Éditions Édouard Garand (p. 40-41).

CHAPITRE XXIV

L’OPINION DU DOCTEUR LE NOIR


Arrivé dans la salle, le Docteur Le Noir aperçut une femme, jeune encore, à qui Pierre Dupas le présenta : c’était Mme Dupas.

— Le Docteur Le Noir ne retournera chez lui que demain, ma chère, dit Pierre Dupas à sa femme.

— Vous êtes le bienvenu au « Manoir-Roux » Docteur, dit Mme Dupas avec un de ses fameux sourires.

— Merci, Madame, répondit le médecin, en s’inclinant ; mais j’ai déjà accepté l’hospitalité de M. Bahr.

Il jeta un coup d’œil sur Jean, qui, comprenant. répondit immédiatement :

— C’est chose entendue, je l’espère. Docteur Le Noir… Le « Gîte » n’est pas un palais ; mais, telle qu’elle est, ma demeure est à votre entière disposition, pour aussi longtemps qu’il vous plaira de rester sur notre île.

— Je reviendrai vers les trois heures, dit le Docteur Le Noir à Pierre Dupas. En attendant, je n’ai pas besoin de vous recommander de voir à ce que la malade prenne ses remèdes régulièrement… Je ne vous cacherai pas que l’état de Mlle Dupas est grave, très grave… Au revoir, Madame ! Au revoir, Monsieur !

Jean et le médecin, en quittant le « Manoir-Roux », se dirigèrent vers le « Gîte » arrêtant au magasin, en passant. Dans le magasin, il y avait, à part de Max, M. et Mme Brassard et Maurice Leroy. Quand Jean et le médecin arrivèrent, tous accoururent au-devant d’eux, demandant :

— Mademoiselle Marielle ?

— Hélas ! Elle a une congestion cérébrale ! dit Jean, se jetant sur un siège et éclatant en sanglots.

— Une congestion cérébrale ! Ô ciel ! s’écrièrent-ils tous.

— Pauvre M. Jean ! dit Mme Brassard, en posant sa main sur l’épaule du jeune homme.

— Ô mes amis, pleura Jean, si vous l’aviez vue comme je viens de la voir, moi, dans le délire de la fièvre… Le Docteur Le Noir, ajouta-t-il, en désignant le médecin. Docteur, je vous présente mes trois meilleurs amis : Mme Brassard, M. Brassard, et M. Maurice Leroy.

— Bahr, dit Maurice, vous feriez mieux de fermer le magasin et de vous en aller chez-vous ; je vais vous accompagner.

— Oui, allez vous en chez-vous, Bahr ! dit M. Brassard. Moi, je resterai au magasin avec Max ; ne vous inquiétez de rien.

Jean se laissa persuader et il partit, accompagné de Maurice et du Docteur Le Noir.

Une fois installé au « Gîte », le Docteur Le Noir dit à Jean :

— Vous excuserez le sans-gêne avec lequel je me suis imposé ici, n’est-ce pas M. Bahr ?… Je ne tenais pas à accepter l’hospitalité des Dupas.

— Vous êtes, certes, le très bienvenu, Docteur ! répondit Jean.

— Quelle singulière maisonnée que celle du « Manoir-Roux » ! s’écria le médecin. Si j’osais émettre une opinion, Je dirais que les habitants de cette maison ne sont pas heureux.

— Pourtant, Docteur, répondit Jean, jusqu’à tout dernièrement, vous n’auriez pas trouvé une maison plus agréable et plus gaie que le « Manoir-Roux ». N’est-ce pas, Leroy ? dit-il en s’adressant à Maurice.

— Vous l’avez dit, Bahr ! répondit Maurice.

— Docteur Le Noir, fit Jean, je tiens à vous dire que M. Leroy est mon ami le plus intime et que je n’ai pas de secrets pour lui.

— Alors, causons en bons amis, qui n’ont rien à se cacher, dit gaiement le médecin. Dites-moi, y a-t-il longtemps que M. Dupas est remarié ?

— Un peu plus d’un mois, répondit Jean.

— Singuliers types que ces dames ; Mme Dupas et Mlle Vallier, je veux dire.

— Je la déteste cette femme ! s’écria Jean. Sa fille Louise, elle aussi, je la déteste !

— Des deux, je préfère la mère à la fille cependant, dit gravement le médecin, Mme Dupas est une névrosée, c’est évident ; mais Mlle Vallier… Mes amis, cette jeune fille, Mlle Louise Vallier, est-elle considérée comme étant tout à fait normale ?

— Normale ? demandèrent Jean et Maurice. Vous voulez dire ?…

— Je veux dire qu’elle n’est pas normale cette jeune fille… Je considère qu’elle pourrait être classée parmi les détraquées… Il est vrai que je n’ai fait que l’entrevoir ; mais, à nous médecins, ça suffit.

— Marielle la craint… murmura Jean.

— Oh ! Mlle Vallier n’est pas dangereuse : elle est seulement « pas toute là » comme on dit souvent, assura le médecin. Puis, changeant de ton, il ajouta : Mlle Dupas s’est fait bien mal au visage en tombant, Bahr…

— Pauvre Marielle ! s’exclama Jean. Elle aurait pu se dévisager !

— Oh ! pas de danger !… J’ai examiné attentivement le visage de Mlle Dupas, Bahr, et j’affirme qu’elle ne s’est pas frappée sur sa couchette… mais qu’elle… a… été frappée ; voilà !

— Comment ! cria Jean, se levant, d’un bond. Frappée ! Vous affirmez Docteur Le Noir, que Marielle a été frappée !… Vous vous trompez, sans doute. Qui oserait toucher à cet ange ?

— Frappée ! Mlle Marielle ! Non ! Non ! C’est impossible ! dit Maurice.

— J’ai parfaitement vu la marque de cinq doigts sur le visage de Mlle Dupas, Messieurs ! affirma, de nouveau, le médecin.

— C’est cette femme ! dit Jean d’une voix tremblante.

Le Docteur Le Noir secoua la tête négativement.

— Pardon, Bahr, dit-il ; mais, une femme ne pourrait frapper un coup tel que celui que Mlle Dupas a réçu. C’est une main plus forte qui a frappé ce coup ; une main d’homme !

— Son père ! M. Dupas ! s’écrièrent, en même temps, Jean et Maurice. Impossible, Docteur Le Noir ! Impossible !

— Quand j’ai demandé ce que Mlle Dupas avait au visage, dit le médecin, M. Dupas a pâli, puis il a échangé un regard avec la vieille Nounou. Cette servante, d’ailleurs… j’ai remarqué que sa physionomie portait le cachet du désespoir. Par la manière dont elle se tient au chevet de Mlle Dupas (qu’elle adore, c’est évident) semblant défier toute approche, il est facile de deviner qu’il s’est passé quelque chose de dramatique dans cette maison… Ce sont les détails qui parlent, voyez-vous, Messieurs… et j’ai compris…

— Vous êtes un observateur, Docteur Le Noir, dit Maurice, souriant. Vous feriez un bon détective.

— Marielle frappée par son père ! ne cessait de répéter Jean.

— Croyez-moi, Bahr, reprit le médecin, il s’est passé quelque drame au « Manoir-Roux », et cette pauvre enfant… Pardon, si je désigne votre fiancée du nom d’enfant ; mais, couchée dans son lit, ses longs et abondants cheveux blonds répandus sur son oreiller, elle ressemblait à une enfant plutôt qu’à une jeune fille… Quel âge a Mlle Dupas ?

— Elle vient d’atteindre ses dix-sept ans… Oui, Marielle est une enfant, par le cœur et par l’innocence… Marielle est un ange, Docteur Le Noir. Ici, sur le Rocher aux Oiseaux, plusieurs ; entr’autres les Brassard et M. Jambeau, la nomment « l’Ange du Rocher » Marielle !

— Permettez-moi de vous donner un conseil, Bahr, dit le médecin : aussitôt que Mlle Dupas sera guérie (mais, je vous en avertis, sa maladie pourrait bien être longue) épousez-là !

— C’est mon intention, Docteur, et si M. Dupas y consent…

— Il y consentira, soyez-en assuré, M. Dupas est rongé de remords, à l’heure qu’il est ; il donnerait sa vie pour n’avoir pas frappé sa fille.

— Mon Dieu ! murmura Jean.

Mlle Dupas… épousez-là, et amenez-là ici, au « Gîte ». Ne la laissez pas au « Manoir-Roux », à la merci de son père, qui peut être si brutal quand il est en colère, et aussi, à la merci de ces deux femmes, dont l’une d’elle, Mlle Vallier, n’est pas tout à fait responsable de ses actes… Vous le voyez, mes amis supplémenta le médecin, s’adressant à Jean et à Maurice, je ne vous ménage pas ma façon de penser. J’émets, sans crainte de me tromper, mon opinion sur les habitants du « Manoir-Roux ». Vous excuserez mon franc parler, Bahr ; mais c’est dans votre intérêt que je me prononce, et aussi dans l’intérêt de votre douce fiancée, qui m’a certainement l’air de mériter le nom d’« Ange du Rocher » sous lequel on la désigne.