Le sorcier de l’île d’Anticosti/Le sorcier de l’île d’Anticosti/Chapitre III

III

Louis-Olivier Gamache naquit à l’Islet, vers 1784, d’une famille originaire de Saint-Illier-la-Ville, dans le diocèse de Chartres. Ses ancêtres s’établirent, il y a près de deux cents ans, dans la côte de Beaupré, d’où ils passèrent sur la rive méridionale du Saint-Laurent. C’est d’un membre de cette famille que le fief de Gamache a reçu son nom.

D’un caractère ardent et aventureux, le jeune Olivier quitta ses parents à l’âge de onze ans, pour s’engager comme mousse à bord d’une frégate anglaise ; son éducation se fit dans les haubans et sous la direction de la garcette. Aussi, quand il revint au pays, après avoir servi pendant de longues années dans la marine royale, il rapporta toute l’intrépidité et en même temps toute la rudesse d’un vieux matelot anglais. N’ayant point réussi dans le négoce qu’il entreprit d’abord à Rimouski, il alla se fixer dans l’île d’Anticosti, au fond de la baie qui porte aujourd’hui son nom ; il acheta cet établissement d’un sieur Hamel, qui y avait résidé assez longtemps.

Cette situation était conforme aux goûts de Gamache, car il aimait l’indépendance ; il pouvait, en ce lieu, se livrer à ses occupations favorites, la pêche, la chasse, la navigation. Seul avec sa femme, ses enfants et un ou deux serviteurs, il passait six mois d’un long hiver sans avoir de rapports avec le reste du monde. Ses plus proches voisins, placés à dix lieues de lui, vivaient dans un semblable isolement.

En été sa baie était visitée par des navires cherchant un havre, et quelquefois par des coureurs d’aventures. Par suite de l’éloignement de tout secours, sa maison était exposée à des attaques de la part de ces derniers ; il songea donc à la mettre à l’abri d’un coup de main, en multipliant les moyens de défense et en attachant à son nom le prestige d’une terreur superstitieuse.

Une veine de plaisanterie se cachait souvent au fond des mesures qu’employait Gamache pour se faire craindre. Arrivant un jour à Rimouski après un jeûne forcé, il s’arrête à une auberge et demande qu’on prépare à souper pour deux personnes, dans une chambre séparée. Le souper est servi ; selon ses ordres, deux couverts sont placés sur la table.

— Mais, qui attendez-vous pour souper ? demanda l’hôtelière.

— Est-ce que cela vous regarde ? vous serez payée comme il faut ; c’est assez. Retirez-vous, et ne rentrez point sans que je vous appelle.

Le prétendu sorcier ferme soigneusement la porte. Après s’être acquitté noblement de la tâche de bon mangeur, il appelle l’hôtesse, qui faillit perdre connaissance en entrant dans la chambre. La porte est bien restée jusque-là fermée ; et cependant voilà deux chaises auprès de la table, les deux couverts sont servis, et, qui plus est, un seul homme n’aurait jamais eu le courage de manger tout ce qui avait été mis sur la nappe.

Le lendemain matin, tout le canton était informé que Gamache avait passé la veillée avec le diable. On les avait entendus parler tout bas, et bien des circonstances mystérieuses avaient été remarquées ; mais on n’osait pas les répéter. Gamache riait sous cape et se disait tout bas :

Eh bien ! mes b…s, puisque vous êtes si bêtes, on va mettre une double charge à la peur.

— Madame, ce soir, je veux encore un souper pour deux, entendez-vous ? je ne dînerai pas ici, mais j’y souperai.

À six heures, le souper était servi. En entrant dans la maison, Gamache aperçoit un groupe d’hommes et de femmes qui s’éloignent de lui à son passage.

— Est-il venu un monsieur habillé tout en noir ? demanda-t-il à l’hôtesse.

— Pas vu, répond celle-ci en tremblant.

— N’importe, je vais attendre ; tenez ma porte fermée.

Depuis quelques minutes les curieux chuchotaient dans la cuisine, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit, sans que personne se montrât. Gamache, au moyen d’un bâton armé d’une longue ficelle, avait fait l’opération, tout en restant à l’autre extrémité de la salle à manger. Pâles de frayeur, hommes, femmes, enfants s’enfuient par les portes et par les fenêtres ; Gamache est resté maître du champ de bataille ; il se présente devant l’hôtesse, toute tremblante, après la fuite précipitée des compères et des commères.

— Eh bien ! madame, vous n’avez pas encore vu venir le monsieur en noir ?

— Non, personne ne l’a vu.

— N’importe, il paiera toujours son écot, et je souperai pour lui et pour moi.

Après ce fait, passé devant beaucoup de témoins, personne dans la paroisse de Rimouski n’aurait osé soutenir que le sorcier d’Anticosti n’avait pas des rapports intimes avec sa majesté satanique.

De temps à autre, Gamache visitait les Montagnais de la côte du Nord, pour traiter avec eux, quoique des voyageurs ne fussent pas sans danger pour lui. Voici pourquoi : la compagnie des postes du Roi prétendait avoir le privilège exclusif de faire le commerce des pelleteries au nord du Saint-Laurent, et menait assez durement les caboteurs qui s’aventuraient sur ses prétendus domaines. Élevé à l’école des Anglais, Gamache s’était déclaré l’ennemi des monopoles ; dans les courses qu’il entreprenait avec sa goélette, légère et fine voilière, il usait, à l’exemple de ses modèles, du droit de trafiquer avec le monde entier. Comme il aimait à faire les choses franchement, il allait étaler ses marchandises à la barbe des employés de la compagnie, dont il méprisait les menaces, quand leurs forces n’étaient pas doubles des siennes. Il était d’ailleurs assuré de trouver, dans l’occasion, des défenseurs parmi les sauvages, qui favorisaient souvent les traiteurs.

Un jour que sa goélette était mouillée dans le port de Mingan, au milieu d’un cercle de canots montagnais, et que le trafic allait rondement, une voile apparaît au loin et semble se rapprocher assez vite. L’œil exercé du vieux loup de mer a reconnu un bâtiment armé, dont il a déjà plusieurs fois éludé la poursuite. « À demain, de bonne heure, mes amis, crie-t-il aux sauvages : ne vous éloignez pas trop ; nous reprendrons les affaires, quand j’aurai donné l’air d’aller à ces messieurs. »

L’ancre est levée, et pendant que l’ennemi court une bordée pour venir tomber sur sa proie, la flotte de canots a disparu, et la goélette glisse rapidement hors du port, toutes les voiles déployées. Le croiseur se met à sa poursuite, espérant bientôt la rejoindre ; mais il avait compté sans Gamache, habile pilote, qui réussit à conserver l’avance prise au départ. Cependant la nuit se fait, et bientôt les deux bâtiments ne sont plus que deux ombres perdues sur la surface des eaux.

— Voilà le bon temps, observe Gamache, en s’adressant à son compagnon ; attise le feu dans la cambuse pour que ces gredins-là voient la flamme tout à clair.

— Bien.

— À présent, il faut les faire courir après ce feu-follet.

Il lie ensemble quelques bouts de planches pour en former un radeau ; les tisons enflammés de la cambuse sont enfoncés dans un baril de goudron, qu’il cloue solidement au radeau, et le phare flottant est descendu avec précaution à la mer.

— Bon ! là, mon garçon ; largue l’amarre qui tient le radeau. Pendant qu’ils vont s’amuser à le rejoindre, nous allons courir quelques bordées pour aller reprendre notre place dans le port de Mingan. Ils ne sont pas assez futés pour venir nous chercher là.

Grande fut la découverte des officiers du croiseur, quand, après une chasse prolongée, ils arrivèrent à un petit feu qui semblait se nourrir des eaux de la mer. La poursuite fut continuée au hasard vers le sud, avec le seul résultat de persuader aux matelots que Gamache s’était échappé sous la forme d’un feu-follet. Grande fut aussi la surprise des commis de Mingan, lorsque, le matin du jour suivant, ils aperçurent la goélette chassée la veille, tranquillement mouillée à la place qu’elle avait occupée, quelques heures auparavant, et environnée d’un triple rang de canots montagnais.

Quoique Gamache se confiât à la générosité de la tribu montagnaise en général, il y avait cependant des circonstances où il se mettait en garde contre les individus.

Un jour, il était seul, tout à fait seul, dans son établissement, quand un canot sauvage, jusque-là caché par les rochers, aborda à la grève voisine. Un énorme Montagnais en débarque, et, armé jusqu’aux dents, s’avance d’un pas ferme vers la maison. Comme il était déjà sous l’influence de l’eau-de-vie, il était à craindre qu’il ne voulût user de sa force pour remplir la bouteille vide qu’il portait. Gamache n’était plus d’âge à lutter corps à corps contre un si vigoureux gaillard. Son parti est de suite pris ; il ne faut pas que l’ennemi entre en maître dans sa forteresse. Il se poste sur le seuil de la porte, une carabine au bras et deux ou trois fusils à ses côtés.

— Arrête ! Je te défends d’avancer !

Il lance ces mots avec sa plus grosse voix, sans troubler aucunement l’étranger qui continue sa marche.

— Si tu fais un pas de plus, je te tue !

Le pas est fait ; mais avant que le sauvage ait pu en faire un second, il tombe frappé d’une balle à la cuisse, Gamache est déjà à ses côtés ; après avoir désarmé le blessé, il le charge sur ses épaules, le porte à sa maison, lave et bande sa plaie, puis l’étend sur une paillasse. Les serviteurs furent tout surpris, en entrant au logis, d’y trouver un malade servi avec le plus grand soin par leur bourgeois.

Quand la blessure du Montagnais fut guérie, son hôte l’avertit qu’il était temps de partir, et le conduisit à la grève.

— Tiens, lui dit-il, voilà ton canot et des provisions que je te donne ; mais écoute bien, sac à rum que tu es ; si tu entends jamais dire que Gamache est seul à la maison, ne te montre pas ici ; car cette fois-là, je te mettrai une balle dans la tête, aussi sûr que j’en ai mis une dans ta cuisse d’ours.

La leçon eut son effet, et sur le blessé et sur les rôdeurs de sa tribu.

La rude réception faite au sauvage montagnais était un cas exceptionnel ; car Gamache accueillait ordinairement les étrangers avec hospitalité quand il ne se défiait point de leurs intentions.

— Quelquefois, cependant, disait-il, il m’est arrivé de f…r une bonne peur à ceux qui paraissaient me craindre.