Éditions Édouard Garand (p. 81-82).

CHAPITRE XXII

UNE GRAVE DÉCISION


Dans la salle du « Manoir-Roux », Marielle et Ylonka, Jean et Maurice, M. Jambeau, Max, Nounou et Firmin étaient réunis ; ils venaient de prendre une grave décision.

Nous avons renoncé à décrire le bonheur de M. Jambeau et de Nounou, lors du retour de Marielle. Ce bon M. Jambeau avait ri et pleuré en même temps, il avait pressé la jeune fille dans ses bras et l’appelant sa petite enfant bien-aimée. Nounou, elle aussi, avait ri et pleuré puis elle avait prédit que c’en était fini des peines et des croix, puisque leur Mademoiselle Marielle aimée était revenue. Ylonka avait captivé, elle aussi, le cœur de tous ; oui, tous aimaient la gentille jeune fille qui avait délivré Marielle.

Bien que le « Manoir-Roux » fut assez spacieux, il ne pouvait loger tant de monde à l’aise ; d’ailleurs, Nounou avait fait observer à M. Jambeau que ce n’était pas tout à fait convenable, que Marielle et Ylonka demeurassent dans la même maison que leurs fiancés. Il fut donc décidé que les deux jeunes filles iraient demeurer au « Gîte », et que Nounou les y accompagnerait. La date de leur départ du « Manoir-Roux » avait été fixée, quand Max tomba malade. L’enfant, pendant une dizaine de jours, fut entre la vie et la mort, et il semblait bien que cette dernière allait l’emporter. Max eut la fièvre et le délire pendant lesquels il appelait continuellement son oncle Jean à son aide.

— Mon oncle Jean ! criait le pauvre petit. Que j’ai peur ! Que j’ai peur ! Je vais tomber dans le gouffre ! Mon oncle Jean ! Mon oncle Jean !

« Couchons-nous et passons la nuit dans ce boyau, reprenait le petit malade. Je suis bien bien fatigué !… Non ! Non ! Je ne puis marcher à reculons ; Léo non plus… J’aime mieux passer la nuit dans ce boyau, mon oncle Jean !

Jean éprouvait une peine excessive à voir souffrir cet enfant qu’il avait adopté et qu’il aimait tendrement. Marielle, Ylonka et Nounou ne quittaient pas Max, le veillant jour et nuit. Encore, cette fois, que n’eussent-ils donné pour pouvoir se procurer un médecin !

Max revint à la santé enfin, et les deux jeunes filles, accompagnées de Nounou, s’en allèrent s’installer au « Gîte », où elle restèrent jusqu’à la saison de la chasse aux morses, quand elles revinrent au « Manoir-Roux », afin de céder le « Gîte » à Jean et à Maurice.

Quand la saison de la chasse fut terminée, Marielle, Ylonka et Nounou retournèrent au « Gîte ». Inutile de dire qu’on se voyait tous les jours. Presque chaque soir, on soupait et veillait ensemble au « Manoir-Roux ». M. Jambeau avait réorganisé ses Soirées Littéraires et Musicales. Les jeunes gens faisaient beaucoup d’exercices en patins, en raquettes et en traîneaux ; Max avait repris sa position de cocher, et plusieurs fois la semaine, il attelait les chèvres, qu’il conduisait au « Gîte » ; alors, des fenêtres du « Manoir-Roux », on pouvait voir passer Marielle et Ylonka dans le traîneau que Jean avait fait.

L’hiver était chose du passé. Le printemps battait son plein, et dans une quinzaine de jours maintenant, le bateau qui devait mettre en communication les insulaires avec le reste du monde, ferait son apparition.

Comme nous l’avons dit au commencement de ce chapitre, on venait de prendre une grave décision : celle de quitter le Rocher aux Oiseaux et de s’en aller vivre à Montréal. Certes, on n’abandonnerait pas l’île pour toujours, ou plutôt pour n’y plus revenir ; chaque année, on passerait quelques semaines sur le cher Rocher…

M. Jambeau avait représenté à Jean qu’il n’y avait pas un avenir brillant pour lui sur le Rocher aux Oiseaux. À présent que les villas étaient toutes brûlées et qu’on ne songeait pas à les reconstruire, le magasin qui, jadis, rapportait gros, n’avait plus sa raison d’être. Il ne restait que la chasse aux morses qui pouvait donner quelques revenus, et ça ne suffisait pas. De plus, les hivers étaient rudes, très rudes sur ce Rocher isolé. Deux hivers de suite, il y avait eu des malades, qu’on avait été obligé de soigner à peu près, puisqu’on ne pouvait se procurer l’aide d’un médecin.

— Croyez-moi, mes amis, disait M. Jambeau. il vaut mieux nous en aller demeurer à Montréal ; j’y ai une petite propriété où nous pourrons nous loger très confortablement… Marielle, Jean, continua-t-il, vous aviez fait construire deux chambres vastes et bien éclairées pour moi à la « Villa Marielle »… en ville non plus, nous ne nous séparerons pas…

— Oh ! quel bonheur ! s’écria Marielle.

Puisque Marielle désire que son mariage soit célébré dans la chapelle de l’île, eh ! bien, nous pourrons partir immédiatement après. Il y a un bel avenir pour vous, à Montréal ; vous obtiendrez vite vos brevets d’Architecte, et…

— M. Jambeau, intervint Maurice, en coulant un regard du côté d’Ylonka, ne pensez-vous pas que ce serait très imposant s’il se célébrait deux mariages à la fois dans la chapelle de l’île ?

Tous sourirent en regardant Ylonka qui, elle, baissa les yeux en rougissant.

— Un mariage double ; quoi de plus solennel et de plus beau ! reprit Maurice.

— Vous avez raison ! répondit M. Jambeau, en souriant. Ylonka reprit-il Maurice a droit à sa récompense pour sa constance, et nous serions tous heureux de voir votre mariage se célébrer en même temps que celui de Marielle et de Jean. De cette manière aussi, nous ne nous séparerons pas, car Maurice possède une belle maison à Montréal et vous viendrez demeurer dans la même ville que nous.

— M. Jambeau, dit Jean, quand vous nous avez offert d’aller demeurer avec vous, avez-vous songé que nous serons… quatre ?… À part Marielle et moi, il y a Max, puis Nounou…

— Ne vous inquiétez de rien, Jean, je vous prie ! Je suis seul au monde, et ne puis me décider à me séparer de Marielle… Ma maison, à Montréal, peut nous contenir tous ; dans les villes, d’ailleurs, il faut être résignés à se tasser un peu, dit M. Jambeau.

Quand on se sépara pour la nuit, on était décidé d’abandonner le Rocher aux Oiseaux. Ce n’est pas sans un grand serrement de cœur, cependant, qu’on abandonnerait cette île, sur laquelle on avait connu bien des peines, il est vrai, mais aussi bien des joies !