Éditions Édouard Garand (p. 61-63).

CHAPITRE IX

L’ACCUSATION


« Le croup diphtérique ». À ces mots, Mme Dupas jeta un grand cri, et se précipitant vers le médecin, elle dit :

— Docteur ! Docteur ! Sûrement, vous vous trompez !… Le croup diphtérique ! Ô ciel ! Il va mourir mon bébé chéri !

— Madame, répondit le médecin, je ne puis vous cacher la gravité de la maladie de votre enfant ; de fait, bien peu en reviennent… Mais, je ferai l’impossible pour le sauver… Dieu fera le reste ; Il tient nos vies entre ses mains.

— Ô mon Dieu, sauvez mon enfant ! cria Mme Dupas. Mon Dieu ! Mon Dieu, ne m’enlevez pas cet ange que vous m’avez donné !… Puis, apercevant Marielle elle dit : « Marielle, que faites-vous ici ? Ne vous ai-je pas défendu d’approcher du berceau de mon enfant ?

— Ma chérie, dit Pierre Dupas à sa femme, c’est moi qui ai fait monter Marielle ici… Il me semblait que…

— Comment, Pierre, tu as fait monter Marielle ici, toi, quand tu sais si bien combien elle hait notre fils, son petit frère, qui lui a enlevé, en même temps que l’affection de son père, la moitié de l’héritage de sa tante…

— Ma pauvre femme, je t’en prie, tais-toi ! implora Pierre Dupas.

— Eh ! bien, non, je ne me tairai pas ! sanglota Mme Dupas, folle, assurément, pour le moment, du moins, Docteur, dit-elle, en s’adressant au médecin qui, impassible, en apparence du moins, assistait à cette scène, cette jeune fille est la fille de mon mari, par son premier mariage. Elle déteste mon enfant, mon petit Guy, son frère et…

— Cette femme ment ! intervint ici Mme Brassard, en désignant Mme Dupas. Mlle Marielle, Docteur Jasmin, adore son petit frère ; tous, sur le Rocher vous le diront…

Le médecin leva la main en signe de protestation.

— Cela ne me regarde nullement, Madame, répondit-il à Mme Brassard. Je suis ici pour soigner cet enfant, ajouta-t-il, en désignant Bébé Guy, et n’ai rien à voir aux affaires de la famille.

Retirant deux fioles de son porte-manteau, le médecin reprit :

— Par les détails que m’a donnés M. Dupas, j’ai compris de quoi souffrait l’enfant ; j’ai donc pu apporter les remèdes voulus.

Prenant ensuite une des fioles, le médecin en enleva le bouchon, puis il versa dix gouttes du liquide contenu dans la fiole, et qui était de couleur brune, dans une cuillère à thé, après quoi il versa dans un verre un peu d’eau, puis y ayant ajouté les remèdes, il parvint, non sans quelques difficultés, à faire avaler toute la potion à l’enfant. Prenant ensuite l’autre fiole, le Docteur Jasmin versa le quart de son contenu sur une éponge et il frotta de cette lotion la poitrine et la gorge du bébé. Presqu’aussitôt, le petit malade eut l’air d’être soulagé, car il s’endormit paisiblement.

— Ces remèdes que je viens de faire prendre à l’enfant devront lui être administrés toutes les trois heures, jusqu’à nouvel ordre, dit le médecin. La prescription est sur la bouteille : dix gouttes dans une cuillerée d’eau froide. Quant à la lotion, je l’appliquerai moi-même, s’il y a lieu. Maintenant, vous remarquerez que la potion et la lotion sont de la même couleur ; c’est pourquoi, sur la fiole contenant la lotion j’ai collé une étiquette rouge portant le mot : « Poison ». Mais, comme il faut tout prévoir ; (je veux dire qu’il faut prévoir le cas où, dans un moment d’excitation, on pourrait se tromper de fiole), soyez assez bon, M. Dupas, de porter cette fiole contenant la lotion au rez-de-chaussée. La fiole contenant la potion restera, seule, sur cette table ; de cette manière, il n’y aura rien à craindre.

— Je vais déposer cette fiole, celle contenant la lotion, dans le cabinet à remèdes qu’il y a dans la salle d’entrée, Docteur, répondit Pierre Dupas.

— Bien, dit le médecin. Il faut user de grandes précautions avec ces lotions, qui contiennent toujours une certaine quantité de poison… Je ne quitterai pas le Rocher aux Oiseaux avant demain soir, reprit-il ; si vous pouvez me loger, sans que cela vous occasionne de la gêne…

Bébé Guy passa une assez bonne nuit, en somme, et quand, au matin, le Docteur Jasmin put rassurer Monsieur et Madame Dupas et leur dire qu’il considérait l’enfant hors de danger immédiat, ceux-ci ne pouvaient vraiment croire à leur bonheur.

Vers les dix heures, Marielle et son père partirent pour la chapelle. C’est Marielle qui toujours, faisait l’office du dimanche. Les amis des Dupas étaient à la porte de la chapelle, attendant anxieusement des nouvelles de Bébé Guy, et tous furent heureux d’apprendre que ça allait mieux, beaucoup mieux. Marielle venait de commencer la deuxième dizaine de chapelet, quand elle aperçut Charles Paris qui quittait furtivement la chapelle. Louise Vallier n’étant pas venue à l’office, Charles s’en allait se promener autour du « Manoir-Roux », avec l’espoir de l’apercevoir. Marielle n’accorda pas une seconde pensée à ce départ de Charles Paris… Pourtant, de ce petit incident dépendrait, un jour, le bonheur et la paix de sa vie.

Il était trois heures moins le quart de ce même jour. Pierre Dupas était allé, avec le Docteur Jasmin, rendre visite à M. Jambeau. Nounou était chez Mlle Solange à lui confectionner, pour le souper, un plat qu’elle (Mlle Solange) aimait. Louise Vallier était assise, dehors sur la véranda. Mme Dupas était couchée et elle dormait. Marielle était donc, pour ainsi dire, seule dans la maison, la seule éveillée du moins. Tout à coup, elle leva les yeux sur le cadran de la salle et s’écria :

— Trois heures moins le quart ! Je ne croyais pas qu’il fut si tard. J’ai promis à tante Solange que je serais chez elle pour trois heures ; j’arriverai en retard, bien sûr ! Hâtivement, elle mit son chapeau et sortit. Louise Vallier, en apercevant Marielle, lui demanda :

— Où allez-vous donc, Marielle ?

Marielle eut pu répondre à Louise Vallier que ça ne la concernait nullement où elle allait ; Mais, notre héroïne était un ange, et elle essayait d’être bonne et charitable envers tous, même ses pires ennemis.

— Je me rends chez tante Solange, répondit-elle.

— Moi aussi, je sors, à l’instant, dit Louise.

— Mais, Mlle Vallier, dit Marielle, vous ne pouvez sortir maintenant, n’est-ce pas ?… Il sera trois heures dans peu de minutes et vous savez que Guy doit prendre ses remèdes à trois heures précises ; le médecin a dit que c’était très important.

— Je sors ! répéta Louise Vallier.

— Sûrement, Mlle Vallier, insista Marielle, vous allez attendre qu’il soit l’heure de donner les remèdes à Guy ! s’écria Marielle. Mme Dupas dort et le Docteur Jasmin a défendu de l’éveiller, vu qu’il a dû lui administrer du chloral, à votre mère, pour la faire dormir… Qui donnera les remèdes à Guy si vous sortez ?

— Ah ! Que m’importe ! répliqua Louise Vallier, descendant de la véranda et se dirigeant vers l’avenue des pins.

Pendant quelques instants, Marielle suivit Louise Vallier des yeux, espérant qu’elle allait rebrousser chemin ; mais elle n’en fit rien.

Marielle, retournant dans la salle, jeta les yeux sur le cadran, dont les aiguilles marquaient trois heures moins cinq minutes.

— Mon Dieu, que faire ? se demanda-t-elle. Il faut que Guy prenne ses remèdes à trois heures précises et… Moi, je les lui donnerais bien ; mais Mme Dupas est préjugée contre moi et elle m’a défendu d’approcher du berceau de mon petit frère… Je vais aller voir si elle dort Mme Dupas… Peut-être qu’elle s’est réveillée… cela simplifiera les choses.

Sur la pointe des pieds, Marielle entra dans la chambre de Louise où sa belle-mère s’était retirée pour dormir. En entrant, la chambre le lui parut être sombre, à cause des persiennes qui étaient fermées ; mais elle crut voir les yeux de Mme Dupas, grands ouverts, fixés sur elle. Bien vite, elle s’approcha du lit et appela doucement :

— Madame Dupas !

Ne recevant pas de réponse, Marielle se pencha sur la mère de Guy, et elle vit qu’elle dormait profondément…

— Que faire ? Que faire ? se demanda-t-elle, encore une fois. Il faut que Guy prenne ses remèdes et… J’ai bien envie d’éveiller Mme Dupas ; personne ne pourra me blâmer, puisque j’aurai agi pour le mieux… Oui, je vais l’éveiller !… Quelque chose me dit de l’éveiller !

Marielle se pencha, encore une fois, sur Mme Dupas, et voyant qu’elle dormait paisiblement, elle se dit :

— Le médecin a expressément défendu de l’éveiller… Comme elle dort !… dit-elle ensuite, entre haut et bas. Puis, regardant l’heure au cadran, elle ajouta : « C’est le temps ! »

Quittant la chambre où dormait sa belle-mère, Marielle alla droit au berceau de Guy.

— Pauvre cher petit ange du ciel ! dit-elle, en déposant un baiser sur le front de son petit frère. Oh ! si tu savais comme je t’aime, Bébé Guy, et comme je suis heureuse de te savoir mieux, presque guéri !

Saisissant la fiole contenant les remèdes, Marielle lut deux fois de suite, la prescription qui y était écrite et elle suivit exactement ladite prescription. L’enfant ne voulait pas avaler les remèdes, ce que voyant, elle souleva la tête de son petit frère et ainsi, parvint à lui faire prendre plus de la moitié du liquide. Soudain, elle tressaillit, car la voix de Mme Dupas disait, non loin d’elle :

— Marielle, que faites-vous près du berceau de mon enfant ?

— Madame Dupas… commença Marielle.

— Combien de fois faut-il que je vous défende d’approcher de mon enfant ?… Je me défie de vous, Marielle ; non sans raison, je crois… Où est Louise, et pourquoi n’a-t-elle pas donné les remèdes à… Mme Dupas se tut subitement ; mais bientôt, un cri terrible s’échappa de sa bouche, car Bébé Guy se mit à se tordre soudain, dans d’affreuses convulsions. Mon enfant ! Mon bébé chéri ! cria-t-elle. Ô mon ange adoré ! Guy ! Guy !

Marielle, pâle comme une morte, regardait son petit frère se tordre sous les convulsions… Des pas se firent entendre, puis quelqu’un monta l’escalier à la course ; Pierre Dupas et le Docteur Jasmin entrèrent dans la chambre.

— Docteur ! Docteur ! Mon enfant ! cria Mme Dupas. Voyez-le donc !… Mais… il se meurt !… Docteur ! Sauvez-le ! Sauvez-le !

Le médecin, l’air grave, regardait l’enfant, qui se tordait sous ses yeux, et il vit immédiatement que, dans peu d’instants, ce serait fini.

— Sauvez-le, Docteur ! M. Dupas vous donnera la moitié de sa fortune, toute sa fortune si vous sauvez notre enfant ! Guy ! Guy !

Mais, même avant que Mme Dupas eut cessé de parler, Bébé Guy se tordait dans une suprême convulsion, puis il retomba mort, dans les bras du médecin.

— Madame, dit, le médecin, je suis arrivé trop tard pour sauver votre enfant ; de fait, nul médecin au monde n’eut pu le sauver… Il faut vous résigner à la volonté de Dieu, Madame… Votre enfant est mort.

— Mort ! s’écrièrent-ils tous.

— Mort ! Vous dites qu’il est mort mon bébé, mon enfant bien-aimé !… Ce n’est pas vrai ! Guy ! Guy ! Ô mon ange adoré ! sanglotait Mme Dupas en étreignant le cadavre de son enfant.

— Madame, reprit le Docteur Jasmin, veuillez répondre aux questions que je vais vous poser… Qui a administré les remèdes à votre enfant ?… car je vois qu’il a dû prendre ses remèdes quelques instants seulement avant de mourir… Je répète : qui lui a administré ces remèdes ?… Est-ce vous, Madame ?

— C’est Marielle, la fille de mon mari ! malgré la défense que je lui avais faite, mainte et mainte fois, de s’approcher de mon enfant, elle lui a fait prendre ses remèdes, convaincue qu’elle était que je dormais et ne pouvais intervenir… Ah ! Marielle, ajouta Mme Dupas, vous avez cru que je dormais, quand, sur la pointe des pieds, vous êtes entrée dans ma chambré… J’étais éveillée, comme je le suis en ce moment.

— Alors, pourquoi… Commença Marielle.

Mais le médecin se mit, de nouveau, à questionner Mme Dupas :

— Vous dites que Mlle Dupas est entrée dans votre chambre ?… Que s’est-il passé alors ?

— Après avoir pris le chloral, j’ai dormi pendant une heure à peu près, dit Mme Dupas. Il y avait un quart d’heure que j’étais éveillée, et je ne voulais pas me rendormir avant l’heure de donner les remèdes à mon cher petit… Tout à coup, la porte de ma chambre s’ouvrit et j’aperçus Marielle… Elle était très pâle et elle marchait avec d’infinies précautions… Elle s’approcha de mon lit… La voyant s’approcher, je fermai les yeux, feignant de dormir… Marielle se pencha sur moi, et je l’entendis murmurer, entre haut, et bas : « Comme elle dort ! C’est le temps ! »

— Mon Dieu ! murmura Pierre Dupas.

— Après le départ de Marielle, reprit Mme Dupas, je restai quelques secondes sans bouger mais soudain, la pensée de mon enfant se présentant avec force à mon esprit, j’accourus, sur la pointe des pieds, auprès de son berceau… Marielle, malgré ma défense réitérée, était penchée sur mon bébé, le forçant à prendre ses remèdes… Quand je l’appelai par son nom. elle eut tellement peur d’être surprise ainsi, qu’elle laissa tomber par terre le verre et la cuillère qu’elle tenait à la main…

— Docteur Jasmin, intervint ici Pierre Dupas, de quoi est-il mort notre pauvre cher petit Guy ?

— Je ne puis me prononcer avant d’avoir fait l’analyse des remèdes contenus dans cette fiole, répondit le médecin, en s’emparant de la bouteille qu’il y avait sur la table, s’emparant aussi du verre cassé, au fond duquel il restait encore quelques gouttes d’une substance brunâtre. Donnez-moi, s’il vous plaît, la clef du cabinet à remèdes, M. Dupas.

— La clef est dans la serrure du cabinet, Docteur, répondit Pierre Dupas.

— Ah ! vraiment ! dit, seulement, le médecin.

Le Docteur Jasmin fut à peu près cinq minutes absent. Quand il remonta dans la chambre des Dupas, après avoir fait l’analyse des remèdes, son visage était blanc comme de la chaux et il y avait une expression très étrange dans ses yeux.

— Monsieur et Madame Dupas, dit-il j’ai analysé consciencieusement le contenu des deux fioles, et j’ai constaté qu’une main criminelle…

— Criminelle ! s’écrièrent-ils tous.

— Oui, reprit le médecin, d’une voix altérée, une main criminelle a changé le contenu des fioles… Je m’explique : dans cette fiole, sur laquelle est l’étiquette : « Poison », j’ai trouvé les remèdes à prendre ; tandis que, dans celle-ci, celle qui contenait la potion, j’ai trouvé la lotion. Cette lotion, je vous l’ai dit déjà, contient une grande quantité de poison… À votre enfant, Monsieur et Madame Dupas, a été administré une dose de poison que même un adulte n’eut pu prendre sans danger.

— Dieu tout-puissant ! s’écria Pierre Dupas, pâle jusqu’aux lèvres.

Mme  Dupas, les yeux agrandis et presque sortis de leurs orbites, un terrible rictus crispant ses lèvres, s’avança alors vers Marielle. Ses mains saisirent sa belle-fille à la gorge, tandis que, d’une voix rauque, elle criait :

— Empoisonneuse ! Empoisonneuse !