais nous désirons prendre possession de la « Villa Magdalena » dès ce soir, si possible.

— Bien, Madame, répondit Jean ; je vais vous y conduire immédiatement.

Il s’empara d’une petite valise que le canotier avait déposée sur la grève et il s’apprêtait à partir pour la villa, en compagnie des étrangères, quand l’aînée des deux dames reprit :

— Nous sommes obligées de nous présenter nous-mêmes, M. Bahr… Je suis Madame Vallier, et voici ma fille Louise. Nous venons de Montréal.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, Madame Vallier, dit Jean, ainsi que celle de Mademoiselle Vallier, ajouta-t-il, en s’inclinant. J’espère que vous aimerez le Rocher aux Oiseaux.

— Est-ce à vous ce joli chien berger ? demanda Mme Vallier, en désignant Léo, qui, comme toujours, suivait son maître pas à pas.

— Oui, Madame, répondit Jean. Il se nomme Léo.

Mme Vallier se pencha, avec l’intention de flatter le chien sans doute, mais Léo se mit à gronder et à montrer ses dents.

— Ah ! il est méchant votre chien, à ce que je vois, M. Bahr ! dit Mme Vallier, en retirant hâtivement sa main. Vous auriez dû m’en avertir ; je me soucierais fort peu de me faire mordre, surtout en ce temps des canicules.

— Pardon, Madame, mais c’est la première fois que Léo se montre si peu aimable pour des étrangers, affirma Jean. Léo, ajouta-t-il, en s’adressant au chien, viens immédiatement présenter ta patte à ces dames !

Mais Léo se coucha sur le sol en grondant et Jean ne put se faire obéir, ni en le caressant, ni en le menaçant. Décidément, le chien avait pris ces dames (du moins Mme Vallier) en grippe !

Bien vite on arriva à la « Villa Magdalena », dont Jean s’empressa d’ouvrir portes et fenêtres, puis il quitta les dames Vallier en leur souhaitant bonne nuit, dans leur nouvelle demeure.

Jean arriva un peu en retard au « Manoir-Roux », mais il eut bientôt expliqué la raison de son retard.

— Je viens de louer la « Villa Magdalena », dit-il à Pierre Dupas et à Marielle.

— Vraiment ! s’écrièrent ceux-ci.

— À qui l’avez-vous louée, Jean ? demanda Pierre Dupas.

— À deux dames : une Mme Vallier et sa fille. Elles se sont installées immédiatement à la villa et j’ai dû les conduire à leur demeure avant de venir ici ; c’est pourquoi je suis en retard.

— N’est-ce pas, Jean, que votre plan a eu un extraordinaire succès ?… Nous avons construit six villas et elles sont louées toutes les six.

— Oui, assurément, c’est un grand succès ! répondit Jean.

— D’où viennent-elles ces dames Vallier ? demanda Pierre Dupas.

— Elles viennent de Montréal. Mme Vallier semble avoir une quarantaine d’années et sa fille Louise parait en avoir vingt… Il y a un contraste frappant entre la mère et la fille : Mme Vallier est une blonde, très bien conservée, prodigue de paroles et de sourires ; par contre, Mlle Vallier est une brunette avare de ses sourires et de ses paroles… Le sourire semble être étranger aux lèvres de Mlle Vallier, et elle n’a pas articulé un seul mot durant le quart d’heure que nous avons passé ensemble, elle, sa mère et moi.

— Peut-être est-elle muette, dit naïvement Marielle. Et tous de rire.

— Mais protesta Marielle, ça se peut vous savez !

— Sans doute, dit Pierre Dupas ; mais ce n’est guère probable.

— Je crois plutôt, dit Jean, en riant, que Mlle Vallier a trouvé que ça ne valait pas la peine d’être aimable pour un humble habitant du Rocher aux Oiseaux. Sans doute, cette jeune fille pourrait se rendre agréable, si elle s’en donnait la peine et…

Mlle Vallier sera une compagne pour Marielle, dit Pierre Dupas.

Puis on parla d’autre chose.

Qu’a donc Léo ? demanda tout à coup Marielle. Voyez donc, M. Jean ; il a l’air tout penaud ce soir !

— Léo est en disgrâce, Mlle Marielle, répondit Jean, en souriant.

— Viens ici, Léo ! dit Marielle au chien. Et quand Léo se fut couché à ses pieds, elle reprit, tout en le flattant : « Qu’as-tu, mon beau Léo ?… Quelqu’un t’a-t-il fait de la peine ? Pauvre Léo ! dit la jeune fille. Comment avez-vous pu le gronder, M. Jean ? Léo est le chien le mieux élevé qui existe, je crois.

— Cependant, répliqua Jean, Léo s’est mal conduit et j’en suis fort surpris… Vous le savez, Léo a coutume d’être aimable pour les étrangers… Mais, quand Mme Vallier a voulu le caresser, tout à l’heure, il a grondé et montré ses dents ; même, il aurait mordu cette dame, si je ne l’avais vite saisi par le collier.

— Vraiment ! s’écrièrent Marielle et son père, très étonnés tous deux.

— C’est assez singulier, je l’avoue, dit Jean.

— C’est singulier, en effet, M. Jean ! Léo est le chien le plus doux et le plus aimable qui soit ! Il est caressé et choyé par tous les habitants de l’île et… On dit que l’instinct d’un chien est infaillible ; Léo n’aime pas les locataires de la « Villa Magdalena », M. Jean… Soyez-en assuré, il a ses raisons pour cela !

— Marielle ! réprimanda Pierre Dupas. Tu ne devrais pas dire de pareilles choses, ma chérie… Tu es trop superstitieuse, ma bien-aimée, ajouta-t-il.

Marielle ne répondit pas, mais Jean remarqua qu’elle demeurait songeuse et, au moment où il se levait pour partir, elle lui dit, tout bas, afin de n’être pas entendue de son père :

— N’est-ce pas, M. Jean, que c’est singulier la conduite de Léo ?… Cette Madame Vallier…

— Chère Mlle Marielle, dit Jean, en souriant, Léo n’est qu’un chien, en fin de compte !

Marielle hocha la tête d’un air non convaincu ; mais elle ne répondit rien, car son père s’approchait pour souhaiter le bonsoir à Jean.

Le lendemain. Pierre Dupas passa la journée au magasin. Des marchandises étaient arrivées de Québec ; il allait aider à Jean à classer ces marchandises.

Vers les trois heures de l’après-midi, Mme Vallier vint au magasin pour acheter quelques provisions. Jean s’empressa de la servir, puis, comme Pierre Dupas s’approchait, il le présenta à cette dame.

— Madame Vallier, dit Jean, je vous présente Monsieur Dupas. Monsieur Dupas, Madame Vallier.

Pierre Dupas salua profondément Mme Vallier, qui le gratifia de son plus aimable sourire, et la conversation s’engagea entr’eux, tandis que Jean était occupé à servir M. Brassard, qui venait d’entrer au magasin.

— J’espère que vous aimerez le Rocher aux Oiseaux, Madame, dit Pierre Dupas.

— Je n’en doute pas, j’aimerai cette île, répondit Mme Vallier. La « Villa Magdalena » est assez confortable et j’y passerai avec plaisir les deux mois d’été qui nous restent. Quant au Rocher aux Oiseaux, je vous l’ai dit…

— Vous vous y plairez, j’en suis sûr ! s’exclama Pierre Dupas. Moi, voilà quatorze ans que j’y ai fixé ma demeure et…

— Quatorze ans ! s’écria Mme Vallier. Comment ! Vous demeurez sur cette île, l’hiver comme l’été, depuis quatorze ans !

— Mais, oui, Madame, l’hiver comme l’été. Cela vous étonne ?… J’ai quitté la ville de Québec, il y a quatorze ans et suis venu m’établir ici… Jamais je n’ai eu le désir d’abandonner le Rocher aux Oiseaux pour retourner vivre à la ville, jamais !

— Et… Mme Dupas ?… Que dit-elle de la vie ici ? demanda Mme Vallier.

— Il n’y a pas de Madame Dupas, Madame, répondit Pierre Dupas.

Ah !… Vous êtes célibataire ?…

— Je suis veuf, Madame, depuis quinze ans. C’est après le décès de ma femme que je suis venu m’établir ici avec ma fille Marielle, âgée de deux ans alors… Nous nous proposons d’aller vous faire visite, ma fille et moi, si vous voulez bien nous recevoir. Marielle sera une compagne pour votre fille, Mme Vallier… M. Bahr nous a dit que vous aviez votre fille avec vous.

— Oui, venez nous voir, M. Dupas, et emmenez votre fille. Nous serons heureuses de vous recevoir, dit Mme Vallier.

Puis, ayant incliné la tête pn souriant, elle quitta le magasin.

— Une charmante femme ! se dit Pierre Dupas. Une bien charmante femme… et jolie avec cela !… J’espère que Marielle aimera Madame Vallier et sa fille, oui, je l’espère…

Et, tout songeur, Pierre Dupas se remit à classer les marchandises.


CHAPITRE XIX

CONFIDENCES


Il faisait un temps épouvantable : il pleuvait à torrents, le vent sifflait avec furie, il tonnait, il éclairait. Impossible pour Jean Bahr d’aller veiller au « Manoir-Roux », comme il s’était bien proposé de le faire. À cause de certains travaux qu’il avait dû entreprendre, aux environs du magasin, Jean n’avait pu aller souper ni veiller chez les Dupas, depuis près de deux se- maines et il y avait plus de dix jours qu’il n’avait pas vu Marielle.

Ce soir, à cause de l’orage, il allait rester chez lui, à travailler dans ses livres. Vraiment, la richesse serait bientôt le partage de Jean et de Pierre Dupas ; tout ce qu’ils entreprenaient réussissait d’une façon extraordinaire. Pas plus tard que le lendemain soir, Jean allait demander Marielle en mariage et, si son père y consentait, les noces se feraient à l’automne. Le jeune homme n’avait plus rien à craindre pour l’avenir, puisque tous ses plans réussissaient si bien ; toutes les villas étaient louées et le magasin rapportait gros. « Aux prix doux » était un magasin général maintenant ; on y trouvait tout ce que l’on pouvait désirer, depuis la farine, les œufs, le beurre, les conserves, etc., jusqu’aux cotons et aux vêtements confectionnés.

Il y avait déjà trois semaines que Mme Vallier et sa fille étaient sur le Rocher aux Oiseaux, et quoique Pierre Dupas et Marielle eussent été rendre visite à ces dames, Jean n’en avait eu ni le loisir ni le désir. Il n’aimait pas beaucoup Mme Vallier ; il trouvait qu’il y avait quelque chose d’absolument faux dans son visage et dans ses manières. Quand à Louise Vallier, qu’il avait revue trois ou quatre fois, au magasin, il la trouvait tout simplement insupportable.

— Quelle pince-sans-rire que Mlle Vallier ! se disait-il. Par contraste Mme Vallier, elle, n’est pas avare de ses sourires. Dieu me pardonne si je fais un jugement téméraire, mais je crois foncièrement que cette femme est une fière intrigante… Léo ne peut la souffrir ; je sais d’avance quand Mme Vallier passe à proximité du magasin ou du « Gîte », car le chien gronde et montre les dents… Marielle aurait-elle raison, et devrait-on se fier à l’instinct d’un chien ?… Dans tous les cas, je ne suis pas pressé d’aller faire visite aux dames Vallier… Mlle Louise a l’air de s’attendre à ce que je lui fasse un peu la cour… Eh ! bien, je suis courtois envers toutes les dames ; j’espère ; mais c’est tout ce que Mlle Vallier a le droit d’attendre de moi.

Allons ! Il faut que j’écrive à ma sœur ; je lui dois une lettre et je vais m’acquitter envers elle… Chère chère Louise !… Elle est fiancée à mon meilleur ami, là-bas ; je veux la féliciter, ce soir même.

Jean venait d’écrire : « Chère Louise, j’ai reçu… » quand il entendit frapper à sa porte. Il crut, d’abord, qu’il s’était trompé ; qui pouvait être dehors par un temps pareil ?… Mais Léo courut vers la porte en aboyant joyeusement et en frétillant de la queue… Oui, quelqu’un désirait entrer et ce quelqu’un n’était pas un ennemi.

— Entrez ! dit Jean.

Aussitôt, la porte du « Gîte » s’ouvrit, et grand fut l’étonnement de Jean Bahr en voyant entrer Maurice Leroy.

On le sait, Jean n’aimait pas Maurice, pour la raison que nous savons et cette visite avait quelque raison de le surprendre.

— M. Bahr, dit Maurice en entrant, c’est le beau temps qui m’amène !

Maurice, se mit à rire gaiement, puis il reprit, en flattant Léo :

— Bonjour, Léo ! Donne ta patte, comme un beau chien que tu es.

Le chien présenta gravement sa patte, puis il se mit à gambader autour du nouveau venu, en donnant tous les signes d’une grande joie.

Quand le visiteur se fut débarrassé de son parapluie et de son imperméable, il prit place dans un fauteuil que Jean lui présenta et il lui dit :

— Vous le savez, M. Bahr, mon père est absent. Il m’a écrit de l’île Aubert pour me dire qu’il va être obligé de se rendre à Québec pour affaires importantes. C’est assez ennuyant à « Charme Villa », seul avec notre domestique Chérubin, qui n’est pas amusant tous les jours.

— M. Leroy, votre père, ne reviendra-t-il pas au Rocher aux Oiseaux ? demanda Jean.

— Oh ! oui, il reviendra aussitôt qu’il aura terminé ses affaires à Québec ; je le crois, du moins… Peut-on fumer ici ? demanda Maurice, en retirant de sa poche un étui à cigares qu’il présenta à Jean.

— Sans doute, on peut fumer ici ! répondit Jean. Merci, ajouta-t-il, en prenant un des cigares de Maurice. Puis tous deux se mirent à fumer et à causer ensemble, comme s’ils eussent été de vieux amis…

— Êtes-vous allé faire visite aux dames Vallier ? demanda Maurice.

— Pas encore, répondit Jean ; je n’en ai pas eu le temps.

— Moi, j’y suis allé, dit Maurice. Mme Vallier est très aimable… Mlle Vallier… et Maurice fit une moue que Jean trouva fort comique.

— Vous n’avez pas aimé Mlle Vallier, à ce que je vois, dit Jean, en riant. Elle n’est pas de ces plus aimables non plus, et à moi aussi, elle a fait une désagréable impression… Mme Vallier est plus aimable que sa fille.

— Ou…i, répondit Maurice, en hésitant. Pourtant, Bahr, je n’aime pas cette femme… Son presque continuel sourire me déplaît fort, et je crois qu’il y a quelque chose d’absolument faux chez elle, même quand elle est le plus aimable.

— Léo, lui non plus, n’aime pas Mme Vallier, dit Jean, en caressant son chien. Quant à moi, Leroy, je me défie de ces dames, mère et fille, et je ne tiens pas à faire plus ample connaissance avec elles.

— M. Dupas n’est pas de votre opinion, dit Maurice en souriant ; il est allé rendre visite à la « Villa Magdalena », avec Mlle Dupas d’abord, et seul ensuite, plusieurs fois, d’après les rumeurs… Puis changeant de ton Bahr demanda Maurice, pourquoi ne sommes-nous pas amis vous et moi ?

— Mais… murmura Jean.

— Écoutez, Bahr, jouons cartes sur table, voulez-vous ?… La froideur avec laquelle vous avez toujours accueilli mes avances m’ont quelque peu étonné car il me semble que nous sommes faits pour nous entendre… C’est mon père qui m’a fait comprendre, certain jour, la raison de votre froideur… Il m’a dit qu’il croyait que vous étiez sous l’impression que j’essayais de courtiser Mlle Dupas… Est-ce le cas, Bahr ?

— Eh ! bien, oui, répondit Jean. Or, Mlle Marielle…

— Vous aime, Bahr ! Mais, quand son cœur eut été libre, le mien ne l’est pas ; il appartient à une presqu’inconnue et s’il ne m’est donné de la revoir ma charmante inconnue, je ne me marierai jamais… Est-ce que ça vous intéresserait si je vous racontais mon petit roman, Bahr ? demanda Maurice.

— Assurément oui ! répondit Jean.

— Mon roman n’est guère compliqué… ni long… Une jeune fille d’une admirable beauté, âgée de seize ans à peu près, rencontrée à un concert, dans la ville de Québec, il y a quatre ans… Le hasard voulut qu’elle fût placée à côté de moi. Elle était accompagnée d’un monsieur à l’air froid et sévère qui n’était pas son père et qu’elle semblait craindre grandement.

« Durant le concert, continua Maurice, j’eus la chance de rendre de légers services à la jolie inconnue ; tels que ramasser son programme, puis un gant qu’elle laissa choir par terre.

« Le concert achevait, quand un cri retentit dans la salle : « Au feu ! Au feu ! »

« Une panique s’ensuivit. Le monsieur à l’air froid et sévère fut debout en un clin d’œil : « Viens ! » s’écria-t-il, en s’adressant à la jeune fille, puis il partit, à la course, dans la direction de la porte de sortie.

« — Je vous prie de ne pas bouger, Mademoiselle, dis-je à la jeune fille. Il n’y a pas de danger immédiat. Voyez, ajoutai-je, les gens se font piétiner sur place, et c’est ce qui nous arriverait si nous essayions de nous sauver maintenant. Veuillez me suivre, Mademoiselle !

« Bref, je parvins à sauver la jolie inconnue et à me sauver moi-même, en passant par une fenêtre.

« Le compagnon de la jeune fille l’attendait, non loin de la salle du concert. Il lui parla rudement : « C’est ce monsieur, dit-elle, en me désignant, qui m’a sauvé la vie ! » Le monsieur se contenta d’incliner la tête froidement ; mais la jeune fille écrivit, à la hâte, quelques mots sur une page d’un mignon calepin, elle arracha cette page et me la remit, sans que son compagnon s’en aperçut. Sur cette feuille de calepin je lus :

« Merci ! Merci ! Jamais je n’oublierai !
« Merci ! Merci ! JamYlonka Desormes »

— Ylonka ! s’écria Jean, Ylonka Desormes !

— Comment ! dit Maurice. Connaissez-vous Ylonka, Bahr ?

— Ylonka ! répéta Jean. Ylonka ! Le Spectre du ravin !

— Que dites-vous, Bahr ? demanda Maurice, très excité. Expliquez-vous, de grâce !… Ylonka… vous la connaissez ?

— Non, Leroy, je ne la connais pas, mais… Écoutez, Maurice je regrette d’avoir à vous dire quelque chose qui va vous peiner beaucoup… Ylonka est morte… depuis quatre ans déjà… noyée… dans le golfe Saint-Laurent, tout près de cette île…

Et Jean raconta à Maurice ce que Marielle lui avait raconté à propos de la malheureuse Ylonka. Maurice Leroy n’en revenait pas !

— Bahr, dit-il, je ne puis croire qu’elle soit morte ma mignonne Ylonka, non, je ne puis le croire !

— Hélas, Leroy, ce n’est que trop vrai !… Demain soir, si vous le désirez, nous irons veiller au « Manoir-Roux » et Mlle Marielle vous parlera d’Ylonka, qu’elle a beaucoup aimée.

— Si je le désire ! s’écria Maurice. Mais, vous avez dit, tout à l’heure : « Ylonka ! Le Spectre du ravin ! » Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Voici, répondit Jean. La superstition veut que le Spectre d’Ylonka hante le Rocher aux Oiseaux, ou plutôt le Sinistre Ravin.

Jean raconta à Maurice la légende du Spectre du ravin, et Maurice s’écria :

— Voyons, Jean, vous ne croyez certainement pas aux revenants !… Moi non plus, je n’y crois pas… Ylonka vit ! Elle vit ! Je la retrouverai ! … Je ne quitterai le Rocher aux Oiseaux que lorsque j’en aurai découvert le secret et le mystère… Ylonka ! Ylonka !

— Mes sympathies vous sont acquises, Leroy, dit Jean.

— Je retrouverai Ylonka ! Elle vit ; j’en suis certain ! Je ne quitterai pas cette île près de laquelle elle a disparu, tant que je ne serai pas assuré de sa mort… Mais elle n’est pas morte, je le sens, je le sais, et je la retrouverai ! … Vous m’aiderez à la retrouver, n’est-ce pas, Jean ?

— Si mon dévouement et mon amitié peuvent vous être utiles, je me mets à votre entière disposition, Leroy, dit Jean. Oui, je suis prêt à vous aider, quoique…

À ce moment, trois coups de canon arrivèrent du large.

— C’est l’appel d’un navire en détresse s’exclama Jean. ! Hélas ! Il n’y a pas un seul marin sur le Rocher aux Oiseaux, et nous ne pouvons rien pour ce navire.

— Et cette île, qu’ils ne peuvent apercevoir, dans la nuit ! s’écria Maurice. Écoutez, Bahr, écoutez !… D’autres coups de canon… N’est-ce pas épouvantable de se dire qu’on ne peut rien pour eux !

— Voyez ! Voyez ! cria Jean, tout à coup, et s’approchant d’une fenêtre ; celle qui avait vue sur le Sinistre Ravin.

— Un feu ! Un feu ! cria, à son tour, Maurice Leroy.

— Oui, un feu, un grand feu, près du Sinistre Ravin !

— Le navire verra ce feu ; alors, et il sera sauvé ! dit Maurice. Mais… Qui peut bien avoir allumé ce feu ? demanda-t-il soudain. Personne sur le Rocher aux Oiseaux…

— Qui a allumé ce feu, en effet, Leroy ?… Il est près de minuit, et tous, sur cette île, dorment depuis longtemps…

— Quelqu’un a allumé ce feu, pourtant ! s’écria Maurice. Il ne s’est pas allumé tout seul !… Et, voyez, Bahr ; à présent que le navire est sauvé, ce feu s’est éteint, aussi subitement et aussi mystérieusement qu’il s’est allumé… C’est assez mystérieux, ma foi !

— Il y a bien des choses mystérieuses sur le Rocher Aux Oiseaux, vous le savez, Leroy,… Ce feu… Sans doute, on vous dira qu’il a été allumé par le Spectre du ravin.

— Le Spectre du ravin ! Allons donc ! dit Maurice, en haussant les épaules. Mais, qu’importe, en fin de compte ! L’important, c’est que le feu a sauvé le navire en détresse, puisqu’on n’entend plus ses coups de canon.

— Avouez que c’est mystérieux tout de même, Leroy, dit Jean, en souriant.

— Peut-être… murmura Maurice. Et maintenant bonne nuit, Bahr ; je pars, si je ne veux pas vous faire passer la nuit debout.

— Comment ! vous croyez que je vais vous laisser retourner à « Charme Villa » au milieu de cette terrible tempête ! s’écria Jean. Assurément, non ; vous allez passer la nuit au « Gîte » !

— Si ça ne vous dérange nullement, je resterai bien, répondit Maurice, en riant ; j’avoue, d’ailleurs, que j’espérais que vous m’inviteriez.

Les deux nouveaux amis passèrent la majeure partie de la nuit à faire des projets pour retrouver Ylonka, si elle était encore de ce monde.


CHAPITRE XX

LE PREMIER ACTE D’UN DRAME


Il était huit heures, le lendemain soir, quand Jean et Maurice se dirigèrent vers le « Manoir-Roux ». Depuis plus de dix jours que Jean n’avait vu Marielle il avait bien hâte de la revoir, d’autant qu’il était sans nouvelle d’elle depuis huit jours ; car il y avait près d’une semaine que Pierre Dupas n’était allé au magasin.

Maurice, lui aussi, avait hâte de voir Marielle, car il lui tardait de l’entendre lui parler d’Ylonka.

Comme les deux jeunes gens passaient près de la chapelle de l’île, ils entendirent le bruit d’une voiture, venant, à fond de train, vers eux.

— C’est Mlle Marielle, dit Jean.

— De quel train vont les chèvres, n’est-ce pas Bahr ! répondit Maurice, en souriant.

— En effet, murmura Jean, et c’est assez singulier ! Mlle Marielle…

— Mais !… Ce n’est pas Mlle Marielle qui mène les chèvres ! s’exclama Maurice. Voyez plutôt, Bahr !

Mlle Vallier ! s’exclama, à son tour, Jean. Vraiment, Leroy, ajouta-t-il, en riant d’un air contraint, ce n’est pas pour Mlle Vallier que j’avais dompté ces chèvres, et je ne comprends pas comment Mlle Marielle peut…

— Jean, dit Maurice, au moment où Louise Vallier passait près d’eux, sans les voir, dans la voiture de Marielle et conduisant les chèvres à coups de fouet, ce n’est pas la première fois que Mlle Vallier se promène ainsi dans la voiture de Mlle Dupas.

— Vraiment ! s’écria Jean.

— Jamais je n’ai vu Mlle Dupas et Mlle Vallier ensemble, ni en voiture, ni à pied… Mais, depuis quelque temps, on dirait que c’est à Mlle Vallier qu’appartiennent et la voiture et les chèvres ; voilà !

— Qu’est-ce que cela veut dire ?… murmura Jean. Hâtons-nous, Leroy ; il me tarde d’arriver au « Manoir-Roux »… Il y a longtemps que je n’y suis pas allé… et j’ai le pressentiment de… je ne sais quelle catastrophe.

Tous deux, hâtant le pas, arrivèrent bientôt au « Manoir-Roux » et ils frappèrent à la porte de la cuisine. Ayant reçu la permission d’entrer, ils franchirent le seuil de la demeure de Pierre Dupas. Dans la cuisine, Nounou était assise, occupée à tailler des guénilles en longues bandes d’un pouce de large à peu près ; ces guénilles, quand elles auraient été teintes de brillantes couleurs, seraient cardées ensuite pour former des lès de catalognes.

À l’arrivée des visiteurs, Nounou se leva avec empressement et vint au-devant d’eux.

— Ah ! M. Bahr ! s’écria-t-elle. M. Leroy !

— Vous vous portez bien, Nounou, je l’espère ? demanda Jean. Mais… reprit-il aussitôt, avez-vous été malade, bonne Nounou ?

— Malade ?… Non, M. Bahr, j’n’ai pas été malade, répondit Nounou, en présentant des sièges à Jean et à Maurice. Il n’y a personne de malade ici, non plus.

Tant mieux ! dirent, ensemble les deux jeunes gens.

— Mais, M. Dupas est absent depuis hier soir, reprit Nounou, et Mlle Marielle est allée passer une heure à la « Villa Bianca », chez M. Jambeau, l’invalide. M. Jambeau, quand il souffre beaucoup, fait d’mander Mlle Marielle ; il dit qu’ça chasse ses crises de douleurs quand Mlle Marielle est près de lui.

— Je le crois sans peine ! dit gravement Jean.

— Ah ! M. Bahr ! s’écria, tout à coup, Nounou en pleurant, il se passe de tristes choses au « Manoir-Roux » depuis quelque temps !… Il y a plusieurs jours que vous n’êtes venu ici… et vous n’savez pas !… et Nounou éclata en sanglots.

— Qu’y a-t-il, Nounou ? demanda Jean, en pâlissant. Qu’y a-t-il ?… Mlle Marielle

Mlle Marielle, le cher p’tit ange du bon Dieu, qui n’avait jamais su c’que c’était que d’être contrariée ou contristée, passe ses veillées seule, ici, maintenant… à pleurer.

— Hein ! s’écria Jean. Je vous en prie. Nounou, ne me tenez pas en suspens ainsi ! Qu’y a-t-il ?… Vous dites que Mlle Marielle passe ses veillées seule, ici, à pleurer ?… Je ne comprends pas… M. Dupas ?…

M. Dupas, M. Bahr, « vit » littéralement à la « Villa Magdalena »… Oh ! cette femme ! Cette Mme Vallier ! Qu’elle soit maudite, mille fois maudite !

— C’est vrai ce que dit Nounou, Bahr ! intervint Maurice Leroy. M. Dupas est continuellement chez les dames Vallier. Je le savais, mais…

— Cela me fait penser, Nounou ; nous venons de rencontrer Mlle Vallier, en voiture, conduisant les chèvres de Mlle Marielle…

— Croyez-le, M. Bahr, interrompit vivement Nounou, Mlle Vallier ne s’gêne pas pour se servir de la voiture et des chèvres de Mlle Marielle. Elle arrive ici cette demoiselle Vallier, effrontée comme un page : « M. Dupas m’a permis d’atteler les chèvres, Marielle, dit-elle… et… la cruauté avec laquelle elle traite ces pauvres chèvres fait bien mal au cœur de Mlle Marielle. Oh ! la chère petite ! Quel martyre est le sien !… Quand j’la vois pleurer, M. Bahr, mon pauvre vieux cœur se brise… Mlle Marielle ! Mlle Marielle !

M. Dupas ?… Serait-il devenu fou ? demanda Jean. Comment peut-il faire souffrir sa fille ainsi, à moins qu’il n’ait perdu l’esprit ?

— Fou ?… Oui, il est fou, fou de c’démon à face humaine qu’est Mme Vallier ! s’écria Nounou. M. Bahr, ajouta-t-elle, et vous aussi M. Leroy, vous feriez bien d’aller au-devant de Mlle Marielle ; elle doit être à le veille de s’en revenir de chez M. Jambeau.

— Oui, partons, sans perdre un instant ! s’écria Jean, en se levant. Pauvre chère Mlle Marielle !… Quand je me dis qu’elle souffre…

— Partons ! dit Maurice, en se levant à son tour.

Jean et Maurice quittèrent le « Manoir-Roux » et s’acheminèrent vers la « Villa Bianca ». Ce n’était guère gênant pour eux de se présenter chez M. Jambeau, car, ils allaient, assez-souvent, chacun leur tour, ou bien ensemble, tenir compagnie à l’invalide, qui leur accordait toujours une très cordiale bienvenue.

Firmin, le domestique de M. Jambeau, vint leur ouvrir, et il les introduisit dans la chambre à coucher de son maître.

L’invalide, assis dans un fauteuil, entouré de couvertures et d’oreillers, écoutait attentivement Marielle, qui lui faisait la lecture à haute voix.

À l’arrivée des deux jeunes gens, Marielle se leva en se suspendant au cou de Jean, elle s’écria en pleurant :

— Oh ! M. Jean ! M. Jean ! Je croyais que vous m’aviez complètement oubliée ! Qu’il y a longtemps que je ne vous ai vu !

— Marielle ! Chère Marielle ! dit Jean. Ne pleurez pas ainsi, je vous prie, ma bien-aimée !

M. Maurice, dit ensuite Marielle. Comment vous portez-vous ? Je suis contente de vous voir.

— Vous êtes un peu souffrant, M. Jambeau ? demanda Jean, en s’approchant de l’invalide.

Ça va mieux, beaucoup mieux, Jean, répondit M. Jambeau. Et toutes vos constructions sont-elles achevées ?

— Oui, enfin ! fit Jean.

— Comment va, M. Jambeau ? demanda Maurice.

— Pas trop mal, jeune homme, pas mal ! Asseyez-vous, je vous prie. Vous devez avoir grand’soif ; je vais vous faire servir de la limonade glacée par Firmin.

— Ce n’est pas de refus, M. Jambeau, répondit Maurice, en riant.

Vers les neuf heures, Marielle se leva pour retourner chez elle. Aussitôt, Jean et Maurice se levèrent, eux aussi, et tous trois ayant souhaité une bonne nuit à leur hôte, quittèrent la « Villa Bianca ».

Quand ils eurent mis le pied dehors, Maurice salua Marielle en disant :

— Je vous laisse aux soins de M. Bahr, Mlle Dupas. Bonsoir !… Si vous le permettez, nous irons veiller au « Manoir-Roux », demain soir, Bahr et moi. Au revoir, Mlle Marielle ! Bonne nuit, Bahr !

Quand Maurice Leroy les eut quittés, Marielle dit à Jean :

— Je vois que vous êtes devenus bons amis, vous et M. Leroy, M. Jean ?

— Oui. Mlle Marielle, nous sommes devenus bons amis, en effet. Leroy est le meilleur garçon que je connaisse et nous nous entendons très bien ensemble.

— Ah ! J’en suis contente, M. Jean, bien contente ! dit Marielle.

Mlle Marielle, reprit Jean, avant de nous rendre chez M. Jambeau, ce soir, nous sommes allés au « Manoir-Roux » Leroy et moi… Nous avons trouvé Nounou seule, une Nounou bien désolée… Elle nous a raconté des choses qui m’ont beaucoup peiné… Vous avez souffert, ma toute chérie… et je n’étais pas là pour partager votre peine et pour essayer de vous consoler ! … Combien je le regrette, Marielle ! Combien je le regrette !

— Ô M. Jean ! dit Marielle, en pleurant. Je suis bien malheureuse !… Père n’est plus le même pour moi et…

— Je sais, Marielle ! Je sais !… Marielle, vous le savez, je vous aime ; voulez-vous devenir ma femme, ma femme chérie ?… Je vous aime tant, oh ! tant ! Je prendrai si bien soin de vous… Dites, mon ange, voulez-vous être ma femme ?

— Oui, M. Jean, je serai votre femme, répondit simplement Marielle.

— Merci, Marielle ! Chère bien-aimée, merci !… Et ce sera bientôt, n’est-ce pas ?… Pourquoi pas à la fin de l’été ?… Nous passerons l’hiver au « Gîte », que je rendrai le plus confortable possible, et le printemps prochain je construirai une belle maison pour y loger mon trésor, ajouta Jean, en pressant la jeune fille contre son cœur.

— Si mon père y consent, Jean, je serai votre femme… quand vous le désirerez.

— Que Dieu vous bénisse pour cette douce promesse que vous venez de me faire ! s’écria Jean, très ému. Aussitôt que M. Dupas sera de retour, je lui parlerai… Vous serez heureuse, Marielle, je vous le jure ! Comment aimeriez-vous faire notre voyage de noces à Montréal, chez votre tante Solange ? N’est-ce pas que ce serait une bonne idée, ma chérie ?

— Rien ne me serait plus agréable, Jean, dit Marielle.

En causant et faisant des projets d’avenir, Marielle et Jean arrivèrent au « Manoir-Roux », et comme Nounou n’était pas encore couchée, la jeune fille invita son fiancé à entrer.

— Nounou, dit Jean à la vieille et fidèle servante des Dupas, Mlle Marielle a promis de devenir ma femme, à la fin de l’été.

— Ah ! tant mieux ! s’écria Nounou. Si M. Dupas y consent, j’serai bien contente de voir la chère petite mariée à un brave jeune homme comme vous. M. Bahr… Et j’irai demeurer avec vous, car, je n’quitterai jamais Mlle Marielle ; je l’ai promis à sa mère mourante, d’ailleurs.

— Certes, Nounou, il y aura toujours place pour vous dans notre maison ! N’est-ce pas, Marielle ?

— Bonne Nounou ! dit Marielle, en donnant un baiser à la fidèle servante.

M. Bahr, dit Nounou, nous avons entendu parler du bel acte de charité que vous avez fait dernièrement, en prenant charge d’un petit orphelin de la Grande Entrée en lui donnant d’l’emploi au magasin.

— Pauvre petit Max ! (Il se nomme véritablement Maximilien, vous savez ; mais il est habitué à cette abréviation). L’enfant était, en effet, abandonné… Il est très intelligent ; il n’a que neuf ans et on lui en donnerait au moins douze, tant il est précoce. Max me rend service au magasin ; il distribue les marchandises et même il sert les pratiques ; de plus, au « Gîte », il me tient compagnie.

— Allons, Léo, ajouta Jean, en caressant son chien, retournons chez-nous ; il commence à se faire tard, tu sais.

À ce moment, on entendit le bruit d’une voiture et le trot des chèvres de Marielle.

— Voilà cette folle qui revient avec les chèvre ! s’écria Nounou.

— Mes pauvres chèvres ! dit Marielle, les larmes aux yeux. Ô M. Jean, comme elle les maltraite mes pauvres chèvres cette Louise Vallier !

Tous, Marielle, Jean et Nounou sortirent dans l’avenue des pins, et ils aperçurent Louise Vallier qui descendait de voiture. Les chèvres trempées comme si elles eussent essuyé une averse ; de plus, elles soufflaient très fort.

— Pauvre Brise ! Pauvre Bise ! dit Marielle, d’une voix tremblante, en flattant ses chèvres. Vous avez dû les mener très vite pour qu’elles aient si chaud et qu’elles soufflent si fort, Mlle Vallier !

— Mais, oui ! répondit Louise Vallier, avec un sourire que Jean trouva à la fois sot et méchant. Ça leur fait du bien à ces chèvres d’être menées à coups de fouet de temps à autre… Ah ! Comment vous portez-vous, M. Bahr ?

— Je me porte bien, je vous remercie, répondit froidement Jean. Je suis content que vous ayez fait une belle promenade, ce soir, car, les chèvres et la voiture, je regrette de vous le dire, ne seront plus à votre disposition dorénavant.

— Vraiment ! s’écria Louise Vallier.

— Je viens d’acheter les chèvres et la voiture de Mlle Dupas, Mlle Vallier, reprit Jean. J’en ai besoin ; Max, le garçon du magasin s’en servira désormais pour livrer les marchandises.

— Ah ! dit, seulement, Louise. Mais, se tournant du côté de Marielle elle ajouta : « C’est à vous que je dois cela, Marielle ; je m’en souviendrai. Vous connaissez le proverbe : Tout vient à point à qui sait attendre.


— Chère Marielle, dit Jean, après le départ de Louise Vallier, vous le comprenez, les chèvres vous appartiennent. Max viendra ici, chaque matin, prendre vos ordres, et la voiture sera à la porte du « Manoir-Roux » tous les jours et à l’heure que vous le désirerez.

— Je comprends, Jean, et je vous remercie ! Quel soulagement pour moi de savoir Brise et Bise sous vos soins ! Encore merci, cher Jean !

— Bonne nuit, Marielle ! dit Jean, en étreignant la jeune fille dans ses bras. Marielle ! Marielle ! Ma chère fiancée !

— Jean, mon cher fiancé ! murmura Marielle, À demain soir, n’est-ce pas ?

— Oui, à demain soir, ma bien-aimée !

Puis Jean monta dans la voiture et les chèvres partirent, d’un bon trot, dans la direction du « Gîte ».


CHAPITRE XXI

PAUVRE MARIELLE !


Dans la grande salle du « Manoir-Roux », Jean et Maurice veillaient avec Marielle. Nounou, dans un coin de la salle, tricotait, tenant ainsi compagnie aux jeunes gens, par respect pour les convenances.

Marielle venait de raconter à Maurice Leroy l’histoire de la malheureuse Ylonka.

— Et le spectre d’Ylonka hante le Rocher aux Oiseaux, acheva-t-elle.

— Chère Mlle Dupas, vous ne devriez pas être superstitieuse à ce point, dit Maurice.

— Pourtant, M. Leroy, affirma la jeune fille, c’est le spectre d’Ylonka, le Spectre du ravin, qui nous avertit du danger. Il nous a avertis du danger que courait M. Jean quand, en essayant d’aborder cette île, l’automne dernier, il allait se noyer… Oui, avertis par le Spectre, nous sommes arrivés juste à temps pour sauver M. Jean, mon père, Nounou et moi… Ô ciel ! s’écria Marielle, tout à coup, en se couvrant les yeux de ses mains. Jean ! Jean ! Vous vous souvenez de la dernière fois que le Spectre a gémi autour de cette île ?… Nous l’avons entendu clairement, vous et moi.

— Je me souviens, répondit Jean.

— Jean ! Jean ! reprit Marielle, très excitée. Le Spectre du ravin ne gémit jamais en vain : le lendemain, Mme Vallier et sa fille arrivaient sur le Rocher aux Oiseaux et s’installaient à la « Villa Magdalena » !

— C’est vrai ! murmura Jean.

— Allons ! Allons ! Mlle Dupas ! dit Maurice. Il ne faut pas croire aux revenants, ni aux avertissements… Ces choses n’existent pas réellement… Merci de m’avoir parlé d’Ylonka, Mlle Marielle, ajouta-t-il en se levant, permettez-moi de vous offrir mes félicitations… Jean m’a fait part de la grande nouvelle ; je l’ai félicité, lui aussi… Vous serez heureux, tous deux, j’en suis certain !

— Merci, M. Maurice, répondit Marielle, en rougissant. Mais… vous ne partez pas déjà ?

— Vous avez, sans doute, bien des choses à vous dire, vous et votre fiancé, et je ne…

— Restez, M. Maurice, dit Marielle.

— Oui, restez donc, Leroy ! dit Jean. Il est près de neuf heures et il faut que je parte, moi aussi.

— M. Dupas n’est pas encore de retour ? demanda Maurice, en se rasseyant.

— Non. Il est allé à la Grosse Île ; je crois qu’il arrivera demain.

Un bruit de pas interrompit Marielle, et Léo se mit à gronder.

— Voilà mon père ! s’écria-t-elle, se levant et courant vers la porte d’entrée.

La porte s’ouvrit et Pierre Dupas franchit le seuil du « Manoir-Roux ».

— Père ! Père ! Oh ! soyez le bienvenu ! Je me suis tant ennuyée de vous ! Léo continuait à gronder.

— C’est évident que vous vous êtes beaucoup ennuyée ! dit une voix, en ce moment, et Léo se mit à aboyer avec colère.

Tous s’étant retournés, aperçurent, suivant Pierre Dupas… Mme Vallier et sa fille Louise.

— Madame Vallier ! murmura Marielle.

— Vraiment, M. Dupas, reprit Mme Vallier, vous accordez bien des libertés à votre fille, si vous lui permettez de veiller seule, ici, en compagnie de deux jeunes gens, sans chaperon…

— Pardon Madame, dit, en ce moment, Nounou ; mais Mlle Marielle n’veillait pas seule avec ces messieurs. J’étais là, moi !… Et puis, s’est-il d’vos affaires c’qui s’passe dans cette maison ?

— Nounou ! réprimanda Pierre Dupas.

— Eh ! bien, M. Dupas ?… Pensez-vous que j’vais laisser insulter Mlle Marielle par… ça dit Nounou, en désignant Mme Vallier, et ne rien dire ?

— Père ! Père ! dit Marielle, en se cramponnant à Pierre Dupas. Parlez-moi, père, et… chassez cette femme, dont vous avez l’air à subir l’influence, depuis quelque temps… Père, nous étions si heureux, avant que cette étrangère…

— Tais-toi, Marielle ! dit rudement Pierre Dupas. Tais-toi, entends-tu !… Cette dame, dont tu parles si irrespectueusement, a autant le droit d’être ici que toi ; plus même, puisqu’elle est ma femme… Nous nous sommes mariés hier… Voici ta nouvelle maman, Marielle, ajouta-t-il, entourant de son bras la taille de Mme Vallier (Pardon… Mme Dupas.) Marielle, viens embrasser ta mère !

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria Marielle, puis elle s’évanouit, dans les bras de Jean.

— Elle s’est évanouie ! dit Jean, la voix tremblante de colère. M. Dupas je crois que vous avez tué votre fille.

— Elle est morte ! Elle est morte Mlle Marielle ! Le cher ange du bon Dieu ! sanglota Nounou.

Folle de douleur, la vieille servante s’approcha du canapé sur lequel Jean avait déposé Marielle.

Mme Dupas voulut s’approcher du canapé, à son tour, afin d’en éloigner Nounou ; mais Léo l’en empêcha. Grondant et montrant les dents à la nouvelle mariée, il l’eut mordue, si elle ne s’était reculée hâtivement.

— Cessez ce bruit ! dit Mme Dupas, en s’adressant à Nounou qui pleurait tout haut. Quant à vous, Messieurs, veuillez vous retirer, s’il vous plaît, et emmenez votre chien sauvage, M. Bahr. Nous préférons arranger nos affaires en famille.

— Comment ! s’exclama Jean. Laisser Marielle entre vos mains, à votre merci ! Jamais ! Marielle ! Marielle !

Mais Marielle restait insensible à ce qui se passait autour d’elle.

— Vous l’avez tuée, à vous deux, vous, M. Dupas, et vous, misérable femme ! cria Nounou.

— Nounou, dit Pierre Dupas, tu vas passer la porte immédiatement ! Je te chasse du « Manoir-Roux » ! Je te chasse, entends-tu ? Va-t-en !

— Chassez-moi tant qu’ça vous plaira ! répondit, Nounou. Quand j’partirai d’ici, ce sera avec Mlle Marielle. Sa mère à Mlle Marielle, son ange de mère m’a fait promettre de n’jamais abandonner sa chère petite… et j’ai promis… M’en aller ! Jamais… Et, permettez-moi de vous l’dire, avec tout l’respect que j’vous dois, M. Dupas, vous n’auriez pas dû choyer cette enfant comme vous l’avez fait et la traiter comme une princesse, si vous deviez la martyriser un jour, Mlle Marielle ne fait que pleurer depuis qu’vous la traitez si mal et, pour dire comme on dit…

— Sortez ! s’écria Mme Dupas, en s’adressant à Nounou. M. Dupas vous a chassée ; sortez, misérable vieille folle !

— Jamais ! répondit Nounou. Et, écoutez, M. Dupas : vous pouvez m’traîner hors d’ici par les cheveux, mais je r’viendrai encore et quand même… Je r’viendrai toujours et tant qu’j’aurai un souffle de vie, auprès de Mlle Marielle, ce pauvre cher ange, qui n’a pas de mère pour la défendre ou prendre son parti… Pensez-vous que j’vais la livrer à cette marâtre ? acheva-t-elle, en désignant Mme Dupas.

Un éclat de rire de Louise Vallier interrompit Nounou. Cet éclat de rire au milieu de la scène dramatique qui se déroulait en ce moment au « Manoir-Roux », avait quelque chose de très étrange.

— Vraiment, maman, dit Louise Vallier, en s’adressant à Mme Dupas et riant jusqu’aux larmes, c’est un beau retour de voyage que le vôtre ! Êtes-vous bien reçue un peu, dans la maison de votre mari ! ha ha !

— Mêle-toi de ce qui te regarde, Louise ! répondit Mme Dupas.

Mlle Marielle reprend connaissance ! dit, en ce moment, Jean Bahr. Nounou, venez avec moi ; nous allons monter Mlle Marielle dans sa chambre et vous ferez bien de la mettre au lit.

— De quel droit donnez-vous des ordres ici, M. Bahr ? demanda Mme Dupas, pâle de colère.

— Je vous prie bien de me pardonner, Madame, répondit Jean. Je n’ai certainement pas le droit de dicter mes volontés ici ; mais Marielle est ma fiancée et…

— Venez-vous, M. Bahr ? interrompit, sans cérémonie, Nounou.

— Si Mme Dupas le permet, dit Jean, en s’inclinant devant la nouvelle maîtresse du « Manoir-Roux ».

— Je la veillerai toute la nuit, la chère petite ! dit Nounou, en montant l’escalier, précédée de Jean portant Marielle dans ses bras. Oh ! qu’il y a des êtres méchants dans ce bas-monde ! Misère de misère ! sanglota la vieille et fidèle servante.

Quand Jean redescendit dans la salle, il trouva Maurice, au pied de l’escalier, qui l’attendait pour partir.

— Au revoir, M. Dupas, dit Jean. Je vous souhaite bien du bonheur… beaucoup de bonheur… si vous pouvez être heureux, sachant que vous avez brisé le cœur de votre fille.

Puis il sortit, suivi de Maurice.

Les deux jeunes gens demeurèrent muets jusqu’à ce qu’ils eussent atteint le « Gîte ». Au moment où Maurice prenait congé de Jean, il lui dit :

— Bahr, si j’étais vous, j’épouserais Mlle Dupas aussitôt que possible. Ne la laissez pas à la merci de cette misérable femme et de sa sotte fille.

— C’est bien mon intention d’épouser Mlle Marielle tout de suite ; mais il me faut obtenir le consentement de son père, Leroy. Marielle vient d’atteindre ses dix-sept ans seulement, et nous ne pouvons nous marier sans que M. Dupas le permette… Pauvre Marielle !

— Oui, pauvre Mlle Marielle ! répéta Maurice. Comme elle va souffrir de se voir supplantée dans la maison de son père par cette femme et sa fille Louise ! C’est un drame dans la vie réelle… M. Dupas, qui a vécu pour sa fille pendant tant d’années et qui, tout à coup, la délègue au troisième plan c’est tragique, vraiment !

— Si M. Dupas y consent, nous nous marierons tout de suite, je veux dire d’ici un mois, Leroy… Il est vrai que le « Gîte » n’est pas une demeure aussi confortable que le « Manoir-Roux » ; mais Marielle…

Mlle Dupas sera heureuse au « Gîte »… comme ailleurs, du moment qu’elle sera avec vous, Bahr, et au printemps, vous lui construirez une maison à son goût… Eh ! bien, bonne nuit ! J’espère que vous aurez des nouvelles de votre fiancée demain. Je passerai par le magasin, durant l’après-midi pour avoir des nouvelles.

— Bonne nuit. Leroy, répondit Jean, À demain !

Mais Jean Bahr ne ferma pas l’œil de la nuit, car sans cesse, devant ses yeux, passait la scène dramatique dont il avait été le témoin, au « Manoir-Roux ».


CHAPITRE XXII

À LA MERCI D’UNE MARÂTRE


Le lendemain après-midi, quand Maurice Leroy arriva au magasin, Jean Bahr était encore sans nouvelles de Marielle ; mais il écrivait justement une lettre à sa fiancée.


« Ma chère fiancée »,

« Si vous le pouvez, faites-moi parvenir de vos nouvelles je vous prie. J’envoie Max au « Manoir-Roux » avec ce billet, sous un prétexte quelconque ; il essayera, de vous voir.

Un mot, s’il vous plaît, Marielle chérie, soit verbalement, soit par écrit, car je suis très inquiet à votre sujet. Maurice est ici, dans le moment ; lui aussi a hâte d’avoir de vos nouvelles.

JEAN BAHR

P. S. Dites à Max quand vous aimerez avoir la voiture et les chèvres. Demain après-midi, peut-être, ?… Et peut-être aurais-je le plaisir de vous apercevoir quand vous passerez ; je l’espère de toute mon âme.

J. B. »


Jean confia ce billet à Max, avec mille recommandations, et les deux jeunes gens attendirent impatiemment le retour de l’enfant. Quand il arriva, enfin, il remit à Jean un pli cacheté.


« Mon cher fiancé »,

« Ça ne va pas trop mal ici ; ne soyez pas inquiet. Demain après-midi, vers les trois heures, j’aimerais avoir la voiture et les chèvres ; j’ai promis à M. Jambeau de lui faire faire une promenade, demain, si le temps est favorable, et comme il aura affaire au magasin, nous aurons l’occasion de causer ensemble pendant quelques instants, sans doute, vous et moi, cher Jean.

Mes saluts et amitiés à M. Maurice, et à vous, Jean…

MARIELLE »


Au « Manoir-Roux » La vie sembla reprendre, comme si un événement assez dramatique n’avait pas eu lieu ; mais, que de coups d’épingle Marielle eut à endurer chaque jour et plusieurs fois par jour ! Pauvre Marielle !… Elle n’aimait guère la nouvelle Mme Dupas, on le sait, car elle la devinait fausse et méchante ; mais Louise Vallier lui inspirait une sorte de crainte indéfinissable. Louise avait pris à tâche de rendre la vie intolérable à Marielle, et elle y réussissait parfaitement.

Marielle, « reléguée au troisième plan » pour citer Maurice Leroy, souffrait cruellement de cet état de choses : elle souffrait surtout de l’indifférence de son père. Pierre Dupas n’avait pas l’air de s’apercevoir de ce qui se passait. Certes, il n’y avait plus eu de scènes depuis le soir du retour de Pierre Dupas ; mais une infinité de petites choses faisaient mal au cœur de Marielle. Elle avait dû céder sa place à table ; cette place, qu’elle avait toujours occupée, appartenait, maintenant, à la nouvelle maîtresse de maison, et ses droits de maîtresse de maison Mme Dupas ne les cédait à personne.

Un soir, Marielle avait dit à Nounou de faire des soufflés au chocolat pour le souper, parce que Jean soupait au « Manoir-Roux », ce soir-là, et il aimait beaucoup cette friandise. Quand le dessert arriva sur la table, Marielle vit qu’il n’y avait pas de soufflés au chocolat et elle demanda à la vieille servante :

— Nounou, pourquoi n’as-tu pas fait de soufflés au chocolat ? Tu sais que M. Bahr les aime… Je t’avais dit, d’ailleurs, d’en faire et…

— Mais Marielle, répondit Nounou, j’avais commencé à préparer les soufflés, d’après vos ordres ; mais j’ai reçu un contr’ordre.

— Vraiment ! s’écria Marielle. Il me semble que quand je donne un ordre à Nounou…

— J’ai trouvé, Marielle, dit Mme Dupas, d’un ton sec, que nous avions, assez de choses pour le dessert, ce soir, et j’ai défendu à Nounou de faire les soufflés au chocolat ; voilà !

— Mon père ! dit Marielle. Vous ne permettrez certainement pas que je sois traitée de cette façon ! Père ! Père ! ajouta-t-elle, en éclatant en sanglots.

Mme Dupas est la seule qui ait le droit de donner des ordres, à la cuisine ou ailleurs, dans cette maison, répondit froidement Pierre Dupas.

Marielle fondit en larmes et Jean, en colère, quitta la table, offrant son bras à sa fiancée.

— Ne pleurez pas ainsi, Marielle, ma bien-aimée ! murmura Jean.

Puis il entraîna la jeune fille dehors et il parvint à la consoler un peu. Seulement, Jean n’accepta plus, après cela, les invitations de Pierre Dupas de venir souper au « Manoir-Roux ».

— Non, merci, M. Dupas, avait-il répondu. Puisque vous jugez à propos de maltraiter votre fille, je ne tiens pas à en être témoin.

— Bahr, dit Pierre Dupas, nous étions de bons amis, autrefois…

— Nous l’aurions toujours été, sans doute, répondit Jean, si vous n’aviez pas jugé à propos de…

— De me marier, vous voulez dire, Jean ?… j’en avais parfaitement le droit, ce me semble !

— Bien sûr ! Bien sûr ! répliqua Jean. Mais, vous n’avez pas le droit de laisser maltraiter votre fille… ni de la maltraiter vous-même. Comme dit Nounou : « Il ne fallait pas traiter Marielle comme si elle eut été une princesse, si vous deviez la martyriser un jour ! »

Il y avait à peine un mois que Mme Dupas était installée au « Manoir-Roux », et déjà bien des changements s’y étaient opérés. D’abord, le piano de Marielle n’était plus dans la grande salle, mais dans une chambre faisant suite à cette salle et que Mme Dupas avait convertie en salon. Elle avait fait venir à grands frais, de Québec, des meubles et un tapis, et ce salon on ne s’en servait que dans les grandes occasions… et comme les grandes occasions étaient assez rares sur le Rocher aux Oiseaux, autant dire qu’on ne s’en servait jamais, du moins, presque jamais. Cette pièce sombre toujours, car il ne fallait pas risquer que le soleil fanât le tapis aux couleurs vives et qui avait coûté si cher. Conséquemment, Marielle était privée de son piano, en face duquel elle avait passé tant d’heures agréables, soit à pratiquer, soit à improviser.

La chaise berceuse de Marielle ne lui appartenait plus ; Mme Dupas s’en était emparée. Cette chaise, que Pierre Dupas lui avait donnée en cadeau, il y avait deux ans, était le siège de Marielle ; de fait, c’est assise sur cette chaise que nous l’avons vue, plus d’une fois, au courant de ce récit. Quand Mme Dupas ou Louise s’emparait de sa chaise berceuse, avec un sourire méchant, Marielle avait vraiment envie de pleurer. Elle retenait ses larmes, cependant, se disant que ce serait de l’enfantillage de faire une scène pour une si petite cause ; mais, au fond, ça lui faisait beaucoup de peine.

La bibliothèque de Marielle n’était plus reconnaissable ; car, au lieu des simples récits qu’on y voyait, autrefois, elle contenait des livres aux couverts jaunes, qu’une jeune fille innocente et pure ne saurait lire sans danger.

— Marielle, votre père désire que vous nous cédiez votre chambre à coucher.

— Vous céder ma chambre à coucher ! s’écria Marielle.

— C’est le désir de votre père, dit, sèchement, Mme Dupas, mentant, avec l’effronterie de ses pareilles.

La chambre à coucher de Marielle était la plus belle et la plus spacieuse du « Manoir-Roux ». Elle était aussi grande que le salon et la salle, et un petit boudoir y attenait. Depuis le mariage de son père, Marielle passait presque toutes ses veillées dans sa chambre à coucher ou dans son petit boudoir. Puisqu’on ne lui adressait jamais la parole que pour lui dire des choses désagréables, elle préférait veiller seule, dans sa chambre, à lire, à écrire, ou à travailler à quelqu’ouvrage de fantaisie.

La chambre à coucher de Pierre Dupas était grande, elle aussi, mais il n’y avait pas de boudoir y attenant. Au fond, Marielle savait que Mme Dupas mentait en affirmant que son père désirait qu’elle cédât sa chambre ; mais elle n’allait pas en souffler mot.

— J’aurais trop l’air de me plaindre, se disait-elle. Eh ! bien, je me contenterai de la chambre qu’occupait mon père ; elle est grande et confortable d’ailleurs. Avec des rideaux, je séparerai la pièce en deux parties et de l’une je ferai mon boudoir… Je trouverai bien le moyen de me plaire, dans ma nouvelle chambre.

Ce soir-là, quand Marielle arriva à la porte de sa nouvelle chambre à coucher, celle qui avait appartenu à son père, elle fut surprise de voir Louise Vallier installée dans cette pièce.

— Avez-vous besoin de quelque chose, Marielle ? demanda Louise, avec un de ces sourires que la fille de Pierre Dupas détestait tant.

— Que faites-vous dans cette chambre, Mlle Vallier ? demanda Marielle.

— Mais… c’est ma chambre à coucher ici, ma chère ! répondit Louise ; en riant aux éclats. Votre chambre à vous fait suite à celle de Nounou.

Sans répliquer, un mot, Marielle se dirigea vers une pièce, faisant suite à la chambre de Nounou (sorte d’alcôve servant de chambre de débarras, depuis que le « Manoir-Roux » était construit) et elle vit qu’on y avait transporté ses meubles, excepté sa chaise de lecture, sa bibliothèque et quelques bibelots auxquels elle tenait beaucoup. Son cœur sembla se briser, en entrant dans cette chambre ; elle se jeta sur son lit et éclata en sanglots.

Nounou n’avait pas eu connaissance de ces changements, donc, le soir, vers les neuf heures, quand elle monta dans sa chambre, elle fut très surprise d’entendre marcher dans la pièce voisine de la sienne. Elle ouvrit la porte, et quel fut son étonnement d’apercevoir Marielle installée dans cette sorte de grenier.

Mlle Marielle ! s’écria Nounou. Chère Marielle, que faites-vous dans c’grenier ?

— C’est ma chambre à coucher ici, Nounou, répondit la jeune fille en pleurant.

— Votre… quoi ?… Votre… chambre à coucher ?…

— Oui, Nounou ! Mme Dupas a pris ma chambre, Louise Vallier a été installée dans l’ancienne chambre de mon père, et moi… et moi…

Nounou ne fit ni un ni deux ; elle descendit dans la salle (sans le dire à Marielle) et s’approchant de Pierre Dupas, lui dit :

M. Dupas, voulez-vous monter à l’étage supérieur, s’il vous plaît ? j’désire vous montrer quelque chose.

— Qu’est-ce ? demandèrent, en même temps. M. et Mme Dupas.

— Voulez-vous v’nir, M. Dupas ? insista Nounou.

— Je t’en prie, Pierre, dit Mme Dupas, n’écoute pas cette vieille folle ; qu’elle dise, au moins, de quoi il s’agit.

— Voulez-vous v’nir, M. Dupas ? demanda, de nouveau, Nounou.

— Je te suis, Nounou, répondit Pierre Dupas, très impatienté. Qu’y a-t-il donc ?

— Vous allez, l’savoir bientôt, répondit Nounou, d’une voix remplie de larmes.

Elle conduisit Pierre Dupas dans la nouvelle Chambre de Marielle.

— T’nez, M. Dupas, dit Nounou, veuillez admirer la nouvelle chambre à coucher de votre fille… C’grenier…

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Pierre Dupas, en s’adressant à sa femme, qui, avec Louise, les avaient suivis lui et Nounou.

— Cela veut dire que c’est Marielle qui a désiré ce changement, dit, effrontément, Mme Dupas.

— Vous mentez ! Vous mentez ! s’écria Nounou, folle de colère.

— C’est vrai ; c’est Marielle qui a désiré cette chambre, afin d’être près de Nounou, dit Louise Vallier, à son tour.

Mlle Marielle ! Mlle Marielle ! Démentez-les ces deux femmes crachées de l’enfer ! s’écria la vieille servante.

— Ces femmes ont menti, père ! dit Marielle.

— Marielle ! réprimanda Pierre Dupas.

— Ô Père ! Père ! Ce sont deux misérables créatures Mme Dupas et sa fille Louise Vallier ; elles…

— C’est assez, Marielle ! tonna Pierre Dupas.

— Pourtant, père… commença Marielle.

Mais Pierre Dupas, énervé de cette scène, fou, pour le moment, assurément, s’élança vers sa fille, et dit, pâle de fureur :

— Te tairas-tu, Marielle !

Puis il leva sa main, qui s’abattit sur le visage de la pauvre petite. Marielle, étourdie par le coup, tomba par terre, en gémissant.

Alors, Nounou devint une véritable furie. Elle s’élança sur Pierre Dupas, elle le saisit au collet et essaya de lui faire ployer le genou.

— À g’nou, brute ! À g’nou ! s’écria-t-elle, en sanglotant. À g’nou, et d’mandez pardon à votre fille ! Ô misérable que vous êtes ! Oser frapper votre fille, votre unique enfant ! Oser la frapper !

— Quelle scène révoltante ! s’exclama Mme Dupas, et, relevant ses jupes, elle quitta la chambre.

Louise Vallier s’approcha de Marielle, toujours affaissée sur le plancher, et, souriant méchamment, elle toucha, du bout du pied, la fille de Pierre Dupas.

Nounou, en voyant ce geste de mépris de la fille de Mme Dupas, ne se soutint plus ; d’un bond, elle fut auprès de Louise Vallier, elle entoura de ses dix doigts le cou de celle-ci, et elle allait l’étrangler, quand Pierre Dupas intervint ; employant toutes ses forces, il parvint à desserrer les doigts de la vieille servante… Mais, longtemps, Louise Vallier porta, autour de son cou, la marque des dix doigts de Nounou.

Pierre Dupas était blanc comme un mort. Il avait agi sous l’impulsion de l’énervement et de la colère et il regrettait amèrement avoir frappé sa fille ; sa folie, il l’eut pleurée avec des larmes de sang.

— Nounou… voulut-il dire.

— Sortez ! s’écria Nounou. Sortez, et laissez-moi seule avec la pauvre petite martyre. Ah ! M. Dupas, c’est la première fois que vous frappez votre fille ; ce s’ra la dernière !… Je n’suis plus servante ici ; j’reste, seulement pour protéger Mlle Marielle… car vous finirez par la tuer entre vous. Pas un pouce d’ouvrage je n’ferai dorénavant, ni pour vous, ni pour ces ces deux femmes-démons ! Pas un pouce, vous m’entendez ! Pas un !

— C’est bon, Nounou ! C’est bon ! répondit Pierre Dupas, essayant d’apaiser la vieille femme.

— Si vous m’aviez frappée, moi, plutôt que cette frêle créature ! reprit Nounou, des larmes coulant, pressées, sur ses joues. Ah ! j’espère qu’elle épousera bientôt M. Bahr ; M. Jean n’est pas un batteur de femmes, lui, et c’pauvre ange s’ra heureuse avec lui… Sortez ! Sortez ! Entendez-vous !


CHAPITRE XXIII

LES ANGOISSES DE NOUNOU


Aussitôt que Pierre Dupas eut quitté la chambre de Marielle, Nounou s’approcha de la jeune fille et la prenant dans ses bras, la déposa sur son lit. Marielle ne pleurait pas ; ses grands yeux bleus restaient fixes, tandis que des soupirs s’échappaient de sa poitrine.

— Chère Mlle Marielle ! pleurait Nounou. Cher p’tit ange du bon Dieu ! J’aurais donné ma vie pour vous épargner cette terrible humiliation, cet horrible coup !… J’me souviens, Mlle Marielle, quand votre ange de mère vous a confiée à moi, au moment d’mourir : « Nounou, me dit-elle, n’abandonne jamais ma petite Marielle chérie… Quoiqu’il arrive. Nounou, reste auprès d’elle… Tu me l’promets, Nounou ? » Et j’ai promis… Quand on m’f’rait endurer l’martyre, je n’vous abandonnerais pas… Chère enfant bien-aimée, pleurez, si l’cœur vous en dit ; ça vous soulagera, cher p’tit ange du ciel !

Mais Marielle, les yeux fixés sur Nounou, semblait ne pas l’entendre.

Mlle Marielle ! s’écria, tout à coup, Nounou. Pourquoi me r’gardez vous ainsi ?… Ces yeux fixes… j’aim’rais mieux mille fois vous voir pleurer ! dit la fidèle servante, qui, assurément, pleurait pour deux.

— Nounou, dit soudain Marielle, as-tu fait des soufflés au chocolat pour le souper ?… Tu sais que mon mari les aime beaucoup… Je vais aller au-devant de Jean, au magasin ; ça lui fait plaisir que j’aille à sa rencontre, chaque soir.

— Mon doux Jésus ! s’écria Nounou. Mlle Marielle ! Mlle Marielle ! Chère chère Mlle Marielle !… Ô ciel !

— N’est-ce pas qu’elle est belle notre nouvelle maison, celle que Jean a bâtie lui-même. Nounou ? reprit Marielle. Mais, le « Gîte » est très confortable et je m’y plais bien, en attendant que nous puissions prendre possession de notre nouvelle demeure… Il y a une belle grande chambre, bien éclairée, pour toi, Nounou, et une salle de couture, tout à côté… Tu le sais, bonne Nounou, mon mari veut nommer notre nouvelle demeure : La « Villa Marielle ». Cher Jean !

Mlle Marielle, dit, Nounou, en pleurant, vous n’êtes pas au « Gîte » ici mais au « Manoir-Roux ».

— « Manoir-Roux »… murmura Marielle. Je n’y suis pas allée cette semaine au « Manoir-Roux »… Je n’aime guère Mme Dupas, et Louise Vallier… j’en ai peur.

— Mon Dieu ! se dit Nounou. Mlle Marielle a le délire !… Elle doit avoir une forte fièvre aussi… Elle va mourir la chère petite, et c’est son père qui l’aura tuée… M. Dupas ! M. Dupas ! appela-t-elle.

Pierre Dupas qui, en ce moment, montait l’escalier pour se rendre dans sa chambre à coucher, arriva promptement sur le seuil de la chambre de Marielle.

— Voyez ! dit Nounou, en désignant le lit de Marielle.

Pierre Dupas s’approcha, et Marielle, en l’apercevant, lui sourit.

— Ah ! père, dit-elle vous allez rester à souper au « Gîte », n’est-ce pas ?… père ; j’ai eu peur que vous m’en vouliez un peu de vous avoir enlevé Nounou… Mais Nounou ne voulait plus rester au « Manoir-Roux », voyez-vous, et moi. je tiens à la garder ; Jean aussi y tient… Cette bonne Nounou !

— Grand Dieu ! s’écria Pierre Dupas. Qu’y a-t-il ?

— Il y a qu’elle va mourir, probablement, et c’est vous, son père, qui l’aurez tuée, répondit durement Nounou.

— Nounou ! Nounou ! supplia Pierre Dupas.

— Demain matin vous irez à la Grosse Île et en ramènerez un médecin. Moi, j’passerai la nuit auprès d’elle… Et que Dieu ait pitié d’vous !

Des pas s’approchaient de la chambre. En un clin d’œil, Nounou fut rendue à la porte et elle tourna la clef dans la serrure. On essaya la porte, puis on frappa.

— Qui est là ? demanda Nounou.

— C’est moi, Mme Dupas.

— Eh ! bien, Mme Dupas, passez votre chemin !

— Mais… je désire entrer !

— Continuez à le désirer, alors ! répondit Nounou.

— Pierre ! appela Mme Dupas.

— Oui, je viens ! dit Pierre Dupas. Nounou, ajouta-t-il, demain matin, à la première heure, j’irai à la Grosse Île et j’en ramènerai un médecin.

— Moi, j’passerai la nuit à son chevet, dit Nounou, et j’la soignerai d’mon mieux… Seigneur ! reprit-elle. Quel jour néfaste que celui qui a conduit cette femme et sa fille au Rocher aux Oiseaux !

Le lendemain matin, de très bonne heure, Pierre Dupas partit pour la Grosse Île. Marielle était toujours dans le même état et Nounou n’avait pas fermé l’œil.

Vers les huit heures, Louise Vallier entra, sans cérémonie, dans la chambre de Marielle et dit à Nounou :

— Nounou, Mme Dupas vous fait dire de préparer le déjeuner tout de suite !

— Si vous et votre misérable mère attendez après le déjeuner que j’vais vous préparer, pour manger, vous allez attendre longtemps, Mlle Vallier. Sortez, s’il vous plaît, ou bien, j’prendrai les grands moyens pour vous faire quitter cette chambre.

Vers neuf heures, Max vint au « Manoir-Roux » prendre les ordres de Mme Dupas. Nounou entendit la voix de l’enfant et elle descendit à la cuisine.

— Max, dit la vieille servante, dis à M. Bahr que Mlle Dupas est malade, très malade ; elle a la fièvre et le délire. M. Dupas est parti pour la Grosse Île chercher un médecin.

Mlle Dupas est malade ! s’écria Max. M. Bahr va en avoir du chagrin et de l’inquiétude, bien sûr !

Max partit, à la course, vers le magasin, et un quart d’heure plus tard, Jean se présentait à la porte du « Manoir-Roux ». C’est Louise Vallier qui le reçut.

— Je suis venu pour avoir des nouvelles de Mlle Marielle, dit Jean.

— Marielle ?… Oh ! ça va mieux, je crois. Nounou s’effraie inutilement quand il s’agit de Marielle, vous savez, M. Bahr… Voulez-vous entrer ?

— Merci, Mlle Vallier ; j’aimerais à parler à Nounou.

— Nounou ? dit Louise. Je regrette de vous dire qu’elle ne…

Mais Nounou, ayant entendu la voix de Jean, entra dans la salle.

— M. Bahr ! dit-elle. Pauvre Mlle Marielle ! Elle est bien malade ! M. Dupas est allé à la Grosse Île chercher un médecin : il doit être à la veille de revenir maintenant.

Mlle Marielle est donc tombée malade subitement, Nounou ? demanda Jean. Je l’ai vue passer en voiture, hier et elle avait l’air d’être en excellente santé et de joyeuse humeur.

— Oui… Mlle Marielle est tombée malade subitement. Elle a beaucoup de fièvre et aussi l’délire, répondit Nounou. Sans cesse elle parle de vous, M. Bahr, du « Gîte » et d’la maison que vous allez construire le printemps prochain. C’est pitoyable de l’entendre !

— C’est bien touchant ! dit Louise Vallier, en éclatant de rire.

Jean allait certainement mettre Louise Vallier à sa place, mais, en ce moment, Pierre Dupas entra, accompagné du médecin.

— Tiens ! Bonjour, M. Bahr ! dit le médecin en tendant la main à Jean.

— Comment vous portez-vous, Docteur Le Noir ! répondit Jean.

— Vous êtes en bonne santé, Jean ? demanda Pierre Dupas.

— Merci, M. Dupas, ma santé est excellente… Je regrette d’apprendre que Mlle Marielle est si malade ! dit Jean, d’une voix tremblante.

— J’aimerais à monter auprès de la malade immédiatement, fit le médecin. Puis apercevant Louise Vallier, il demanda :

Une autre de vos filles, M. Dupas ?

Mlle Louise Vallier, la fille de ma femme, répondit Pierre Dupas. Je n’ai qu’une enfant ; celle qui est malade.

— Ah ! dit, seulement, le Docteur Le Noir, en jetant sur Louise Vallier un regard perçant. Celle-ci, ayant salué le médecin, quitta la salle.

— Je vais monter dire à Nounou, notre servante, que vous êtes arrivé, Docteur, dit Pierre Dupas. Veuillez vous asseoir.

Aussitôt que Pierre Dupas eut quitté la salle, Jean demanda au médecin :

— Docteur Le Noir, s’il y a possibilité que je voie Mlle Dupas, un instant seulement, laissez-moi la voir ! Elle est ma fiancée, et je suis fort inquiet à son sujet.

— Laissez-moi arranger cela, répondit le médecin ; je ferai pour le mieux, je vous le promets.

— Merci ! Oh ! merci !… Vous aussi, vous avez une chère fiancée, sans doute ?… Figurez-vous ce que je souffre en ce moment, dit Jean, d’une voix que l’émotion faisait trembler.

Pierre Dupas entra dans la salle et il demanda au médecin de monter auprès de sa fille.

— Vous pouvez monter, vous aussi, Jean, si le Docteur le permet… Pauvre Marielle !… Elle ne vous reconnaîtra pas ; elle ne m’a pas reconnu, moi son père ! et des larmes coulèrent sur les joues de Pierre Dupas.

Quand ils pénétrèrent dans la chambre de Marielle, celle-ci prononçait des mots sans suite, en agitant ses bras. Le Docteur Le Noir se pencha sur elle, il l’observa quelques minutes, puis, bien vite, il eut diagnostiqué sa maladie :

— Congestion cérébrale.

À ce mot terrible, un cri de douleur et de désespoir s’échappa des lèvres de tous. Le médecin alors, dit à Jean :

— M. Bahr, essayez donc de parler à Mlle Dupas ; peut-être connaîtra-t-elle votre voix.

— Marielle ! Chère Marielle ! C’est moi, Jean.

— Jean ! s’écria la malade. Puis s’asseyant sur son lit, elle cria :

— Jean, chassez-la ! Chassez-la ! Elle est là. Louise Vallier ; elle me regarde et… j’ai peur ! Jean ! Jean ! Louise Vallier a le « mauvais œil », vous le savez, et elle me veut du mal ! Chassez-la ! Chassez-la !

Instinctivement, Jean regarda par-dessus son épaule ; mais Louise Vallier n’était pas dans la chambre.

— Est-ce de cette jeune fille que j’ai rencontrée tout à l’heure que parle Mlle Dupas ! demanda le médecin.

— Oui, Docteur, répondit Pierre Dupas.

— Les malades prennent souvent les gens « en grippe » ainsi, dit le Docteur Le Noir. Voyez à ce que Mlle Vallier n’entre pas dans cette chambre, ajouta-t-il, en s’adressant à Nounou.

— J’y verrai ! répondit Nounou, d’un ton qui fit comprendre au médecin que ses ordres seraient suivis à la lettre.

Il laissa deux fioles de remèdes et dit :

— Je ne quitterai pas le Rocher aux Oiseaux avant demain après-midi. Je reviendrai vers les trois heures, et aussi durant le courant de la veillée.

Le Docteur Le Noir se pencha sur Marielle, puis il s’écria, tout à coup :

Mlle Dupas a le visage bien enflé ! Serait-elle tombée ?

Pierre Dupas devint très pâle et il échangea un regard avec Nounou.

Mlle Dupas, quand elle s’est évanouie, est tombée sur la couchette et… elle s’est frappée l’visage, en tombant, dit Nounou.

— Ah ! répondit, seulement, le médecin. Vous lui tiendrez des compresses d’eau glacée sur le visage, ajouta-t-il.

Puis le Docteur Le Noir quitta la chambre de Marielle, accompagné de Pierre Dupas et de Jean.


CHAPITRE XXIV

L’OPINION DU DOCTEUR LE NOIR


Arrivé dans la salle, le Docteur Le Noir aperçut une femme, jeune encore, à qui Pierre Dupas le présenta : c’était Mme Dupas.

— Le Docteur Le Noir ne retournera chez lui que demain, ma chère, dit Pierre Dupas à sa femme.

— Vous êtes le bienvenu au « Manoir-Roux » Docteur, dit Mme Dupas avec un de ses fameux sourires.

— Merci, Madame, répondit le médecin, en s’inclinant ; mais j’ai déjà accepté l’hospitalité de M. Bahr.

Il jeta un coup d’œil sur Jean, qui, comprenant. répondit immédiatement :

— C’est chose entendue, je l’espère. Docteur Le Noir… Le « Gîte » n’est pas un palais ; mais, telle qu’elle est, ma demeure est à votre entière disposition, pour aussi longtemps qu’il vous plaira de rester sur notre île.

— Je reviendrai vers les trois heures, dit le Docteur Le Noir à Pierre Dupas. En attendant, je n’ai pas besoin de vous recommander de voir à ce que la malade prenne ses remèdes régulièrement… Je ne vous cacherai pas que l’état de Mlle Dupas est grave, très grave… Au revoir, Madame ! Au revoir, Monsieur !

Jean et le médecin, en quittant le « Manoir-Roux », se dirigèrent vers le « Gîte » arrêtant au magasin, en passant. Dans le magasin, il y avait, à part de Max, M. et Mme Brassard et Maurice Leroy. Quand Jean et le médecin arrivèrent, tous accoururent au-devant d’eux, demandant :

— Mademoiselle Marielle ?

— Hélas ! Elle a une congestion cérébrale ! dit Jean, se jetant sur un siège et éclatant en sanglots.

— Une congestion cérébrale ! Ô ciel ! s’écrièrent-ils tous.

— Pauvre M. Jean ! dit Mme Brassard, en posant sa main sur l’épaule du jeune homme.

— Ô mes amis, pleura Jean, si vous l’aviez vue comme je viens de la voir, moi, dans le délire de la fièvre… Le Docteur Le Noir, ajouta-t-il, en désignant le médecin. Docteur, je vous présente mes trois meilleurs amis : Mme Brassard, M. Brassard, et M. Maurice Leroy.

— Bahr, dit Maurice, vous feriez mieux de fermer le magasin et de vous en aller chez-vous ; je vais vous accompagner.

— Oui, allez vous en chez-vous, Bahr ! dit M. Brassard. Moi, je resterai au magasin avec Max ; ne vous inquiétez de rien.

Jean se laissa persuader et il partit, accompagné de Maurice et du Docteur Le Noir.

Une fois installé au « Gîte », le Docteur Le Noir dit à Jean :

— Vous excuserez le sans-gêne avec lequel je me suis imposé ici, n’est-ce pas M. Bahr ?… Je ne tenais pas à accepter l’hospitalité des Dupas.

— Vous êtes, certes, le très bienvenu, Docteur ! répondit Jean.

— Quelle singulière maisonnée que celle du « Manoir-Roux » ! s’écria le médecin. Si j’osais émettre une opinion, Je dirais que les habitants de cette maison ne sont pas heureux.

— Pourtant, Docteur, répondit Jean, jusqu’à tout dernièrement, vous n’auriez pas trouvé une maison plus agréable et plus gaie que le « Manoir-Roux ». N’est-ce pas, Leroy ? dit-il en s’adressant à Maurice.

— Vous l’avez dit, Bahr ! répondit Maurice.

— Docteur Le Noir, fit Jean, je tiens à vous dire que M. Leroy est mon ami le plus intime et que je n’ai pas de secrets pour lui.

— Alors, causons en bons amis, qui n’ont rien à se cacher, dit gaiement le médecin. Dites-moi, y a-t-il longtemps que M. Dupas est remarié ?

— Un peu plus d’un mois, répondit Jean.

— Singuliers types que ces dames ; Mme Dupas et Mlle Vallier, je veux dire.

— Je la déteste cette femme ! s’écria Jean. Sa fille Louise, elle aussi, je la déteste !

— Des deux, je préfère la mère à la fille cependant, dit gravement le médecin, Mme Dupas est une névrosée, c’est évident ; mais Mlle Vallier… Mes amis, cette jeune fille, Mlle Louise Vallier, est-elle considérée comme étant tout à fait normale ?

— Normale ? demandèrent Jean et Maurice. Vous voulez dire ?…

— Je veux dire qu’elle n’est pas normale cette jeune fille… Je considère qu’elle pourrait être classée parmi les détraquées… Il est vrai que je n’ai fait que l’entrevoir ; mais, à nous médecins, ça suffit.

— Marielle la craint… murmura Jean.

— Oh ! Mlle Vallier n’est pas dangereuse : elle est seulement « pas toute là » comme on dit souvent, assura le médecin. Puis, changeant de ton, il ajouta : Mlle Dupas s’est fait bien mal au visage en tombant, Bahr…

— Pauvre Marielle ! s’exclama Jean. Elle aurait pu se dévisager !

— Oh ! pas de danger !… J’ai examiné attentivement le visage de Mlle Dupas, Bahr, et j’affirme qu’elle ne s’est pas frappée sur sa couchette… mais qu’elle… a… été frappée ; voilà !

— Comment ! cria Jean, se levant, d’un bond. Frappée ! Vous affirmez Docteur Le Noir, que Marielle a été frappée !… Vous vous trompez, sans doute. Qui oserait toucher à cet ange ?

— Frappée ! Mlle Marielle ! Non ! Non ! C’est impossible ! dit Maurice.

— J’ai parfaitement vu la marque de cinq doigts sur le visage de Mlle Dupas, Messieurs ! affirma, de nouveau, le médecin.

— C’est cette femme ! dit Jean d’une voix tremblante.

Le Docteur Le Noir secoua la tête négativement.

— Pardon, Bahr, dit-il ; mais, une femme ne pourrait frapper un coup tel que celui que Mlle Dupas a réçu. C’est une main plus forte qui a frappé ce coup ; une main d’homme !

— Son père ! M. Dupas ! s’écrièrent, en même temps, Jean et Maurice. Impossible, Docteur Le Noir ! Impossible !

— Quand j’ai demandé ce que Mlle Dupas avait au visage, dit le médecin, M. Dupas a pâli, puis il a échangé un regard avec la vieille Nounou. Cette servante, d’ailleurs… j’ai remarqué que sa physionomie portait le cachet du désespoir. Par la manière dont elle se tient au chevet de Mlle Dupas (qu’elle adore, c’est évident) semblant défier toute approche, il est facile de deviner qu’il s’est passé quelque chose de dramatique dans cette maison… Ce sont les détails qui parlent, voyez-vous, Messieurs… et j’ai compris…

— Vous êtes un observateur, Docteur Le Noir, dit Maurice, souriant. Vous feriez un bon détective.

— Marielle frappée par son père ! ne cessait de répéter Jean.

— Croyez-moi, Bahr, reprit le médecin, il s’est passé quelque drame au « Manoir-Roux », et cette pauvre enfant… Pardon, si je désigne votre fiancée du nom d’enfant ; mais, couchée dans son lit, ses longs et abondants cheveux blonds répandus sur son oreiller, elle ressemblait à une enfant plutôt qu’à une jeune fille… Quel âge a Mlle Dupas ?

— Elle vient d’atteindre ses dix-sept ans… Oui, Marielle est une enfant, par le cœur et par l’innocence… Marielle est un ange, Docteur Le Noir. Ici, sur le Rocher aux Oiseaux, plusieurs ; entr’autres les Brassard et M. Jambeau, la nomment « l’Ange du Rocher » Marielle !

— Permettez-moi de vous donner un conseil, Bahr, dit le médecin : aussitôt que Mlle Dupas sera guérie (mais, je vous en avertis, sa maladie pourrait bien être longue) épousez-là !

— C’est mon intention, Docteur, et si M. Dupas y consent…

— Il y consentira, soyez-en assuré, M. Dupas est rongé de remords, à l’heure qu’il est ; il donnerait sa vie pour n’avoir pas frappé sa fille.

— Mon Dieu ! murmura Jean.

Mlle Dupas… épousez-là, et amenez-là ici, au « Gîte ». Ne la laissez pas au « Manoir-Roux », à la merci de son père, qui peut être si brutal quand il est en colère, et aussi, à la merci de ces deux femmes, dont l’une d’elle, Mlle Vallier, n’est pas tout à fait responsable de ses actes… Vous le voyez, mes amis supplémenta le médecin, s’adressant à Jean et à Maurice, je ne vous ménage pas ma façon de penser. J’émets, sans crainte de me tromper, mon opinion sur les habitants du « Manoir-Roux ». Vous excuserez mon franc parler, Bahr ; mais c’est dans votre intérêt que je me prononce, et aussi dans l’intérêt de votre douce fiancée, qui m’a certainement l’air de mériter le nom d’« Ange du Rocher » sous lequel on la désigne.


CHAPITRE XXV

FIN D’ÉTÉ


La belle saison avait pris fin sur le Rocher aux Oiseaux.

La « Villa du Rocher » était fermée, ainsi que la « Villa Riante » . La famille Folavoine et les demoiselles Dulac avaient quitté l’île, la veille. M. Folavoine père, était entré au magasin, faire ses adieux à Jean, en passant.

— Adieu, M. Bahr, avait dit M. Folavoine ; je pars. Nous avions espéré, ma femme et moi, voir se célébrer le mariage de notre fils Barnabé sur le Rocher aux Oiseaux… Nous nous proposions de faire une noce dont on aurait parlé longtemps sur cette île, la maladie de Mlle Dupas a dérangé tous nos plans… Allez donc faire des noces quand tout le monde est triste et inquiet. Eh ! bien, nous nous hâtons de retourner à Montréal avec Mlle Dulac et notre future belle-fille Anastasie ; le mariage se célébrera presqu’aussitôt que nous serons arrivés à destination… Adieu, M. Bahr !

— Vous garderai-je la « Villa Riante », l’été prochain, M. Folavoine ? demanda Jean.

— Nous garder la « Villa Riante » ! s’écria M. Folavoine. Oh ! non… Moi, vous savez, M. Bahr, si j’ai passé l’été ici, ça été pour faire plaisir à Félicie ma femme. Car moi, M. Bahr, ça ne me dit rien des rochers, des arbres, de l’herbe et de l’eau. Donnez-moi la ville et ses bruits, donnez-moi du mouvement et de la vie !… Eh ! bien, encore une fois, adieu, M. Bahr. Nous partons dans quelques instants, et je vois Barnabé qui me fait des signaux, de la grève.

— Adieu, M. Folavoine ! répondit Jean.

Aujourd’hui, c’était la famille Brassard qui venait faire ses adieux à Jean, et le départ de cette brave et charmante famille faisait infiniment de peine au jeune homme.

— Adieu, M. Jean… ou plutôt au revoir, dit Mme Brassard, n’oubliez pas que vous avez promis de nous garder la « Villa Grise », l’été prochain.

— Certes, je vous la garderai ! répondit Jean, avec un léger tremblement dans la voix. Et quel bonheur de vous voir revenir au Rocher, chers amis !

— Nous sommes arrêtés dire adieu à Mlle Marielle, en passant à « Manoir-Roux » ; elle a l’air d’être en pleine convalescence la chère enfant, dit M. Brassard.

— Oui. Chère Marielle ! Quelle inquiétude elle nous a causé !… dit Mme Brassard. M. Jean ajouta-t-elle, nous désirons beaucoup as- sister à votre mariage, à Marielle et à vous, l’été prochain ; promettez de nous attendre !

— Si vous ne retardez pas trop, chère Mme Brassard, répondit Jean, en riant, nous vous attendrons sûrement… d’autant, que je compte sur M. Brassard pour me servir de père.

— C’est entendu, Bahr ! promit M. Brassard.

Cependant, le Rocher aux Oiseaux ne devait pas être tout à fait isolé durant la saison d’hiver, car, à part du « Manoir-Roux » et du « Gîte », la « Villa Bianca », demeure de M. Magloire Jambeau, et « Charme Villa », demeure de Maurice Leroy devaient rester ouvertes.

— J’ai décidé de passer l’hiver sur le Rocher, dit, un jour, M. Jambeau à Jean et Maurice. Qu’irais-je faire en ville d’ailleurs, et qui viendrait me tenir compagnie quand je suis malade, là-bas ?… Oui, décidément, je reste sur l’île… Mlle Marielle sera bientôt tout à fait guérie et, vraiment je ne puis me décider de ne plus la revoir cette enfant, que j’aime comme si elle était ma fille.

— Vraiment ! s’était écrié Jean. Vous allez passer l’hiver avec nous M. Jambeau !… Ah ! ce sera un hiver joyeux, car Maurice, lui aussi, va continuer à habiter « Charme Villa ».

— Bien ! Bien ! dit M. Jambeau. À nous quatre ; je veux dire Mlle Marielle, vous, Jean, Maurice et moi, nous trouverons le moyen de nous amuser… j’ai un plan… Nous sommes des gens intellectuels et… Vous verrez ! Vous verrez !… Nous allons être heureux comme des rois sur ce rocher perdu… oui, comme des rois… et c’est Mlle Marielle qui sera la « Reine du Rocher ».

Et ce bon M. Jambeau jouissait d’avance du bonheur qu’il rêvait.

Le dernier bateau de la saison transporta sur le Rocher aux Oiseaux, à l’adresse de Maurice Leroy, d’abord, un monceau de musique en feuilles pour violon et piano, car Maurice se proposait de se perfectionner dans l’étude du violon durant les longues soirées d’hiver. Le bateau transporta aussi trois paires de patins, trois paires de raquettes et deux traîneaux de luxe, car Maurice se disait que lui, Jean et Marielle prendraient beaucoup d’exercices dehors ; de là ces patins, raquettes et traîneaux.

M. Jambeau reçut, lui aussi, par le dernier bateau, des colis mystérieux et fort lourds, qui durent être transportés à la « Villa Bianca » par eau. Il ne souffla mot de la nature de ces colis ; tout ce qu’on sut, c’est que Firmin dut travailler ferme pendant deux ou trois jours pour mettre en place ces objets lourds, tandis que son maître se frottait les mains d’un air satisfait.

Par le dernier bateau, Jean avait fait venir des livres traitant de l’Architecture ; il se proposait d’étudier cette profession durant ses moments de loisir. Le magasin ne le retiendrait plus captif ; il ne serait ouvert que deux jours par semaine : le mercredi et le samedi. Il aurait donc le temps de se livrer à l’étude de l’Architecture, qu’il aimait passionnément. Jean allait aussi, durant l’hiver, tracer les plans de sa future demeure, qu’il allait nommer la « Villa Marielle ».

On ne s’ennuierait pas sur le Rocher aux Oiseaux durant la froide saison !

Marielle était revenue complètement à la santé : souvent, elle se rendait à la « Villa Bianca » tenir compagnie à M. Jambeau, surtout les jours où celui-ci était un peu souffrant. Presque chaque jour, Jean avait le plaisir de voir passer sa bien-aimée, en voiture. Max, qui n’était plus obligé de se tenir au magasin tous les jours, était devenu le cocher de la jeune fille ; c’est lui qui conduisait, les chèvres, ou bien, assis gravement sur le siège de derrière, les bras croisés, il accompagnait toujours Marielle maintenant.

Tout allait bien, au « Manoir-Roux », où Jean était bien accueilli, du moins par Pierre Dupas. Mme Dupas, dont la santé était chancelante, se tenait presque continuellement dans sa chambre. Louise Vallier… eh ! bien, on ne s’occupait pas d’elle ; voilà tout.

Bref, tout annonçait un hiver agréable sur l’île. Depuis un mois, le bateau était retourné à son port d’attache et les habitants du Rocher aux Oiseaux n’avaient plus aucune communication avec le reste de l’univers. Mais, que leur importait !

On était au jeudi. Jean et Maurice se dirigeaient vers la « Villa Bianca », invités tout spécialement par M. Jambeau :


« Il est temps que je vous fasse connaître mes plans, avait écrit M. Jambeau aux deux jeunes gens ; venez donc souper et veiller avec moi, ce soir, je vous attends.

MAGLOIRE JAMBEAU,
« Villa Bianca », Rocher aux Oiseaux. »


Et sur cette invitation, nos deux jeunes amis se rendaient à la villa. En arrivant, leur surprise et leur joie furent grandes d’apercevoir Marielle. Marielle, de son côté, fut surprise et heureuse d’apercevoir son fiancé et Maurice. Ce bon monsieur Jambeau ; il prenait toujours plaisir à causer d’agréables surprises, vraiment !

Après le souper, M. Jambeau fit ouvrir la porte d’une chambre qui avait toujours été fermée, jusque-là, et un cri d’étonnement s’échappa de toutes les bouches ; car trois pans des murs de cette pièce étaient munis de tablettes, sur lesquels se voyaient des livres. Une splendide bibliothèque vraiment que celle de M. Jambeau ! Marielle, Jean et Maurice, qui, tous trois, aimaient la lecture à la folie, étaient saisis d’admiration.

— Hein ! disait M. Jambeau, fier, à coup sûr, du bonheur de tous. Qu’en pensez-vous de ma bibliothèque ?… Et, voyez donc, derrière vous, Mlle Marielle !… Que pensez-vous de ce petit meuble ?

Ce « petit meuble » c’était un splendide piano carré.

— Oh ! oh ! s’écria Marielle. Le magnifique instrument… Vous êtes donc musicien, M. Jambeau ?

— Non, Mlle Marielle, je ne suis pas musicien ; mais j’aime la musique et le chant à la folie, et j’espère bien que vous allez me régaler un peu, ce soir. Maurice, ajouta-t-il, avez-vous apporté votre violon ?

— Oui, M. Jambeau, je l’ai apporté.

Mlle Marielle, reprit M. Jambeau, ce piano vous appartient ; ce sera mon cadeau de noces, quand vous et Jean vous marierez, l’été prochain… L’acceptez-vous ?

— Si je l’accepte ! s’écria Marielle, entourant de ses bras le cou de M. Jambeau. Certes, oui, je l’accepte !… Cependant, j’y mets une condition…

— Voyez-vous cela ? dit M. Jambeau, en riant. Eh ! bien, quelle est cette condition, Mlle Marielle !

— C’est que vous cesserez de m’appeler Mademoiselle Marielle… Vous êtes bon pour moi comme le meilleur des pères, M. Jambeau, et…

M. Jambeau avait des larmes dans les yeux.

— Petite Marielle chérie ! murmura-t-il. C’est bien ! C’est entendu !… Maintenant, il s’agit d’organiser des Soirées Littéraires et Musicales, et je propose que nous ayons deux soirs par semaine : le lundi et le jeudi. Nous ferons la lecture à haute voix, puis nous aurons de la musique et du chant… Qu’en dites-vous, mes jeunes amis ?

— Ce sera charmant ! s’écrièrent-ils tous.

Quand, vers les dix heures et demie, Nounou vint chercher Marielle, les Soirées Littéraires et Musicales de M. Jambeau étaient choses décidées, et c’est le cœur heureux que chacun retourna à son domicile.


CHAPITRE XXVI

LA REINE DU ROCHER


Le lundi soir suivant, quand Marielle arriva à l’assemblée du Cercle Littéraire Musical de M. Jambeau, elle n’était pas seule : Louise Vallier l’accompagnait. En apercevant cette dernière, M. Jambeau, Jean et Maurice froncèrent les sourcils malgré eux ; mais, ils étaient tous de galants hommes et ils parvinrent à dissimuler, quoiqu’imparfaitement, le désappointement qu’ils éprouvaient. Louise Vallier, on le sait, n’était pas populaire, et on ne comprenait pas pourquoi Marielle s’en était fait accompagner.

L’explication ne tarda guère, cependant, car, profitant du moment où Louise Vallier était allée enlever son chapeau et son manteau, dans la pièce voisine, Marielle dit à M. Jambeau :

— Cher M. Jambeau, j’ai pris la liberté de me faire accompagner de Louise Vallier, parce que je n’avais pas le choix… ou plutôt j’en avais un : ou j’emmenais Louise Vallier au Cercle, ou je restais chez moi… Mme Dupas m’a imposé sa fille, prétendant que ce n’était pas convenable pour moi de venir seule ici, avec trois messieurs. Entre deux maux, j’ai choisi le moindre ; j’ai préféré tolérer Mlle Vallier et venir moi-même… Ai-je bien fait, M. Jambeau ?

— Certe, oui, Marielle, vous avez bien fait !… Cette demoiselle Vallier ne me revient pas du tout, il est vrai ; mais sa présence sera tolérée ici… à cause de vous, chère petite.

On pénétra dans la bibliothèque et aussitôt, Louise Vallier se dirigea vers le siège le plus confortable de la pièce : une jolie chaise berceuse, émaillée de blanc et matelassée de coussins de velours marron. Mais avant même qu’elle put s’emparer de cette chaise, M. Jambeau lui offrit un autre siège en disant :

— Prenez donc ce fauteuil, Mlle Vallier ; vous le trouverez très confortable… Cette chaise berceuse appartient à la Présidente de notre Cercle Littéraire et Musical, à la Reine du Rocher ; à Marielle enfin.

— Ah ! dit Louise Vallier, en riant d’un de ces rires si déplaisants. Marielle avant tout et tous, n’est-ce pas, M. Jambeau ?

— Vous l’avez dit, Mlle Vallier, répondit gravement M. Jambeau, Marielle avant tout… N’est-ce pas, Jean ?… Marielle, ajouta-t-il, en offrant la chaise berceuse à la jeune fille, cette chaise vous appartient en propre ; veuillez en prendre possession.

— Merci, M. Jambeau, répondit Marielle. Quelle jolie chaise, et qu’elle est confortable !

— C’est le trône de la Reine du Rocher, dit M. Jambeau en souriant.

Marielle ouvrit la séance en lisant quelques chapitres d’un roman très intéressant. On laissa l’héroïne du roman dans une situation très précaire ; M. Jambeau ne voulut pas que l’on lut plus longtemps.

— Voyez-vous, jeunes gens, dit-il en souriant, je veux stimuler votre intérêt et vous obliger à assister régulièrement à nos assemblées. Nous laisserons donc l’héroïne où elle est, pour le présent ; vous aurez hâte de la voir retirée de là, et vous viendrez, sans y manquer, jeudi soir. Tous rirent d’un bon cœur de cette tirade de M. Jambeau.

— Un peu de musique maintenant ; ensuite, nous lirons des poésies.

Marielle se mit au piano et elle joua deux ou trois mélodies, puis Maurice joua quelques morceaux de violon, Marielle l’accompagnant au piano.

C’est Jean qui eut la tâche de lire les poésies et on n’eut pu faire un meilleur choix, car il lisait très bien les vers ; ce qui est plus rare qu’on ne serait porté à le croire peut-être.

— Jean, dit M. Jambeau, vous chantez, j’en suis sûr, et nous aimerions à vous entendre.

— Je chanterai bien, si vous le désirez, répondît Jean. Voici une chanson de ma composition. Je vous en avertis, cependant, c’est une chanson « à répondre »… Promettez de reprendre, tous, en cœur !

— Oui ! Oui ! Nous promettons !

Jean, après avoir joué quelques accords comme introduction, chanta :


LA REINE DU ROCHER


II

Elle est si gentille et si belle !
Or, comment ne pas l’admirer ?
Elle se nomme Marielle
La Souveraine du Rocher.

Et le chœur de reprendre :

Elle se nomme Marielle
La Souveraine du Rocher.

III

Nous choisissons pour ritournelle
Ces mots qu’on aime à répéter :
Vive la douce Marielle !
Vive la Reine du Rocher !

Et le chœur de chanter à tue-tête :

Vive la douce Marielle !
Vive la Reine du Rocher !


La Reine du Rocher


Paroles et Musique de Mme A.-B. LACERTE



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      tous,____ sans hé -- si -- ter;___ Ve -- nez sa -- lu -- er Ma -- ri -- el -- le; Elle est la
      Rei -- ne du Ro -- cher!___ Ve -- nez sa -- lu -- er Ma --  ri -- el -- le,___ Elle
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Jean eut un grand succès et M. Jambeau proposa que cette chanson : « La Reine du Rocher » devint le chant ralliement du Cercle Littéraire et Musical, proposition qui fut adoptée à l’unanimité.

Maurice lut quelques pages de voyages et d’aventures, il y eut encore de la musique, puis on se sépara en chantant :

— Bonsoir, mes amis, bonsoir !
Quand on est si bien ensemble,
Devrait-on jamais se quitter ?

Combien agréable le temps avait passé ! Il est vrai que Louise Vallier avait baillé « à se décrocher les mâchoires » disait Maurice ; mais cela n’avait pas d’importance et n’intéressait personne.

Le jeudi suivant, vers la fin de la veillée, Jean se leva et dit :

— Je propose que notre charmante Présidente nous chante, à son tour, une de ses compositions, paroles et musique.

Des applaudissements accueillirent cette proposition de Jean, et Marielle sans trop se faire prier, se mit au piano.

— Je vais vous chanter une chanson que j’ai composée la semaine dernière, dit-elle, et que j’ai intitulée : « La Prière des Fleurs ».

— Vraiment, Marielle, s’écria Louise Vallier, je ne savais pas que vous composiez des chansons, paroles et musique !… Je vous avertis que, pour ma part, je suis très difficile et que, si votre chanson ne vaut rien…

— Ma chanson vaut ce qu’elle vaut, Mlle Vallier, répondit Marielle, en souriant. Si vous ne l’aimez pas, peut-être ces messieurs se montreront-ils moins difficiles que vous.

— Le titre de votre chanson est beau, Marielle ; je sais d’avance que ce sera délicat et joli, dit M. Jambeau. Nous avons bien hâte d’entendre : « La Prière des Fleurs ».

— Oui, nous avons bien hâte ! dirent Jean et Maurice.

Marielle, après avoir joué une ritournelle, chanta :


LA PRIÈRE DES FLEURS

Sur la verte terrasse,
Les fleurs, en quantité,
Se courbent, avec grâce,
À la brise d’été.
On voit s’incliner jusqu’à terre
Les lys adorateurs ;
Car, c’est l’heure de la prière,
La prière des fleurs.

II

Sur la plaine fleurie,
On croit ouïr un son :
Chaque fleur balbutie,
Pieuse, une oraison.
Les roses penchent jusqu’à terre
Leurs fronts adorateurs ;
Car, c’est l’heure de la prière.
La prière des fleurs.

III

C’est aussi l’églantine,
Le jasmin, le muguet
Qui, tour à tour, s’inclinent
Avec un grand respect.
Alors, tendrement, à la terre
Sourit le Créateur ;
Car, il accueille la prière,
La prière des fleurs.


Le succès qu’eut Marielle est impossible à décrire. M. Jambeau et Jean pleuraient, tandis que Maurice se mordait les lèvres, pour ne pas pleurer, lui aussi.

— Chère Marielle ! dit Jean. Cette chanson que vous venez de chanter et que vous avez composée, paroles et musique, est si touchante et si belle ! N’est-ce pas que vous nous la chanterez encore ?

— Mais, oui, Jean, répondit Marielle en souriant. Pas ce soir ; mais je vous la chanterai certainement, quand vous exprimerez le désir de l’entendre.

— Dans quel livre avez-vous pris cette chanson, Marielle ? demanda Louise Vallier, avec son rire sot. Vous ne me ferez pas croire que c’est vous qui avez composé cela : voilà !

— Comme vous voudrez, Mlle Vallier ! répondit Marielle. Puis, riant d’un bon cœur, elle ajouta : Vous venez de me faire un grand compliment, sans le vouloir.

— En effet ! s’écrièrent-ils tous, en souriant.

— Sans doute, l’intention de Mlle Vallier était véritablement de vous faire un compliment mérité, Marielle, dit Jean. Dans tous les cas, je vous félicite, ma chérie ; c’est si joli et si touchant « La Prière des Fleurs » !

M. Jambeau avait eu vraiment une belle idée en fondant ces Soirées Littéraires et Musicales, et le temps s’écoulait bien vite et bien agréablement sur le Rocher aux Oiseaux.


CHAPITRE XXVII

INTRIGUES


Quand la neige se mit à tomber et que le golfe Saint-Laurent fut recouvert de glace, aux environs de l’île, Maurice produisit ses patins, ses raquettes et ses traîneaux, et ce furent des après-midis entiers passés à s’amuser. Louise Vallier s’étant fait venir des patins et des raquettes, de Québec, en vue du long hiver sur le Rocher aux Oiseaux, fut, nécessairement, de la partie.

Jean n’aimait guère Louise Vallier ; mais Maurice la détestait tellement que ce n’est qu’au prix d’efforts surhumains qu’il parvenait à lui montrer la plus simple courtoisie. Même, Jean avait fait à son ami des observations à ce sujet :

— Mon pauvre Maurice, lui avait-il dit, puisque nous sommes obligés de subir la présence de Mlle Vallier, tâchez d’être un peu plus courtois envers elle !

— Écoutez, Jean, avait répondu Maurice, Mlle Vallier n’a que faire de mes galanteries ; elle s’est toquée de vous, mon ami.

— De moi ! s’écria Jean, en éclatant de rire. Puis, gravement, il reprit : J’espère que vous vous trompez, Leroy ! D’ailleurs, Mlle Vallier sait que je suis le fiancé de Mlle Marielle et…

— Si vous croyez que cette certitude pèse d’un grand poids à cette demoiselle, Bahr ! dit Maurice en souriant. Je l’ai observée Mlle Vallier et j’ai constaté qu’elle se sert de mille petites ruses pour vous éloigner de Mlle Marielle et vous attirer à ses côtés : ses patins sont toujours débouclés, ses raquettes plantent dans la neige, elle est timide, en traîneau, si timide qu’il n’y a qu’à vous, Jean, qu’elle ose se confier.


La Prière des Fleurs


Paroles et Musique de Mme A.-B. LACERTE


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— Sûrement ! Sûrement, vous vous trompez, Leroy ! s’écria Jean.

— Non, je ne me trompe pas, Bahr ! Cette jeune fille vous courtise, littéralement, et… Mais, non, je me tais ; j’en ai peut-être trop dit déjà, et…

— Parlez, au contraire, mon cher ami ! C’est très amusant de vous entendre discourir, fit Jean, en riant d’un bon cœur.

— Eh ! bien, j’allais dire que Mlle Marielle n’apprécie pas les minauderies de Mlle Vallier… J’ai vu Mlle Marielle vous regarder d’un air singulier, hier, quand, deux fois de suite, vous avez dû boucler les patins de Mlle Vallier.

— Vous devez vous tromper, Maurice ! Marielle a, en moi, une confiance illimitée, je sais, et… Mais, encore une fois, Leroy, essayez donc d’être plus aimable pour Mlle Vallier.

— Je vais essayer, répondit Maurice, d’un air résigné, qui fit beaucoup rire Jean.

Maurice Leroy ne se trompait pas pourtant, en affirmant que Louise Vallier avait jeté sur Jean son dévolu. Il ne se trompait pas non plus en disant que Marielle commençait à prendre ombrage de ce qui se passait. Marielle avait confiance en son fiancé, sans doute ; mais elle se défiait de Louise Vallier… non sans raison. Cette fille avait résolu de séparer les fiancés et elle ne reculerait devant rien pour cela.

On était au commencement du mois de février, quand, un matin, Louise Vallier entra dans la chambre de Marielle et lui dit :

— Je suis sortie, tout à l’heure et j’ai rencontré M. Bahr. Il m’a demandé de me charger d’une commission pour vous ; il m’a priée de vous dire qu’il ne pourra pas venir patiner cet après-midi… Il n’a pas donné de raisons.

— ! Ah ! dit, seulement, Marielle.

— Viendrez-vous patiner quand même, Marielle ? demanda Louise Vallier, avec un peu d’anxiété dans la voix.

— Non, je n’irai pas, puisque Jean n’y sera pas.

— Eh ! bien, comme ça ne me fait ni chaud ni froid, à moi, que M. Bahr y soit ou n’y soit pas, j’irai patiner, comme de coutume, dit Louise Vallier, parvenant, très imparfaitement, à cacher le soulagement que lui causait la décision de Marielle.

— Quel succès j’ai eu ! se disait-elle, en quittant la chambre de Marielle. Si le reste de mon plan réussit, tout ira bien… Je ne puis me le cacher à moi-même, je l’aime le fiancé de Marielle et… Nous verrons ! Nous verrons !

Quand Louise Vallier arriva à l’endroit où l’on se rencontrait, chaque jour, Jean était déjà rendu. Il accourut au-devant de la jeune fille et demanda :

— Marielle ?… Ne vous accompagne-t-elle pas !

— Eh ! bien, non, M. Bahr. Marielle ne m’accompagne pas.

— Serait-elle malade ? demanda Jean.

— Pas du tout, M. Bahr ; elle n’a pas voulu venir, voilà tout… Marielle est un tant soit peu capricieuse, voyez-vous ! Je lui ai dit pourtant qu’elle allait beaucoup vous désappointer en ne venant pas ; mais elle a seulement haussé les épaules, d’un air indifférent.

— Vraiment ! s’écria Jean, Mais… je n’y comprends rien !… Marielle… L’aurais-je. froissée, sans le vouloir ?

— Je ne le crois pas… Je le répète, M. Bahr, un caprice de Marielle… Patinez-vous, cet après-midi ?… Ah ! oui, je vois que vous avez vos patins. Si vous voulez être assez bon de m’aider à mettre les miens… Où est M. Leroy ?

M. Leroy est auprès de M. Jambeau, qui est un peu souffrant aujourd’hui.

— Eh ! bien, patinons, vous et moi, M. Bahr, puisque nous sommes les seuls au rendez-vous !

Jean ne pouvait refuser, sans manquer aux éléments de la plus simple politesse, et bientôt, lui et Louise Vallier patinaient ensemble. Louise patinait à la perfection ; Jean, lui aussi, était bon patineur et, malgré la peine qu’il ressentait à cause du « caprice » de Marielle, il s’intéressa à l’exercice qu’il prenait.

Louise Vallier, sans en avoir l’air, entraîna Jean jusqu’à un endroit d’où elle et Jean pouvaient être vus, sur la glace, du « Manoir-Roux ».

— Si Marielle est à sa fenêtre, comme je n’en doute pas, se disait-elle, que doit-elle penser en voyant son fiancé patiner avec moi ?… Ça va avoir l’air d’un rendez-vous entre lui et moi ! Et satisfaite que son intrigue eut un si beau succès, Louise Vallier souriait méchamment.

Vers les quatre heures, Louise se décida de retourner chez elle. Mais, voici une complication : Jean résolut de se rendre, lui aussi au « Manoir-Roux », afin de voir Marielle et d’avoir une explication, si possible. Louise Vallier se sentait perdue.

— Pourtant, se disait-elle, je vais essayer d’empêcher une rencontre entre ces deux-là !

On entra au « Manoir-Roux » par la porte, de la cuisine, et Jean pria Louise Vallier d’aller dire à Marielle qu’il désirait beaucoup la voir et lui parler.

C’est à pas de loup que Louise se rendit à l’étage supérieur, car elle voulait s’assurer de là où était Marielle. Celle-ci n’était pas dans sa chambre, et bientôt, Louise Vallier entendit le murmure d’une voix venant de la chambre de sa mère. La porte étant entr’ouverte, Louise vit Mme Dupas étendue sur un canapé et Marielle lui faisant la lecture.

Ni Mme Dupas, ni Marielle n’eut connaissance de la présence d’une troisième personne, et Louise, redescendant l’escalier, s’en vint trouver Jean qui impatiemment, l’attendait dans la cuisine.

Jean, entendant revenir Louise Vallier ; crut que Marielle l’accompagnait et son visage s’illumina de joie ; mais quand il aperçut Louise seule, son visage se rembrunit aussitôt.

— Marielle ? demanda-t-il, encore, cette fois.

— Marielle ne veut pas descendre, M. Bahr, répondit Louise.

— Marielle ne veut pas descendre, dites-vous, Mlle Vallier ?

— Ô M. Bahr, dit Louise, combien il m’en coûte de vous faire tant de peine ! Mais Marielle a refusé de descendre, prétendant qu’elle était trop occupée… Or, elle était à lire et…

« Cette fois, je ne mens pas, se disait-elle ; Marielle était vraiment à lire. »

Mlle Vallier, demanda Jean, savez-vous pourquoi Marielle agit ainsi envers moi ?… L’aurais-je froissée, sans le faire exprès ?… Qu’y a-t-il ? Le savez-vous, Mlle Vallier ?

— Non, je ne le sais pas, répondit Louise ; mais je suis votre amie, M. Bahr, et je vais essayer de découvrir la raison de cette conduite de Marielle.

— Vraiment ! Vous ferez cela ! Oh ! merci, Mlle Vallier, merci !

— Je le répète, je suis votre amie, votre sincère amie… Vous acceptez bien mon amitié, n’est-ce pas, M. Bahr, et vous me donnerez la vôtre, en retour ?

— Certes, oui ? répondit Jean. Et vous parlerez à Marielle n’est-ce pas ?… Vous lui direz…

— Je lui dirai tout, je vous le promets ! dit Louise Vallier, en tendant la main à Jean. Jean prit entre les siennes la main de Louise Vallier et, galamment, il posa un instant ses lèvres.

À ce moment précis, Marielle arrivait dans la cuisine, afin de faire réchauffer un peu de bouillon pour Mme Dupas. Elle vit le geste de Louise Vallier, elle vit Jean, son fiancé, baiser la main de la jeune fille, et elle crut mourir de douleur… Jean ! Son Jean lui était infidèle !…

À la course, Marielle monta dans sa chambre, elle se jeta sur son lit et elle éclata en sanglots.

Après le départ de Jean, Louise Vallier, très satisfaite du succès de ses intrigues, se disait :

— Maintenant, il s’agit d’empêcher ces deux-là de se rencontrer… Il y a malheureusement, les soirées de M. Jambeau… Comment faire pour persuader Marielle de ne plus y assister ?… Je trouverai bien un moyen !

Mais, Louise Vallier n’eut pas à faire appel à son imagination, car M. Jambeau, le lendemain, tomba malade, si malade même que ses Soirées Littéraires et Musicales furent, forcément interrompues.


CHAPITRE XXVIII

ÉPREUVES


M. Jambeau était, en effet, bien malade et on craignait de le voir mourir. Ce fut, d’abord, une forte attaque de rhumatisme articulaire, puis il prit une sorte de bronchite, accompagnée de fièvre intense et de délire.

Ni Jean ni Maurice ne quittait M. Jambeau ; chacun leur tour, ils veillaient à son chevet, et le jour et la nuit. Ce bon M. Jambeau !… Et impossible de se procurer les conseils d’un médecin !… On le soignait à peu près, mais au meilleur de sa connaissance ; le bon Dieu ferait le reste !

Souvent, dans le délire de la fièvre, M. Jambeau prononçait le nom de Marielle et, un jour, Maurice dit à Jean :

— Que penseriez-vous de l’idée d’envoyer Firmin au « Manoir-Roux » et d’essayer d’en ramener Mlle Marielle ? Il est très surprenant qu’elle ne soit pas venue d’elle-même, n’est-ce pas, Bahr, puisqu’elle sait que M. Jambeau est malade ? Firmin, ajouta Maurice, voulez-vous aller au « Manoir-Roux » ? Demandez à parler à Mlle Dupas et dites-lui comme M. Jambeau est malade. Dites-lui aussi qu’il prononce souvent son nom, à Mlle Dupas, dans son délire, et que nous avons pensé que sa présence ici ferait peut-être du bien au malade.

Je pars immédiatement, M. Leroy, répondit Firmin.

Avec quelle impatience on attendit le retour du domestique de M. Jambeau ! Enfin, il arriva ; mais il était seul.

Mlle Marielle ? demandèrent, en même temps, Jean et Maurice.

— Messieurs, répondit Firmin, il y a des malades au « Manoir-Roux » aussi.

Mlle Dupas ! s’écria Jean.

— Non, M. Bahr, pas Mlle Dupas. C’est elle qui m’a reçu… Mme Dupas est très-malade ; elle souffre de la même maladie que M. Jambeau, et on est très inquiet à son sujet. La vieille Nounou est, elle aussi, bien mal, et M. Dupas, depuis ce matin, a de continuels frissons.

— Ciel ! s’exclamèrent Jean et Maurice.

— J’ai trouvé Mlle Dupas bien changée, pâle et les yeux cerclés de noir : c’est qu’elle est seule pour soigner tous ces malades, continua Firmin.

— Mais, Mlle Vallier ? demanda Maurice. Est-elle malade, elle aussi ?

— Non, M. Leroy. Mais Mlle Vallier prétend avoir peur de cette maladie, qui est contagieuse, et elle reste dans sa chambre, ne descendant qu’aux heures des repas.

— Quel égoïsme ! dit Jean.

— Firmin, demanda Maurice, seriez-vous assez bon de vous rendre chez moi et dire à Chérubin de venir ici immédiatement ?

— Certainement, M. Leroy !

Firmin partit, puis il revint, au bout de quelques minutes, accompagné du domestique de Maurice.

— Chérubin, dit Maurice, nous venons d’apprendre que M. et Mme Dupas, ainsi que Nounou sont malade. Mlle Dupas a, seule, la charge de tous ces malades… Tu vas donc partir pour le « Manoir-Roux » et t’y installer, afin de donner à Mlle Dupas tout l’aide possible.

— Bien, M. Maurice, répondit Chérubin.

— Attends, Chérubin, dit Maurice, Tu viendras nous apporter des nouvelles du « Manoir-Roux », chaque jour, deux fois par jour même, si tu le peux.

— Certainement, M. Maurice ! répondit le domestique, puis il partit pour le « Manoir-Roux ».

Et que devenait l’enfant Max pendant ce temps ?

Max était à « Charmes Villa », chez Maurice. Quand M. Jambeau tomba malade et que Jean passait, la plus grande partie de son temps auprès du malade, Maurice envoya son domestique chercher l’enfant, car on ne pouvait le laisser seul au « Gîte ». Max arriva donc à « Charme Villa », un beau soir, portant, dans sa main droite, une petite valise contenant du linge, et dans sa main gauche, un panier couvert contenant Toute-Blanche. Inutile de dire que Léo suivait, comme toujours, son maître pas à pas.

M. Jambeau fut plus de trois semaines malade. Enfin, il put quitter son lit et s’asseoir dans un fauteuil. Jean et Maurice commençaient à songer à réintégrer leurs domiciles respectifs, quand, un soir, Firmin tomba subitement malade, à son tour. Ce pauvre Firmin venait de dire à M. Jambeau :

— M. Jambeau, c’est une épidémie qui décime le Rocher aux Oiseaux que cette maladie que vous venez d’avoir : M. et Mme Dupas ont été malades, Nounou aussi… Vrai, M. Jambeau, cette épidémie « court » sur le Rocher, et elle finira par nous « attraper » tous !

À peine Firmin eut-il finit de parler, qu’il se sentit pris de frissons et d’étourdissements. On dut le transporter dans sa chambre et s’empresser de lui prodiguer des soins.

Jean et Maurice se virent retenus à la « Villa Bianca ». Heureusement, Firmin ne fut que six jours malade, car, véritablement, Jean et Maurice étaient bien fatigués tous deux.

Quittant la « Villa Bianca », nos deux amis se dirigèrent vers la demeure de Maurice. Il était cinq heures du soir. Qui fut content de les revoir ? ce fut Max, et même Toute-Blanche vint se frôler sur les jambes de Jean.

— Maurice, dit Jean, après le souper, je me propose de retourner au « Gîte » ce soir. Max et moi nous avons le grand ménage à faire, car la saison de la chasse aux morses sera bientôt arrivée… Ciel, qu’il fait froid, n’est-ce pas, Leroy ? dit-il soudain, puis il se mit à frissonner.

— Vous êtes frileux, Bahr ; je trouve la température bien supportable, pour ma part.

— Ce pauvre M. Jambeau, comme il a été malade ! J’ai cru, pendant quelques jours, que c’en était fait de lui, dit Jean.

— Oui, pauvre M. Jambeau !… Ça va mieux au « Manoir-Roux » maintenant, répliqua Maurice. M. Dupas est tout à fait revenu de son indisposition et Nounou est sur pied depuis hier ; il n’y a que Mme Dupas, dont l’état est encore inquiétant.

— Comme Marielle doit être fatiguée ! dit Jean. Pourvu qu’elle ne tombe pas malade à son tour !… Quelle bonne idée vous avez eue, Leroy, de lui envoyer votre domestique ! Pauvre pauvre Marielle !… C’est singulier, reprit-il, en passant la main sur son front, c’est singulier comme il fait noir… Je ne…

— Bahr ! Bahr ! cria Maurice, puis il courut vers son ami, qui venait de s’évanouir.

Oui, Jean, à son tour, était atteint de cette maladie devenue épidémique sur le Rocher aux Oiseaux !

Chérubin arrivant à « Charme Villa » porteur de nouvelles plus rassurantes sur l’état de Mme Dupas, aperçut Jean Bahr aux prises avec la fièvre et le délire.

— M. Maurice, dit-il, Mlle Dupas est, en ce moment, chez M. Jambeau.

— Vraiment ! s’écria Maurice. Reste ici alors, Chérubin ; je vais aller à la « Villa Bianca » et ramener Mlle Dupas.

Maurice partit, à la course, dans la direction de la « Villa Bianca » et il y arriva juste au moment où Marielle s’apprêtait à retourner chez elle.

— Ah ! M. Maurice ! dit Marielle en tendant la main au jeune homme.

— Comment allez-vous Mlle Marielle ? demanda Maurice à la jeune fille. Vous avez été très éprouvés au « Manoir-Roux » !

— Certes, oui, répondit Marielle ; mais tous sont sur pied maintenant, Dieu merci. Et… M. Maurice, comment vous remercier de votre délicate attention d’avoir envoyé votre domestique, ce bon Chérubin, à mon aide ! Je ne sais vraiment comment je serais parvenue à me tirer d’affaire sans lui !

— Je vous assure, Marielle, interposa M. Jambeau, que je serais aujourd’hui dans le sein d’Abraham, si ce n’eut été de Maurice et de Jean !… Jean ne vous a pas accompagné, Maurice ?

— Non, M. Jambeau, Jean ne m’a pas accompagné… pour la bonne raison que ce pauvre Jean est tombé malade subitement, hier soir, dit Maurice.

— Jean malade !

Cette exclamation c’est Marielle et M. Jambeau qui la firent ensemble.

— Oui, Jean est malade, bien malade ; il a la fièvre et le délire… Il est bien changé ce pauvre Jean !… C’est pourquoi, ayant appris par mon domestique que Mlle Marielle était ici, je suis venue la chercher… Jean est chez moi… Qui sait ce que la présence de sa fiancée…

— J’y vais tout de suite ! s’écria Marielle, et elle partit à la course, sans même attendre Maurice.

Arrivée à « Charme Villa », Marielle se fit conduire immédiatement dans la chambre du malade. Oui, Jean était bien bien changé ; de plus, il était aux prises d’une forte fièvre et du délire. Il articulait des mots sans suite, tandis que ses yeux avaient une fixité étrange, terrible à voir.

— Jean ! Jean ! murmura Marielle, en posant ses lèvres sur le front du jeune homme.

Les yeux du malade se fixèrent sur Marielle, puis il dit :

— Louise ! Ô chère bien-aimée ! Quel bonheur de te revoir, après une si longue séparation !

— Il me prend pour Louise Vallier ! se dit Marielle, en portant la main à son cœur. C’est donc vrai qu’il l’aime ! Ô mon Dieu ! Ô mon Dieu !

— Louise ! répéta Jean. Ne nous séparons plus… Ton cher visage est le dernier que je désire voir en ce monde, puisque… puisque…

Mais, Marielle n’en pouvait supporter davantage ; elle quitta précipitamment « Charme Villa » et retourna tout courant, au « Manoir-Roux ». Pauvre Marielle ! Elle se disait qu’elle était bien abandonnée ; depuis le mariage de Pierre Dupas, elle n’avait, pour ainsi dire, plus de père…, et maintenant… elle n’avait plus de fiancé…

— Je sais ce que je vais faire, se dit-elle ; je vais aller passer quelques temps chez M. Jambeau. Ça me distraira et me reposera… Je suis bien fatiguée, oui, bien fatiguée… et, ciel, que le cœur me fait mal !

Ayant obtenu la permission de son père, Marielle partit, le surlendemain, pour la « Villa Bianca ». Qui fut content quand il apprit que sa chère Marielle s’en venait se reposer chez lui ?… Ce bon M. Jambeau se dit qu’il était l’homme le plus heureux de la terre, et il se promit de rendre le plus agréable possible le séjour de la jeune fille sous son toit.

Il y avait huit jours que Marielle était installée chez M. Jambeau, quand, un matin, alors qu’elle faisait la lecture à haute voix pour son hôte, celui-ci l’interrompit tout à coup :

— Marielle, dit-il, si vous voulez bien, nous allons causer, ce matin, au lieu de faire la lecture.

— C’est bien, M. Jambeau, acquiesça la jeune fille.

— Marielle, demanda M. Jambeau, dites-moi ce qu’il y a… Il y a quelque chose, je sais… quelque chose qui vous brise le cœur, qui vous fait pleurer en cachette… Qu’est-ce, ma chérie ?… N’avez-vous pas confiance en moi ?… Qu’y a-t-il, Marielle ?

Marielle se mit à sangloter, tout d’abord, puis elle confia sa grande peine à son vieil ami. M. Jambeau n’en revenait pas !… Jean amoureux de Louise Vallier !… Ce n’était presque pas croyable… Mais, Jean était mieux, et M. Jambeau se dit qu’il le verrait bientôt… demain… aujourd’hui peut-être… Il demanderait au jeune homme de lui expliquer…

— Cher M. Jambeau, dit Marielle, si vous n’y avez pas d’objection, je vais aller faire un petit tour chez-nous ; je reviendrai à temps pour confectionner le dessert du dîner.

— C’est bien, Marielle, répondit M. Jambeau. À bientôt, ma chérie !

— À bientôt, cher M. Jambeau !


CHAPITRE XXIX

EXPLICATIONS


Après le dîner, ce jour-là, M. Jambeau dit à Marielle :

— Marielle, n’aimez-vous pas votre piano ?

— Ne pas aimer mon piano, M. Jambeau ! protesta Marielle.

— C’est que vous n’en jouez plus. Pourquoi ne jouez-vous pas quelque chose ? J’aimerais vous entendre.

— Mais, M. Jambeau, je sais que vous faites la sieste, chaque jour, après le dîner ; le piano vous empêcherait de dormir.

— Alors, fermez la porte de la bibliothèque, Marielle et amusez-vous à votre piano… Je crains toujours que vous vous ennuyiez ici et…

— M’ennuyer ici ! Pas de danger, cher M. Jambeau, je vous assure ! Mais, je vais suivre votre conseil et faire un peu de musique.

Marielle entra dans la bibliothèque et se mit à improviser des mélodies. À composer de la musique le temps passe vite, et levant les yeux sur un cadran, tout à coup, elle s’aperçut qu’il était trois heures.

— Trois heures déjà ! se dit-elle. M. Jambeau doit être éveillé ; je vais aller voir.

À ce moment, une main se posa sur l’épaule de Marielle, et s’étant retournée, elle se trouva en face de Jean Bahr.

— Jean ! s’écria-t-elle, sous l’impulsion de la surprise et de la joie.

— Marielle ! Ma bien-aimée ! dit Jean, en pressant sa fiancée contre son cœur.

Mais certains souvenirs revinrent à Marielle, car elle s’arracha des bras du jeune homme et dit :

— Comment ! Vous osez !

— Marielle ! Marielle ! s’écria Jean, très surpris de l’attitude de la jeune fille. Qu’y a-t-il, Marielle ?

— Ce qu’il y a ! s’exclama Marielle. Ah ! vous le savez bien !

— Marielle, ma chère fiancée ! dit Jean, essayant d’atteindre la jeune fille.

— Votre fiancée ?… Non pas !… Je sais tout, M. Bahr ; votre fiancée c’est Louise Vallier.

— Ma fiancée, Louise Vallier !… Mais, ma chérie, je ne comprends rien à ce langage.

— Je le répète, je sais tout… le jour où vous m’aviez fait dire par Mlle Vallier que vous n’alliez pas patiner, et ce que je vous ai vu parcourant la glace avec elle… Ne niez pas. M. Bahr ; je vous ai vus tous deux !

— Marielle, dit Jean, vous voulez parler de ce jour où vous avez refusé de venir patiner avec nous, quoique Mlle Vallier m’ait dit que vous aviez haussé les épaules quand elle vous avait assurée que votre absence me ferait beaucoup de peine…

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit Marielle. En ce jour dont je vous parle, Louise Vallier m’a dit vous avoir rencontré ; elle m’a dit aussi que vous l’aviez chargée d’un message pour moi : vous ne viendriez pas patiner. Conséquemment, je répondis à Mlle Vallier que, puisque vous n’y deviez pas être, je n’y serais pas, moi non plus… Puis, je vous ai vu patiner ensemble, de la fenêtre de ma chambre.

— Marielle, Mlle Vallier vous a menti, comme elle m’a menti à moi. C’est une intrigue de sa part ; voilà ! Et si j’ai patiné avec elle, c’est qu’elle me l’a presque demandé… La courtoisie la plus simple…

— Est-ce la « courtoisie la plus simple » interrompit Marielle, qui vous a aussi suggéré l’idée de lui baiser la main ? Entrant dans la cuisine afin de faire chauffer du bouillon pour Mme Dupas, je vous ai vu…

— Écoutez, ma chérie, je vais vous expliquer la chose : Mlle Vallier, sur ma demande, était allée vous prier de descendre pour quelques instants…

— Je ne l’ai point vue, répondit Marielle. Je faisais la lecture à haute voix pour Mme Dupas probablement, en ce moment-là, et Louise Vallier ne m’a certainement pas interrompue.

— Alors, cette fois encore, elle m’a menti. Elle m’a dit que vous aviez refusé de descendre. Ne comprenant pas pourquoi vous refusiez de me voir, Marielle, j’ai demandé à Mlle Vallier de découvrir ce qu’il y avait… Je craignais tant vous avoir froissée, sans le vouloir, voyez-vous, Marielle ! Elle promit ce que je lui demandais ; même, me tendit la main en disant : « Je lui dirai tout, je vous le promets ! » Et c’est alors que je lui ai baisé la main… parce qu’elle avait promis de plaider ma cause auprès de vous, ma bien-aimée ! dit Jean.

— Mais, puisque vous niez aimer Mlle Vallier, pourquoi avez-vous prononcé son nom si souvent, dans le délire de la fièvre, M. Bahr ? demanda Marielle. Non, voyez-vous, je ne puis croire à votre fidélité… j’ai des preuves convaincantes du contraire.

— Je ne comprends pas, Marielle… murmura Jean.

— Eh ! bien, je vais vous expliquer mes paroles, dit Marielle. Je suis allée vous voir à « Charme Villa », pendant que vous étiez malade…

— Oui, je sais, ma chérie ; Maurice me l’a dit, vous n’en doutez pas, Marielle, je vous en garde une grande reconnaissance ! s’écria Jean.

— Vous voyant si malade, poursuivit Marielle, je me suis penchée sur vous en prononçant votre nom… Vous m’avez regardée fixement… et m’avez prise pour Mlle Vallier.

— Le délire… commença Jean.

— Vous avez parlé… Vous avez dit (Ah ! je me souviens bien de ce que vous avez dit, allez) « Louise ! avez-vous dit, Ô chère bien-aimée Louise ! Quel bonheur de te revoir, après une si longue séparation !

Jean ne put retenir un sourire, devant l’erreur de Marielle ; celle-ci vit ce sourire et en fut très froissée.

— Sans doute, cela vous amuse beaucoup, M. Bahr ! dit-elle, le rouge du mécontentement au front.

— Veuillez me pardonner, Marielle, plaida Jean, et continuez votre récit, je vous prie.

— Vous vous moquez de moi ! cria Marielle, des larmes perlant à ses cils. Qu’importe, en fin de compte !… « Louise ! vous êtes-vous écrié encore. Ne nous séparons plus… Ton cher visage est le dernier que je désire voir, en ce monde, puisque… puisque…

— Marielle, dit Jean ; votre erreur est bien naturelle et…

— Mon erreur ! protesta-t-elle.

— Ma fiancée chérie, dit Jean, je vous ai déjà parlé de ma sœur, et je vous ai dit combien elle m’était chère… Avant de vous rencontrer, Marielle, ma sœur m’était plus chère que tout au monde… Or, quoique je vous aie parlé d’elle assez souvent, je ne me souviens pas de vous avoir dit son nom ?

— Jamais ! s’exclama Marielle, qui commençait peut-être à comprendre.

— Elle se nomme Louise.

— Louise !… Ah !

— Tenez, Marielle, veuillez prendre connaissance de l’inscription et de la souscription de cette lettre, la dernière que j’ai reçue de ma sœur, l’automne dernier.

— Non ! Non — Jean ! Je comprends tout maintenant !

— Vous m’obligeriez, ma chérie, en lisant le post-scriptum de cette lettre. Lisez-le, je vous prie, Marielle !

Et Marielle lut ce qui suit :


« Ainsi, mon frère chéri, je ne désespère pas aller, un jour te voir, sur ton Rocher. Quel plaisir de te voir, Jean ! Quel plaisir pour moi de faire la connaissance de ta Marielle bien-aimée, celle de ce bon M. Jambeau et aussi celle de M. Maurice Leroy ! Tes lettres, si jasantes, si intéressantes, sont remplies de ces noms… de fait, même entre les lignes, je puis lire celui de ta douce fiancée Marielle.

Ta sœur qui t’aime tendrement,
LOUISE BAHR »


— Jean ! Jean ! Ô Jean ! s’écria Marielle. Me pardonnerez-vous d’avoir douté de vous ?

— Cher ange, répondit le jeune homme, je vous pardonne de tout cœur, du moment que vous me promettez de ne plus jamais douter de moi.

— Je le jure, mon cher fiancé !… Quant à Louise Vallier et ses intrigues…

— Ah ! l’accord est fait, à ce que je vois ! dit, en ce moment, la voix de M. Jambeau.

— M. Jambeau ! murmura Marielle, entourant de ses bras le cou du brave homme. Cher M. Jambeau, nous avons eu une explication Jean et moi… Jamais plus je ne douterai de lui !

— Bien, mes enfants ! dit M. Jambeau, vous resterez souper avec nous, n’est-ce pas ? Je viens d’envoyer chercher Maurice.

— Merci, M. Jambeau, j’accepte votre invitation avec plaisir et reconnaissance !

Ce fut une joyeuse réunion et la veillée passa vite, trop vite, selon tous.

Le lendemain, Jean retournait chez lui, accompagné de Max, et huit jours plus tard, Pierre Dupas venait chercher Marielle.

— Combien il m’en coûte de la laisser partir, M. Dupas ! dit M. Jambeau, qui avait des larmes dans les yeux. Ne pourriez-vous pas me laisser Marielle au moins pour quelques jours encore ?

— Je regrette infiniment d’avoir à vous refuser quelque chose, M. Jambeau, répondit Pierre Dupas. Mais, voyez-vous, la saison de la chasse aux morses commence lundi, et je ne puis laisser ma femme seule au « Manoir-Roux »… Je veux dire, se reprit-il, que Marielle a un don tout spécial auprès des malades… et ma femme est loin d’être en bonne santé, M. Jambeau.

— Vous viendrez me voir souvent, n’est-ce pas, Marielle ? demanda M. Jambeau.

— Certes, oui ! J’ai passé des jours bien agréables à la « Villa Bianca », cher M. Jambeau, et je vous remercie de votre cordiale et généreuse hospitalité !

À quelques jours de là, Pierre Dupas allait s’installer au « Gîte » pour la saison de la chasse aux morses. Cette chasse fut très fructueuse, encore, cette année, à en juger par les peaux de morses et les barils d’huile dont les hangars furent bientôt remplis.

Et le temps passait…

Bientôt la belle saison s’annonça : les oiseaux se mirent à chanter, les arbres se mirent à bourgeonner, l’herbe à reverdir, les fleurs à poindre, et ainsi on arriva à la date du 28 mai, date à laquelle eut lieu, sur le Rocher aux Oiseaux, un grand événement, prélude du plus émouvant des drames, dans lequel les principaux personnages de ce roman allaient jouer des rôles importants.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


DEUXIÈME PARTIE

LA VICTIME

CHAPITRE I

GUY


Le 27 mai, dans l’après-midi, arriva, sur le Rocher aux Oiseaux, un de nos bons amis : le Docteur Le Noir, mandé, en toute hâte, par Pierre Dupas. Le médecin alla droit au « Gîte », en arrivant ; inutile de dire s’il fut le bienvenu.

— Je viens passer deux ou trois jours avec vous, Bahr, dit le docteur Le Noir. J’espère que vous n’avez pas d’objection à me recevoir ?

— Pour deux ou trois jours, pour deux ou trois semaines, pour deux ou trois mois, si vous le désirez, Le Noir, répondit Jean. Vous êtes mille fois le bienvenu.

— Merci ! dit le médecin. Pour le moment, je me rends au « Manoir-Roux »… Je ne sais quand je reviendrai ; peut-être ce soir, peut-être seulement demain matin. Au revoir donc !

— Au revoir ! répondit Jean. Revenez à l’heure qu’il vous plaira, Docteur, et ne craignez pas de me déranger, quand ce serait au milieu de la nuit… J’espère que tout ira bien au « Manoir-Roux » ; Mme Dupas a été languissante tout l’hiver et M. Dupas est bien inquiet.

Ce fut le lendemain matin seulement que le Docteur Le Noir revint au « Gîte ». Jean venait de se mettre à table pour déjeuner, quand le médecin arriva. À son arrivée, Jean accourut au-devant de lui.

— Eh ! bien, comment ça va-t-il au « Manoir-Roux » !… Mme Dupas ?…

Mme Dupas se porte bien… aussi bien qu’on puisse le désirer, du moins, et son fils a bonne envie de vivre, si on peut en juger par la force de ses petits poumons.

— Ainsi, c’est un fils ? demanda Jean.

— Oui, un fils, M. et Mme Dupas sont fous de joie, ainsi que Mlle Marielle et la bonne Nounou. La vieille servante assure que le nouveau-né ressemble à Mlle Marielle, quand elle est née, et je n’en doute pas ; l’enfant a de grands yeux bleus, un duvet doré recouvre sa tête, et ses traits sont fins et délicats.

— Marielle va tant l’aimer son petit frère ! dit Jean.

— Elle l’aime déjà. Quand j’ai quitté le « Manoir-Roux », tout à l’heure, malgré l’heure un peu matinale, Mlle Marielle était penchée sur son petit frère, que Nounou tenait dans ses bras, et j’ai vu de l’étonnement et de l’admiration dans ses yeux. Comme je partais, elle me dit : « Docteur, voulez-vous dire à M. Jean de venir aussitôt qu’il le pourra, voir mon petit frère ? » J’ai promis de faire la commission, Bahr.

— Merci, Le Noir, répondit Jean ; je crois que j’irai au « Manoir-Roux » ce matin même.

— Laissez-moi vous dire, mon ami, combien j’admire votre fiancée. Mlle Marielle mérite vraiment le nom d’Ange du Rocher… Je vous félicite, Bahr… elle aussi, je la félicite d’ailleurs… Vous allez vous marier bientôt ?

— Oui. Aussitôt que la famille Brassard sera arrivée, nous nous marierons. M. Brassard, doit me servir de père, et Marielle désire attendre Mme Brassard, qu’elle aime beaucoup. Maintenant, Le Noir, reprit Jean, vous allez déjeuner, puis vous vous coucherez ; vous devez être épuisé, après une nuit passée sans sommeil.

Vers les dix heures de l’avant-midi, Jean alla au « Manoir-Roux ». C’est Pierre Dupas qui vient lui ouvrir la porte.

— Jean ! s’écria-t-il. Vous avez appris la grande nouvelle, sans doute, et vous venez me féliciter ?… Voilà Marielle, ajouta-t-il, le visage de Pierre Dupas rayonnait de bonheur.

— Jean ! dit Marielle. Ô Jean, nous avons le plus beau bébé ici ! Je vais aller voir si Nounou a fini de faire la toilette de mon petit frère ; j’aimerais que vous le verriez.

— Moi aussi, j’aimerais à le voir ce prodigieux bébé, répondit Jean en souriant.

Bientôt, Nounou arriva, portant dans ses bras un petit paquet enveloppé de broderies et de dentelles ; l’héritier des Dupas. Nounou, elle aussi, avait le visage rayonnant.

— Voyez, M. Bahr, dit Nounou, en découvrant le visage du bébé. N’est-ce pas que c’est un bel enfant ?

— Oh ! le beau beau bébé ! s’écria Jean. Vous devez être bien heureux, M. Dupas, ajouta-t-il. en se tournant vers ce dernier. Et comment se porte Mlle Marielle ? Le Docteur Le Noir m’a donné des nouvelles rassurantes sur le compte de la nouvelle maman, vous savez.

— Ma femme se porte aussi bien qu’on puisse le désirer, Jean, répondit Pierre Dupas.

Quelqu’un frappa à la porte du « Manoir-Roux ».

— Entrez ! dit Pierre Dupas. La porte s’ouvrit et Maurice Leroy entra.

— Ah ! dit-il en apercevant l’enfant dans les bras de Nounou. Je venais prendre des nouvelles ; les nouvelles sont bonnes, à ce que je vois !

— Ô M. Maurice, dit Marielle, voyez donc le beau bébé !

À son tour, Maurice dut admirer le nouveau-né, féliciter Pierre Dupas et s’informer de la nouvelle maman, ensuite, Jean et Maurice quittèrent le « Manoir-Roux », où le bonheur semblait être entré depuis la venue de l’enfant.

Jean et Marielle furent les parrain et marraine. Ce premier baptême sur le Rocher aux Oiseaux se fit solennellement. Un prêtre vint de l’île Aubert. Pour le recevoir dignement, toute l’île avait été décorée de drapeaux, d’inscriptions et des arches enguirlandées de feuillages et de banderoles avaient été érigées. La « Villa Grise » fut mise à la disposition du prêtre, que Maurice était allé chercher à l’île Aubert et que Pierre Dupas et Jean avaient reçu au débarcadère. Firmin, le domestique de M. Jambeau, fut mis au service du prêtre, qui passa huit jours sur le Rocher, au grand bonheur de tous.

M. Jambeau avait élu domicile au « Gîte », car on ne pouvait le laisser seul à la « Villa Bianca ».

Jean, nous l’avons dit, fut parrain de ce nouveau citoyen du Rocher aux Oiseaux, Marielle fut la marraine, et Nounou porta l’enfant au baptême, ce dont elle ne se montra pas peu fière. Maurice devint « bedeau » pour la circonstance, sonnant à toute volée la cloche de la chapelle, cloche que Jean avait installée, non sans peine, dans le petit clocher surmontant la chapelle.

L’enfant des Dupas reçut au baptême le nom de Guy.

Un grand repas fut servi au « Manoir-Roux », après le baptême ; à ce repas assistaient le prêtre, Pierre Dupas, Jean, Marielle, Maurice Leroy, M. Jambeau, que Max avait emmené en voiture et le Docteur Le Noir. Max, lui aussi assistait au repas, puis Nounou, puisqu’elle avait été porteuse. Firmin, le domestique de M. Jambeau et Chérubin, le domestique de Maurice, servaient le repas de baptême.

Nous avons oublié de mentionner Louise Vallier, qui, elle aussi, assistait au repas. Louise ne faisait aucun cas de son petit frère. L’enthousiasme de tous semblait l’amuser fort et elle souriait méchamment aux exclamations de Marielle… Elle se montrait aussi désagréable qu’elle savait l’être et M. Jambeau, qui l’observait très attentivement, demanda à Jean, après le repas :

— La date de votre mariage est-elle fixée, Jean ?

— Nous nous marierons aussitôt que les Brassard seront arrivés, M. Jambeau répondit Jean, comme il l’avait répondu au Docteur Le Noir.

— Le plus tôt possible ! Le plus tôt possible, Jean ! s’écria M. Jambeau. Pourquoi ne pas en profiter, tandis que nous avons un prêtre sur l’île ?

— Cher M. Jambeau, répondit Jean, vous vous imaginez bien que j’y ai pensé ! Mais Marielle préfère attendre le retour de Mme Brassard… En attendant ma bien-aimée n’est pas trop malheureuse au « Manoir-Roux » ; voyez plutôt !

M. Jambeau jeta les yeux sur Marielle ; elle était debout à l’une des extrémités de la salle, tenant dans ses bras le petit Guy. Debout, près d’elle, était Max, le regard plein d’admiration, fixé sur le bébé. Un sourire entr’ouvrait les lèvres de la jeune fille.

— En effet, dit, soudain, M. Jambeau, en réponse à la dernière remarque de Jean, Marielle est heureuse… pour le présent… et j’ai tort d’être inquiet à son sujet…

— Inquiet, M. Jambeau !… Que voulez-vous dire ?

— Je ne sais vraiment, Jean !… Je suis vieux, et l’avenir me parait souvent assez sombre… Tout de même, mon jeune ami, aussitôt que les Brassard seront arrivés, épousez Marielle et emmenez-là loin du « Manoir-Roux » et… de cette folle, dit M. Jambeau, en désignant Louise Vallier.


CHAPITRE II

RETOUR DE L’ÉTÉ


Un mois s’était écoulé depuis les événements racontés plus haut, et c’était l’été sur le Rocher aux Oiseaux.

Les six villas avaient trouvé locataires : depuis la veille au soir seulement, la « Villa Grise » était habitée par la famille Brassard. Lors de l’arrivée du premier bateau, Jean et Marielle avaient reçu chacun une lettre de M. et Mme Brassard, leur annonçant qu’ils ne pourraient prendre possession de leur villa avant le 1er juillet. Les Brassard étaient arrivés la veille, et on leur avait fait fête.

M. Jambeau habitant la « Villa Bianca », Maurice et son père « Charme Villa » (car M. Leroy père était de retour sur le Rocher depuis le 15 juin), il ne restait que trois villas libres.

Dès le 8 juin, la « Villa Magdalena » avait été louée par un M. Paris et son fils Charles. Pas du tout sympathiques ces messieurs. M. Paris, père, n’articulait pas un mot par heure peut-être, Charles, son fils, n’était pas très intelligent. Jean et Maurice considéraient que Charles Paris était une vraie « scie ». Chose étrange, (ou, du moins, qui paraissait étrange à Jean et à Maurice) Charles Paris devint amoureux de Louise Vallier, la première fois qu’il l’aperçut. Tout d’abord, Louise encouragea le jeune homme ; mais, ayant appris que ni lui ni son père ne possédaient de fortune, elle fit froide mine au jeune homme. Cependant, Charles Paris continuait à poursuivre la jeune fille de ses attentions.

La « Villa Riante » était habitée par un M. Rust et sa fille Lillian. Quoique leur nom fut anglais, c’étaient des Canadiens-français. M. Rust intrigua beaucoup les habitants du Rocher aux Oiseaux, pendant quelques jours… Qui était-ce que ce monsieur ?… Il était de haute stature et fort corpulent. On pouvait le voir arpenter l’île d’un pas tranquille et mesuré, les yeux alertes, et semblant tout voir à la fois… Eh ! bien, M. Rust ne faisait aucun mystère de sa profession : il était policier, dans la ville de Québec et il était venu passer deux mois sur l’île pour se reposer ; voilà tout.

Lillian Rust était une charmante jeune fille de dix-huit ans, rieuse et gaie, dont Marielle avait vite fait son amie. Lillian et Marielle devinrent deux inséparables, s’aimant comme des sœurs.

Mais, Marielle n’était pas la seule qui aimât Lillian ; un autre l’avait vue et aimée, et cet autre c’était le Docteur Le Noir. Ce fut le traditionnel coup de foudre, des deux côtés, et le médecin venait, assez souvent, maintenant, passer un jour ou deux sur le Rocher aux Oiseaux.

Quant à la « Villa du Rocher », elle avait été louée, il y avait huit jours, seulement. Un après-midi, alors que Jean était occupé à écrire, au magasin, il entendit une voix qui l’interpellait :

— C’est vous qui êtes M. Bahr ?

Jean leva les yeux, et il aperçut une dame âgée, debout près d’un comptoir. Cette dame portait dans ses bras un chien, qui avait l’air assez hargneux vraiment, Accompagnant l’étrangère, étaient deux domestiques : une jeune fille et un homme d’une cinquantaine d’années à peu près. Les domestiques portaient, entr’eux, un chien, deux cages contenant des serins, une autre cage contenant un perroquet et un panier dans lequel se débattait un chat. Léo vint aboyer joyeusement autour de cette ménagerie, puis la dame répéta sa question d’un ton impatienté, cette fois :

— C’est vous qui êtes M. Jean Bahr ?

Jean se leva et inclinant la tête, répondit :

— Je suis Jean Bahr, oui, Madame.

— Veuillez dire « Mademoiselle » et non « Madame » dit la nouvelle venue. Je n’ai jamais fait la sottise de me marier, Monsieur Jean Bahr ; conséquemment, j’ai droit au titre de « Mademoiselle »… et j’y tiens, je vous en avertis !

Jean fut très amusé et il regrettait beaucoup que Maurice ne fut pas présent ; combien il eut trouvé cela comique !

— Vous avez des villas à louer ? demanda la demoiselle.

— Oui, Madame… Mademoiselle, je veux dire. Il m’en reste une : la « Villa du Rocher ».

— C’est bien ; je la prends tout de suite. Qui m’y conduira ?

Je vais vous y conduire, moi-même, Madam…oiselle, si vous voulez bien me suivre, répondit Jean, en s’emparant d’une clef qui était suspendue à un clou. Max, reprit-il, ne t’éloigne pas du magasin pendant mon absence.

Puis Jean partit, conduisant l’excentrique demoiselle à la « Villa du Rocher ».


CHAPITRE III

LA LOCATAIRE DE LA VILLA DU ROCHER


Marielle était à arroser des fleurs, en avant du « Manoir-Roux », un après-midi, quand elle aperçut une personne âgée assise sur un ro- cher, elle avait l’air d’être fatiguée. La jeune fille s’approcha, et lui dit :

— Vous avez l’air bien fatiguée, Madame. Aimeriez-vous entrer vous reposer un peu ?… Je demeure à quelques pas d’ici seulement.

— J’accepte votre offre, jeune fille, répondit l’étrangère. Comment vous nommez-vous, mon enfant ?

— Je me nomme Marielle Dupas, Madame.

— Ah ! dit la dame en examinant minutieusement Marielle. Et qui demeure avec vous, dans cette maison de laquelle nous approchons ?… Votre père ?…

— Oui. Mon père et ma belle-mère…

— Votre… quoi ?…

— Ma belle-mère, Madame. Mon père est remarié depuis un an… Il y a aussi mon petit frère, un charmant bébé, qui aura un mois demain… Il y a aussi notre vieille servante Nounou, qui m’a élevée… Puis il y a Louise Vallier, la fille de ma belle-mère… Veuillez entrer, Madame.

En entrant au « Manoir-Roux », Marielle aperçut son père qui était assis dans la salle, à lire.

— Père, dit Marielle, voici une dame que j’ai rencontrée ; elle avait l’air épuisée et je l’ai invitée à entrer.

— Tu as bien fait, Marielle ! répondit Pierre Dupas, en s’avançant au-devant de la nouvelle venue.

— Madame, voici mon père, dit Marielle à l’étrangère.

— Soyez la bienvenue, Madame ! dit Pierre Dupas. Puis il eut une exclamation  : Tante Solange ! Tante Solange ! Vous ici ! Sur le Rocher aux Oiseaux  ! »

— Tante Solange ! répéta Marielle.

Mme Dupas, entrant dans la salle en ce moment, son mari la présenta à sa tante Solange.

— Ah ! Tante Solange ! J’ai tant entendu parler de vous par mon mari ! dit Mme Dupas. Mme Dupas savait que tante Solange était très riche et déjà, elle pensait à l’avenir de son fils. Guy devrait hériter, lui aussi, de sa tante, à la mort de celle-ci ; il était son neveu, tout comme Marielle était sa nièce.

Marielle, qui s’était absentée quelques instants, revint dans la salle, portant son petit frère dans ses bras.

— Voyez, tante Solange ; voici notre cher bébé, mon petit frère Guy !

Mme Dupas jeta un regard singulier sur la fille de son mari ; ce simple acte, si dépourvu d’égoïsme, l’avait vivement émue.

— Oh ! Le bel enfant ! s’écria Mlle Solange, en prenant Bébé Guy dans ses bras. J’aime beaucoup les enfants, ajouta-t-elle, en s’adressant à Mme Dupas. Votre enfant ressemble à Marielle, alors qu’elle avait cet âge, et Marielle passait pour le plus beau bébé qu’il y eut.

— J’espère alors, puisque vous aimez mon petit Guy, que vous viendrez tous les jours au « Manoir-Roux », Tante Solange, dit Mme Dupas. De fait, vous auriez dû venir vous retirer ici, à votre arrivée sur l’île… C’est vous, n’est-ce pas, qui avez loué la « Villa du Rocher ? »

— Oui, c’est moi… Mais, ma nièce, dit-elle, en s’adressant à Mme Dupas, si vous m’aviez vue arriver ici, avec mes deux domestiques, mes deux serins, mon perroquet, mon chat et mes chiens, je crois que vous auriez été un peu en peine pour nous loger.

Tous se mirent à rire, à la réplique de Mlle Solange. Décidément, tante Solange était une originale !

— Si je suis venue m’installer sur le Rocher aux Oiseaux, Pierre, reprit Mlle Solange, c’est que je désirais renouveler connaissance avec toi, faire la connaissance de Marielle, et la ramener avec moi à Montréal, à la fin de la saison… Qu’en dis-tu, Marielle ?

— Mais, tante Solange… murmura… Marielle.

Pierre Dupas se mit à rire, puis il dit :

— Chère tante Solange, Marielle va se marier, et…

— Se marier ! s’écria Mlle Solange. Mais quel âge a-t-elle cette enfant ?

— Je viens d’atteindre mes dix-huit ans, ma tante, répondit Marielle. Je me marie le 18 juillet… avec M. Bahr.

— Ah ! Ce jeune homme qui m’a loué la « Villa du Rocher, » et qui persistait à m’appeler « Madame » quoique je lui aie dit que j’étais « Mademoiselle » et non « Madame »… eh ! bien, Marielle, tu viendras me voir à ma Villa, et nous causerons… Maintenant, je retourne chez moi.

— Assurément, vous allez rester à souper avec nous ! s’écrièrent-ils tous. Et Mlle Solange resta à souper et à veiller au « Manoir-Roux ».

Jean vint veiller avec eux, et Mlle Solange fut enchantée de son futur neveu, qu’elle désignait déjà du nom de « mon neveu Jean ».

Nounou étant entrée apporter des rafraîchissements durant la veillée, et entendant Mlle Solange appeler le fiancé de Marielle ; « mon neveu Jean », avait pris la liberté de dire ce qu’elle pensait de cela :

Mlle Dupas, dit-elle à Mlle Solange, c’est malchanceux de donner à quelqu’un son titre, avant qu’il y ait droit. Il y en a qui rient de c’la et qui disent que ce sont des superstitions ; mais, feu mon défunt oncle qui est mort et qui était capitaine de barge, assurait que, aujourd’hui pour demain, ceux qui n’croyaient pas…

— Nounou, interrompit Mme Dupas, vous avez oublié le sucre pour le café ; s’il vous plaît l’apporter tout de suite.

Vous le voyez, Nounou avait retrouvé sa loquacité, que de tristes événements lui avaient fait perdre. Depuis la naissance de Bébé Guy, il régnait au « Manoir-Roux », un bonheur sans nuage.


CHAPITRE IV

L’INFLUENCE D’UN TOUT PETIT


Mme Dupas était bien changée (de caractère) depuis la naissance de son fils ; elle n’était plus la femme désagréable de jadis, elle avait perdu son sourire faux, que tous détestaient tant, elle ne traitait plus Marielle avec mépris, elle ne brutalisait plus Nounou.

Tout l’hiver, Mme Dupas avait été malade et Marielle l’avait soignée avec dévouement. Depuis la naissance de l’enfant, Marielle entourait son petit frère de soins et d’affection, remplaçant sa belle-mère auprès du berceau, quand celle-ci avait l’air d’être fatiguée ou qu’elle était occupée.

Une nuit, le petit Guy avait été malade d’une indigestion, sans gravité d’ailleurs. Mme Dupas avait veillé l’enfant jusque vers les deux heures du matin, quand, prise d’un irrésistible sommeil, elle était allée frapper à la porte de chambre de sa belle-fille.

— Marielle, dit Mme Dupas, Guy est un peu malade et…

— Guy malade ! s’écria Marielle, en sautant à bas de son lit.

— Un peu seulement. Mais, je tombe de sommeil, Marielle, et je suis venue vous demander de me remplacer auprès de lui pour une heure ou deux.

Marielle avait emporté le bébé dans sa chambre et elle l’avait veillé jusqu’au matin.

On ne saurait oublier ces choses, et c’est pourquoi Mme Dupas aimait maintenant la fille de son mari.

Nounou, elle aussi, s’était dévouée à Mme Dupas tout l’hiver et depuis la naissance du bébé, la vieille servante n’avait ménagé ni son temps ni ses pas ; de plus, Nounou adorait cet enfant, qui lui rappelait Marielle, quand elle avait cet âge.

Oui, le bonheur régnait au « Manoir-Roux », et tous subissaient l’influence si douce du mignon Bébé Guy.

On était au 3 juillet. Mlle Solange était attendue au « Manoir-Roux », pour souper et veiller. Elle avait exprimé le désir que Jean fut présent, à la veillée, car elle avait des affaires à traiter et elle voulait que toute la famille fut présente, c’est-à-dire : M. et Mme Dupas, Marielle et Jean.

Quand Jean fut arrivé, Mlle Solange se tourna du côté de Louise Vallier et, sans cérémonie, lui dit :

Mlle Vallier, veuillez vous retirer dans votre chambre maintenant ; j’ai des affaires de famille à traiter et je ne tiens pas à la présence d’une étrangère.

Louise Vallier eut un de ses rires sots, puis elle se retira. Elle n’alla pas loin cependant ; se penchant sur la rampe de l’escalier, elle ne perdit pas un mot de ce qui se disait, en bas.

— Mes neveux et nièces, dit Mlle Solange, il y a près de quinze ans que j’ai fait mon testament, dont une copie est chez mon Notaire, Maître Lebouquin, de la ville de Montréal. J’ai laissé, dans ce testament, ma fortune entière à Marielle… Quand je parle de ma fortune, je ne parle pas d’un petit montant, car, je suis une des femmes les plus riches de Montréal.

— Chère tante Solange ! murmura Marielle. Mais…

— Mais, je suis arrivée sur le Rocher aux Oiseaux, croyant y trouver Marielle seule avec son père… J’ai trouvé mon neveu Pierre remarié et père d’un bébé de quelques semaines… Or, ce bébé, le petit Guy, est mon neveu comme Marielle est ma nièce ; j’ai donc résolu de séparer ma fortune également entre Marielle et Guy. Qu’en dis-tu, Marielle ?

— C’est faire acte de justice, assurément, tante Solange ! dit Marielle. Guy est votre neveu comme je suis votre nièce.

— Et vous, neveu Jean, qu’en dites-vous ?

— Je dis comme Marielle, tante Solange répondit Jean ; c’est faire acte de justice ! Guy est notre filleul à Marielle et à moi, et nous l’aimons tant ce bébé, que nous serions vraiment malheureux à la pensée que vous pourriez le déshériter.

— Maintenant, Marielle, j’ai ici mon nouveau testament. Le voici. Il n’est pas signé… Marielle, tu es et tu seras toujours la plus chère, la plus aimée. Tu n’as qu’un geste à faire, et je ne signerai pas ce testament ; l’autre seul existera… Réfléchis bien, Marielle ; si tu me laisses signer ce document, tu t’appauvris de plusieurs milliers de dollars. Ne te laisse pas intimider par la présence de ton père, de ta belle-mère et de ton fiancé. Un signe, Marielle, et je déchire ce testament.

— Chère tante Solange, dit Marielle, les larmes aux yeux, vous ne savez pas combien je le chéris mon petit frère !… Oui, laissez à Guy la moitié de votre fortune ; non seulement j’y consens mais je vous le demande de tout cœur.

— Tu l’auras voulu, Marielle ! dit Mlle Solange. Demain, j’irai à Charlottetown déposer mon nouveau testament, le seul valide, chez un notaire… Voyez-moi signer, tous, et que mon neveu Jean et Nounou signent, comme témoin.

Le testament étant bien et dûment signé, Mme Dupas fit une chose qu’elle n’avait jamais fait auparavant : elle se leva et vint donner un baiser à Marielle, tandis que des larmes inondaient ses joues.

— Vous êtes un ange, Marielle ! s’écria-t-elle. Que Dieu vous bénisse pour ce que vous venez de faire en faveur de notre cher petit Guy !

— Maintenant, reprit Mlle Solange, je me propose de faire un splendide cadeau de noces à Marielle ; je lui donnerai dix mille dollars, le 18, au déjeuner.

— Dix mille dollars ! s’écrièrent-ils tous.

— Et maintenant, mes amis, bonsoir ! Je partirai de très bonne heure, demain matin, pour Charlottetown ; conséquemment, je vais me coucher de bonne heure.

Et Mlle Solange partit accompagnée de Jean.


CHAPITRE V

UNE VIPÈRE


Nous l’avons dit déjà mais nous aimons à le répéter : on était heureux au « Manoir-Roux » depuis la naissance de Bébé Guy et, sans doute, ce bonheur eut été durable, n’eut été la présence d’une vipère à face humaine ayant nom Louise Vallier.

Le lendemain, alors que Mme Dupas se préparait à sortir, Louise entra dans la chambre de sa mère, et s’installant dans un fauteuil, elle dit avec un de ses rires sots :

— C’était bien touchant la scène qui s’est passée ici, hier soir… Le renoncement de Marielle (renoncement forcé, il est vrai), m’a beaucoup amusée.

— Que parles-tu de la scène d’hier soir, Louise ? demanda Mme Dupas. Tu n’étais pas présente, que je sache !

— Vous pensez bien que je n’étais pas loin, hein ! L’air mystérieux qu’avait affecte Mlle Solange concernant cette entrevue m’intriguait fort… Penchée sur la rampe de l’escalier, j’ai tout entendu.

Je ne m’en vanterais pas, à ta place ; c’est si indigne ce que tu as fait ! s’écria Mme Dupas.

— Ah ! bah ! dit Louise en haussant les épaules. Cette pauvre Marielle ! ajouta-t-elle, en clatant de rire. Elle a été plus sotte que je la pensais d’avoir renoncé à la moitié de ses espérances pour son petit frère Guy !

— C’est plus que tu en aurais fait toi-même, je présume ! Toi, Louise, tu n’aurais pas agi ainsi que Marielle, je suppose ?

— Pas moi ! s’écria Louise.

— Louise, dit Mme Dupas, tu n’aimes pas ton petit frère… Tous raffolent de Bébé Guy, dans cette maison et même sur toute l’île. Toi, jamais tu ne le caresses… que dis-je ?… tu ne fais pas plus de cas de cet enfant que s’il n’existait pas… Pourtant…

— Mère, répondit Louise, je n’aime pas les enfants, vous le savez, et je ne suis pas une hypocrite, moi ! Marielle sait cacher ses sentiments ; elle agit et parle toujours pour la galerie. Vous pensez qu’elle aime ce bébé ?… Eh ! bien, vous vous trompez ! Observez-la sans qu’elle s’en doute et vous vous apercevrez bien vite de ce qui se passe dans son cœur… Je hais les hypocrites, et Marielle en est une… Ce qu’elle doit haïr ce petit depuis hier soir cette pauvre Marielle.

— C’est ridicule ce que tu dis là, Louise ! Si Marielle eut haï mon fils aurait-elle consenti à se dépouiller de la moitié de sa fortune à venir, en sa faveur ?

— Ne vous ai-je pas dit que Marielle parle et agit toujours pour la galerie ?… Que vouliez-vous qu’elle fît, hier soir ?… N’était-elle pas, en quelque sorte poussée au pied du mur ?… C’était le temps ou jamais de jouer le rôle du désintéressement et du dévouement, alors qu’elle était en présence de son fiancé, de son père, de sa belle-mère et de sa tante Solange…

— Louise, dit Mme Dupas, je crois vraiment que tu es un peu folle !

— C’est bon ! C’est bon ! Moi, ça me fait rien que Marielle aime ou haïsse cet enfant. Je vous avertis de ce qui se passe ; voilà tout. Je le répète, Marielle hait Bébé Guy ; à vous d’avoir l’œil ouvert !

Ce disant, Louise Vallier quitta la chambre de sa mère, contente de ce qu’elle venait de faire ; elle en était sûre ; elle avait semé le doute dans le cœur de la mère de Guy.

Marielle, dans la salle d’entrée du « Manoir-Roux », penchée sur le berceau contenant Bébé Guy, chantait une naïve petite berceuse, qu’elle avait composée la veille, exprès pour son petit frère :

LA CORBEILLE FLEURIE

La blonde chevelure
De ce charmant petit
Fait penser, je l’assure,
Au bouton-d’or gentil.

Et souvent je me penche
Pour voir ses yeux jolis,
Bleus comme la pervenche
Ou le myosotis.

Sa bouche est une rose
Aux pétales exquis,
Sur laquelle se pose
Du soleil le souris.

Donc, c’est m’aiment une corbeille
De fleurs, je le redis,
Que ce « ber », dans lequel sommeille
Le mignon Bébé Guy.


Que je l’aime mon petit frère Guy ! se disait Marielle, et combien je serais heureuse, si ce n’était de la présence de Louise Vallier… Cette fille a vraiment entrepris de me rendre la vie désagréable… Ce matin encore, ne m’a-t-elle pas narguée à propos du testament de tante Solange, insinuant que je n’avais agi comme je l’ai fait que parce que j’y avais été contrainte par les circonstances… Mais, qu’importe, en fin de compte, pourvu que mon père, Jean, et même ma belle-mère soient satisfaits ?… Cependant, je voudrais bien que Mlle Vallier se conduise autrement vis-à-vis de moi ; elle m’ennuie beaucoup cette demoiselle et, parfois, elle m’effraie un peu…

Ces réflexions auxquelles se livrait Marielle la rendaient vraiment malheureuse, et ses fins sourcils se fronçaient sous la force de ses pensées.

Et c’est pourquoi, quand Mme Dupas arriva, à pas de loup, dans la salle, elle vit la fille de son mari penchée sur Bébé Guy, une expression de mécontentement sur son visage.

— Marielle ! cria Mme Dupas. Pourquoi froncez-vous les sourcils ainsi en regardant mon fils ?

— Mais… Mme Dupas… murmura la jeune fille, je…

— Ah ! continua, la mère de Guy, c’est donc vrai que vous êtes une hypocrite et que, au fond vous haïssez votre petit frère !

— Moi, je hais mon petit frère ! Moi ! s’exclama Marielle. Oh ! Mme Dupas, comment pouvez-vous me parler ainsi !

— Vous êtes une hypocrite, Marielle ! Toujours, vous parlez et agissez pour la galerie, reprit Mme Dupas, répétant, inconsciemment les paroles venimeuses de sa fille Louise.

Marielle regardait sa belle-mère d’un air étonné, ne comprenant rien à cette scène.

— Dorénavant, je vous défends de toucher à mon enfant, je vous le défends ; entendez-vous, Marielle ! Ni vous ni votre complice Nounou…

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda, tout à coup, la voix de Nounou, et pourquoi défendez-vous à Mlle Marielle d’approcher de votre enfant ; pourquoi me le défendez-vous à moi-même ?

— Parce que je n’ai plus confiance en Mlle Marielle, en vous non plus ! répondit Mme Dupas, s’adressant à Nounou qui venait d’entrer dans la salle.

— Non, hein, vous n’avez plus confiance ?… Eh ! bien, j’espère que Mlle Marielle se souviendra de la défense que vous venez de lui faire, Madame ! s’écria Nounou… Quant à moi, ne craignez pas ; je m’en souviendrai… J’ai fini de m’user les doigts et de prendre sur mon sommeil pour laver, empeser et repasser le linge du petit afin que vous puissiez le tenir toujours comme un prince, et puis…

Mais, Mme Dupas venait de sortir, emportant dans ses bras son enfant.


CHAPITRE VI

TOILETTE DE NOCES


De la scène qui s’était passée au « Manoir-Roux ». Marielle ne dit mot. Elle ne s’approchait plus du berceau de son petit frère, afin de ne pas provoquer d’autres scènes. Elle savait que son père la jugeait mal en voyant son indifférence (forcée, on le sait, apparente plutôt, je devrais dire) envers le bébé. Pierre Dupas se disait que Marielle regrettait l’acte de générosité qu’elle avait fait concernant le testament de sa tante Solange… Jugement téméraire s’il en fut jamais !

La Corbeille Fleurie
BERCEUSE


Paroles et Musique de Mme A.-B. LACERTE

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      Guy, Me pa -- raît être u -- ne cor -- beil - le De bel -- les fleurs; ain -- si : 
      La blon --  de che -- ve -- lu -- re De ce char -- mant pe -- tit,
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On était au treize juillet. Il était trois heures de l’après-midi, quand Mme Brassard arriva au Manoir-Roux, accompagnée de Lillian Rust. Marielle, dit Mme Brassard, nous sommes venues, Lillian et moi, vous faire essayer votre toilette de noces.

— Oh ! que c’est splendide ! s’écria Marielle, quand on eut retiré la robe de sa boite. Et quelle magnifique broderie !

— C’est Lillian qui a fait la broderie, et moi qui ai fait le reste, dit Mme Brassard.

— Comment vous remercier toutes deux ! s’exclama Marielle.

— Maintenant, si vous le voulez, Marielle, vous allez essayer votre toilette, afin que je voie si rien ne cloche.

— Moi, je propose que Marielle revête toute sa toilette de noces, dit Lillian. Toute sa toilette : ses souliers blancs, ses gants blancs, sa couronne et tout !

— Ce serait une bonne idée ; mais pour cela, il va falloir que vous vous laissiez coiffer selon la mode prévalente, Marielle, dit Mme Brassard. Vous allez être obligée de vous relever les cheveux ; une mariée ne peut porter des boucles flottantes, vous savez !

— Montons à ma chambre alors, répondit Marielle. J’ai hâte aussi de vous montrer le voile et la couronne que j’ai reçus en cadeau de tante Solange ; tous deux sont d’une grande richesse !

Quand Marielle eut revêtu toute sa toilette de mariée, Mme Brassard et Lillian lui proposèrent de descendre dans la salle d’entrée, où il y avait une glace dans laquelle on pouvait se voir, de la tête aux pieds.

— Vos cheveux relevés ainsi, Marielle, dit Lillian, cela vous vieillit un peu, sans doute ; mais ça vous va si bien ! N’est-ce pas, Mme Brassard ?

Marielle, quand elle se vit dans la longue glace de la salle, fut presque surprise de sa propre beauté : son doux visage, aux traits délicats et fins sous son voile de mariée, était ravissant.

Nounou, entendant parler dans la salle, y entra sans cérémonie, avec le sans-gêne de certains vieux domestiques d’autrefois. En apercevant Marielle, elle porta la main à son cœur en pâlissant.

— Madame Dupas ! s’écria-t-elle.

— Tu te trompes, Nounou ; je ne suis pas Mme Dupas, mais Marielle, dit la chère petite en souriant.

Mlle Marielle… murmura Nounou. Ô Mlle Marielle, en vous voyant ainsi, en toilette de mariée, vos beaux cheveux d’or relevés en chignon, j’vous ai prise pour l’ombre de votre ange de mère… C’est moi qui l’avait habillée pour son mariage et… Mais, Mlle Marielle, pourquoi avez-vous r’vêtu cette toilette aujourd’hui ?… N’savez-vous pas, chère enfant, que ça porte malheur de r’vêtir sa toilette de noces, en entier ainsi, avant l’jour même du mariage ?

— Allons donc, Nounou ! dit Mme Brassard, en riant, car elle s’aperçut que Marielle avait pâli, au discours de la vieille servante.

On le sait, Marielle était superstitieuse, et c’est pourquoi elle s’était sentie saisie tout à coup, d’un noir pressentiment.

— Croyez-moi, Mlle Marielle, reprit Nounou, enl’vez cette toilette immédiatement, et ne la r’mettez que l’dix-huit, quand vous vous acheminerez vers la chapelle, au bras de votre père.

Ayant dit ce qu’elle avait à dire, Nounou quitta la salle ; mais à peine venait-elle de sortir, qu’on frappa à la porte du « Manoir-Roux ».

— Entrez ! s’écria, Mme Brassard.

La porte s’ouvrit. Jean Bahr entra, suivi du Docteur Le Noir.

Inutile de dire que le Docteur Le Noir se dirigea immédiatement du côté de Lillian Rust, tandis que les yeux de Jean faisaient le tour de la salle, cherchant Marielle. Soudain, il l’aperçut. Portant la main à son cœur, il murmura :

— Marielle ! Ô Marielle !

— Jean ! répondit Marielle. Puis, souriant, elle ajouta : « C’est un peu ridicule de recevoir des visiteurs dans cette toilette, mais…

Mlle Marielle, je vous salue ! dit le Docteur Le Noir, s’approchant de la jeune fille, et vivement frappé de son extraordinaire beauté. Le médecin se retira ensuite auprès de Lillian et de Mme Brassard, devinant parfaitement l’émotion qui avait pâli le visage de son ami Jean.

— Marielle ! Marielle ! s’écria Jean, à genoux devant sa fiancée et lui baisant les mains. Que tu es belle, mon aimée, et que je t’aime ! Ô ciel, que je t’aime !

— Jean ! murmura Marielle, des larmes coulant sur ses joues.

— Marielle, mon ange chéri ! Oh ! je suis le plus heureux de la terre de posséder une telle fiancée !… Marielle ! Marielle ? Le sais-tu, dis, le sais-tu combien je t’aime ?

— Oui, je le sais, Jean… et moi aussi, je t’aime !

— « Après papa et Bébé Guy », dit Jean, en se relevant et en souriant, afin de ne pas prolonger la situation par trop dramatique, à cause de ceux qui étaient présents.

— Ah ! non, répondit Marielle souriant, à son tour ; bien plus que mon père, bien plus que Guy… plus que tout au monde !

— Mon adorée ! murmura Jean, en pressant Marielle sur son cœur. Puis tous deux allèrent rejoindre Mme Brassard, Lillian et le Docteur Le Noir.

— Vous serez, ce soir, chez M. Jambeau, n’est-ce pas Docteur Le Noir ? demanda Marielle, au moment où les jeunes gens se disposaient à partir. Vous le savez, il y a grande soirée chez M. Jambeau, ce soir ?

— Oui, je sais, Mlle Dupas ; M. Jambeau donne une grande soirée, en l’honneur des futurs époux. J’y serai assurément, dit le médecin, en jetant un regard sur Lillian.

— Moi, je ne suis pas certaine d’y aller, dit Lillian, en coulant un regard du côté du Docteur Le Noir.

— Vraiment S’exclama le médecin, le visage soudain attristé.

— Oh ! dit Mme Brassard, en riant d’un bon cœur. Vous savez. Docteur Le{{lié]}}Noir. Lillian est un tant soit peu taquine parfois !

— Méchante ! Oh ! méchante ! murmura le médecin à l’oreille de Lillian. Puis lui saisissant la main et la pressant doucement, il ajouta, très ému : Je me vengerai !

Tous furent très amusés de ce petit incident, car tous savaient bien que Lillian Rust et le Docteur Le Noir étaient fiancés, ou presque.

Quand on se sépara à la porte du « Manoir-Roux » on se promit, de part et d’autre, de se rencontrer, le soir même, chez M. Jambeau.


CHAPITRE VII

L’AVERTISSEMENT


La soirée de M. Jambeau, en l’honneur de Marielle et de Jean, fut un grand succès. Étaient présents : Marielle, Jean, Mlle Solange, Maurice Leroy et son père, M. Rust et sa fille, M. et Mme Brassard et le Docteur Le Noir. La veillée se prolongea jusque vers minuit, ce qui était considéré très tard pour les habitants du Rocher aux Oiseaux.

Jean, qui était allé reconduire Marielle chez elle après la soirée, s’attarda à causer avec sa fiancée, à l’entrée de l’avenue des pins.

— Ma chérie, dit-il, je partirai de bonne heure, demain matin, pour l’île Aubert. J’essayerai d’être de retour lundi midi.

— Lundi midi, répéta Marielle. Jean, il me semble que c’est loin loin loin, lundi midi !…

— Chère Marielle ! dit Jean.

— Qu’il m’en coûte de vous laisser partir, Jean ! s’écria la jeune fille ; mais je sais qu’il le faut… Jusqu’à lundi… Que le temps va me paraître long !

— Ma bien-aimée, dit Jean, quand je reviendrai, lundi, je ramènerai un prêtre avec moi… Dans cinq jours maintenant… non, dans quatre jours, car minuit vient de sonner, vous serez ma femme. Marielle ! Combien je vais vous aimer, et comme je prendrai bien soin de vous !

— Cher Jean, vous le savez, je suis superstitieuse… Je le regrette, mais il en est ainsi… Je n’aime pas vous entendre parler de départ, ce soir, un vendredi et le treize du mois… Si vous pouviez ne pas me quitter, Jean ! Je suis triste, si triste, à la pensée de votre absence… J’ai peur… et je ne sais trop de quoi…

— Soyez raisonnable, ma chérie ; après le dix-huit, nous, ne nous quitterons plus… Maintenant, ma tant aimée, je vous quitte… Au revoir, ma douce fiancée, dit Jean, en pressant la jeune fille sur son cœur.

— Au revoir, Jean, mon Jean ! sanglota Marielle.

Mais Jean n’avait pas fait dix pas dans la direction de sa demeure, qu’il s’arrêta, cloué sur place par la surprise : un gémissement passait sur le Rocher aux Oiseaux. Ce gémissement il l’avait entendu déjà. Cette fois encore, il commençait doucement, pour aller ensuite, « crescendo », atteignant les plus hautes notes, pour redescendre et se perdre en une sorte de plainte douce.

Jean retourna sur ses pas, car il savait bien que Marielle serait très effrayée de ce gémissement.

— Jean ! Jean ! cria Marielle, en proie à une immense terreur, et se jetant dans les bras de son fiancé. Le Spectre ! Le Spectre !

— Non, non, Marielle ! dit Jean. C’est…

— Ah ! ne dites pas que c’est le vent, cette fois ; il n’y a pas un seul souffle de brise, cette nuit. C’est le Spectre du ravin qui gémit ; c’est toujours vers minuit qu’on l’entend !

Un autre gémissement passa sur l’île, plus effrayant peut-être que le premier ; Marielle tremblait de peur.

— Ne partez pas ! Ne partez pas demain ! Ne me laissez pas sur l’île, sans protecteur ! Jean ! Jean ! Le Spectre qui gémit ! C’est un avertissement ; nous aurions tort de ne pas l’écouter. Non, non, ne partez pas, Jean, cher Jean. Il va arriver malheur et je serai sans protecteur.

— Vous ne serez jamais sans protecteur, tant que je serai sur cette île, Mlle Marielle ! dit, en ce moment, la voix de Maurice Leroy.

— Maurice ! s’écria Marielle. Ô M. Maurice, avez-vous entendu ce terrible gémissement ?… C’est le Spectre du ravin qui gémit ainsi, le spectre d’Ylonka… Chaque fois…

Mais Marielle s’interrompit : un troisième gémissement passa sur le Rocher aux Oiseaux, et même Jean et Maurice pâlirent, tant c’était lugubre.

— C’est un avertissement ! répéta Marielle, folle de peur. Ne partez pas, Jean ! Je vous en supplie, mon cher fiancé, ne quittez pas le Rocher aux Oiseaux !

— Chère Mlle Marielle, dit Maurice, il faut, au contraire, laisser partir Jean. Lundi il reviendra, et mercredi vous vous marierez, tous deux ; ensuite, Mlle Marielle, vous saurez défier les spectres du Rocher aux Oiseaux.

— Oui, Jean, partez, dit Marielle. M. Maurice a raison, et je ne suis pas raisonnable de vous tourmenter ainsi.

— Maurice est notre ami à tous deux, Marielle, dit Jean ; je vous laisse sous sa garde… Songez à une chose, ma chérie, vous avez bien des amis sur cette île : Maurice, ici présent, M. Jambeau, M. et Mme Brassard, puis les Rust père et fille, sans compter votre famille ; votre père et votre tante Solange. D’ailleurs, il n’arrivera rien ; que peut-il arriver dans l’espace de trois ou quatre jours ?

Ah ! que peut-il arriver ?… Vous êtes loin de vous en douter, Jean Bahr !

Quand Jean, pour la dernière fois, se retourna pour regarder Marielle, avant de quitter l’avenue des pins, il la vit, debout sur le seuil de la porte du « Manoir-Roux », qui agitait la main, en signe d’adieu.

Ô Jean Bahr, regardez-la bien votre douce fiancée ; remplissez vos yeux de cette vision… Qui sait quand vous la reverrez… ou si vous la reverrez jamais ?…


CHAPITRE VIII

LE DEUXIÈME ACTE D’UN DRAME


Le lendemain étant un samedi, et Jean étant absent, Pierre Dupas fut obligé de se tenir au magasin durant la majeure partie de la journée. Or, il pouvait être quatre heures de l’après-midi, quand Nounou arriva en courant et toute essoufflée au magasin.

— M. Dupas ! cria-t-elle. Vite, vite, à la maison ! Bébé Guy est bien malade !

Pierre Dupas partit en courant et il arriva, avant Nounou, au « Manoir-Roux ». Il monta dans sa chambre et il vit que l’enfant, en effet, était très mal ; il semblait étouffer, et Mme Dupas, debout près du berceau, se tordait les mains de désespoir.

— Pierre ! cria-t-elle. Mon petit Guy ! il se meurt !

— Grand Dieu ! exclama Pierre Dupas. Il semble avoir beaucoup de difficulté à respirer… Que faire ?…

— Père, dit Marielle, qui était présente, j’ai proposé à Mme Dupas de mettre un autre oreiller sous la tête de Guy ; peut-être respirerait-il plus facilement alors.

— Pourquoi ne pas essayer ce simple moyen ? demanda Pierre Dupas à sa femme.

— Je n’ai guère confiance aux prescriptions de votre fille, Pierre, répondit Mme Dupas.

Cependant, un oreiller supplémentaire ayant été mis sous la tête de l’enfant, celui-ci sembla respirer moins difficilement.

— Je vais me rendre à la Grosse Île chercher un médecin, dit Pierre Dupas. Quel malheur que le Docteur Le Noir ait quitté le Rocher aux Oiseaux, ce matin, en même temps que Jean !

— Pars tout de suite, tout de suite ! s’écria Mme Dupas. Vois, oh ! vois : il va mourir notre petit !

Pierre Dupas, en sortant de chez lui, rencontra M. et Mme Brassard ; ils se rendaient au magasin, acheter des provisions pour le lendemain.

— Notre bébé est bien malade ! dit Pierre Dupas.

— Bébé Guy ! s’écrièrent M. et Mme Brassard.

— Je pars pour la Grosse Île, afin d’en ramener un médecin.

Mme Brassard fit un signe à son mari ; Pierre Dupas n’eut pu conduire une embarcation jusqu’à la Grosse Île, dans l’état d’énervement où il était.

— Je vous accompagne, M. Dupas, dit M. Brassard. Mais, êtes-vous sûr de trouver un médecin à la Grosse Île ?… Le Docteur Le Noir est parti pour Québec ce matin et…

— Oui. Je sais, répondit Pierre Dupas ; mais il y a un Docteur Jasmin qui le remplace, durant son absence.

Inutile de dire que la conversation ci-dessus s’échangeait, entre Pierre Dupas et M. Brassard, tout en se dirigeant vers le bord de l’eau. Les deux hommes prirent place dans une chaloupe, et bientôt ils partaient, à force d’aviron, dans la direction de la Grosse Île.

Aussitôt que Mme Brassard eut fait ses achats, au magasin, elle partit pour le « Manoir-Roux ». Entrant, sans attendre d’invitation, après avoir frappé à la porte, elle aperçut, dans la salle d’entrée, Louise Vallier, assise dans un fauteuil, qui lisait.

— Je vous demande pardon, Mlle Vallier, d’être entrée ici en coup de vent ; mais, j’ai rencontré M. Dupas, qui me dit que Bébé Guy est malade… Sans doute, M. et Mme Dupas se sont effrayés à tort, puisque…

— Ah ! Mme Brassard ! dit, tranquillement Louise Vallier. En effet, Guy est malade, me dit-on. Puis Mlle Louise Vallier se remit à lire.

Mme Brassard regarda avec étonnement Louise Vallier… Cette fille était vraiment folle… Comment pouvait-elle prendre si froidement un événement qui causait un si grand émoi à tous !

Arrivés à la chambre de Mme Dupas, Mme Brassard frappa et la voix de Marielle lui dit d’entrer. Elle vit Mme Dupas assise sur une chaise berceuse, tenant dans ses bras son enfant. Certes, le bébé avait l’air très malade, et il souffrait de la gorge, c’était évident. Une respiration haletante s’échappait de sa bouche, qu’il tenait grande ouverte, comme s’il eut souffert de crises d’étouffements.

— Madame Brassard ! s’écria Marielle. Ô Madame Brassard, notre pauvre petit Guy est bien bien malade ! et elle éclata en sanglots.

— Mon bébé ! dit la mère de Guy, en pressant l’enfant dans ses bras.

— Pauvre cher petit ! s’écria Mme Brassard. Mais, pourquoi le tenez-vous dans vos bras ainsi ? Vous pouvez le fatiguer, tout en vous fatiguant vous-même inutilement. Croyez-moi, Mme Dupas, j’ai l’expérience des enfants et je sais qu’un petit malade fatigue plus quand on le tient dans ses bras que si on le laisse dans son berceau.

— Il est à moi ! à moi ! cria Mme Dupas, pressant passionnément l’enfant contre sa poitrine. Marielle… elle prétend l’aimer mon bébé ; mais je sais qu’elle le hait et qu’elle désire sa mort. Et Mme Dupas se mit à pleurer.

Mme Brassard ouvrit des yeux étonnés à ce discours, auquel elle était loin de s’attendre.

— Vous avez tort de parler ainsi, Mme Dupas ! s’écria-t-elle, très résignée, à coup sûr Marielle, ajouta-t-elle, ne pleurez pas, je vous prie ; votre belle-mère, qui est affolée de douleur, en ce moment, ne sait pas ce qu’elle dit… Moi-même, j’ai perdu un enfant, qui m’était aussi cher que votre petit Guy vous est cher, Mme Dupas, reprit-elle ; pourtant, jamais il ne m’est arrivé de blesser mes amis par mes discours, comme vous venez de blesser Marielle, qui, en fin de compte, est votre meilleure amie, dans votre cruelle épreuve.

— Je vous dis que Marielle hait mon enfant ! répéta Mme Dupas. Je lui ai défendu de le toucher… Marielle, ajouta-t-elle, retirez-vous ! Et je vous défends d’approcher de ma chambre, comprenez-vous !

— Mais, Mme Dupas… commença Marielle.

— Allez-vous en ! répéta Mme Dupas, folle de colère.

Cette fois, Marielle quitta la chambre, et Mme Brassard la suivit.

— Marielle, dit-elle, ne restez pas seule dans votre chambre ; allez trouver Nounou dans la cuisine. J’irai vous rejoindre, tout à l’heure. Et Marielle, soumise comme une enfant, obéit à Mme Brassard.

Mme Dupas, dit Mme Brassard, en revenant dans la chambre, après le départ de Marielle. je viens de laisser votre belle-fille en larmes. Vous avez bien tort de ne pas apprécier le dévouement de cette enfant, je vous l’assure… Si je suis revenue auprès de vous, c’est parce que je n’ai pu me décider de vous laisser seule, absolument seule avec votre enfant souffrant… Vous avez chassé Marielle, Nounou est occupée à la cuisine, et votre fille Louise est, elle aussi, occupée… à lire un roman dans la salle d’entrée, pendant que vous vous désolez ici.

— Louise est folle, dit tranquillement Mme Dupas.

— C’est entendu ! répondit Mme Brassard. Mais Marielle a tout son esprit, et elle aime son petit frère à la folie.

— Marielle hait mon enfant ; elle désire sa mort, redit, avec une effrayante conviction Mme Brassard.

Sans trop en comprendre la raison, Mme Brassard sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, à la répétition de cette phrase, et son cœur fut étreint soudain d’un terrible pressentiment.

— Taisez-vous ! cria-t-elle, en frappant le plancher du pied. Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous dites, dans l’état d’énervement où vous êtes. Taisez-vous ! car on va vous croire aussi folle que votre fille Louise !

Malgré que cela lui répugnât beaucoup, Mme Brassard resta avec Mme Dupas jusqu’au retour de Pierre Dupas, emmenant le médecin, puis elle alla trouver Marielle, dans la cuisine. Mais à peine fut-elle entrée dans cette pièce que Pierre Dupas y entra à son tour.

— Marielle, dit-il sévèrement, comment se fait-il que tu ne sois pas auprès de ta belle-mère et de ton petit frère ?… Es-tu tellement dépourvue de cœur que…

— Pardon, M. Dupas, interrompit Mme Brassard ; mais, Mme Dupas a, devant moi, chassé Marielle de sa chambre.

— Chassé… murmura Pierre Dupas.

— Oui, chassé… après l’avoir injuriée… Ne pleurez pas, Marielle, dit Mme Brassard. Oui, M. Dupas, il en est ainsi !

— Ma femme… elle est si éprouvée !… murmura Pierre Dupas.

— Sans doute, je comprends cela… Ce que je ne comprends pas, par exemple, c’est qu’elle s’en prenne à Marielle…

— Viens avec moi, Marielle, dit Pierre Dupas. Veuillez venir, vous aussi Mme Brassard ; le médecin est ici et nous allons l’accompagner, afin de l’entendre diagnostiquer la maladie de notre pauvre petit Guy.

— Certainement ; M. Dupas, je vais vous suivre… Et, M. Dupas, me permettriez-vous d’emmener Marielle chez moi, pour deux ou trois jours… pour jusqu’au retour de M. Jean de l’île Aubert ?

— Emmener Marielle ! s’écria Pierre Dupas. Impossible, Madame ! Sa place est ici, quand son petit frère est si malade… D’ailleurs, Marielle ne voudrait pas quitter le « Manoir-Roux », sous les circonstances, j’en suis sûr !

— Ô Père, dit Marielle, étreinte de je ne sais quel pressentiment, laissez-moi partir avec Mme Brassard ! Mme Dupas ne veut pas tolérer ma présence auprès de Bébé Guy !… J’ai… j’ai peur ici !… Et elle frissonna tout à coup, comme sous un souffle glacé.

— Marielle ! tonna Pierre Dupas. Je le sais maintenant, tu es « totalement » dépourvue de cœur ! Je te défends de quitter cette maison, entends-tu ? Qu’il n’en soit plus question !

Louise Vallier s’étant décidée d’abandonner son livre, monta, elle aussi dans la chambre de sa mère, à la suite de Pierre Dupas, Mme Brassard et Marielle, puis Nounou, ayant quitté sa cuisine, y entra à son tour.

Le médecin, homme d’une cinquantaine d’années, eut vite fait de diagnostiquer la maladie de Bébé Guy. S’étant penché sur l’enfant et ayant écouté sa respiration embarrassée pendant quelques secondes, le Docteur Jasmin leva la tête et dit :

— C’est le croup diphtérique !


CHAPITRE IX

L’ACCUSATION


« Le croup diphtérique ». À ces mots, Mme Dupas jeta un grand cri, et se précipitant vers le médecin, elle dit :

— Docteur ! Docteur ! Sûrement, vous vous trompez !… Le croup diphtérique ! Ô ciel ! Il va mourir mon bébé chéri !

— Madame, répondit le médecin, je ne puis vous cacher la gravité de la maladie de votre enfant ; de fait, bien peu en reviennent… Mais, je ferai l’impossible pour le sauver… Dieu fera le reste ; Il tient nos vies entre ses mains.

— Ô mon Dieu, sauvez mon enfant ! cria Mme Dupas. Mon Dieu ! Mon Dieu, ne m’enlevez pas cet ange que vous m’avez donné !… Puis, apercevant Marielle elle dit : « Marielle, que faites-vous ici ? Ne vous ai-je pas défendu d’approcher du berceau de mon enfant ?

— Ma chérie, dit Pierre Dupas à sa femme, c’est moi qui ai fait monter Marielle ici… Il me semblait que…

— Comment, Pierre, tu as fait monter Marielle ici, toi, quand tu sais si bien combien elle hait notre fils, son petit frère, qui lui a enlevé, en même temps que l’affection de son père, la moitié de l’héritage de sa tante…

— Ma pauvre femme, je t’en prie, tais-toi ! implora Pierre Dupas.

— Eh ! bien, non, je ne me tairai pas ! sanglota Mme Dupas, folle, assurément, pour le moment, du moins, Docteur, dit-elle, en s’adressant au médecin qui, impassible, en apparence du moins, assistait à cette scène, cette jeune fille est la fille de mon mari, par son premier mariage. Elle déteste mon enfant, mon petit Guy, son frère et…

— Cette femme ment ! intervint ici Mme Brassard, en désignant Mme Dupas. Mlle Marielle, Docteur Jasmin, adore son petit frère ; tous, sur le Rocher vous le diront…

Le médecin leva la main en signe de protestation.

— Cela ne me regarde nullement, Madame, répondit-il à Mme Brassard. Je suis ici pour soigner cet enfant, ajouta-t-il, en désignant Bébé Guy, et n’ai rien à voir aux affaires de la famille.

Retirant deux fioles de son porte-manteau, le médecin reprit :

— Par les détails que m’a donnés M. Dupas, j’ai compris de quoi souffrait l’enfant ; j’ai donc pu apporter les remèdes voulus.

Prenant ensuite une des fioles, le médecin en enleva le bouchon, puis il versa dix gouttes du liquide contenu dans la fiole, et qui était de couleur brune, dans une cuillère à thé, après quoi il versa dans un verre un peu d’eau, puis y ayant ajouté les remèdes, il parvint, non sans quelques difficultés, à faire avaler toute la potion à l’enfant. Prenant ensuite l’autre fiole, le Docteur Jasmin versa le quart de son contenu sur une éponge et il frotta de cette lotion la poitrine et la gorge du bébé. Presqu’aus- sitôt, le petit malade eut l’air d’être soulagé, car il s’endormit paisiblement.

— Ces remèdes que je viens de faire prendre à l’enfant devront lui être administrés toutes les trois heures, jusqu’à nouvel ordre, dit le médecin. La prescription est sur la bouteille : dix gouttes dans une cuillerée d’eau froide. Quant à la lotion, je l’appliquerai moi-même, s’il y a lieu. Maintenant, vous remarquerez que la potion et la lotion sont de la même couleur ; c’est pourquoi, sur la fiole contenant la lotion j’ai collé une étiquette rouge portant le mot : « Poison ». Mais, comme il faut tout prévoir ; (je veux dire qu’il faut prévoir le cas où, dans un moment d’excitation, on pourrait se tromper de fiole), soyez assez bon, M. Dupas, de porter cette fiole contenant la lotion au rez-de-chaussée. La fiole contenant la potion restera, seule, sur cette table ; de cette manière, il n’y aura rien à craindre.

— Je vais déposer cette fiole, celle contenant la lotion, dans le cabinet à remèdes qu’il y a dans la salle d’entrée, Docteur, répondit Pierre Dupas.

— Bien, dit le médecin. Il faut user de grandes précautions avec ces lotions, qui contiennent toujours une certaine quantité de poison… Je ne quitterai pas le Rocher aux Oiseaux avant demain soir, reprit-il ; si vous pouvez me loger, sans que cela vous occasionne de la gêne…

Bébé Guy passa une assez bonne nuit, en somme, et quand, au matin, le Docteur Jasmin put rassurer Monsieur et Madame Dupas et leur dire qu’il considérait l’enfant hors de danger immédiat, ceux-ci ne pouvaient vraiment croire à leur bonheur.

Vers les dix heures, Marielle et son père partirent pour la chapelle. C’est Marielle qui toujours, faisait l’office du dimanche. Les amis des Dupas étaient à la porte de la chapelle, attendant anxieusement des nouvelles de Bébé Guy, et tous furent heureux d’apprendre que ça allait mieux, beaucoup mieux. Marielle venait de commencer la deuxième dizaine de chapelet, quand elle aperçut Charles Paris qui quittait furtivement la chapelle. Louise Vallier n’étant pas venue à l’office, Charles s’en allait se promener autour du « Manoir-Roux », avec l’espoir de l’apercevoir. Marielle n’accorda pas une seconde pensée à ce départ de Charles Paris… Pourtant, de ce petit incident dépendrait, un jour, le bonheur et la paix de sa vie.

Il était trois heures moins le quart de ce même jour. Pierre Dupas était allé, avec le Docteur Jasmin, rendre visite à M. Jambeau. Nounou était chez Mlle Solange à lui confectionner, pour le souper, un plat qu’elle (Mlle Solange) aimait. Louise Vallier était assise, dehors sur la véranda. Mme Dupas était couchée et elle dormait. Marielle était donc, pour ainsi dire, seule dans la maison, la seule éveillée du moins. Tout à coup, elle leva les yeux sur le cadran de la salle et s’écria :

— Trois heures moins le quart ! Je ne croyais pas qu’il fut si tard. J’ai promis à tante Solange que je serais chez elle pour trois heures ; j’arriverai en retard, bien sûr ! Hâtivement, elle mit son chapeau et sortit. Louise Vallier, en apercevant Marielle, lui demanda :

— Où allez-vous donc, Marielle ?

Marielle eut pu répondre à Louise Vallier que ça ne la concernait nullement où elle allait ; Mais, notre héroïne était un ange, et elle essayait d’être bonne et charitable envers tous, même ses pires ennemis.

— Je me rends chez tante Solange, répondit-elle.

— Moi aussi, je sors, à l’instant, dit Louise.

— Mais, Mlle Vallier, dit Marielle, vous ne pouvez sortir maintenant, n’est-ce pas ?… Il sera trois heures dans peu de minutes et vous savez que Guy doit prendre ses remèdes à trois heures précises ; le médecin a dit que c’était très important.

— Je sors ! répéta Louise Vallier.

— Sûrement, Mlle Vallier, insista Marielle, vous allez attendre qu’il soit l’heure de donner les remèdes à Guy ! s’écria Marielle. Mme Dupas dort et le Docteur Jasmin a défendu de l’éveiller, vu qu’il a dû lui administrer du chloral, à votre mère, pour la faire dormir… Qui donnera les remèdes à Guy si vous sortez ?

— Ah ! Que m’importe ! répliqua Louise Vallier, descendant de la véranda et se dirigeant vers l’avenue des pins.

Pendant quelques instants, Marielle suivit Louise Vallier des yeux, espérant qu’elle allait rebrousser chemin ; mais elle n’en fit rien.

Marielle, retournant dans la salle, jeta les yeux sur le cadran, dont les aiguilles marquaient trois heures moins cinq minutes.

— Mon Dieu, que faire ? se demanda-t-elle. Il faut que Guy prenne ses remèdes à trois heures précises et… Moi, je les lui donnerais bien ; mais Mme Dupas est préjugée contre moi et elle m’a défendu d’approcher du berceau de mon petit frère… Je vais aller voir si elle dort Mme Dupas… Peut-être qu’elle s’est réveillée… cela simplifiera les choses.

Sur la pointe des pieds, Marielle entra dans la chambre de Louise où sa belle-mère s’était retirée pour dormir. En entrant, la chambre le lui parut être sombre, à cause des persiennes qui étaient fermées ; mais elle crut voir les yeux de Mme Dupas, grands ouverts, fixés sur elle. Bien vite, elle s’approcha du lit et appela doucement :

— Madame Dupas !

Ne recevant pas de réponse, Marielle se pencha sur la mère de Guy, et elle vit qu’elle dormait profondément…

— Que faire ? Que faire ? se demanda-t-elle, encore une fois. Il faut que Guy prenne ses remèdes et… J’ai bien envie d’éveiller Mme Dupas ; personne ne pourra me blâmer, puisque j’aurai agi pour le mieux… Oui, je vais l’éveiller !… Quelque chose me dit de l’éveiller !

Marielle se pencha, encore une fois, sur Mme Dupas, et voyant qu’elle dormait paisiblement, elle se dit :

— Le médecin a expressément défendu de l’éveiller… Comme elle dort !… dit-elle ensuite, entre haut et bas. Puis, regardant l’heure au cadran, elle ajouta : « C’est le temps ! »

Quittant la chambre où dormait sa belle-mère, Marielle alla droit au berceau de Guy.

— Pauvre cher petit ange du ciel ! dit-elle, en déposant un baiser sur le front de son petit frère. Oh ! si tu savais comme je t’aime, Bébé Guy, et comme je suis heureuse de te savoir mieux, presque guéri !

Saisissant la fiole contenant les remèdes, Marielle lut deux fois de suite, la prescription qui y était écrite et elle suivit exactement ladite prescription. L’enfant ne voulait pas avaler les remèdes, ce que voyant, elle souleva la tête de son petit frère et ainsi, parvint à lui faire prendre plus de la moitié du liquide. Soudain, elle tressaillit, car la voix de Mme Dupas disait, non loin d’elle :

— Marielle, que faites-vous près du berceau de mon enfant ?

— Madame Dupas… commença Marielle.

— Combien de fois faut-il que je vous défende d’approcher de mon enfant ?… Je me défie de vous, Marielle ; non sans raison, je crois… Où est Louise, et pourquoi n’a-t-elle pas donné les remèdes à… Mme Dupas se tut subitement ; mais bientôt, un cri terrible s’échappa de sa bouche, car Bébé Guy se mit à se tordre soudain, dans d’affreuses convulsions. Mon enfant ! Mon bébé chéri ! cria-t-elle. Ô mon ange adoré ! Guy ! Guy !

Marielle, pâle comme une morte, regardait son petit frère se tordre sous les convulsions… Des pas se firent entendre, puis quelqu’un monta l’escalier à la course ; Pierre Dupas et le Docteur Jasmin entrèrent dans la chambre.

— Docteur ! Docteur ! Mon enfant ! cria Mme Dupas. Voyez-le donc !… Mais… il se meurt !… Docteur ! Sauvez-le ! Sauvez-le !

Le médecin, l’air grave, regardait l’enfant, qui se tordait sous ses yeux, et il vit immédiatement que, dans peu d’instants, ce serait fini.

— Sauvez-le, Docteur ! M. Dupas vous donnera la moitié de sa fortune, toute sa fortune si vous sauvez notre enfant ! Guy ! Guy !

Mais, même avant que Mme Dupas eut cessé de parler, Bébé Guy se tordait dans une suprême convulsion, puis il retomba mort, dans les bras du médecin.

— Madame, dit, le médecin, je suis arrivé trop tard pour sauver votre enfant ; de fait, nul médecin au monde n’eut pu le sauver… Il faut vous résigner à la volonté de Dieu, Madame… Votre enfant est mort.

— Mort ! s’écrièrent-ils tous.

— Mort ! Vous dites qu’il est mort mon bébé, mon enfant bien-aimé !… Ce n’est pas vrai ! Guy ! Guy ! Ô mon ange adoré ! sanglotait Mme Dupas en étreignant le cadavre de son enfant.

— Madame, reprit le Docteur Jasmin, veuillez répondre aux questions que je vais vous poser… Qui a administré les remèdes à votre enfant ?… car je vois qu’il a dû prendre ses remèdes quelques instants seulement avant de mourir… Je répète : qui lui a administré ces remèdes ?… Est-ce vous, Madame ?

— C’est Marielle, la fille de mon mari ! malgré la défense que je lui avais faite, mainte et mainte fois, de s’approcher de mon enfant, elle lui a fait prendre ses remèdes, convaincue qu’elle était que je dormais et ne pouvais intervenir… Ah ! Marielle, ajouta Mme Dupas, vous avez cru que je dormais, quand, sur la pointe des pieds, vous êtes entrée dans ma chambré… J’étais éveillée, comme je le suis en ce moment.

— Alors, pourquoi… Commença Marielle.

Mais le médecin se mit, de nouveau, à questionner Mme Dupas :

— Vous dites que Mlle Dupas est entrée dans votre chambre ?… Que s’est-il passé alors ?

— Après avoir pris le chloral, j’ai dormi pendant une heure à peu près, dit Mme Dupas. Il y avait un quart d’heure que j’étais éveillée, et je ne voulais pas me rendormir avant l’heure de donner les remèdes à mon cher petit… Tout à coup, la porte de ma chambre s’ouvrit et j’aperçus Marielle… Elle était très pâle et elle marchait avec d’infinies précautions… Elle s’approcha de mon lit… La voyant s’approcher, je fermai les yeux, feignant de dormir… Marielle se pencha sur moi, et je l’entendis murmurer, entre haut, et bas : « Comme elle dort ! C’est le temps ! »

— Mon Dieu ! murmura Pierre Dupas.

— Après le départ de Marielle, reprit Mme Dupas, je restai quelques secondes sans bouger mais soudain, la pensée de mon enfant se présentant avec force à mon esprit, j’accourus, sur la pointe des pieds, auprès de son berceau… Marielle, malgré ma défense réitérée, était penchée sur mon bébé, le forçant à prendre ses remèdes… Quand je l’appelai par son nom. elle eut tellement peur d’être surprise ainsi, qu’elle laissa tomber par terre le verre et la cuillère qu’elle tenait à la main…

— Docteur Jasmin, intervint ici Pierre Dupas, de quoi est-il mort notre pauvre cher petit Guy ?

— Je ne puis me prononcer avant d’avoir fait l’analyse des remèdes contenus dans cette fiole, répondit le médecin, en s’emparant de la bouteille qu’il y avait sur la table, s’emparant aussi du verre cassé, au fond duquel il restait encore quelques gouttes d’une substance brunâtre. Donnez-moi, s’il vous plaît, la clef du cabinet à remèdes, M. Dupas.

— La clef est dans la serrure du cabinet, Docteur, répondit Pierre Dupas.

— Ah ! vraiment ! dit, seulement, le médecin.

Le Docteur Jasmin fut à peu près cinq minutes absent. Quand il remonta dans la chambre des Dupas, après avoir fait l’analyse des remèdes, son visage était blanc comme de la chaux et il y avait une expression très étrange dans ses yeux.

— Monsieur et Madame Dupas, dit-il j’ai analysé consciencieusement le contenu des deux fioles, et j’ai constaté qu’une main criminelle…

— Criminelle ! s’écrièrent-ils tous.

— Oui, reprit le médecin, d’une voix altérée, une main criminelle a changé le contenu des fioles… Je m’explique : dans cette fiole, sur laquelle est l’étiquette : « Poison », j’ai trouvé les remèdes à prendre ; tandis que, dans celle-ci, celle qui contenait la potion, j’ai trouvé la lotion. Cette lotion, je vous l’ai dit déjà, contient une grande quantité de poison… À votre enfant, Monsieur et Madame Dupas, a été administré une dose de poison que même un adulte n’eut pu prendre sans danger.

— Dieu tout-puissant ! s’écria Pierre Dupas, pâle jusqu’aux lèvres.

Mme Dupas, les yeux agrandis et presque sortis de leurs orbites, un terrible rictus crispant ses lèvres, s’avança alors vers Marielle. Ses mains saisirent sa belle-fille à la gorge, tandis que, d’une voix rauque, elle criait :

— Empoisonneuse ! Empoisonneuse !

CHAPITRE X

LES AMIS DE MARIELLE


Marielle, en revenant de l’évanouissement où l’avait jetée la terrible accusation de sa belle-mère, vit que la chambre était remplie de monde. Elle aperçut, d’abord, son père, qui, le visage pâli jusqu’aux lèvres, marchait de long en large, de grosses larmes coulant sur ses joues.

Marielle vit, ensuite, Mme Dupas, qui, assise dans un fauteuil, pressait dans ses bras le cadavre déjà refroidi de son enfant, que le Docteur Jasmin essayait de lui enlever.

À côté d’elle, sur un canapé, où des mains charitables l’avaient déposée, Marielle aperçut Mme Brassard et Lillian Rust qui pleuraient. Debout, à côté d’elle aussi, était Mlle Solange, le visage pâle et rigide. À genoux à ses pieds était Maurice Leroy, qui lui baisait les mains, tandis que des larmes coulaient de ses yeux.

Un peu plus loin, Marielle vit M. Leroy père, qui la regardait avec grande compassion. Non loin du groupe formé par Mme Dupas et le médecin, était M. Rust, les bras croisés sur sa poitrine.

Le Docteur Jasmin parlait :

— Une dose de poison, pouvant causer la mort d’un adulte, a été administrée au petit malade, disait-il.

Marielle passa, à plusieurs reprises, la main sur son front, puis elle s’écria :

— Qu’y a-t-il ?… Je me souviens !… Cette femme…

— De grâce, Mlle Marielle, supplia Maurice Leroy, de grâce, ne proférez pas un mot, pas un !

M. Rust vint auprès du canapé et dit à la jeune fille :

Mlle Marielle, suivez le conseil de M. Maurice Leroy ; il est sage… Toutes vos paroles pourraient revenir contre vous un jour…

— Mais… je ne comprends pas… reprit Marielle. Mme Dupas a dit…-

— Marielle, intervint brusquement Mlle Solange, tais-toi ! Tu es dans le plus grand danger imaginable, ne l’oublie pas !

— Un danger ?… demanda Marielle.

Mais la voix du médecin l’interrompit :

Mlle Marielle Dupas a passé l’après-midi seule dans cette maison… ou, du moins, voici : j’étais sorti avec M. Dupas, Mme Dupas dormait, dans la chambre à côté de celle-ci, la vieille servante Nounou était absente. Mlle Vallier était sur la véranda ; plusieurs l’ont vue et l’ont saluée en passant… À neuf heures et demie, ce matin, j’ai moi-même administré les remèdes à l’enfant, qui, immédiatement, en a éprouvé du soulagement… Vers les trois heures, cet après-midi, Mlle Dupas est entrée, à pas de loup, dans la chambre de sa belle-mère ; celle-ci, feignant le sommeil, a parfaitement entendu la jeune fille dire, entre haut et bas : « Comme elle dort ! C’est le temps ! » Puis Mlle Dupas, malgré la défense réitérée qui lui en avait été faite, entra dans cette chambre, et fit prendre, de force, à son petit frère, une potion, dont il mourut moins de cinq minutes après… Officier Rust, faites votre devoir !

Lillian bondit vers son père, et entourant son cou de ses bras, dit, en sanglotant :

— Père ! Père ! Ne faites pas cette affreuse chose ! Vous le regretteriez toute votre vie !… Ô père chéri !… Marielle…

Lillian, dit M. Rust, en détachant les bras sa fille, je t’ai défendu, plus d’une fois déjà, d’intervenir, quand il s’agit de l’accomplissement de mon devoir !

— L’enfant est mort dans les plus horribles convulsions, immédiatement après avoir avalé les remèdes — ou, plutôt, la lotion que lui a donnée Mlle Dupas… Faites votre devoir, officier Rust ! disait la voix du Docteur Jasmin.

Lentement, comme s’il lui en eut beaucoup coûté, M. Rust s’avança jusqu’au canapé. Instinctivement, tous les amis de Marielle entourèrent la jeune fille, comme pour la protéger de cette horrible chose qui la menaçait. On entendait les lamentations de Nounou, qui, elle aussi, était présente, quoique Marielle ne l’eut pas encore aperçue. Une autre personne aussi était présente : assise à l’écart, un sourire… amusé sur ses lèvres, était Louise Vallier. Le drame épouvantable qui se déroulait sous ses yeux semblait procurer beaucoup d’amusement à cette demoiselle.

Lillian, encore une fois, se suspendit au cou de son père, l’implorant, mais en vain, de ne pas faire cette chose affreuse qu’il méditait.

Arrivé près du canapé, M. Rust écarta, poliment, mais fermement la ligne d’amis qui entourait Marielle, qui, elle, s’était levée debout, sans s’en rendre tout à fait compte. Le policier, alors, posa sa main sur l’épaule de la pauvre enfant, en prononçant ces huit mots si terribles, qu’on ne peut les écrire même, sans frissonner :

— Marielle Dupas, au nom de la loi, je vous arrête !

Quelles protestations indignées sortirent de toutes les bouches ; je veux dire que tous les amis de Marielle protestèrent hautement. Mais il fallut se soumettre, hélas, et la jeune accusée, déjà prisonnière, fut, incontinent, enfermée dans le salon du « Manoir-Roux », dont la fenêtre fut immédiatement clouée à l’extérieur. La porte du salon fut fermée à clef, M. Rust gardant cette clef dans sa poche.

Au moment où Marielle, sous la garde du policier et entourée de ses fidèles amis, allait quitter la chambre pour descendre au salon, Pierre Dupas, le visage vieilli de dix ans, depuis la mort tragique de son fils et l’arrestation de sa fille, s’approcha de cette dernière et dit :

— Marielle, misérable enfant, je te maudis !

Marielle comprenait parfaitement tout ce qui se passait ; pourtant, il y avait une sorte de bourdonnement dans son cerveau qu’elle ne pouvait s’expliquer. Ce bourdonnement l’empêchait de percevoir bien clairement les paroles qu’on disait autour d’elle ; de plus, ses jambes se dérobaient sous elle et un frisson continuel la secouait. Elle se dit qu’elle avait un cauchemar, dont elle s’éveillerait bientôt, sans doute, dans les bras de Jean. Elle entendit les paroles de M. Rust quand il l’arrêta, elle entendit la malédiction de son père, elle vit les figures effrayées autour d’elle…

— Quel rêve terrible je fais ! se disait la pauvre petite. Si je pouvais m’éveiller !… Il me semble que je ne puis en supporter davantage !


Je découvris le souterrain conduisant au gîte… page 80.

Le cauchemar continuait… Voilà tante Solange qui s’approche de Pierre Dupas et lui dit, en le secouant rudement par le bras :

— As-tu perdu la raison, neveu Pierre, que tu maudis ta fille en ce moment, où elle est victime de la plus injuste des accusations !

Puis, voilà Nounou, la bonne vieille Nounou, qui, à son tour, s’approche de Pierre Dupas. La fidèle servante a le visage tout ravagé par la peine, elle tend le bras vers le père de Marielle et dit :

— M. Pierre Dupas, comment osez-vous traiter votre fille de misérable et la maudire ?… C’est vous qui êtes un misérable !… Et puisse la malédiction vous venez d’lancer contre cet ange r’tomber sur vous dans toute sa plénitude !

Nounou n’était qu’une servante, il est vrai, mais le dévouement avec lequel elle avait servi la famille Dupas, depuis plus de vingt ans, l’espèce d’idolâtrie qu’elle ressentait pour Marielle, en faisait un être à part ; c’est pourquoi, à ses paroles, chacun avait senti un frisson le secouer… même Pierre Dupas avait pâli.

La lugubre procession, Marielle et le policier en tête, s’achemina vers le salon, prison de la jeune accusée, pour jusqu’au lendemain matin, à huit heures, quand elle quitterait le Rocher aux Oiseaux avec M. Rust, qui la conduirait à Québec, où elle serait incarcérée dans la prison de la ville.

Mme Brassard, Mlle Solange et Lillian obtinrent la permission de causer avec Marielle quelques minutes, puis Maurice fut admis au salon, à son tour. La jeune prisonnière demanda à Maurice d’aller avertir M. Jambeau de ce qui se passait.

— J’aimerais à le voir ce bon M. Jambeau, dit Marielle. Et Jean !… Oh ! M. Maurice, Jean arrivera demain midi… avec le prêtre qui devait bénir notre mariage… et moi j’aurai quitté le Rocher aux Oiseaux !… pleura-t-elle. Le savez-vous, M. Maurice, on va m’emmener dans la prison de Québec !

— Chère Marielle ! Pauvre petite victime ! Soyez courageuse, je vous prie ! répondit Maurice. Vous avez des amis très sincères sur cette île ; tous, nous travaillerons à votre délivrance et à prouver votre innocence, je vous le promets en mon nom et au nom de tous.

Maurice, en sortant du « Manoir-Roux », aperçut Charles Paris qui venait à sa rencontre ; il avait l’air très excité.

M. Leroy, demanda Charles Paris, est-ce bien le cas que l’enfant des Dupas est mort ?

— Oui, M. Paris, Bébé Guy est mort !

— Est-ce aussi le cas que Mlle Dupas…

— Oui, c’est aussi le cas que Mlle Dupas est accusée d’avoir empoisonné son petit frère ; elle vient d’être arrêtée par le policier Rust.

— Grand Dieu ! s’exclama Charles Paris. Puis il s’enfuit, comme un fou.

Hein ! se disait Maurice, en regardant s’enfuir Charles Paris. Qui eut cru que ce garçon possédât tant de cœur ?… Je ne jugerai plus jamais par les apparences dorénavant.

M. Jambeau, averti par Maurice, vint voir Marielle. Pauvre M. Jambeau ! Il pleurait comme un enfant… Marielle, cette pure et noble jeune fille, accusée de meurtre !…

— M. Jambeau, lui dit Marielle, dans le cours de leur conversation, mon père m’a maudite ! et elle se mit à pleurer.

— Oui ? fit M. Jambeau, de l’air le plus ordinaire du monde. Ça n’a pas d’importance, Marielle.

— Mais, M. Jambeau, ne dit-on pas que la malédiction d’un père…

— Tut ! Tut ! Sornettes que tout cela ! Vous connaissez peut-être le proverbe : « Crachez en l’air : ça vous retombe sur le nez ».

Mais M. Rust venait de frapper à la porte du salon : le temps alloué pour l’entrevue était écoulé.

Vers les sept heures, Nounou vint apporter le souper à Marielle.

— Laissez-moi entrer, M. Rust ! (Nounou prononçait « Ruste ») Il faut que je la voie Mlle Marielle !

Mlle Marielle, dit Nounou, à quelle heure partons-nous pour Québec, demain matin ; le savez-vous ?… Je pars avec vous, vous le pensez bien !

— Mais, Nounou, que feras-tu dans la ville de Québec ? De quoi vivras-tu ? On ne te laissera pas entrer dans la prison avec moi, et…

— J’ai de petites économies, et je trouverai bien le moyen de vivre, Mlle Marielle. Je l’ai promis à votre mère et jamais je ne vous abandonnerai !

— Nounou, dit Marielle, si tu pouvais m’apporter le petit coffret qui est dans ma chambre, celui qui appartenait à ma mère, tu sais ; il y a, dans ce coffret, beaucoup d’argent, mille dollars.

— Je vous apporterai le coffret, Mlle Marielle, je vous le promets !

— Avec cet argent, tu pourras vivre confortablement à Québec, Nounou.

— Ah ! cet argent me permettra de vous procurer bien des petites douceurs… là-bas, chère Mlle Marielle ! s’écria Nounou, en pleurant.

Le coffret fut en effet, remis à Marielle par le policier Rust, puis celui-ci tourna la clef dans la serrure du salon, il mit cette clef dans sa poche et plus personne ne fut admis, ce soir-là, dans la prison provisoire de la jeune accusée.

La nuit vint. On n’entendait au « Manoir-Roux » que le pas régulier du policier, montant consciencieusement la garde devant la porte du salon. Vers les deux heures du matin, M. Rust ouvrit la porte de la prison de Marielle et il vit la jeune fille endormie profondément, couchée sur un canapé.

M. Rust sortit du salon, dont il referma la porte à clef et il continua à faire la garde, jusqu’à sept heures du matin, heure à laquelle Nounou vint apporter le déjeuner de Marielle.

— Je lui porterai le cabaret moi-même, dit M. Rust à Nounou.

Il entra dans le salon, prenant la précaution de fermer la porte à clef derrière lui, et il dit :

Mlle Dupas, je vous apporte votre déjeuner.

Ne recevant pas de réponse, il s’approcha du canapé afin de réveiller Marielle ; mais elle n’était plus couchée sur ce meuble. Le policier jeta un regard autour de la pièce, mais il ne vit pas la prisonnière…

Sortant sur le palier, M. Rust appela Nounou, et quand celle-ci eut franchi le seuil du salon, il dit :

— Nounou, Mlle Dupas n’est plus ici.

— Vous dites ! s’exclama Nounou.

— Je dis que Mlle Marielle a mystérieusement disparu… Cherchez-la vous-même… Elle n’est pas ici… Pourtant, quand, vers les deux heures du matin, je suis entré dans cette chambre, elle dormait paisiblement, couchée sur ce canapé.

M. Rust essaya la fenêtre ; mais elle était clouée solidement à l’extérieur. M. Rust sonda les murs et les plafonds ; mais il n’y avait là aucun secret.

Marielle avait disparu, sans laisser de trace… Et c’était la plus étrange disparition !…

Nounou seule remarqua une chose : le petit coffret, lui aussi, avait disparu…


CHAPITRE XI

FAITS ÉTRANGES


Jean Bahr était revenu sur le Rocher aux Oiseaux, accompagné d’un vieux prêtre, qui devait célébrer son mariage avec Marielle. Hélas ! Marielle était disparue, sous d’étranges circonstances, et la tâche d’apprendre à Jean les tragiques événements qui s’étaient passés sur l’île, avait été laissée à ce pauvre Maurice. Celui-ci attendait une occasion pour parler. L’occasion se présenta plus vite qu’il l’espérait… qu’il le craignait plutôt. À peine furent-il parvenus au « Gîte », que Léo partit à la course, dans la direction du « Manoir-Roux » ; (inutile de dire que Jean avait emmené son chien avec lui à l’île Aubert).

— Léo ! Léo ! appela Jean.

Mais le chien fit la sourde oreille, ce que voyant, Jean dit à Maurice, en souriant :

— Léo s’en va au « Manoir-Roux » voir Marielle. C’est singulier comme ce chien s’est ennuyé d’elle. Leroy… Il a agi d’une manière étrange aussi, hier… Imaginez-vous que, hier après-midi, vers les trois heures, Léo s’est mis à hurler de la plus lamentable façon et j’ai été obligé de le battre pour le faire taire. Il n’a fait que geindre pendant toute la traversée ; c’est évident, il s’est ennuyé de Marielle, ajouta-t-il, en riant.

On achevait de dîner quand Léo revint au « Gîte » l’air tout piteux. Il alla se coucher sous une chaise, puis il se mit à se plaindre tout bas.

— Qu’a donc Léo ? dit Jean. Voyez donc s’il a l’air piteux, Maurice ! Viens ici, Léo ! appela-t-il.

Le chien vint, tristement, à l’appel de son maître.

— Qu’y a-t-il, Léo ? demanda Jean, en flattant le chien, qui le regardait d’un air pitoyable et intelligent à la fois. Tu es allé au « Manoir-Roux » pour voir Marielle, hein, et tu n’as pu la voir ? dit Jean.

Léo, comme pour répondre à son maître, jeta la tête en arrière et se mit à hurler de la plus terrible façon.

Maurice se dit qu’il allait profiter de ce moment pour parler.

— Jean dit-il, Léo a dû aller au « Manoir-Roux » pour voir Mlle Marielle, en effet, et s’il a l’air si triste, c’est qu’il n’a pu l’apercevoir… Mlle Marielle n’est plus sur le Rocher aux Oiseaux !

— Vous dites, Leroy ? s’écria Jean.

— Hélas, hélas, pauvre Jean !… Il s’est passé de terribles choses ici, pendant votre absence… D’abord, Bébé Guy est mort…

— Bébé Guy mort ! s’exclama Jean. Oh ! pauvre cher Bébé Guy ?… De quoi est-il mort, Maurice ? L’enfant était en parfaite santé quand j’ai quitté le Rocher… Mais, Maurice, Marielle… parlez-moi de Marielle !…

Mlle Marielle… commença Maurice.

— Quelle douleur elle a dû ressentir du décès de son petit frère qu’elle adorait ! Pauvre Marielle ! Vous avez dit qu’elle avait quitté l’île ?… Où est-elle allée ? À la Grosse île, je présume ?… Quand reviendra-t-elle ?… Demain le plus tard, je pense, puisque nous nous marierons après demain. Et Jean se mit à rire.

Alors, Maurice, avec d’infinies précautions, raconta tout : la grave maladie de Bébé Guy, puis sa presque guérison, la défense réitérée de Mme Dupas à Marielle d’approcher de son enfant… Il parla de la position où Marielle s’était trouvée, la veille, quand avait sonné l’heure de donner les remèdes au petit malade… Il raconta l’arrivée de Mme Dupas alors que sa belle-fille était à administrer la potion à Guy, puis la mort soudaine du petit, arrivée moins de cinq minutes après qu’il eut avalé les remèdes.

La voix tremblante d’émotion, Maurice parla ensuite de l’accusation de Mme Dupas, et il termina ainsi :

— Hélas ! Bahr !… Le médecin ayant juré, après avoir fait l’analyse des remèdes, que la potion et la lotion avaient été changées de bouteille, par une main criminelle, il a obligé le policier Rust d’arrêter Mlle Marielle. Votre fiancée, Jean, a donc été arrêtée, puis retenue prisonnière dans le salon du « Manoir-Roux », en attendant que…

Jean, que d’affreux sanglots secouaient depuis le commencement de ce récit, se leva d’un bond ; le visage tout défait, les yeux hagards, il était pitoyable à voir.

— Les fous ! Les misérables fous ! s’écria-t-il. Accuser et faire arrêter Marielle, cet ange, qui adorait son petit frère et… Qu’ils soient maudits, maudits, ceux qui ont osé l’accuser ou même la soupçonner d’un pareil crime mon innocente et pure fiancée !

— Jean ! murmura Maurice.

— Prisonnière dans le salon du « Manoir-Roux », avez-vous dit, Leroy ?… Je m’en vais la délivrer, malgré tous les policiers de la terre… Marielle ! Oh ! les fous ! les fous !… Oui, qu’ils soient mille fois maudits !

Ce disant, Jean se dirigea vers la porte du « Gîte ».

— Bahr, mon pauvre cher ami, demanda Maurice, où allez-vous ?… Ne vous ai-je pas dit que Mlle Marielle n’était plus sur le Rocher aux Oiseaux ?…

— C’est vrai !… Où est-elle ?… Oh ! ne me dites pas qu’elle est déjà en route pour la prison de Québec !… Mon Dieu ! Mon Dieu ! et Jean éclata en sanglots.

— Non ! Non, Bahr !… Mlle Marielle s’est enfuie…

— Elle s’est enfuie, dites-vous ?… Qui lui a aidée à fuir ?… Est-ce vous Maurice ?… Où est-elle ma Marielle chérie ?….

— Jean, répondit Maurice, Mlle Marielle a mystérieusement, très mystérieusement disparu.

— Disparu ! s’écria Jean.

Maurice raconta ensuite l’étrange disparition de la jeune prisonnière, et comme Jean pleurait en l’écoutant, il ajouta :

— Jean, à huit heures, ce matin, Mlle Marielle devait partir pour la prison de Québec, accompagnée de M. Rust et de Nounou ; cette dernière ne voulant pas abandonner sa jeune maîtresse… Nous étions tous au bord de la grève pour assister à ce triste départ, que nous n’aurions pu empêcher il est vrai ; mais contre lequel nous voulions protester en corps… Vous étiez absent, Bahr, et nous le déplorions ; cependant, les amis de Mlle Marielle et les vôtres étaient tous présents : M. et Mme Brassard, Mlle Lillian, Rust, Mlle Solange, mon père, et même M. Jambeau qui avait couché au « Gîte », afin d’être près du lieu de départ… C’est Nounou qui est venue nous avertir de ce qui se passait : Mlle Marielle avait disparu… La fenêtre du salon, qui avait été clouée à l’extérieur, avait été trouvée intacte… La porte du salon, la seule autre issue du salon, était fermée à clef, M. Rust gardant cette clef dans sa poche… La nuit entière, le policier avait monté la garde devant le salon. Vers les deux heures du matin, il était entré dans la pièce et il avait vu Mlle Marielle couchée sur un canapé et dormant profondément… Cependant, quand, à sept heures, ce matin, Nounou vint apporter le déjeuner de votre chère fiancée, Jean, celle-ci avait disparu, sans laisser de trace… M. Rust a sondé les murs et les plafonds du salon, afin de s’assurer qu’il n’existait aucun panneau secret ; inutile de vous dire qu’il n’en existe pas…

— C’est étrange, étrange ! murmura Jean.

— C’est la disparition la plus étrange imaginable… Mais, songez-y, mon ami, cette disparition devrait vous soulager, comme elle nous a soulagés, tous. Si elle n’avait pas disparu, Mlle Marielle serait, en ce moment, en route pour Québec et…

— Marielle ! Ô ma bien-aimée ! pleurait Jean.

Quelqu’un frappait à la porte du « Gîte » et Max (qui pleurait toutes ses larmes en voyant la douleur de son « oncle Jean », comme il appelait celui qui l’avait adopté), Max donc alla ouvrir, et Pierre Dupas entra. Pierre Dupas, dont les cheveux avaient blanchi, depuis la veille, Pierre Dupas, qui, quoiqu’il ne fût âgé que de quarante-sept ans, avait l’air d’un vieillard.

En entrant, Pierre Dupas salua le prêtre et demanda :

Mon Père, mon enfant Guy sera enterré cet après-midi ; nous feriez-vous la faveur et nous donneriez-vous la consolation d’être présent ?

En entendant la voix de Pierre Dupas, Jean Bahr se leva d’un bond ; sur son visage se lisait la folie du désespoir. S’avançant auprès du père de Marielle, il s’écria :

— Ah ! M. Pierre Dupas, j’ai quitté le Rocher aux Oiseaux, samedi, vous laissant en soin ma chère et douce fiancée ; qu’en avez-vous fait ?… Répondez ! Répondez ! Qu’en avez-vous fait ?… Sans doute, vous l’avez protégée de tout mal, vous l’avez défendue, quand elle a été accusée par votre misérable femme d’avoir commis le plus lâche, le plus abominable des crimes ?… Sans doute, aussi, quand, sur la demande de Mme Dupas et l’accusation du Docteur Jasmin, ma bien-aimée a été arrêtée, vous avez juré qu’elle était innocente et ne l’avez pas maudite ?

— Jean ! Jean ! implora Maurice.

— Misérable que vous êtes ! s’écria Jean, tout à fait hors de lui. Père sans cœur ?… Eh bien, votre fils que vous pleurez tant, vous allez le rejoindre dans l’éternité ; car je vais vous étrangler de mes dix doigts !

Jean Bahr s’élança vers Pierre Dupas, les doigts écartés, pour le saisir à la gorge ; mais Maurice Leroy se plaça entre les deux hommes.

Ôtez-vous de là, Leroy ! cria Jean. Cet homme ne mérite pas de vivre ! il va mourir, et je vais me payer la satisfaction de l’étrangler !

— Bahr ! Bahr ! implora, encore une fois Maurice.

— Ah ! misérable ! s’exclama, de nouveau Jean. Puis, repoussant Maurice il saisit Pierre Dupas à la gorge. Mais une main se posa sur son épaule, et la voix du vieux prêtre se fit entendre :

— Mon fils ! disait le prêtre. Au nom de Dieu, je vous commande de contrôler votre colère !… Allez-vous commettre un meurtre, mon pauvre enfant, un meurtre hideux et lâche… puisque celui que vous attaquez ne se défend même pas ? Ô mon fils !

Aux premières paroles du prêtre, Jean avait détendu ses doigts, et Maurice avait pu entraîner son ami, sans qu’il s’en aperçut presque.

— M. Dupas, dit le prêtre je serai chez vous dans moins d’une heure, pour les funérailles de votre enfant. Veuillez maintenant vous retirer, ajouta-t-il, en désignant Jean, que Maurice essayait de calmer.

Quand le prêtre fut parti pour le « Manoir-Roux », Maurice raconta à Jean ce qui se passait chez les Dupas, depuis la disparition de Marielle. Mlle Solange, en revenant de sur la grève, où elle était allée, pour assister, elle aussi, au départ de Marielle, s’était rendue au « Manoir-Roux », et là, elle avait dit à son neveu sa façon de penser. Mlle Solange avait parlé longtemps ; de plus, elle était très en colère. Quand elle eut dit ce qu’elle avait à dire, elle s’était tranquillement évanouie. Tante Solange était donc chez les Dupas, où ses domestiques étaient allés la rejoindre et Nounou la soignait, au meilleur de sa connaissance, car le Docteur Jasmin, que tous sur le Rocher aux Oiseaux détestaient et que M. Jambeau aurait voulu chasser à coups de canne, le Docteur Jasmin donc, était retourné à la Grosse Île, depuis le matin.

Nounou, chose très étrange, ne semblait pas trop affectée de la disparition de Marielle. La vieille servante semblait cacher quelque chose en son for intérieur, quelque chose qui semblait la rassurer quelque peu sur le sort de sa chère Marielle.

Mme Dupas était presque continuellement en crises de nerfs. Chose étrange aussi. M. Dupas était le seul qu’elle tolérât auprès d’elle. Si sa fille Louise se montrait, Mme Dupas la chassait : « Va-t-en ! Va-t-en ! cria-t-elle. Va-t-en, fille ! »

Le corps de Bébé Guy avait été déposé dans un petit cercueil qu’avait fait M. Brassard, et que Mme Brassard et Lillian Rust avaient matelassé de mousseline blanche et de dentelle. Toutes deux, Mme Brassard et Lillian, avaient aussi confectionné deux couronnes, dont l’une toute mignonne et l’autre grande, avec des guirlandes de roses sauvages, de marguerites et de boutons d’or, cueillis près du Sinistre Ravin. La toute petite couronne avait été déposée sur la tête de Bébé Guy et la grande couronne sur son cercueil. Mais là s’arrêterait le dévouement de tous ; aucun des amis de Marielle n’assisterait aux funérailles de l’enfant, qu’ils avaient tant aimé pourtant. Les amis de Marielle protestaient ainsi, jusqu’au bout, contre l’indignité qui avait été commise contre la fiancée de Jean. Si Bébé Guy était mort dans des circonstances ordinaires, il en aurait été autrement : mais, l’assistance aux funérailles eut été en quelque sorte une preuve de considération, et de la considération, ils n’en avaient assurément pas pour ces gens qui avaient persécuté Marielle si cruellement. Tandis que Maurice racontait ces choses à Jean, la cloche de la chapelle sonna, tout à coup.

— C’est le glas de Bébé Guy qui sonne, Maurice ! dit Jean. Pauvre cher petit !… Comme nous l’aimions Marielle et moi !… et comme le cœur de ma bien-aimée eut été contristé en entendant sonner cette cloche !… Marielle ! Ô Marielle ! Et Jean pleurait tout haut.

— Qui sait, Bahr, si Mlle Marielle ne l’entend pas cette cloche !… Qui sait où elle est en ce moment ?… Courage, Jean ! dit Maurice. Si votre douce fiancée est encore de ce monde, nous la retrouverons !

À ces paroles, Jean Bahr se sentit un peu moins triste, et une lueur d’espoir sembla naître en son cœur.


CHAPITRE XII

L’ADMIRATEUR DE LOUISE VALLIER


Les événements allaient se précipiter sur le Rocher aux Oiseaux.

Tout d’abord, depuis la disparition si étrange de Marielle, un voile de tristesse semblait envelopper l’île. Depuis qu’on ne pouvait plus apercevoir le radieux visage de l’Ange du Rocher, chacun paraissait avoir découvert que des affaires pressées les appelaient, soit à Québec, soit à Montréal, et bientôt, chacun partirait… pour ne plus revenir.

Deux semaines s’étaient écoulées depuis les événements racontés dans le précédent chapitre, deux mornes semaines, pour Jean, pour Maurice pour les habitants du « Manoir-Roux » et pour ceux des villas. On était au mardi après-midi et M. Leroy père avait, ce jour-là quitté le Rocher aux Oiseaux avec son domestique Chérubin. Certes, M. Leroy eut désiré emmener Maurice ; mais celui-ci avait refusé de quitter l’île.

— Voyez-vous, père, avait-il objecté, il m’en coûterait trop d’abandonner Jean, surtout dans l’état d’esprit où il se trouve. Si vous me le permettez, je passerai l’hiver sur le Rocher aux Oiseaux, tout comme l’année dernière. Nous ne serons pas seuls, d’ailleurs, puisque M. Jambeau ne part pas, non plus que les Dupas.

— Comme tu voudras, mon garçon, avait répondu M. Leroy.

— Mais, père, emmenez Chérubin avec vous, cette fois, je vous prie. Ce pauvre Chérubin se désole à la pensée de passer un autre hiver ici, et puis, je n’aurai pas besoin de lui, puisque je me retirerai au « Gîte » avec Jean.

M. Rust aurait bien voulu, lui aussi, quitter l’île immédiatement ; mais Lillian, qui savait que le Docteur Le Noir était à la veille de revenir de son voyage à Québec, ne voulait pas partir avant de l’avoir revu.

Dans tous les cas, à la « Villa Grise », demeure des Brassard, à la « Villa Riante », demeure des Rust, à la « Villa du Rocher », demeure de Mlle Solange, et à la « Villa Magdalena », demeure des Paris, on avait commencé les préparatifs de départ ; tous devaient être prêts à quitter le Rocher aux Oiseaux au commencement de la semaine suivante.

Il était cinq heures de l’après-midi. Jean et Maurice se dirigeaient vers le « Manoir-Roux », afin de s’informer de Mlle Solange, qui revenait assez lentement de son indisposition. Ils étaient encore à cinq minutes de marche à peu près du « Manoir-Roux », lorsqu’ils aperçurent M. et Mme Dupas, qui se dirigeaient vers la Grande Coulée, près de laquelle était la tombe de leur petit Guy. M. et Mme Dupas étaient bien changés, tous deux, et un sentiment de pitié envahit le cœur de Jean et celui de Maurice en voyant ces pauvres parents que la mort de leur cher Bébé Guy avait tant affligés et désolés.

Afin de ne pas courir la chance de se rencontrer avec Louise Vallier, Jean et Maurice entrèrent par la porte de cuisine. Nounou n’était pas à son poste, cependant ; mais les deux jeunes gens se dirent qu’elle ne pouvait tarder, puisque ce serait bientôt l’heure de commencer à préparer le souper.

En attendant l’arrivée de la servante, Jean et Maurice allèrent s’asseoir près d’une fenêtre et ils se mirent à causer ensemble. Tout à coup, ils entendirent la voix de Louise Vallier ; la jeune fille causait avec quelqu’un, dans la salle d’entrée.

— Cessez de me poursuivre de vos attentions, M. Paris ! disait Louise.

— Louise ! Louise ! répondit la voix de Charles Paris. Vous le savez combien je vous aime !… Consentez à quitter le Rocher aux Oiseaux avec mon père et moi ; aussitôt que nous serons rendus à Québec, vous deviendrez ma femme, et je vous promets que vous serez heureuse !

— C’est parler pour ne rien dire ! s’écria Louise Vallier. Votre amour ne m’intéresse guère, M. Paris… Je ne quitterai pas le Rocher avec vous et votre père ! Je ne serai jamais votre femme ; voilà !

— Alors, s’écria Charles Paris, d’une voix tremblante, pourquoi m’avez-vous donné de l’encouragement, puisque vous ne m’aimiez pas ?… Louise ! Je vous en supplie, Louise ! Ne méprisez pas un amour comme celui que je vous ai voué ! Devenez ma femme, Louise, et…

— Quand vous me le demanderiez jusqu’à demain, je ne consentirais pas ! dit durement la fille de Mme Dupas. Bah ! Vous aimer, vous ! Devenir votre femme, à vous ! Jamais, entendez-vous, jamais ! Vous ne comprenez donc pas que je vous méprise !

— Vous me méprisez, vous ! Vous ! Louise Vallier !… Ah ! ces paroles, vous allez les payer cher !… Vous avez méprisé mon amour ; craignez ma haine ! exclama Charles Paris.

— Pensez-vous que je vous crains, mon pauvre M. Paris ! s’écria Louise, avec un de ses rires sots. Pas moi !

— Pourtant, dit Charles Paris, je puis, si je le désire, vous envoyer à la potence, Mlle Louise Vallier !

— Perdez-vous la raison ? dit la voix tremblante de Louise.

— Je dis que je puis vous envoyer à la potence… et je le ferai, entendez-vous !… Écoutez, Mlle Vallier, écoutez !… Vous souvenez-vous du jour de la mort de votre petit frère Guy ?… C’était un dimanche, et j’étais allé à la chapelle afin d’assister à l’office du matin, mais voyant que vous n’étiez pas présente, je quittai la chapelle et vins me promener aux alentours du « Manoir-Roux », dans l’espoir de vous apercevoir… Oui, asseyez-vous, Mlle Vallier ; j’en ai long à vous raconter…

« Ne vous apercevant pas aux environs de la maison et désirant ardemment vous voir et vous parler, je tournai la poignée de la porte et j’entrai… La salle (cette salle où nous sommes, en ce moment) était déserte ; bientôt, j’entendis des pas dans l’escalier, puis vous arrivâtes. Craignant, soudain, vos reproches pour avoir pénétré avec un tel sans cérémonie dans la maison, je me dissimulai derrière un écran… Vous tremblez, Mlle Vallier ; auriez-vous froid, par hasard ?…

« Je vous ai vue, vous dirigeant vers cette table, reprit Charles Paris. À la main vous teniez une petite fiole contenant un liquide de couleur brune… Vous avez déposé la petite fiole sur la table, ensuite, vous avez ouvert ce cabinet à remèdes, duquel vous avez retiré une autre fiole, de la même dimension que celle que vous veniez de déposer sur la table ; cette seconde fiole contenait, elle aussi, un liquide de couleur brune… Vous pâlissez, Mlle Vallier !… Je continue…

« Je vous ai vue, ensuite, vous diriger du côté de la cuisine, puis en revenir, portant dans vos mains deux verres et un petit entonnoir… Vous avez transvidé le contenu des deux fioles dans les deux verres, puis, dans la première vous avez vidé le liquide de la seconde fiole, et « vice versa »…

« À la hâte, ensuite, vous êtes montée à l’étage supérieur, emportant la première fiole, celle qui contenait maintenait le liquide de la seconde fiole… Je vous ai entendue parler à une personne, en haut ; mais comme vous tardiez à revenir dans cette salle, je m’emparai des deux verres et du petit entonnoir, que vous aviez laissés sur la table… et les emportai chez moi…

« Je ne vaux pas cher peut-être, Mlle Louise Vallier, mais c’est la première fois de ma vie que je me suis trouvé en contact avec le crime… Certes, j’étais loin, bien loin, de me douter du crime que vous méditiez ?… Ce qui m’a empêché de vous soupçonner tout à fait, c’est cette conversation que j’avais entendue, entre vous et une autre personne, à l’étage supérieur… Ah ! si j’avais véritablement cru que vous prépariez un meurtre, je vous aurais empêchée de l’accomplir…

« Quand, vers les trois heures de l’après-midi, j’appris que Bébé Guy était mort, empoisonné, je compris tout… Quand j’appris que Mlle Dupas avait été arrêtée par le policier Rust, pour un crime que « vous » aviez commis, je crus que j’allais perdre la raison… Je vous aimais trop pour vous accuser ; d’un autre côté, je me rendais, en quelque sorte, complice du plus infâme des crimes, en me taisant… Vous êtes une empoisonneuse, Mlle Louise Vallier, et…

— De grâce ! Oh ! de grâce, ne me trahissez pas ! sanglota Louise Vallier. Je regrette ce que je vous ai dit, tout à l’heure et, si vous le désirez encore, je serai votre femme.

— Vous le jurez, Louise ? Vous serez ma femme, si je garde le secret de votre culpabilité ?

— Je le jure !… Oh ! de grâce, de grâce, continuez à vous taire !

— Je continuerai à me taire, du moment que…

Mais Charles Paris ne put achever sa phrase : saisi par les bras, soudainement, il aperçut, en tournant la tête, qu’il était, pour ainsi dire prisonnier de Maurice Leroy, tandis que Jean Bahr tenait fermement, de son côté, Louise Vallier, qui faisait d’inutiles efforts pour se libérer.


CHAPITRE XIII

LE BAISER DU PARDON


— Misérables ! Misérables que vous êtes tous deux ! s’écria Jean. Vile empoisonneuse ! Vile complice ! Ah ! vous allez, Mlle Vallier, payer de votre vie le terrible crime que vous avez commis !

— Grâce ! Grâce ! C’est tout ce que pouvait articuler Louise Vallier. Ayez pitié, M. Bahr !

— Pitié ! tonna Jean. Avez-vous eu pitié, vous ?… Avez-vous eu pitié de votre pauvre petit frère Bébé Guy ?… Avez-vous eu pitié de cette douce victime, mon innocente et pure Marielle ? … De la pitié ? Jamais !

— Nous avons tout entendu ! dit, en ce moment, la voix de Mlle Solange. J’étais là, avec Nounou. Oh ! misérable folle ! s’écria-t-elle, en s’approchant de Louise Vallier. Mais, vous allez être arrêtée, sur l’heure !… Nounou, acheva Mlle Solange en se tournant du côté de la servante, courez chercher M. Rust ; dites-lui que nous avons trouvé l’empoisonneuse de Bébé Guy. Qu’il vienne immédiatement !

Mlle Solange, intervint Jean, j’aurais autre chose à proposer… Je vais écrire une confession détaillée du crime, et Mlle Vallier signera cette confession. De cette manière, nous éviterons un procès, dans lequel le nom des Dupas serait par trop souvent mentionné… Si Marielle n’avait pas disparu, nous n’aurions pas eu même cette pitié pour l’empoisonneuse de Bébé Guy ; mais cette confession suffira, pour le moment, ne le pensez-vous pas ?

— Peut-être avez-vous raison, Jean, répondit Mlle Solange. Jamais une tache n’a terni notre nom jusqu’ici et…

— Je vais rédiger le document tout de suite, dit Jean, qui se mit à écrire rapidement.

Quand la confession fut prête, Jean s’approcha de Louise Vallier et dit :

— Signez ce document, Mlle Vallier, Mlle Solange, M. Leroy, Nounou et moi nous signerons ensuite, comme témoins.

— Et si je refuse de signer ? demanda Louise, avec un de ses sourires sots que tous détestaient tant.

— Refusez, une fois seulement, de signer cette confession, Mlle Vallier et Nounou ira immédiatement chercher M. Rust, puis, bientôt vous coucherez dans une cellule de prison de Québec… À vous de choisir !

Louise Vallier, comprenant que ce n’était plus le temps de rire, prit la plume de la main de Jean, puis, fermement, elle signa. Mlle Solange. Jean, Maurice et Nounou ayant signé le document à leur tour, comme témoins, tous s’approchèrent alors de Charles Paris.

— Vous, Monsieur, dit Jean, vous signerez aussi un papier que je vais préparer, disant que vous avez vu Mlle Louise Vallier dans l’accomplissement de la première partie de son crime. Ensuite, M. Leroy et moi irons chez-vous, et vous nous remettrez les deux verres et le petit entonnoir… Vous comprenez, n’est-ce pas ?… Considérez-vous chanceux de ne pas être arrêté, comme complice, puisque vous avez vu préparer le crime et n’avez rien dit.

— M. Bahr, répondit Charles Paris, j’ai agi comme vous l’eussiez fait vous-même, à ma place… Auriez-vous trahi Mlle Dupas, vous, si…

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! cria Jean, en colère. Mlle Dupas était un ange d’innocence et de pureté, incapable, conséquemment, d’imaginer un si terrible crime… N’avez-vous pas compris que Mlle Vallier est une détraquée ?… Je le sais depuis longtemps qu’elle est folle ; mais j’étais loin de me douter qu’elle fut une folle dangereuse… Vous allez donc. M. Paris, signer le document que je vais rédiger, puis…

Jean s’arrêta court : M. et Mme Dupas venaient d’entrer, et ils s’arrêtaient, stupéfaits, sur le seuil de la porte. Alors, Mlle Solange s’approcha d’eux et dit, en désignant Louise Vallier :

— Mon neveu Pierre, et vous aussi, Madame, je vous présente l’empoisonneuse de Bébé Guy !

— Je le savais !… murmurèrent, en même temps, M. et Mme Dupas.

— Vous le saviez ! s’écrièrent-ils tous.

— Tu le savais, neveu Pierre ! reprit Mlle Solange. Vous le saviez, Madame !… Pourtant, Mme Dupas, vous avez hautement accusé Marielle du plus abominable des crimes… Tu le savais, Pierre !… Pourtant, tu as laissé arrêter ta fille : plus que cela, tu l’as maudite, en la présence de tous !

— Mon Dieu ! s’exclama Pierre Dupas, je le sais maintenant, je le sais depuis le matin de la disparition de Marielle… et j’en meurs !

— Laissez-moi parler ! dit Mme Dupas. Quand j’ai accusé Marielle, Dieu sait que je la croyais coupable… Marielle était entrée dans ma chambre à pas de loup, elle s’était penchée sur moi et, me croyant endormie, elle avait dit, entre haut et bas : « Comme elle dort ! C’est le temps ! » C’était le temps de… quoi ? Tout à coup, je pensai à mon enfant et j’accourus auprès de mon bébé. J’aperçus ma belle-fille penchée sur le berceau de mon petit, lui faisait prendre un remède qu’il refusait d’avaler… Mon Dieu ! mon Dieu !… Marielle, surprise de me voir arriver dans la chambre, alors qu’elle me croyait profondément endormie, laissa tomber par terre le verre et la cuillère qu’elle tenait dans la main… J’étais sûre qu’elle avait l’air coupable, et je la soupçonnais déjà, quand mon bébé chéri fut pris d’horribles convulsions… Mme Dupas pleurait, elle sanglotait même : il était évident qu’elle déplorait sincèrement son erreur.

— Madame, dit Jean, tout l’hiver dernier vous avez été malade… Qui vous a soignée, alors que vous étiez languissante et souffrante ?… Votre enfant est né… Qui lui prodiguait des soins et de l’affection ?… N’est-ce pas Marielle, cet ange, Marielle toujours ?.

— Je sais ! Je sais !… Oh ! M. Bahr, je l’aimais Marielle, surtout depuis le renoncement qu’elle avait fait de la moitié de l’héritage de sa tante Solange en faveur de mon fils… Mais… Louise vint me souffler le soupçon contre la fille de mon mari et…

Personne ne répondit ; mais le regard méprisant que tous jetèrent sur Louise Vallier en disait assez long.

— Et comment avez-vous découvert (quoique trop tard) qui avait empoisonné votre fils, Mme Dupas ? demanda Mlle Solange.

— Mon Dieu ! pleura Mme Dupas. Mon Dieu, ayez pitié de moi et de ma malheureuse fille !… Je vais tout vous raconter, reprit-elle. Vous le savez peut-être, après le trépas de mon bébé et l’arrestation de Marielle, je n’eus pas tout à fait conscience de ce qui se passait autour de moi… Le Docteur Jasmin me fit prendre une prise pour calmer mes nerfs, et je finis par m’endormir… Vers les six heures du matin, (lundi matin) je m’éveillai, et soudain, un souvenir me revint à la mémoire : la veille, le jour de la mort de mon enfant, il pouvait être onze heures du matin, quand, entrant dans ma chambre, je cherchai, en vain, sur la table, la fiole contenant les remèdes de Guy. Pendant que je cherchais ainsi, Louise entra, portant la fiole dans sa main. Elle eut l’air très-étonnée (et très confuse, je m’en suis rappelée ensuite) en m’apercevant, et même, je crus la voir frissonner quand je lui demandai : « D’où viens-tu, Louise, et que fais-tu avec cette fiole de remèdes ? Cependant, elle eut vite trouvé une réponse : — J’étais à mettre un peu d’ordre sur cette table, me répondit-elle, quand j’ai cru entendre frapper à la porte et je suis descendue ouvrir, sans m’apercevoir que je tenais cette fiole à la main. » La réponse sembla assez naturelle… et ce n’est que plus tard, (trop tard hélas !) que je me remémorai cet instant.

« J’éveillai mon mari, continua Mme Dupas, et je lui dis tout. Hâtivement, il se leva, nous nous habillâmes tous deux, puis nous descendîmes dans la salle, décidés à disculper Marielle, sans perdre un instant… Marielle avait disparu !… »

— Peut-être aurais-je dû parler alors, dit Pierre Dupas ; mais, à cause de ma femme, si éprouvée déjà, je me suis tu… et je défie qui que ce soit de n’avoir pas fait comme moi… Nous avons gardé ce terrible secret ma femme et moi, et…

M. Bahr, interrompit ici Louise Vallier, suis-je libre ?

— Libre comme l’air, Mlle Vallier, répondit Jean. J’ai ici votre confession signée de votre main ; vous êtes libre, je le répète.

— Alors, au revoir, tous ! dit Louise ! Mère, ajouta-t-elle, en s’approchant de Mme Dupas qui pleurait, sans pouvoir se consoler, je sais que vous ne me pardonnerez jamais… Au revoir, mère !

— Pauvre malheureuse Louise ! s’écria Mme Dupas. Je sais que tu n’es pas tout à fait responsable de tes actes ; je pleure sur ton terrible crime, mais je te pardonne et je t’aime… quand même !

Mme Dupas déposa un baiser de pardon sur le front de sa fille… Ce baiser du pardon, comme elle fut consolée ensuite de l’avoir donné !


CHAPITRE XIV

ACCIDENT OU SUICIDE ?


Quittant le « Manoir-Roux », Louise Vallier s’achemina vers le « Gîte », et, en arrivant, elle dit à Max, qui était occupé à se confectionner un arc :

— Max, M. Bahr te fait dire d’atteler les chèvres, tout de suite !

Max, lui non plus, n’aimait pas Louise ; cependant, du moment que l’oncle Jean lui faisait dire d’atteler les chèvres, il allait les atteler. Louise sauta dans la voiture, et elle se mit à chercher le fouet.

— Où est le fouet ? demanda-t-elle à Max.

Mlle Vallier, répondit l’enfant, vous n’aurez pas besoin du fouet pour faire marcher les chèvres ; elles n’ont pas été attelées depuis… depuis la mort de Bébé Guy, et elles ne demandent qu’à courir.

— Ce n’est pas de tes affaires, mon petit ! Donne-moi le fouet immédiatement, entends-tu ! … Ces paresseuses chèvres ! Je vais les faire galoper à mon goût !

— Comme vous voudrez, Mlle Vallier, répondit Max, en haussant les épaules.

Quand Max eut apporté le fouet, Louise Vallier le saisit, puis elle en cingla la joue de l’enfant, en disant :

— Tiens, petit ! Ça t’apprendra à raisonner, quand je te donne un ordre !

Elle administra ensuite à Brise et Bise deux maîtres coups de fouet, et les chèvres affolées, partirent à fond de train…

Quand, moins d’une heure plus tard, Jean et Maurice revinrent au « Gîte », apportant les deux documents signés, l’un par Louise Vallier et l’autre par Charles Paris, ainsi que les deux verres et le petit entonnoir, ils aperçurent Max assis dans un coin de la salle ; il s’épongeait le visage avec de l’eau froide, en pleurant.

— Qu’as-tu, Max ? demanda Jean. Et quelle est cette affreuse marque que tu portes au visage ?

Max expliqua ses malheurs à Jean, puis il ajouta :

— Elle a fouetté les chèvres Mlle Vallier, puis elle est partie par là…

— Du côté de la Grande Coulée ? demanda Jean.

— Oui, mon oncle Jean, du côté de la Grande Coulée.

Jean et Maurice se regardèrent : du côté de la Grande Coulée, les rochers tombaient très à pic dans le golfe… Les chèvres, lancées à fond de train… il fallait aller voir… Et tous deux partirent à toutes jambes, dans la direction de la Grande Coulée…

Était-ce un accident ?… Était-ce un suicide ? … Jamais on ne le saurait.

Quand les deux jeunes gens parvinrent à la Grande Coulée, ils virent, au pied d’un rocher, le corps de Louise Vallier qui flottait sur l’eau. Un peu plus loin, ils virent les chèvres de Marielle qui nageaient encore, quoiqu’elles fussent très embarrassées de la petite voiture qu’une courroie en cuir retenait encore à l’attelage.

Ni Jean ni Maurice ne savaient nager ; heureusement, il y avait, tout près une chaloupe, dans laquelle les deux jeunes gens sautèrent.

Non sans risquer de chavirer, ils parvinrent à placer le corps de Louise Vallier dans la chaloupe, puis ils l’étendirent sur la grève, essayant de tous les moyens pour faire renaître à la vie la pauvre malheureuse… Mais ce fut inutile : Louise Vallier était déjà rendue devant le Grand Juge !…

La nouvelle se répandit vite sur le Rocher, car les chèvres, que Jean avait débarrassées de la courroie qui les retenaient à la voiture, les chèvres, dis-je, étaient passées, comme un ouragan, sur l’île, se dirigeant vers le « Gîte ». M. et Mme Brassard, ainsi que le domestique de M. Jambeau étaient au magasin, et voyant arriver les chèvres affolées, ils étaient allés aux renseignements. Max leurs raconta comment Mlle Vallier était venue au « Gîte », lui donnant l’ordre d’atteler Brise et Bise. Il dit que Mlle Vallier avait fouetté les chèvres et que celles-ci étaient parties, à fond de train, dans la direction de la Grande Coulée. Max raconta tout… excepté l’incident du coup de fouet qu’il avait reçu ; l’enfant, pressentant un malheur, avait, avec une délicatesse innée, tu cet acte de cruauté.

Deux jours plus tard, eurent lieu les funérailles de Louise Vallier. Tous les habitants de l’île assistèrent, car leur sympathie était grande pour la famille Dupas, si éprouvée depuis quelques temps.

Le soir des funérailles Jean Bahr convoqua une assemblée générale dans son magasin. À cette assemblée, il procéda à la justification de Marielle, preuves en mains. Certes, personne n’avait cru à la culpabilité de la jeune fille, il est vrai ; mais Jean ne voulut pas laisser même l’ombre d’un doute dans l’esprit de qui que ce fut.

Le lendemain étant un dimanche, tous assistèrent à l’office du matin, Mme Brassard récitant les prières et jouant l’harmonium, maintenant que Marielle n’y était plus. Pour plusieurs d’entr’eux, c’était le dernier dimanche qu’ils devaient passer sur l’île ; de fait, le lendemain, les Brassard, les Rust et les Paris devaient quitter, dès l’aube, le Rocher aux Oiseaux, pour toujours.


CHAPITRE XV

DÉPARTS


Le soir de ce même jour, Jean et Maurice veillaient chez M. Jambeau, quand, tout à coup, Firmin s’écria :

— Voyez donc, Messieurs, cette lueur ! Ne dirait-on pas un feu ?

Jean s’approcha d’une fenêtre, et aussitôt, il s’écria :

— Oui, c’est un feu ! La « Villa Magdalena » en flammes ! Courons. Leroy !

— Un feu ! Ciel ! Par cette sécheresse ! Et la brise qui souffle « en grand », depuis ce midi ! s’exclama M. Jambeau.

Jean et Maurice partirent en courant. Oui, le feu était à la « Villa Magdalena ». M. Paris ayant fait brûler un gros paquet de linge et de paperasse, avait, accidentellement, mis le feu. Un simple feu de cheminée, il est vrai ; mais le vent soufflait grande brise ; de plus il n’avait pas plu depuis trois semaines et tout était d’une extraordinaire sécheresse.

Quand les jeunes gens arrivèrent à la villa, elle n’était plus qu’une masse de flammes, et « Charme Villa » commençait à brûler : Maurice put sauver son précieux violon et quelques menus objets ; mais la villa elle-même était condamnée.

Maniant des pompes à bras et jetant force seaux d’eau, Jean, Maurice, M. Brassard, M. Rust, et même Max essayaient d’enrayer les flammes. Bientôt, Pierre Dupas arriva sur les lieux, donnant, lui aussi, toute l’aide possible. Mais, hélas, voilà la « Villa Riante » qui commence à brûler… et rien à faire !

M. Jambeau ! cria soudain Jean. La « Villa Bianca » est aussi menacée ; il faut y courir !

— Allez-y, Bahr ! Vous aussi, Leroy ! Il vous faudra sortir M. Jambeau sur un brancard et le faire transporter au « Manoir-Roux » ; c’est le plus proche… M. Dupas et moi nous allons continuer à essayer de combattre le feu. Un coup de main ici, s’il vous plaît. M. Rust ! Max, donne-moi cette pompe ! s’écria M. Brassard.

Jean et Maurice entrèrent chez M. Jambeau. Ce pauvre M. Jambeau, sans songer au réel danger qu’il courait lui-même, essayait d’empaqueter ses livres dans des caisses, aidé de Firmin.

— M. Jambeau, dit Jean, le feu est à la « Villa Riante », et toutes les villas vont y passer ! Nous allons vous transporter immédiatement au « Manoir-Roux », immédiatement !

— Mes livres ! Le piano de Marielle ! disait M. Jambeau.

— Hélas, cher ami, il ne faut pas vous occuper de ces choses ! Maurice et moi nous sauverons ce que nous pourrons. L’important, c’est que vous soyez en sûreté. Aidez-moi, Firmin ; à nous deux… Ah ! voilà M. Rust ; il va nous donner un coup de main !

De la « Villa Bianca », la « Villa du Rocher » brûla jusqu’au sol, puis ce fut le tour de la « Villa Grise »…

Ainsi, de ces six villas que Jean avait construites avec tant de peine, il ne restait qu’un monceau de cendres !… Des larmes coulaient sur les joues du jeune homme en contemplant cette destruction.

Toute la nuit, Jean et Maurice veillèrent aux alentours des villas détruites. Il ne fallait pas risquer que le feu prit à l’herbe ou aux arbres ; c’eut été une terrible catastrophe, car bientôt, le « Manoir-Roux », la chapelle, le « Gîte », les hangars, le magasin et la « Villa Marielle » (qui était presqu’achevée) y passeraient.

Les Brassard, les Rust et les Paris avaient été logés, tant bien que mal, soit au « Manoir-Roux », soit au « Gîte ».

À neuf heures, le lendemain matin, M. et Mme Brassard et leur famille, M. Rust et sa fille, MM. Paris père et fils partaient du Rocher aux Oiseaux. Ce fut un triste départ, car on se disait qu’on ne se rencontrerait peut-être plus. Mlle Solange devait partir dans huit jours, avec ses domestiques.

Un soir, Pierre Dupas arriva au « Gîte », où Jean veillait seul avec Max, qui était légèrement indisposé. Maurice était allé veiller au « Manoir-Roux ».

— Jean, dit Pierre Dupas, je viens vous annoncer que nous allons, ma femme et moi, quitter le Rocher aux Oiseaux… Nous partirons pour Montréal, dans deux jours, avec tante Solange.

— Vraiment ! s’écria Jean, très surpris, à coup sûr.

— Il le faut ! dit Pierre Dupas. Le Docteur Le Noir, quand il est venu ici, il y a quelque jours, m’a fait comprendre que Mme Dupas allait mourir, ou perdre la raison, sur cette île… Il lui faut de la distraction à ma femme, et le médecin m’a fortement conseillé de partir… Peut-être les distractions de la ville lui feront-elles oublier les tristes événements de ces derniers temps.

— Pauvre Mme Dupas ! murmura Jean.

— Il me ferait beaucoup plaisir de savoir que le « Manoir-Roux » ne serait pas abandonné, Jean, reprit Pierre Dupas. Pourquoi n’allez-vous pas y demeurer tous ensemble, vous, Maurice, M. Jambeau et Max ?… Nounou ne veut pas quitter le Rocher, et vous vivrez très confortablement au « Manoir-Roux ».

— Votre offre me tente, M. Dupas ; et, pour ma part, je l’accepte, avec remerciements… Vous en coûte-t-il de partir du Rocher aux Oiseaux ?

— Non. Quelqu’un qui m’eut dit qu’un jour viendrait où je quitterais ma chère île sans regret, je ne l’aurais pas cru… Certes, j’éprouve bien quelques serrements de cœur, je l’avoue ; mais, j’ai tant souffert ici que, moi-même, je sens le besoin de partir…

— Quand partirez-vous ? demanda Jean.

— Nous partirons après-demain… N’est-ce pas que vous et Maurice, Max aussi, viendrez souper et veiller avec nous, demain ?… Qui sait quand nous nous reverrons ?… Qui sait si nous nous reverrons jamais, Jean ?

La veillée au « Manoir-Roux » se prolongea jusqu’à fort tard. Mme Dupas avait l’air un peu mieux, rien qu’à la pensée de partir. Mlle Solange sut mettre une note gaie dans la veillée, en racontant plusieurs anecdotes originales. Quant à Pierre Dupas, quoiqu’il eut dit à Jean qu’il ne lui en coûtait pas trop de partir, le contraire était évident. Car Pierre Dupas ne se lassait pas de raconter son arrivée sur le Rocher aux Oiseaux, jadis ; il parlait de la construction du « Manoir-Roux » ; il racontait sa première chasse aux morses, etc., etc.

« Ce pauvre M. Dupas ! pensaient M. Jambeau, Jean et Maurice. Le cœur lui fait bien mal de quitter son île ; mais il essaie de cacher sa peine, afin de ne pas contrister sa femme. »

Le lendemain, quand M. et Mme Dupas, ainsi que Mlle Solange furent partis, Jean éprouva une morne tristesse et, pour la première fois peut-être depuis qu’il habitait le Rocher aux Oiseaux, un terrible ennui. Or, l’ennui est le plus intolérable des maux ; rien n’est pitoyable comme une personne qui trouve le temps lent à passer. L’ennui est pire que la maladie, et même, pire que la mort.


CHAPITRE XVI

QU’EST DEVENUE LA REINE DU ROCHER ?


Jean Bahr fut tenté de proposer à M. Jambeau à Maurice Leroy et à Nounou de partir, de quitter l’île tous ensemble et de s’en aller vivre parmi leurs semblables… Pourtant, un quelque chose d’indéfinissable semblait le retenir sur le Rocher aux Oiseaux, et d’ailleurs, quatre ou cinq jours après le départ des Dupas, le spleen de Jean s’envola à tire d’ailes. Il y avait la « Villa Marielle » à terminer, et quoique Marielle eut disparu, de la villa portant son nom et qu’il avait construite pour sa bien-aimée, il ferait une sorte de monument érigé en sa douce mémoire.

Comme M. Jambeau s’ennuyait ferme au « Manoir-Roux », Jean et Maurice, accompagnés de Max, allèrent s’y installer, aussitôt qu’ils le purent, Jean n’emportant que ses livres traitant de l’Architecture, et Maurice emportant son violon et sa musique en feuilles. Quant à Max, il fut chargé de déménager Brise et Bise, ainsi que Toute-Blanche, aussi les volailles.

Enfin, l’installation étant complétée, M. Jambeau, Jean, Maurice, Max, Nounou et Firmin, chacun s’occupant à sa manière et le plus agréablement possible, attendirent l’automne, qui ne pouvait tarder, car, déjà il gelait la nuit, et le firmament avait revêtu cette teinte blafarde qui caractérise le commencement de la morte saison.

L’automne, c’est triste partout, dans les villes comme dans les campagnes… Sur le Rocher aux Oiseaux, ce n’était pas folichon… surtout après le départ du dernier bateau qui mettait en communication l’île avec le reste du monde.

Le salon du « Manoir-Roux » avait été converti en bibliothèque. Sur des rayons couvrant tout un pan du mur, les livres de M. Jambeau avaient été installés. Mais, comme on préférait se tenir dans la salle d’entrée, on apportait les livres dans cette pièce et l’on passait de longues veillées agréablement à lire et à faire un peu de musique. Comme Jean possédait une bonne oreille lui permettant d’improviser d’assez jolis accompagnements, c’est lui qui accompagnait Maurice au piano quand celui-ci jouait le violon.

M. Jambeau occupait l’ancienne chambre à coucher de Marielle ; celle qu’elle avait dû céder à Mme Dupas, on s’en souvient. Le boudoir qui était attaché à cette pièce servait de chambre à coucher à Firmin.

Deux lits simples avaient été mis dans l’ancienne chambre de Pierre Dupas ; celle qu’avait, ensuite occupée Louise Vallier. Jean et Maurice occupaient cette pièce, qui était aussi grande que celle qui avait été allouée à M. Jambeau.

Max occupait la chambre voisine de celle de Nounou. On n’a pas oublié cette chambre et de l’incident dramatique la concernant. Marielle avait occupé cette pièce, défense avait été faite à Max de toucher à quoi que ce fut ; les mille riens qu’elle contenait avaient appartenu à Marielle et pour M. Jambeau, pour Jean, pour Maurice et pour Nounou c’étaient des sortes de reliques.

Le « Manoir-Roux » ayant été construit pour braver toutes les saisons, on était assuré d’y passer confortablement l’hiver qui commençait.

Un soir, alors que tous étaient réunis dans la chambre de M. Jambeau pour y passer la veillée, parce que le pauvre invalide souffrait de rhumatisme et ne pouvait descendre dans la salle, Jean dit :

— Mes amis, à nous tous, nous devrions pouvoir découvrir le mystère de la disparition de Marielle, ce me semble… Marielle a disparu, comme si elle se fut effondrée sous le sol… Où est-elle ?… Où est-il notre ange ?… Qu’est devenue la Reine du Rocher ?…

— Hélas, Jean, répondit M. Jambeau, c’est si étrange cette disparition, que je suis tenté de croire la rumeur qui a couru sur l’île, dans le temps.

— Et cette rumeur ? demanda Jean. Quelle est-elle, M. Jambeau ?

— On disait que Marielle avait été délivrée par un ange… et que cet ange c’était Bébé Guy.

Personne ne sourit, même, à ces paroles de M. Jambeau ; seulement, Jean répliqua gravement :

— L’ére des miracles de cette sorte est passée… et Marielle… Qu’en pense Nounou ?

— En effet, Nounou ! dit Maurice, en s’adressant à la vieille servante. C’est vous qui, la dernière, l’avez vue et lui avez parlé… racontez-nous donc, et sans omettre un seul détail, ce qui s’est passé entre vous et Mlle Marielle ?

Nounou raconta tout… Quand elle parla de l’incident du coffret, Jean s’écria :

— C’est la première fois que j’entends parler de ce coffret, Nounou !

— Moi aussi ! dirent, en même temps M. Jambeau et Maurice.

Et vous dites que ce coffret contenait mille dollars, Nounou ?

— Oui, M. Bahr, mille dollars.

— Vous dites aussi que le coffret avait disparu, contenant et contenu, en même temps que Marielle ?

— Le coffret a disparu, en même temps que Mlle Marielle, je l’affirme ! répondit Nounou. M. Rust ne s’en est même pas aperçu ; mais moi, j l’ai remarqué tout de suite.

— C’est singulier ! s’exclamèrent-ils tous.

— Mon oncle Jean, dit tout à coup Max, vous m’avez dit souvent que Mlle Marielle était un ange… Ne peut-elle pas s’être envolée au ciel ?

Tous sourirent tristement à la question naïve de l’enfant.

— Mais… le coffret, M. Max ? demanda Nounou.

— Ah ! c’est vrai… le coffret… murmura Max.

— Marielle ne peut pas avoir quitté l’île, affirma Jean. Les chaloupes ont été comptées (il n’y en a que trois, d’ailleurs) et elles étaient toutes amarrées solidement… Non, Marielle n’a pas quitté le Rocher aux Oiseaux…

— Mais, Jean !… dit Maurice, il est impossible que…

— Marielle n’a pu quitter l’île, je le répète, Maurice…, où est-elle ?… Elle a mystérieusement disparu du salon, dont la fenêtre avait été clouée à l’extérieur… M. Rust a monté la garde toute la nuit devant la porte du salon, et il avait la clef de cette porte sur lui… J’ai même appris, depuis, que le Docteur Jasmin avait passé la nuit couché sur le canapé qu’il y a dans la salle… Comment ma bien-aimée a-t-elle pu s’enfuir ?… Oh ! que je voudrais le savoir !

Ah ! que n’eussent-ils donné tous ces braves gens qui aimaient tant Marielle, pour découvrir le secret de sa mystérieuse disparition !


CHAPITRE XVII

LE SALON DU MANOIR-ROUX


Jean passait bien des heures assis dans le salon du « Manoir-Roux », essayant d’approfondir le mystère de la disparition de Marielle. Ce salon était plus long que large. Au fond de la pièce était le piano, puis deux chaises. Sur un pan du mur, du même côté que la porte, était un canapé ; sur ce canapé le policier Rust avait vu Marielle endormie. Faisant face à la porte était un immense foyer. Près du foyer il y avait deux fauteuils. Près de la fenêtre était une petite table servant de piédestal à une statuette. Jean, lui aussi avait sondé les murs et le plafond du salon. Il avait aussi examiné le foyer ; mais ce foyer n’était là que par ornement, et la cheminée en était complètement bouchée de pierres et mortier.

Un après-midi, alors qu’il était dans le salon, Jean entendit gratter à la porte et, machinalement, il alla ouvrir. Léo entra en gambadant.

— Léo, dit Jean, en s’adressant à son chien, si je pouvais me fier à ton instinct pour retrouver Marielle !… Marielle ! Marielle ! disait-il, car Léo comprenait bien ce nom. Marielle, Léo, cherche, cherche !

Le chien fit le tour du salon, puis il revint, tout piteux, se coucher aux pieds de son maître.

— Tu ne peux pas, toi non plus, découvrir par où elle a disparu, hein, pauvre Léo ?… Cherche encore ! Bon chien ! Cherche, cherche encore ! Marielle ! Marielle ! Cherche, Léo, cherche !

Encore une fois, Léo fit le tour du salon ; mais, cette fois, il retourna près du foyer et il se mit à gratter la pierre, en faisant entendre de petits gémissements plaintifs. Quittant le foyer, ensuite, le chien s’en vint vers Jean, et saisissant le bas de ses pantalons, il essaya d’entraîner son maître.

Jean courut à la cuisine, où Maurice était occupé à coller le pont de son violon.

— Leroy, dit-il, voulez-vous venir au salon, pour quelques instants ?

— Certainement ! répondit Maurice.

En entrant dans le salon, Maurice remarqua les allures singulières de Léo.

Qu’a donc Léo ? demanda-t-il à Jean.

— Maurice, dit Jean, j’ai ordonné à Léo de chercher Marielle… Vous le savez, puisque vous en avez déjà fait la remarque en ma présence, le chien comprend le nom de Marielle… Tout d’abord, Léo sembla ne rien trouver ; mais soudain, il s’est mis à gratter la pierre du foyer avec ses griffes et à geindre…

À ce moment, le chien quitta le foyer, et revenant vers Jean, il saisit, encore une fois le bas de ses pantalons avec ses dents, cherchant à l’entraîner.

— C’est assez singulier ! murmura Maurice.

— Voulez-vous m’aider à soulever la pierre du foyer, Maurice ? demanda Jean, évidemment très excité.

— Avec plaisir, mon ami ! répondit Maurice. Mais, cette pierre parait être cimentée au plancher ; voyez plutôt !

— Essayons toujours ! dit Jean.

Chacun d’eux saisit l’une des extrémités de la pierre, et leur surprise à tous deux, fut grande de constater qu’elle pesait à peine. La raison en était que cette pierre n’avait qu’un pouce d’épaisseur.

Aussitôt que la pierre fut enlevée, Jean s’écria :

— Voyez donc ! Voyez donc, Leroy ! Cette pierre recouvrait un vide !

— Ciel ! s’écria, à son tour, Maurice. Mais… il y a là un abîme !

Jean s’empara d’une bougie, qu’il prit sur la corniche de la cheminée et, l’ayant allumée, il s’agenouilla sur les bords de « l’abîme » et regarda.

— C’est un vide et non un abîme, dit-il. Regardez vous-même, Maurice !

Maurice, s’emparant de la bougie, se mit à examiner le vide.

— Personne n’eut pu s’enfuir par là, Bahr, dit-il, il y a un mur qui tombe perpendiculairement jusqu’à… Dieu sait quelle profondeur.

— Nous allons bien voir ! répondit Jean.

Retirant de sa poche un paquet de ficelle et s’emparant ensuite d’un ornement qu’il trouva sur une petite crédence, il fit de cette ficelle et de cet ornement une sonde, qu’il jeta dans le vide.

— Dix pieds ! Dix pieds à peine ! annonça-t-il. Il serait facile à une personne de s’asseoir sur cette pierre et de se laisser glisser jusqu’en bas… La sonde est arrivée sur le roc… Il y a là un passage souterrain, et par ce passage Marielle s’est enfuie ; de cela je suis convaincu… Demain, je m’aventurerai dans ce passage… et j’irai à la recherche de Marielle !

— J’irai avec vous, Bahr ; c’est entendu ! répondit simplement Maurice.

— Merci, Maurice ! dit Jean ; je n’attendais pas moins de vous. Nous emmènerons Max ; l’enfant passera là où nous ne pourrions passer, nous, sans nous frayer un chemin. Je partirais bien ce soir, continua-t-il ; mais il nous faudrait expliquer à M. Jambeau ainsi qu’à Nounou, le but de notre excursion… et je n’aimerais pas à susciter leurs espérances… inutilement peut-être… Rendez-vous donc, demain matin, à sept heures ! Et que Dieu nous guide vers Marielle, l’Ange du Rocher !

Quand les deux jeunes gens annoncèrent à M. Jambeau qu’ils partaient, le lendemain matin en voyage d’exploration, celui-ci répondit :

— Puisque ça vous amuse d’explorer l’île ainsi, mes jeunes amis, vous faites bien. Cela vous distrait et, du moment qu’il n’y a aucun danger…

— Ô mon oncle Jean, voulez-vous m’emmener ? demanda Max, qui était à jouer à la « bataille » avec M. Jambeau.

— C’est mon intention de t’emmener, Max, répondit Jean, et l’enfant se mit à battre des mains, dans sa joie.

— De quel côté vous dirigez-vous, cette fois ? demanda M. Jambeau.

Jean qui ne s’était pas attendu à cette question, répondit, à tout hasard :

— Du côté du Sinistre Ravin.

La cloche sonnant pour le souper appela Jean, Maurice et Max en bas.

— Nounou, dit Jean, nous partons en exploration demain, M. Leroy, Max et moi.

— Encore ! s’écria la vieille servante. Vous êtes toujours en explorations ce me semble ; pourvu qu’il ne vous arrive aucun accident !

— Ne craignez pas pour nous, Nounou, dit Jean. Vous allez nous préparer un panier, n’est-ce pas ?

— Nounou, dit Max, moi aussi je pars avec mon oncle Jean et M. Leroy. Oh ! que je suis content !

— Voyez-vous cela ! s’écria Nounou. Ce bambin qui…

— Et, Nounou, reprit Max, si vous saviez où nous allons !… Pour rien au monde vous ne voudriez nous accompagner !

— Où allez-vous comme c’la, M. Max ? demanda Nounou.

— Au Sinistre Ravin ! annonça l’enfant, fier d’avance de l’effet qu’il allait produire.

— Au Sinistre Ravin ! s’exclama Nounou. Assurément, M. Bahr, vous n’avez pas l’intention de vous diriger de ce côté ?… Le Spectre du ravin… Et la superstitieuse Nounou se signa trois fois de suite.

Jean et Maurice rirent d’un grand cœur.

— Eh ! bien, oui, nous nous dirigeons par là, Nounou, répondit Jean.

— Seigneur Jésus ! dit Nounou.

— Si vous avez quelque commission pour le Spectre du ravin, Nounou…

Mais Jean, en affirmant qu’ils iraient, le lendemain, vers le Sinistre Ravin, était loin de se douter qu’il disait la vérité.


CHAPITRE XVIII

À LA RECHERCHE DE MARIELLE


Il était six heures, le lendemain matin, quand Jean s’éveilla et il se hâta d’éveiller Maurice et Max. Aussitôt qu’ils furent habillés, tous trois descendirent à la cuisine. Le déjeuner avait été préparé par Nounou, la veille ; il ne leur restait qu’à faire du café.

Après avoir déjeuné, ils se préparèrent à partir. Le panier de provisions était prêt. Deux fanaux, un pic, une pelle, des allumettes, des bougies, une pelote de ficelle ; voilà ce qu’ils apportaient, en vue de leurs explorations qui, ni Jean ni Maurice ne l’ignoraient, seraient remplies de dangers, de toutes sortes. Chacun apportait, aussi, enroulé autour de sa taille, un cable solide.

Entrant dans le salon, Jean et Maurice soulevèrent la pierre du foyer. Max fut bien étonné, et même un petit cri s’échappa de sa bouche quand, s’étant penché, il vit l’abîme que cachait la pierre.

— C’est par là que nous allons, Max, dit Jean à l’enfant. Si tu as peur cependant…

— Peur ! Non, mon oncle Jean. Je n’ai pas peur d’aller n’importe où… avec vous et M. Leroy.

— Je marcherai le premier, dit Jean, et vous, Maurice, le dernier, Max tu marcheras entre M. Leroy et moi. Allons !

Ce disant, il s’assit sur le bord du précipice, et saisissant Léo dans ses bras, il se laissa glisser jusqu’au bas.

— Tout, va bien ! cria-t-il, alors. À ton tour, Max ! Ne crains rien ; ce n’est qu’une petite glissade, plutôt agréable !

— Je n’ai pas peur, mon oncle Jean ! répondit Max, qui, à son tour, se laissa glisser le long de la pierre.

— Maurice, dit Jean ensuite, je vais clouer un bout de ficelle au plancher du salon et nous déroulerons cette ficelle tout en marchant. Vous viendrez nous rejoindre après avoir remis la pierre du foyer à sa place, n’est-ce pas ?

— Compris ! répondit Maurice.

Quand Maurice fut rendu auprès de ses compagnons, lui et Jean se mirent à examiner la partie du souterrain où ils se trouvaient. Un chemin droit, dans lequel on pouvait marcher sans même se pencher, se présentait à leurs yeux ; sans hésiter, ils s’y engagèrent. Léo les précédait, comme pour leur montrer la route. Mais le chien ne précédait les excursionnistes que de quelques pas ; un chat voit parfaitement bien ; dans l’obscurité, un chien, point. Léo ne pouvait s’aventurer que dans l’espace qu’éclairaient les fanaux.

Pendant assez longtemps, on chemina dans le chemin droit, puis on arriva au pied d’un rocher qui semblait fermer le passage complètement.

— Prends mon fanal, Max, dit Jean, et va explorer ce rocher. Il doit y avoir une fissure quelconque. Ne t’éloigne pas hors de la portée de ma voix, cependant. Si tu trouves une ouverture à ce rocher, appelle-nous, et nous irons te rejoindre.

Max s’empara du fanal que Jean lui tendait et il se mit à examiner le roc. Bientôt, il appela Jean et Maurice.

— Par ici, mon oncle Jean ! Par ici, M. Leroy ! Il y a une fissure ; mais elle est bien étroite, et je crains que vous ne puissiez y passer !

— Bien, Max, répondit Jean ; nous allons te rejoindre.

C’était une étroite fissure en effet ; impossible à Jean ou à Maurice de passer par là. Il allait falloir se servir du pic pour se frayer un passage. Auparavant, cependant, il faudrait savoir si ce chemin se continuait, en arrière de ce mur.

— Max, dit Jean, tu vas aller voir ce qu’il y a derrière ce mur et nous dire si nous pouvons poursuivre notre route par là. Donne-moi le fanal, afin que je puisse t’éclairer, ensuite, je te le remettrai, pour que tu puisses explorer à l’aise.

Max se glissa dans la cavité et aussitôt, un cri d’étonnement se fit entendre. Au bout de quelques minutes, l’enfant revint trouver Jean et Maurice et leur dit :

— Que c’est beau, de l’autre côté de ce mur ! Il y a un dôme, comme en en voit sur les images des grandes cathédrales… et puis, il y a des tableaux…

— Des… quoi ? demanda Maurice.

— Des tableaux, M. Leroy… J’ai vu un tableau représentant un naufrage, et la Sainte Vierge qui apparaît aux naufragés…

— As-tu vu s’il y avait un passage pouvant conduire en quelque part, Max ? demanda Jean.

— Oui, mon oncle Jean, le dôme se continue au loin, au loin…

Jean saisit le pic et se mit à attaquer le roc, qui, étant très dur, s’enlevait par parcelles seulement. Lui et Maurice, à tour de rôle, maniaient le pic, et ils durent travailler bien au-delà d’une heure, avant de parvenir à ouvrir un passage assez grand pour qu’ils pussent y passer.

Enfin, ils pénétrèrent dans la salle du dôme et un cri d’admiration s’échappa de leurs poitrines. On eût dit que cette partie du souterrain avait été taillée dans le cristal le plus pur : le dôme, qui avait près de dix pieds de haut, les murs, et même le sol étaient recouverts de stalactites et de stalagmites, et les deux jeunes gens aperçurent, non seulement le tableau du naufrage, qui avait tant impressionné Max, mais aussi d’autres tableaux et des statues dessinés un peu partout.

— Mon oncle Jean, demanda Max, qui a fait ces beaux tableaux et ces belles statues ?

— Ce sont les stalactites, mon garçon, répondit Jean. As-tu déjà entendu parler de ces artistes ? demanda-t-il, en riant.

— Mais, non, répondit l’enfant.

— Les stalactites, Max, dit Jean, ce sont des gouttes d’eau, tout simplement.

— Des gouttes d’eau ! s’écria Max. Je ne comprends pas… ajouta-t-il. Comment des gouttes d’eau pourraient-elles dessiner et sculpter des tableaux et des statues ?

— L’eau, coulant goutte à goutte, à travers le sol, se pose sur les pierres des souterrains, puis cette eau s’évapore, mais non sans avoir déposé sur le roc les molécules calcaires… Ainsi, Max, ces tableaux, ces statues et aussi ces colonnes et piliers que tu vois, sont de l’eau cristallisée… N’est-ce pas que l’eau est un fameux artiste, Max ?… C’est elle qui a dessiné toutes ces choses que tu admires tant ; c’est elle qui a orné cette voûte et ces murs ; c’est elle qui a fait de cette partie du souterrain un vrai palais de cristal.

— Ô mon oncle Jean ; s’écria Max. Si un autre que vous me disait cela, je ne le croirais pas !

— Oui, c’est admirable le travail que fait l’eau suintant, goutte à goutte, sur les rochers. Un voyageur m’a dit avoir vu, dans un souterrain, en Belgique, souterrain éclairé à l’électricité, les plus extraordinaires stalactites imaginables. Il a vu un splendide tableau du jugement dernier, il a vu des Madones admirablement sculptées, il a vu des colonnes aux plus artistiques dessins, servant de piédestaux à des paniers remplis de fleurs, il a vu des vases renversés, des colonnes brisées… que sais-je encore ?…

Pour ma part, j’ai vu, dans une caverne, une porte au parfait encadrement ; cette porte était aussi munie de panneaux disposés dans l’ordre voulu. J’ai vu un monumental escalier (sans marches il est vrai) mais pourvu d’une rampe du plus beau travail, qu’on eût dit faite de main d’homme…

Jean, Maurice et Max, Léo les suivant, arrivèrent à un endroit où d’immenses colonnes formaient comme une arche de trente pieds de longueur. On eût dit qu’on pénétrait dans une église.

— Vois ces colonnes, dit Jean à Max. N’est-ce pas qu’elles sont imposantes ?… Ces colonnes aussi, sont le travail de l’eau suintant à travers les rochers, depuis des siècles et des siècles. Cette matière cristallisée que tu vois sur le sol, Max, continua-t-il, on la nomme stalagmite ; or, les stalactites et les stalagmites, dans cette partie du souterrain, se sont rejointes et ont formé ces imposantes colonnes.

— Que c’est extraordinaire ! Que c’est beau ! s’écria l’enfant.

— N’oublie jamais ce que tu as vu aujourd’hui, petit ! reprit Jean.

— Il n’y a pas de danger que j’oublie jamais, mon oncle Jean ! répondit Max, qui n’avait pas les yeux assez grands, lui semblait-il, pour admirer toutes ces merveilleuses choses.

— Halte ! cria Maurice, tout à coup.

Maurice avait pris le devant, pendant que son ami donnait à Max cette leçon de choses ; mais il venait de s’arrêter… sur le bord d’un précipice… Un pas de plus, et il s’y fut précipité.


CHAPITRE XIX

LES PÉRILS D’UN SOUTERRAIN


— Il y a un précipice ici ! Prenez garde ! cria Maurice.

Le sol du souterrain tombait soudainement, en effet, et Jean dut procéder au sondage, encore cette fois.

— Une vingtaine de pieds, annonça-t-il.

Mais, comme le rocher descendait en pente assez douce, on se laissa glisser jusqu’au bas comme on l’avait fait en quittant le « Manoir-Roux » et, cette fois aussi, on se trouva dans un long passage, qu’on se disposait à suivre, quand Maurice dit, tout à coup :

— Quelle heure peut-il bien être ?… Voilà longtemps que nous marchons ; il ne doit pas être loin de midi.

— Si j’en juge par la faim dont je suis tiraillé depuis près d’une heure, répondit Jean, en riant, s’est, dans tous les cas, le temps de dîner !

— Midi moins le quart, annonça Maurice. Mangeons !

On mangea de bon appétit, puis Maurice offrit un cigare à Jean.

— Avez-vous remarqué comme l’air est tout à fait respirable dans ce souterrain, Bahr ? demanda Maurice, pendant que lui et Jean fumaient.

— Oui, je l’ai remarqué. On ne ressent pas cette oppression qui existe toujours, dit-on, sous le sol. Probablement que ce souterrain est le lit d’une ancienne rivière et…

— Et il ne serait pas du tout surprenant qu’on arrivât bientôt à l’air libre, selon moi. Je ne crains qu’une chose, Jean ; c’est que nous n’approchions pas du but de notre excursion. Je me demande si nous ne faisons pas le tour du Rocher aux Oiseaux, dans ce souterrain, et si nous n’arriverons pas ainsi… sous le salon du « Manoir-Roux », notre lieu de départ.

— J’espère que non ! s’écrit Jean. Léo ! Léo ! Viens ici, Léo ! s’interrompit-il, car Léo s’était avancé jusqu’à l’endroit où s’arrêtaient les rayons de la lumière projetée par les fanaux, puis, à un moment donné, on ne l’aperçut plus.

— Léo ! Léo ! appela, de nouveau Jean.

Le chien accourut alors, tenant dans sa gueule ce qui paraissait être un chiffon de papier. Jean s’empara du chiffon en s’écriant :

— Voyez donc, Leroy ! Un chiffon de papier !…

— Un chiffon de papier… dans ce souterrain !

— Mais… non… c’est un carreau de toile !… C’est un mouchoir ! s’exclama Jean.

— Hein ! Un mouchoir ! Impossible ! dit Maurice.

— Je vous dis que c’est un mouchoir ! cria Jean. De plus — ciel ! — c’est un mouchoir appartenant à Marielle !

— Vous vous trompez, mon pauvre Jean ! dit tristement Maurice. Le désir de retrouver votre chère fiancée…

— Voyez, Maurice ! Voyez : son nom à Marielle est brodé dans un coin de la toile !… Marielle ! Marielle ! disait Jean, la voix couverte de sanglots.

— Alors… balbutia Maurice, Mlle Marielle… Elle est donc véritablement passée par ici !

— Oui, mon ami… et nous la retrouverons !

— Nous sommes donc à le recherche de Mlle Marielle ? demanda Max.

— Oui, mon petit, répondit Jean. Nous sommes à la recherche de Marielle. Et puisse Dieu nous conduire vers elle !

— Moi, mon oncle Jean, je vais promettre un chapelet en entier, sans en passer un seul « Ave », si nous retrouvons Mlle Marielle, dit Max.

— Bien, mon garçon ! dit Jean. Maintenant, continuons notre chemin !

Le passage semblait se dérouler à l’infini, et c’est d’un pas alerte qu’on le suivait. Certes, on ne marchait pas, dans ce souterrain, comme sur les planchers de nos maisons ; ce n’étaient que des montées et descentes. On ne suivait pas, non plus, un chemin droit ; au contraire, on ne faisait que tourner, soit à droite, soit à gauche.

— Voici que la voûte s’abaisse considérablement, fit, tout à coup remarquer Maurice.

— C’est vrai ! répondit Jean. Je l’ai remarqué, moi aussi.

Bientôt, la voûte fut si basse qu’on ne put la parcourir qu’à genoux.

Soudain, tous s’arrêtèrent d’un commun accord, car ils se trouvaient dans une grande perplexité : deux chemins les confrontaient, dont l’un allait à droite et l’autre à gauche… Lequel prendre ?… Jean et Maurice se regardaient sans parler… Que faire ? Que faire ?…

— Est-ce le chemin de droite que nous prenons, mon oncle Jean ? demanda Max.

Cela régla la question ; autant le chemin de droite que celui de gauche !

À peine furent-ils lancés dans le chemin de droite, que les explorateurs s’aperçurent qu’ils pénétraient dans un étroit boyau, boyau qui, en certains endroits, aurait pu être désigné du nom de tuyau. Ils durent ramper sur les genoux et sur les coudes, ou bien s’y faufiler, en s’éraillant les côtés. Ce boyau semblait interminable, et les trois excursionnistes eurent beaucoup à souffrir.

— Si nous sortons vivants de ce souterrain, se disait Maurice, personne n’ajoutera foi à nos paroles quand nous raconterons ce que nous avons vu… ce que nous avons enduré surtout… Ce boyau est interminable, de plus, il va en serpentant, ce qui rend notre rampage plus difficile encore… Je me demande si nous en avons pour longtemps…

On allait si lentement, qu’on dut mettre trois bons quarts d’heure à franchir le boyau qui, Jean calculait ainsi, du moins, devait avoir près d’un demi mille de long.

Enfin, la voûte commençait à s’élever un peu, et bientôt nos explorateurs se trouvèrent dans une grande chambre contenant, elle aussi, des colonnes. Heureux de pouvoir « marcher debout » comme disait Maurice, ils allaient d’un bon pas, quand la voix de Jean se fit entendre soudain :

— Écoutez !

Un bruit singulier parvenait à leurs oreilles, comme celui que ferait une chute d’eau.

— Marchons avec grande précaution, recommanda Jean. Halte ! cria-t-il aussitôt. Voici un précipice, un vrai, celui-là !

Un précipice en effet, un affreux précipice, au fond duquel grondait un torrent. Jean essaya d’en sonder la profondeur, mais il ne le put. Il prit alors un grand morceau de papier, qui avait servi à envelopper les provisions de leur panier ; dans ce papier il mit une pierre, puis ayant tourné le papier plusieurs fois autour de la pierre, il l’alluma et le jeta dans le précipice… Oui, c’était un gouffre, un gouffre qui paraissait sans fond, au bord duquel ils étaient arrivés ; un gouffre qui semblait devoir les arrêter…

Jean, ayant roulé un bout de papier en forme de torche, se mit à examiner les alentours, puis il dit :

— Ce n’est qu’une crevasse ; il faut la franchir… Cette crevasse n’a que huit pieds de largeur ; nous la franchirons avec des câbles.

À une des colonnes, Jean attacha solidement l’une des extrémités du câble qu’il avait porté autour de sa ceinture, ensuite, il fit un nœud coulant qu’il lança de l’autre côté de la crevasse, ayant soin, cependant, de garder l’autre extrémité du câble dans sa main gauche. Le câble, ainsi qu’un cerceau, enfila un tronçon de pierre, de l’autre côté de la crevasse ; le pont était fait.

— Leroy, passez le premier, dit Jean. Max passera ensuite, puis ce sera à mon tour. Allons !

— Et Léo, mon oncle Jean ?… Comment va-t-il pouvoir traverser ? demanda Max. Est-ce qu’il pourra marcher sur le câble ?

— Tiens, c’est vrai ! s’écria Jean. Il va falloir attacher Léo par la taille avec le câble, puis tirer dessus. Heureusement, je passerai le dernier ; sans cela, Léo se jetterait dans le gouffre pour me suivre.

Maurice se suspendit au câble et arriva de l’autre côté de la crevasse en sûreté. Puis ce fut le tour de Max. Mais l’enfant se cramponna à Jean et se mit à pleurer.

— J’ai peur, mon oncle Jean ! J’ai bien peur ! disait-il.

C’était effrayant aussi de traverser ce terrible gouffre qui ne devait pas avoir moins de cinquante pieds de profondeur, sur un simple câble !

— Sois un homme, Max ! implora Jean. Vois, M. Leroy t’attend de l’autre côté ; il te saisira par les bras, avant que tu aies le temps d’y penser. Va, mon petit !

— Viens, Max ! dit Maurice. Ne crains rien !

L’enfant tremblait de peur et, pour la première fois depuis qu’ils avaient entrepris cette exploration, Jean se dit qu’il avait eu tort d’emmener cet enfant de onze ans, presque un bébé.

Rassemblant tout son courage, Max se suspendit au câble, à son tour et il arriva, sans accident, de l’autre côté.

Jean s’empara ensuite de Léo, afin de lui faire passer le précipice. Le chien se débattait furieusement, croyant probablement, la pauvre bête, qu’on allait le jeter dans ce trou noir et profond, au fond duquel le torrent faisait un bruit d’enfer. Mais jean jeta à Maurice l’extrémité du câble qu’il avait attaché autour de Léo, puis il laissa doucement tomber le chien. Maurice tirant de toutes ses forces, parvint à ramener sur le rocher le pauvre animal, qui se mit à lui lécher les mains, en signe de reconnaissance.


CHAPITRE XX

LE BOYAU SANS FIN


Quand Jean Bahr eut franchi la crevasse, à son tour, on partit. Mais bientôt, on arriva à un autre boyau, qu’on enfila. On rampait dans le boyau depuis une dizaine de minutes quand Max dit :

— Mon oncle Jean, je suis bien fatigué !

— Fatigué, pauvre petit ? demanda Jean. Eh ! bien, retournons-nous sur le dos et reposons-nous un peu. Qu’en pensez-vous, Maurice ?

Tandis qu’ils reposaient, Maurice faisait d’assez tristes réflexions : il se disait qu’ils avaient fait une grande sottise de s’aventurer ainsi, et il se demandait s’ils sortiraient jamais de ce souterrain. Jean, lui aussi, faisait des réflexions, car soudain, il dit :

— Maurice, je crois que nous aurions dû prendre l’autre chemin ; je veux dire le boyau de gauche plutôt que celui de droite… Marielle n’eut pu cheminer par cette route, ni franchir le gouffre… Nous nous sommes trompés, Leroy !

— J’en suis sûr, Bahr, répondit Maurice ; mais, pour le moment, nous ne pouvons retourner sur nos pas… Comment ramper dans ce boyau à reculons ?…

— Ce serait impossible ! dit Jean.

— Oui, impossible ! répéta Maurice. Le boyau ne fait que serpenter et, ce que nous pouvons faire la tête la première, nous ne pourrions le faire les pieds les premiers…

— Ce boyau aura une fin, dit Jean ; quand nous l’aurons franchi, nous déciderons ce qu’il faudra faire.

— En attendant, il faut aller de l’avant ! ajouta Maurice.

— Si tu te sens un peu reposé, Max, nous allons continuer notre route.

— C’est bon, mon oncle Jean, répondit l’enfant, d’une voix tellement épuisée que les larmes vinrent aux yeux de Jean.

— Allons, marchons… ou plutôt rampons ! dit Maurice.

Ils se remirent en route… Sans articuler un mot, ils allaient ainsi, quand Jean fit la remarque suivante, tout haut :

— On dirait que l’air se raréfie !

— Je l’ai constaté, moi aussi ! répliqua Maurice.

Le silence se fit de nouveau, puis Jean annonça :

— Le boyau s’élargit un peu et… Ô ciel ! ajouta-t-il aussitôt. Que Dieu ait pitié de nous !

— Qu’y a-t-il, Bahr ?

— Il y a que ce boyau est sans issue ! cria Jean. Sans issue, comprenez-vous, Leroy ?…

— Mon Dieu ! s’écria Maurice. Qu’allons-nous devenir ?…

— Nous sommes pris, dans ce boyau, comme des rats dans une trappe !

— Il ne nous reste qu’à nous préparer à mourir, alors, Jean, dit Maurice, car, jamais nous ne pourrons retourner en arrière !

— Nous allons essayer pourtant, Maurice ! dit Jean.

— La chose est impossible, Bahr, impossible ! À reculons, jamais nous n’y parviendrons !

Max se mit à pleurer tout haut.

— Ne pleure pas ainsi, Max, dit Jean.

— Je veux sortir d’ici ! sanglota l’enfant.

— Nous allons en sortir, cher petit. Nous n’allons pas mourir dans ce tuyau, bien sûr ! Retournons ! Retournons !

— C’est impossible, Bahr, je le répète ! dit Maurice.

— Vite ! Vite ! Dépêchons-nous ! cria Jean. L’air se raréfie de plus en plus et…

— Mais le chien ? dit Maurice. Il va nous nuire, car il ne peut marcher à reculons, vous le savez bien, Jean !

— Faisons-nous les plus petits possible ; je vais appeler le chien. Cette partie du boyau où je suis est assez large et il y a de la place pour que Léo puisse se retourner et nous suivre. Léo ! Léo ! appela Jean.

Ainsi qu’il l’avait prévu, Léo parvint jusqu’à son maître. Aidé de celui-ci, le chien put se retourner ; de cette manière, il pourrait suivre les excursionnistes et ne pas leur nuire.

Ce fut affreux ce retour en arrière ; si affreux que, quand Max, complètement épuisé, proposa à son oncle Jean de rester dans le boyau jusqu’au matin et d’y dormir, les deux jeunes gens faillirent y consentir.

— Max, dit Jean, même dans ce boyau où nous sommes, le bon Dieu nous voit et il veille sur nous… Ne nous décourageons pas, pauvre petit !… Nous avons beaucoup de chemin de fait ; nous arriverons bientôt à la fin de ce tuyau, j’en ai le pressentiment. Avec du courage et de la persévérance on vient à bout de tout, tu sais, même de sortir d’un boyau qui semble interminable.

Eh ! bien, oui, ils en sortirent du boyau ! Épuisés, il est vrai ; mais reconnaissants envers la divine Providence, qui leur avait donné le courage d’accomplir ce trajet demandant des efforts presque surhumains.

Ils revinrent sur leurs pas, franchissant, encore une fois le gouffre, puis le second boyau, (la tête la première, cette fois).

— Maurice, dit Jean, vous allez retourner à « Manoir-Roux » et emmener Max avec vous… Je n’oublierais jamais ce que vous avez fait pour m’aider à retrouver ma chérie… Mais, c’est assez !… Moi, je vais m’aventurer dans le boyau de gauche ; mais je m’y aventurerai seul, avec Léo.

— Vous abandonner ici, Bahr ! Jamais ! s’écria Maurice. Et je vous en veux un peu de me le proposer… Nous retournerons ensemble (et je crois que ce serait plus prudent) mais, si vous préférez aller de l’avant, je vous accompagnerai !

— Merci, Leroy ! répondit Jean. Mais, Max ?… L’enfant est épuisé et si vous…

— Je veux vous suivre, mon oncle Jean, dit l’enfant. Je n’ai plus du tout peur, maintenant que nous sommes sortis du boyau de tout à l’heure !

Le boyau de gauche n’avait qu’une trentaine de pieds de longueur d’ailleurs, et quand on l’eut franchi, on ne le regretta pas… Là-bas, tout là-bas, Jean, Maurice et Max aperçurent un petit point lumineux ; ce point presqu’imperceptible, c’était le jour, le grand jour, l’air, la lumière ! Hâtivement, ils s’y dirigèrent, et ils arrivèrent dans une sorte de grotte, faisant partie d’un amoncellement de rochers d’aspect quelque peu sinistre.

— Serions-nous dans le Sinistre Ravin ? dit Jean.

— Ça m’en a tout l’air ! répondit Maurice. Mais, sortons de cette grotte. Allons respirer l’air du dehors et admirer le beau soleil du bon Dieu, que j’ai bien cru ne jamais revoir !

Sortant de la grotte, Jean, Maurice et Max, suivis de Léo s’avancèrent sur la route, que surplombaient d’énormes rochers. Tout à coup, le chien partit à la course, pour revenir bientôt, cependant, se jeter dans les jambes de son maître. Léo avait l’air très effrayé et il geignait tout bas.

Nos trois explorateurs aperçurent, soudain, deux personnes qui, assises sur le bord d’un rocher, causaient ensemble… L’une de ces personnes, Jean reconnut immédiatement : c’était Marielle, sa chère fiancée, si mystérieusement disparue, il y avait quelques mois !… L’autre personne… (et Jean comprit la raison de la frayeur de Léo) l’autre personne, dont le visage était entièrement voilé de blanc, c’était le Spectre du ravin !


CHAPITRE XXI

MARIELLE ET YLONKA


Le Spectre du ravin !

Mais, quand il y aurait eu légion de spectres présents, cela n’eut pas empêché Jean Bahr de s’élancer vers Marielle et de l’étreindre dans ses bras.

— Marielle ! Marielle ! Ma chère bien-aimée ! Enfin, je vous retrouve !

— Jean ! Ô mon Jean ! Quel bonheur de vous revoir !

Mais Maurice s’approchait ; il venait présenter la main à Marielle.

M. Maurice ! s’écria la jeune fille. Quelle joie et quelle surprise de vous voir !… Et Max ! ajouta-t-elle, en pressant l’enfant contre son cœur. Cher cher petit ! Qui eut crut te voir ici, dans le Sinistre Ravin ! Beau Léo, dit-elle ensuite, en faisant une caresse au chien, qui gambadait auprès d’elle en aboyant joyeusement.

La personne voilée de blanc vint alors se joindre au groupe formé par Marielle, Jean, Maurice et Max. Léo en la voyant approcher, se jeta dans les jambes de son maître, car le chien craignait fort le Spectre du ravin, on le sait.

Arrivé tout près de nos amis, le Spectre leva son voile, et aussitôt, un cri s’échappa des lèvres de Maurice ;

— Ylonka !… Ô ciel, c’est Ylonka !

— Comment vous portez-vous, M. Leroy ? demanda, en souriant, Ylonka, car c’était bien elle.

— Ylonka ! Ylonka ! C’est tout ce que pouvait dire Maurice, tant sa surprise et sa joie étaient grandes.

— Ylonka, dit alors Marielle, je vous présente M. Bahr. Voici aussi Max, dont je vous ai parlé souvent. Jean, la voilà cette chère Ylonka dont je vous ai plus d’une fois entretenu.

— Quel bonheur de faire votre connaissance enfin, Mlle Desormes ! dit Jean. Ah ! Maurice, ajouta-t-il, en s’adressant à son ami, quand vous m’avez accompagné dans cette excursion à la recherche de ma Marielle chérie, vous étiez loin de vous douter de l’immense bonheur qui vous attendait, n’est-ce pas ?… Mlle Ylonka, reprit-il, M. Leroy est le meilleur ami qu’il y ait au monde… il possède aussi le cœur le plus fidèle qui soit… Il n’a jamais quitté cette île, après qu’il eut appris votre histoire ; il disait que vous ne vous étiez pas noyée dans le Golfe Saint-Laurent, et il refusait de partir du Rocher aux Oiseaux, près duquel vous aviez disparu… Aujourd’hui, il m’a accompagné, quand je me suis lancé dans le souterrain, à la recherche de ma bien-aimée… Qu’il était loin de se douter que son dévouement aurait une si belle récompense !

— Merci, M. Maurice, de votre constance… dont Marielle m’a plus d’une fois entretenue, d’ailleurs, dit gravement Ylonka.

— Ylonka ! Ylonka ! murmura Maurice.

— Maintenant, Messieurs, reprit Ylonka, je vous invite à venir vous reposer et vous restaurer chez moi. Veuillez me suivre !

On marcha quelque distance, puis Ylonka se mit à gravir le rocher, au moyen de marches naturelles qu’il y avait dans le roc, Marielle, Jean, Maurice et Max la suivant. Léo, que le Spectre n’effrayait plus, suivait, sur les talons de son maître.

On pénétra dans une vaste grotte. Dans un coin était un poêle. Ce poêle, muni d’un tuyau, jetait une bonne chaleur dans la grotte. On aperçut des meubles très rudimentaires : un banc, une table, qu’Ylonka avait confectionnée elle-même.

— Soyez les bienvenus, Messieurs ! dit Ylonka. Voici la demeure où j’ai vécu depuis près de six ans.

— Ylonka, racontez donc votre histoire à Jean et à M. Maurice, dit Marielle.

— Avec plaisir, répondit Ylonka. Je vais vous raconter, le plus brièvement possible, ce qui s’est passé, depuis le jour où Marielle m’a vue m’enfonçant dans les eaux du Golfe Saint-Laurent… Pendant ce temps, Marielle va vous servir des rafraîchissements.

Alors, Ylonka raconta ce qui suit :

— Quand je me suis jetée dans le golfe, alors que j’étais poursuivie par M. Mâlo, je n’avais pas l’intention de m’ôter la vie ; je nage comme un poisson, voyez-vous ! Nageant entre deux eaux, et ne revenant à la surface que pour respirer, j’attendis… et quand ne me parvinrent plus les sanglots de Marielle, les appels de M. Dupas et le langage… poétique de M. Mâlo, je m’engageai dans le Sinistre Ravin…

« Je veux vous épargner les détails, Messieurs : je vous dirai seulement que, le lendemain, je découvris cette grotte et m’y installai. À la faveur de la nuit précédente, j’étais allée au « Gîte », et j’en avais rapporté des provisions, telles que conserves, biscuits, thé, café, sucre etc., etc. J’en rapportai aussi un marteau et des clous, ainsi qu’une petite scie, et je confectionnai, avec des planches que je trouvai dans le Sinistre Ravin, et qui devaient provenir de quelque naufrage, la porte de cette grotte et ces meubles. Le poêle, que je trouvai dans le hangar du « Gîte », je le transportai ici, avec beaucoup de misère, quoiqu’il soit tout petit.

« Un jour, une chaloupe dériva jusqu’à l’entrée du ravin et je m’en emparai ; alors, sous un déguisement, je pus me rendre jusqu’à l’île du Prince-Édouard, une nuit, et de là, j’allai à Québec, me mettre en communication avec mon notaire, lui faisant jurer, cependant, de ne pas dévoiler ma retraite, car je craignais M. Mâlo, et je voulais qu’il me crût morte.

« Ce n’est que quand je fus installée ici depuis au-delà de six mois que je découvris le souterrain conduisant au « Gîte » et au « Manoir-Roux ». Combien de fois je suis allée au « Gîte » par ce chemin ! Combien de nuits froides j’ai passées couchée dans la salle du « Gîte » ou bien dans le salon du « Manoir-Roux » ! Une fois, j’effrayai M. Dupas, en apparaissant soudainement au « Gîte », au milieu de la nuit, Une autre fois, j’effrayai M. Bahr… Je le regrettai infiniment, vous n’en doutez pas…

« Je savais qu’on me nommait le Spectre du Ravin ; mais, comme cette superstition me protégeait, en quelque sorte, j’affectai de me revêtir de blanc et de me voiler le visage, en cas de surprise…

« Quelques semaines avant l’accusation et l’arrestation de Marielle, continua Ylonka, j’appris, tandis que j’étais à Québec, la nouvelle du décès de M. Mâlo… Je résolus donc de revenir au Rocher aux Oiseaux et de tout raconter à Marielle et à son père, car tous deux avaient été si bons pour moi ! Étant obligée de rester à Québec pour le règlement de certaines affaires, cependant, ce n’est que la veille de l’arrestation de votre chère fiancée, M. Bahr, que j’arrivai sur le Rocher…

« Le lendemain, vers les trois heures de l’après-midi, je partis pour le « Manoir-Roux », non pas par le souterrain, cette fois, mais par la grande route… Or, je fus bien étonnée de ne rencontrer âme qui vive sur tout le parcours de l’île… En arrivant à quelque distance de la demeure de M. Dupas, cependant, j’aperçus plusieurs personnes qui entraient dans la maison… J’arrivai au « Manoir-Roux », à mon tour et je frappai à la porte ; mais on ne répondit pas… Je tournai la poignée et j’entrai dans la salle… la salle était déserte… Mais de l’étage supérieur m’arrivaient des voix… et des sanglots… Je montai l’escalier et j’aperçus, dans la chambre qui, autrefois appartenait à Marielle, un grand nombre de personnes… Je vis une femme, tenant dans ses bras un enfant mort… Je vis M. Dupas, le visage défait, vieilli de dix ans, qui se promenait, de long en large, dans la chambre… Je vis aussi un homme qui essayait d’enlever à la femme le cadavre de son enfant… Assise sur un canapé, je vis Marielle, entourée de dames qui pleuraient… J’aperçus M. Leroy, à genoux devant Marielle ; lui aussi pleurait…

« Personne ne me vit, moi, excepté le Docteur Jasmin (Marielle m’a dit son nom) mais comme il était étranger sur le Rocher aux Oiseaux, il dut me prendre pour une personne habitant l’île… Le médecin parlait : il accusait Marielle du plus atroce des crimes… Marielle, ensuite, fut arrêtée, et j’appris que le salon du « Manoir-Roux » lui servirait de prison provisoire…

« À la course, je descendis dans le salon. À la hâte, je m’emparai d’une bougie que je pris sur la corniche de la cheminée. Retournant dans la salle d’entrée, j’y pris un paquet d’allumettes, puis je revins au salon. Soulevant la pierre du foyer, je me laissai glisser jusqu’au bas du rocher, après avoir replacé la pierre… Puis, j’attendis…

« Il pouvait être deux heures et demie du matin, reprit Ylonka, quand je me décidai enfin d’aller délivrer Marielle. Soulevant, avec d’infinies précautions, la pierre du foyer, je pénétrai dans le salon… Marielle, couchée sur le canapé, dormait profondément… Je posai ma main sur son front pour l’éveiller… Marielle, en m’apercevant, faillit crier… Je l’entendis murmure : « Ylonka ! Le Spectre du ravin ! » Je l’eus vite rassurée cependant, et je lui fis signe de me suivre…

— Nous prîmes, toutes deux, le chemin que vous avez pris, Messieurs, acheva Ylonka, et nous arrivâmes, sans accident, à cette grotte, où Marielle m’a tenue compagnie depuis.

Mlle Ylonka, dit Maurice, une rumeur a couru sur le Rocher aux Oiseaux, après l’étrange disparition de Mlle Marielle… On disait qu’un ange était venue la délivrer… La rumeur n’avait pas tort !

— Jean, dit, soudain, Marielle, d’ici, Ylonka et moi nous avons entendu sonner les glas de Bébé Guy… Nous avons, aussi, vu brûler les villas… Un autre jour, nous avons entendu tinter un autre glas… Quelqu’un est donc mort, après Bébé Guy, sur l’île ?

— Oui, Marielle… ce glas que vous avez entendu, c’était celui de… Mlle Vallier.

— Louise Vallier ! s’écria Marielle. Mais, de quoi est-elle morte la pauvre fille ? Elle était en parfaite santé, la dernière fois que je l’ai vue !

Mlle Vallier s’est tuée accidentellement, répondit Jean, en échangeant un regard avec Maurice. Puis il raconta cette nouvelle tragédie à la jeune fille.

— Cette pauvre Mme Dupas a été bien éprouvée ! dit Marielle.

— Sans doute, ma chérie, répondit Jean. Cependant… la mort de Mlle Vallier a soulagé sa mère, comme elle nous a soulagés tous… Marielle, ajouta-t-il, c’est Mlle Vallier qui avait empoisonné son petit frère ; c’est elle qui avait changé le contenu des fioles, et elle s’était arrangée pour que vous paraissiez coupable de ce terrible et lâche crime.

— Oui, c’était elle, la misérable ! s’écria Maurice.

— Oh ne parlez pas ainsi, M. Maurice implora Ylonka. La pauvre fille est morte !

— C’est vrai, Mlle Ylonka ! répondit humblement Maurice.

— Mais, comment a-t-on découvert que Louise Vallier avait commis le crime ? demanda Marielle.

Jean raconta alors à Marielle comment lui, Maurice, Mlle Solange et Nounou avaient entendu une conversation entre Louise Vallier et Charles Paris. Il parla ensuite des confessions signées par ces deux misérables.

— Ainsi, dit Marielle, je suis libre de m’en aller vivre au milieu de ceux qui me sont chers, sans crainte de…

Mlle Marielle, interrompit Maurice, le soir même des funérailles de Mlle Vallier, Jean convoqua, dans son magasin, tous les habitants de l’île et il a procédé à votre justification, preuves en mains…

— Vraiment, Jean ! Vous avez fait cela !

— Sans doute, ma bien-aimée, répondit Jean. Tous partaient, le lendemain, et je ne voulais pas qu’il subsistât l’ombre d’un doute vous concernant… Quoique, Marielle, pas une âme sur le Rocher aux Oiseaux ne vous croyait coupable, vous le pensez bien !

— Merci, Jean ! dit Marielle. Et mon père ? Comment est-il ?

— M. et Mme Dupas sont à Montréal, chez Mlle Solange.

— À Montréal ! s’écria Marielle.

— Oui, Marielle. Mme Dupas était, selon le Docteur Le Noir, menacée de folie ou de mort, après les terribles épreuves par lesquelles elle était passée, et le médecin a conseillé à votre père d’emmener sa femme là où elle pourrait avoir des distractions.

— Et Nounou ? demanda Marielle.

— Nounou est restée sur le Rocher, et nous habitons tous le « Manoir-Roux », tous, je veux dire, Maurice, moi, Max, M. Jambeau, son domestique… M. Dupas avant de partir, avait exprimé le désir que nous occupions sa maison, vous savez, Marielle.

— Cher bon M. Jambeau ! Quel bonheur de le revoir ! s’exclama Marielle.

— Venez, alors, Mesdemoiselles, dit Jean. Partons immédiatement pour le « Manoir-Roux » ! Quel bonheur M. Jambeau et Nounou vont éprouver en vous apercevant ! Allons !

Marielle et Ylonka, accompagnées de Jean, de Maurice et de Max, partirent pour le « Manoir-Roux »…

Elles n’en doutaient pas : l’ère des épreuves était passée pour eux tous !


CHAPITRE XXII

UNE GRAVE DÉCISION


Dans la salle du « Manoir-Roux », Marielle et Ylonka, Jean et Maurice, M. Jambeau, Max, Nounou et Firmin étaient réunis ; ils venaient de prendre une grave décision.

Nous avons renoncé à décrire le bonheur de M. Jambeau et de Nounou, lors du retour de Marielle. Ce bon M. Jambeau avait ri et pleuré en même temps, il avait pressé la jeune fille dans ses bras et l’appelant sa petite enfant bien-aimée. Nounou, elle aussi, avait ri et pleuré puis elle avait prédit que c’en était fini des peines et des croix, puisque leur Mademoiselle Marielle aimée était revenue. Ylonka avait captivé, elle aussi, le cœur de tous ; oui, tous aimaient la gentille jeune fille qui avait délivré Marielle.

Bien que le « Manoir-Roux » fut assez spacieux, il ne pouvait loger tant de monde à l’aise ; d’ailleurs, Nounou avait fait observer à M. Jambeau que ce n’était pas tout à fait convenable, que Marielle et Ylonka demeurassent dans la même maison que leurs fiancés. Il fut donc décidé que les deux jeunes filles iraient demeurer au « Gîte », et que Nounou les y accompagnerait. La date de leur départ du « Manoir-Roux » avait été fixée, quand Max tomba malade. L’enfant, pendant une dizaine de jours, fut entre la vie et la mort, et il semblait bien que cette dernière allait l’emporter. Max eut la fièvre et le délire pendant lesquels il appelait continuellement son oncle Jean à son aide.

— Mon oncle Jean ! criait le pauvre petit. Que j’ai peur ! Que j’ai peur ! Je vais tomber dans le gouffre ! Mon oncle Jean ! Mon oncle Jean !

« Couchons-nous et passons la nuit dans ce boyau, reprenait le petit malade. Je suis bien bien fatigué !… Non ! Non ! Je ne puis marcher à reculons ; Léo non plus… J’aime mieux passer la nuit dans ce boyau, mon oncle Jean !

Jean éprouvait une peine excessive à voir souffrir cet enfant qu’il avait adopté et qu’il aimait tendrement. Marielle, Ylonka et Nounou ne quittaient pas Max, le veillant jour et nuit. Encore, cette fois, que n’eussent-ils donné pour pouvoir se procurer un médecin !

Max revint à la santé enfin, et les deux jeunes filles, accompagnées de Nounou, s’en allèrent s’installer au « Gîte », où elle restèrent jusqu’à la saison de la chasse aux morses, quand elles revinrent au « Manoir-Roux », afin de céder le « Gîte » à Jean et à Maurice.

Quand la saison de la chasse fut terminée, Marielle, Ylonka et Nounou retournèrent au « Gîte ». Inutile de dire qu’on se voyait tous les jours. Presque chaque soir, on soupait et veillait ensemble au « Manoir-Roux ». M. Jambeau avait réorganisé ses Soirées Littéraires et Musicales. Les jeunes gens faisaient beaucoup d’exercices en patins, en raquettes et en traîneaux ; Max avait repris sa position de cocher, et plusieurs fois la semaine, il attelait les chèvres, qu’il conduisait au « Gîte » ; alors, des fenêtres du « Manoir-Roux », on pouvait voir passer Marielle et Ylonka dans le traîneau que Jean avait fait.

L’hiver était chose du passé. Le printemps battait son plein, et dans une quinzaine de jours maintenant, le bateau qui devait mettre en communication les insulaires avec le reste du monde, ferait son apparition.

Comme nous l’avons dit au commencement de ce chapitre, on venait de prendre une grave décision : celle de quitter le Rocher aux Oiseaux et de s’en aller vivre à Montréal. Certes, on n’abandonnerait pas l’île pour toujours, ou plutôt pour n’y plus revenir ; chaque année, on passerait quelques semaines sur le cher Rocher…

M. Jambeau avait représenté à Jean qu’il n’y avait pas un avenir brillant pour lui sur le Rocher aux Oiseaux. À présent que les villas étaient toutes brûlées et qu’on ne songeait pas à les reconstruire, le magasin qui, jadis, rapportait gros, n’avait plus sa raison d’être. Il ne restait que la chasse aux morses qui pouvait donner quelques revenus, et ça ne suffisait pas. De plus, les hivers étaient rudes, très rudes sur ce Rocher isolé. Deux hivers de suite, il y avait eu des malades, qu’on avait été obligé de soigner à peu près, puisqu’on ne pouvait se procurer l’aide d’un médecin.

— Croyez-moi, mes amis, disait M. Jambeau. il vaut mieux nous en aller demeurer à Montréal ; j’y ai une petite propriété où nous pourrons nous loger très confortablement… Marielle, Jean, continua-t-il, vous aviez fait construire deux chambres vastes et bien éclairées pour moi à la « Villa Marielle »… en ville non plus, nous ne nous séparerons pas…

— Oh ! quel bonheur ! s’écria Marielle.

Puisque Marielle désire que son mariage soit célébré dans la chapelle de l’île, eh ! bien, nous pourrons partir immédiatement après. Il y a un bel avenir pour vous, à Montréal ; vous obtiendrez vite vos brevets d’Architecte, et…

— M. Jambeau, intervint Maurice, en coulant un regard du côté d’Ylonka, ne pensez-vous pas que ce serait très imposant s’il se célébrait deux mariages à la fois dans la chapelle de l’île ?

Tous sourirent en regardant Ylonka qui, elle, baissa les yeux en rougissant.

— Un mariage double ; quoi de plus solennel et de plus beau ! reprit Maurice.

— Vous avez raison ! répondit M. Jambeau, en souriant. Ylonka reprit-il Maurice a droit à sa récompense pour sa constance, et nous serions tous heureux de voir votre mariage se célébrer en même temps que celui de Marielle et de Jean. De cette manière aussi, nous ne nous séparerons pas, car Maurice possède une belle maison à Montréal et vous viendrez demeurer dans la même ville que nous.

— M. Jambeau, dit Jean, quand vous nous avez offert d’aller demeurer avec vous, avez-vous songé que nous serons… quatre ?… À part Marielle et moi, il y a Max, puis Nounou…

— Ne vous inquiétez de rien, Jean, je vous prie ! Je suis seul au monde, et ne puis me décider à me séparer de Marielle… Ma maison, à Montréal, peut nous contenir tous ; dans les villes, d’ailleurs, il faut être résignés à se tasser un peu, dit M. Jambeau.

Quand on se sépara pour la nuit, on était décidé d’abandonner le Rocher aux Oiseaux. Ce n’est pas sans un grand serrement de cœur, cependant, qu’on abandonnerait cette île, sur laquelle on avait connu bien des peines, il est vrai, mais aussi bien des joies !


CHAPITRE XXIII

UNE VIEILLE CONNAISSANCE


Afin de ne pas trop prolonger ce récit déjà long, nous allons raconter le plus brièvement possible ce qui eut lieu sur le Rocher aux Oi- seaux, après la décision prise et racontée plus haut.

Aussitôt qu’on put se procurer un prêtre, le mariage de Marielle et de Jean, d’Ylonka et de Maurice eut lieu dans la petite chapelle de l’île, puis, le jour même, on partit.

Comme on ne voulait laisser rien de vivant sur l’île, les chèvres avaient été expédiées à Montréal, car M. Jambeau avait dit à Marielle que sa propriété était entourée d’un terrain assez vaste pour y parquer Brise et Bise. Max emportait, dans un panier, Toute-Blanche, et Léo, inutile de le dire, suivait son maître.

Arrivés à Québec, M. Jambeau quitta les deux jeunes couples, et il partit pour Montréal, accompagné de Max, de Nounou et de Firmin.

— Nous allons préparer la maison pour vous recevoir, dit M. Jambeau à Marielle et Jean, Vous, amusez-vous bien. Écrivez-moi avant de partir de Québec et je serai à l’hôtel pour vous recevoir à votre arrivée à Montréal. Au revoir donc, mes enfants !

Les deux jeunes couples furent huit jours dans la ville de Québec. Or, Marielle n’avait jamais quitté le Rocher aux Oiseaux, et tout ce qu’elle voyait la remplissait d’étonnement et l’émerveillait.

Quand on arriva à Montréal, M. Jambeau, selon sa promesse, était rendu à l’hôtel pour attendre les jeunes mariés. Le lendemain, à cinq heures de l’après-midi, il devait venir chercher Marielle et Jean pour les emmener chez lui.

— Mes enfants, leur dit-il, vous ne serez pas longtemps chez moi, car je viens de signer un acte de donation de ma propriété à Marielle ; de cette manière, c’est moi qui serai chez-vous, et non vous chez moi.

Jean alla reconduire M. Jambeau jusqu’à sa voiture, c’est-à-dire une voiture qu’il avait louée pour venir à l’hôtel ; il n’était pas probable que ce bon M. Jambeau, vivant seul avec un domestique, eut une voiture à lui, n’est-ce pas ?

Au moment où M. Jambeau allait partir, Jean entendit une voix qui l’interpellait ainsi :

— Serait-ce, par hasard, Mon cher ami Jean Bahr ?

— Le Capitaine Brunel ! s’écria Jean, avant même de tourner la tête dans la direction de la voix.

Le Capitaine Brunel (car c’était bien lui) s’approcha de la voiture, et Jean, après lui avoir pressé la main et lui avoir dit et redit le plaisir qu’il éprouvait à le revoir, le présenta à M. Jambeau.

— M. Jambeau, dit Jean, je vous présente une vieille connaissance à moi : le Capitaine Brunel. Capitaine Brunel, M. Jambeau.

Au nom de M. Jambeau, le Capitaine Brunel fit un mouvement de surprise ; mais, ni M. Jambeau, ni Jean ne s’en aperçurent.

— M. Jambeau, reprit Jean, le Capitaine Brunel m’a rendu service déjà, en me prenant à son bord, alors que j’étais un peu fatigué de manier l’aviron… C’était en me rendant à Halifax.

— Ce fut sans sacrifice
Que je rendis service
À l’excellent Jean Bahr,
En l’accueillant à bord, dit le Capitaine Brunel, en s’adressant à M. Jambeau.

— Où demeurez-vous, Capitaine Brunel ? demanda M. Jambeau, que cet original semblait beaucoup intéresser et amuser.

— Je demeure dans un quartier peu aristocratique, répondit le Capitaine Brunel, en riant. Mais il donna son adresse à M. Jambeau, qui l’inscrivit dans son calepin.

— Au revoir, Capitaine Brunel ! dit ensuite M. Jambeau. À demain, Jean ! Puis M. Jambeau partit.

— Et comment vont les affaires, Capitaine ? demanda Jean.

— Mal, Jean Bahr, mal ! Je suis « à l’ancre » dans le moment… Mon bateau a brûlé, il y a deux semaines et…

— Mon pauvre ami ! dit Jean. Eh ! bien, nous nous reverrons ; je désire beaucoup vous présenter à ma femme, Capitaine.

— Ah ! Vous étés marié ? Y a-t-il longtemps ?

— Depuis un peu plus d’une semaine, seulement. Au revoir, Capitaine Brunel ! Je suis très heureux de vous avoir rencontré, et j’irai vous rendre visite bientôt, si vous me le permettez.

Vers les quatre heures de l’après-midi, ce jour-là, Ylonka et Maurice partaient pour leur résidence, située dans un des quartiers les plus aristocratiques de la ville ; mais on se promit, de part et d’autre, de se voir souvent. Aussitôt après le départ de leurs amis, Jean et Marielle prirent une voiture et se firent conduire chez Mlle Solange. Mlle Solange habitait une maison princière, dans une des principales rues. Jean descendit de voiture ; il allait annoncer la grande nouvelle du recouvrement de Marielle et aussi celui de leur mariage, avec toutes les précautions possibles, à M. et Mme Dupas, ainsi qu’à tante Solange.

Bientôt, Jean revint à la voiture chercher sa femme, afin de la conduire auprès de son père, de sa tante, et aussi de sa belle-mère qui, impatiemment l’attendaient. Ce fut une touchante réunion. Pierre Dupas et tante Solange pleuraient, Cette pauvre Mme Dupas n’osait s’approcher de celle qu’elle avait si cruellement persécutée ; mais Marielle courut vers sa belle-mère, et l’entourant de ses bras, lui donna le baiser du pardon. Mme Dupas sanglotait tout haut dans sa joie et son repentir.

Marielle et Jean soupèrent (ou plutôt dînèrent ) et veillèrent chez Mlle Solange. Vers les dix heures, ils se levèrent pour partir.

— Comment ! Vous partez ! Mais… j’étais sous l’impression que vous alliez fixer ici votre demeure ! Ma maison est assez grande pour nous contenir tous, ce me semble !

— Chère tante Solange, répondit Marielle, nous vous remercions de votre offre généreuse… Mais, nous allons demeurer avec M. Jambeau…

— Avec M. Jambeau ! s’écria Mlle Solange. Ah !…

— M. Jambeau a une petite propriété dans cette ville, tante Solange, reprit Marielle, et avant même que nous eussions quitté le Rocher aux Oiseaux, c’était entendu que nous irions demeurer avec lui, chez lui.

— M. Jambeau aime tant Marielle, dit Jean, qu’il lui a demandé, en grâce, de ne pas le quitter… Afin que nous soyons tout à fait à l’aise chez lui, ce bon M. Jambeau a transféré sa propriété à Marielle : « De cette manière, nous a-t-il dit, je serai chez-vous, et non vous chez moi. »

— N’est-ce pas que c’est très délicat ce qu’a fait M. Jambeau, tante Solange ? s’écria Marielle. Et, quand ce ne serait qu’une hutte que sa maison, nous irons y demeurer, Jean et moi !

— Je l’ai vue, moi, la maison de M. Jambeau, dit Mlle Solange, qui paraissait avoir une furieuse envie de rire, ce qui peina beaucoup Marielle.

— Sans doute, tante Solange, riposta Marielle, très mécontente assurément, la maison de M. Jambeau n’est pas un palais rempli de domestiques, comme la vôtre ; mais nous nous en contenterons !… Viens-tu, Jean ?

— Ne sois pas fâchée, Marielle ! dit Mlle Solange. Que veux-tu, ma chère enfant ; quelque chose m’amuse beaucoup…

— C’est évident tante Solange ? dit Marielle, très froissée.

— Dans tous les cas, Marielle, ma nièce, et Jean, mon neveu, si vous ne vous plaisez pas dans la maison que vous allez habiter, revenez ici ; toujours vous serez les très bienvenus !

Marielle et Jean revinrent à leur hôtel dans la voiture privée de leur tante Solange ; une splendide barouche, attelée de deux chevaux vigoureux.

Cinq heures sonnaient, le lendemain après-midi, quand M. Jambeau vint chercher Marielle et Jean. Ce bon M. Jambeau ! Comme il était heureux d’offrir à ce jeune couple qu’il aimait, l’hospitalité sous son toit !

— Marielle, dit-il, votre tante Solange m’a dit que vous aviez refusé d’habiter sa maison princière pour venir demeurer avec moi… Chère enfant ! J’espère que vous ne le regretterez jamais… De fait, je ferai tout en mon pouvoir pour que vous soyez heureux avec moi, vous et Jean.

Une voiture louée attendait à la porte de l’hôtel, et Marielle ne put s’empêcher de faire la comparaison entre cette voiture et la luxueuse barouche de sa tante Solange ; mais bientôt, elle se dit :

— Jean se fera une bonne position, aussitôt qu’il sera reçu Architecte, et alors, nous achèterons, nous aussi, une belle voiture… Ce bon M. Jambeau ! Combien j’aimerais le voir assis dans une splendide barouche comme celle de tante Solange, lui qui peut à peine marcher, à cause de ses rhumatismes !… Mais… j’y pense !… J’ai sur moi, le chèque de tante Solange pour dix mille dollars, qu’elle m’a donné, hier soir… Peut-être pourrions-nous acheter une voiture et des chevaux, tout de suite… Quel bonheur de faire une si agréable surprise à M. Jambeau !… J’en parlerai à Jean…

— La maison est dans une des banlieues de la ville, dit M. Jambeau ; mais nous y arriverons bientôt… Ah ! j’ai affaire ici ! ajouta-t-il, en désignant une sorte de château, près duquel la voiture venait de s’arrêter, et à laquelle on parvenait par un vaste jardin, un véritable parc. Jean, donnez-moi donc l’aide de votre bras ; Marielle, je serais bien content de m’appuyer sur votre épaule aussi.

— Certainement, M. Jambeau ! répondirent, en même temps, Marielle et Jean.

On descendit de voiture, et arrivé à la porte de la maison, construite en pierre de taille et ornementée de portiques et galeries en fer forgé (quelqu’édifice public, pensa Jean) M. Jambeau sonna, et un domestique en livrée vint ouvrir. Sans proférer une parole, M. Jambeau, toujours soutenu par Marielle et Jean, suivit un autre domestique, qui ouvrit la porte d’une pièce immense et somptueusement meublée, où plusieurs personnes étaient rassemblées.

Mais… Voilà Max qui s’avance au-devant des nouveaux venus… Max, vêtu comme un petit prince… Il se jette au cou de Jean, puis au cou de Marielle, en s’écriant :

— Oh mon oncle Jean ! Oh ! ma tante Marielle !

Ce n’est pas tout ; voilà Ylonka et Maurice, qui, eux aussi, s’avancent à la rencontre de Marielle et de Jean… Et puis, on aperçoit aussi Mlle Solange, M. et Mme Dupas. M. et Mme Brassard et… Mais : oui voilà aussi Lillian Rust (pardon, Lillian Le Noir) et son mari… là-bas… n’est-ce pas M. Leroy, père, et plus loin, n’est-ce pas aussi le Capitaine Brunel ?…

— Marielle ! Chère Marielle ! dit Ylonka.

Alors, M. Jambeau prend Marielle dans ses bras et lui dit :

— Soyez la bienvenue, enfant chérie ! Vous êtes ici chez-vous !

— Je ne comprends pas… murmura Marielle.

— Chère Marielle, dit Ylonka, quand, pour la première fois, sur le Rocher aux Oiseaux, j’aperçus M. Jambeau, je l’ai reconnu immédiatement ; mais, voyant qu’il désirait garder l’incognito, je n’ai pas soufflé mot de ce que je savais sur son compte, à qui que ce fut… excepté à Maurice… comme de raison… M. Jambeau est…

— J’espère que tu ne m’en veux plus, Marielle, dit Mlle Solange, en s’approchant, d’avoir tant ri, quand tu m’as dit que tu demeurerais avec M. Jambeau, quand ce serait dans une hutte ?… Ha ! ha ! ha ! Je savais, vois-tu… Je savais que le M. Jambeau qui, sur le Rocher aux Oiseaux, habitait la « Villa Bianca », avec un seul domestique, était M. Magloire Jambeau, le millionnaire.


CHAPITRE XXIV

CEUX QUE NOUS AVONS AIMÉS


Franchissons un espace de douze années et jetons un dernier coup d’œil sur ceux que nous avons connus et aimés.

Nous les retrouverons tous. Il est vrai que M. Jambeau est bien vieux, il est vrai que Mlle Solange, elle aussi, est bien vieille ; mais ils sont là tous deux, entourés d’affections et de dévouement, s’acheminant tout doucement vers la tombe, sans crainte aucune, car ils savent bien que des mains aimées leur fermeront les yeux.

Marielle se dit la femme la plus heureuse de la terre. Elle est mère de deux beaux enfants, un garçon et une fille, qu’elle et Jean croient tout simplement parfaits.

L’aîné des enfants de Marielle et de Jean est un garçon qui, maintenant a dix ans. C’est Pierre Dupas et sa femme qui ont été parrain et marraine du premier-né de Marielle, qui, au baptême, a reçu le nom de Guy. Mme Dupas ne pouvait croire à son bonheur quand Marielle lui avait demandé d’être la marraine de son enfant, et quand la jeune mère insista pour qu’il fut nommé Guy cette pauvre Mme Dupas, qui avait été si éprouvée, se sentit consolée, en quelque sorte. Quelle joie fut la sienne quand Bébé Guy lui tendit les deux bras pour la première fois ! Ce nouveau Bébé Guy lui rappelait tant celui qui dormait, depuis si longtemps, là-bas, dans la Grande Coulée, au flanc du Rocher aux Oiseaux ! Quand Bébé Guy put articuler quelques mots et qu’il appela Mme Dupas : « Grand-Maman » la belle-mère de Marielle se dit qu’elle était réellement et pleinement pardonnée.

Mlle Solange aimait follement Bébé Guy. Elle fit donc un troisième testament, dans lequel elle laissait sa fortune entière (excepté une grosse rente viagère à M. et Mme Dupas) à son arrière petit-neveu Guy Bahr. Ce troisième testament (le seul valable) fut déposé chez son notaire.

Mais voilà que, au bout de trois ans, Marielle mit au monde une mignonne petite créature, et M. Jambeau et Mlle Solange furent parrain et marraine, cette fois. La petite reçut, au baptême, le nom de sa marraine. Et tante Solange se mit tout de suite à adorer cette enfant qui portait son nom… Eh ! bien, elle fit un quatrième testament (le seul valable) dans lequel elle séparait sa fortune également, entre Guy et la petite Solange, exceptant toujours la rente viagère de M. et Mme Dupas.

M. Jambeau aimait à la folie les enfants de Marielle, qui le nommaient « Grand-papa ». Le testament de M. Jambeau était fait depuis le lendemain de son retour du Rocher aux Oiseaux : Marielle était son unique héritière, ayant droit de disposer à sa guise des millions qu’il lui laisserait.

Ylonka, elle aussi était mère d’une gentille fillette, que Marielle et Jean avaient tenue sur les fonds baptismaux. L’enfant portait le nom de Marielle. Petite Marielle Leroy n’avait pas encore six mois, qu’Ylonka avait décidé qu’elle épouserait, un jour, le fils de sa marraine, Guy Bahr, et comme la mère de Guy y consentait volontiers… Eh ! bien… Qui sait ?… Ylonka et Maurice étaient le couple le plus heureux, le plus gai, le plus joyeux qui fut. Inutile de dire que, tout comme Ylonka et Marielle étaient des inséparables, Jean et Maurice avaient conservé l’amitié qui les avait liés sur le Rocher aux Oiseaux. M. Leroy, père, chérissait tendrement sa gentille bru.

Max était engagé dans la Marine Marchande. Il avait vingt-trois ans maintenant et c’était un charmant jeune homme, que tous aimaient. Max courtisait la seconde des filles de M. et Mme Brassard : Jeannine, une gentille enfant, qui lui ferait la plus exquise des femmes. Le choix de Max plaisait beaucoup à Marielle et à Jean ; de fait ce choix avait l’approbation de tous. Ils devaient se marier le printemps prochain, et soyez assurés que les amis de Max lui donneraient un bon « coup d’épaule », quand il s’établirait. Max avait fait de brillantes études au collège et on était fier de lui. Sa promotion avait été et serait rapide dans la Marine Marchande, à cause de ses propres mérites d’abord, et à cause de l’influence de M. Jambeau, qui était grande.

La famille Brassard venait souvent passer quelques jours à Montréal, chez leurs amis les Bahr, et comme ils étaient les bienvenus ! M. et Mme Brassard étaient toujours les gens aimables que nous avons connus sur le Rocher aux Oiseaux, d’ailleurs.

Et là-bas, à la Grosse Île, Lillian, l’heureuse épouse du Docteur Le Noir, n’était pas oubliée. Il y avait une ombre, cependant, au bonheur de Lillian Le Noir : elle n’avait pas d’enfants. Mais, comme Guy et Solange Bahr, ainsi que Marielle Leroy donnaient à Lillian le titre de tante, cela la consolait un peu. Que voulez-vous ? … Quand on n’a pas la chance d’être mère, il faut se contenter d’être tante !

Nounou est bien vieille, mais elle est encore capable de veiller sur les enfants de Marielle… est-ce nécessaire d’ajouter qu’elle les adore ?… Jean, qui aime à taquiner la vieille servante, sans y mettre de malice, bien sûr, lui disait, un jour :

— Nounou, je commence à croire que vous êtes infidèle à Marielle !

— Infidèle à Mlle Marielle ! (Nounou continuait à appeler Marielle : « Mlle Marielle » quand même celle-ci ait été mariée et mère de deux enfants), que voulez-vous dire, M. Bahr ?

— Je veux dire, Nounou, que vous avez l’air d’aimer Guy et Solange tout autant que vous aimez Marielle, dit Jean, simulant un air sévère. Or, Nounou, veuillez répondre à ma question : qui aimez-vous le plus, Marielle ou ses enfants ?

— M. Bahr, répondit Nounou, j’les aime… pareillement… Et puis, ça porte malchance de faire des comparaisons, vous savez, M. Bahr !… C’est comme si quelqu’un vous d’mandait, à vous, lequel vous préférez, votre femme ou vos enfants… Mlle Marielle est toujours Mlle Marielle et, pour moi, personne n’peut lui être comparée… Mais, Guy et Solange sont, eux aussi des anges… oui, des anges M. Bahr ; c’est M. Jambeau qui l’dit… et j’présume que quand M. Jambeau dit quelque chose… Dans tous les cas, j’le répère, j’les aime pareillement Mlle Marielle et ses deux enfants, puis, comme le disait feu mon défunt, oncle qui est mort et qui était capitaine de barge, aujourd’hui pour demain, si…

— Nounou, n’est-ce pas Solange que j’entends pleurer ?… Tu ferais bien d’aller t’en assurer, interrompit Marielle.

Le capitaine Brunel n’était plus « à l’ancre ». Depuis dix ans il commandait le yacht de plaisance de Jean Bahr, aidé de Philippe Cherrier, une de nos anciennes connaissances. Chaque année, sur le yacht de Jean, qui se nommait « Le Guy » nos amis : Marielle, son mari et ses enfants, Ylonka, Maurice et leur petite Marielle, M. Jambeau, Pierre Dupas et sa femme, Mlle Solange, Max, la famille Brassard, M. Leroy, père, et aussi Nounou partaient dans « Le Guy » pour un voyage au Rocher aux Oiseaux. Arrêtant à la Grosse Île, ils embarquaient le Docteur Le Noir et Lillian, puis on allait passer un mois de l’été sur le Rocher où l’on avait connu tant de joies et de peines.

Un été, avant d’aborder l’île, on s’aperçut que la foudre avait détruit ce qui restait des bâtiments : le « Manoir-Roux », la chapelle, le « Gîte », la « Villa Marielle », les hangars ; tout avait été brûlé jusqu’au sol. De plus, du Spectre du ravin, il ne restait rien…

Toutes les constructions : le « Manoir-Roux », le « Gîte », la chapelle, les villas etc., avaient été entièrement détruites par le feu et la foudre. Le vent avait vite balayé les débris et les avait jetés dans le Golfe Saint-Laurent. La pluie avait lavé le Rocher ; des habitations de jadis, il ne restait plus trace.

Malgré ce désastre cependant, nos amis revenaient fidèlement, chaque année sur leur cher Rocher et, abrités sous des tentes, passaient quelques semaines, en toute liberté, se remémorant les événements tristes ou joyeux qui avaient eu lieu sur cette île, maintenant désolée.

Ce dernier coup d’œil n’est-il pas tout à fait satisfaisant ?… Ceux que nous avons connus et aimés sont, tous, aussi heureux qu’il soit possible de l’être ici-bas.

Nous ne pourrions terminer ce récit d’une manière plus… convenable, et plus… digne, nous semble-t-il, qu’en citant quatre vers du Capitaine Brunel, l’éternel rimeur.

C’était à l’occasion d’un grand banquet que donnaient les Bahr, pour fêter le dixième anniversaire de leur fils Guy.

— Un discours, Capitaine Brunel ! s’était écrié l’incorrigible Maurice.

— Oui ! Oui ! Un discours, Capitaine Brunel !

Sans se faire prier, le Capitaine Brunel s’était levé.

— Mesdames et Messieurs, avait-il dit,


À ceux qui subissent, sans plainte.
Et les épreuves et les croix,
Toujours, la Providence Sainte
Accorde des grâces de choix.


— FIN —