Le sorcier de l’île d’Anticosti/Au pays de la Louisiane/Chapitre VI

VI

LA CAPTURE

Le jeune homme prit sa tête à deux mains, cherchant à se remettre de sa stupeur. Paula, elle, secouée par un tremblement dont elle n’était pas maîtresse, se redisait :

— Ce n’était pas un rêve !

Le pauvre Daniel s’injuriait :

— Paresseux ! pourquoi as-tu dormi plutôt que de veiller ! C’est comme cela que tu as soin de ces enfants !

— Allons ! dit Robert, il est évident qu’un ennemi nous poursuit. Il aurait pu nous tuer comme ces pauvres hôtes ; s’il ne l’a pas fait, c’est qu’il n’a pas eu le temps, ou qu’il a intérêt à ménager notre vie. En tout cas, je suis armé, se dit-il en lui-même, et ils devront l’acheter chèrement.

— Ah ! dit plaintivement Lucy, si nous avions seulement Cœur-Vaillant pour t’aider !

Dans le danger, elle se rappelait l’ami dont leur avait parlé leur père.

S’étant un peu écartés des chevaux morts, les jeunes gens et Daniel tinrent conseil. Il fut convenu qu’on chercherait à rejoindre le cours du Mississipi, où peut-être on trouverait une barque pour remonter le fleuve ; car il était impossible à deux jeunes filles délicatement élevées de faire la route à pied, même en montant alternativement sur la Grise, comme on l’avait décidé.

Au point du jour on se mit donc en route pour suivre le cours de la rivière. On avançait lentement. Robert ouvrait la marche soutenant celle de ses sœurs qui allait à pied ; l’autre était sous la garde de Daniel, qui conduisait la Grise.

Robert se rassurait un peu, se disant que si l’on avait voulu leur mort, on n’aurait pas attendu si longtemps. Hélas ! il ne comprit que trop tôt pourquoi l’ennemi avait attendu.

Sûr maintenant qu’ils ne s’échapperaient pas, le voleur du cheval était allé retrouver quelques hommes de sa tribu qui campaient dans le voisinage, et à peine les premières ombres du soir tombaient-elles, que leur cri de guerre retentit, cri horrible qui porta l’effroi dans le cœur des jeunes filles et du pauvre Daniel.

Robert, tirant ses pistolets, s’apprêtait à défendre ses sœurs, se demandant avec angoisse ce qu’elles deviendraient, s’il mourait avant elles, lorsqu’une vingtaine de Peaux-Rouges, bizarrement tatoués et portant à leur ceinture des chevelures enlevées à des faces pâles, semblèrent surgir du sol même, car ils s’étaient cachés derrière de grosses roches et bondirent sur Robert et Daniel, qui furent immédiatement mis hors d’état de pouvoir faire aucun mouvement.

Quant aux jeunes filles, on se contenta de leur lier les pieds et les mains et elles furent jetées en travers sur le dos de la Grise. Quatre hommes prirent les deux prisonniers, et toute la troupe disparut. Nul n’aurait pu dire ce qui s’était passé dans ce coin retiré, où seules les herbes froissées parlaient de lutte et d’embuscade.

Cependant un homme de haute stature sortit lui aussi des roches et parut contempler avec attention le lieu de la rencontre. À sa peau bistrée, ainsi qu’à quelques détails de son costume, on l’eût facilement pris pour un Indien.

Une froide décision se lisait dans ses traits énergiques.

Suivant l’habitude de ceux qui vivent seuls, il se mit à monologuer :

— Où ce gueux de Jaguar les emmène-t-il ? Dire que je les suis depuis hier et que tout à l’heure je l’avais au bout de mon fusil ! Oui, mais je risquais de tuer la jeune fille blonde qui a prononcé mon nom… Qui est-elle ?… Je le saurai.

Et il entra dans le taillis comme un homme à qui toutes les routes de l’immense forêt auraient été familières.