Le sorcier de l’île d’Anticosti/Au pays de la Louisiane/Chapitre IX

IX

UNE DÉLIVRANCE

Arrivés à peu près à mi-chemin :

— J’ai une furieuse envie, dit Cœur-Vaillant, de régler mon ancien compte avec le Jaguar ; en êtes-vous, lieutenant ?

L’idée sourit à Robert ; mais il objecta qu’il ne pouvait s’attarder.

— Oh ! c’est l’affaire de quelques heures. Son repaire est tout près d’ici dans les grottes de l’Arkansas : on dit même qu’il y fait garder par sa femme une squaw indienne, la fille d’un riche planteur dont il veut obtenir rançon. Ce dernier, fou de désespoir, m’a demandé mon aide ; c’est pourquoi je suivais ce brigand, et c’est ce qui m’a permis de vous rencontrer.

Ces explications décidèrent le jeune homme. Quelques heures après, le canot abordait près d’un rapide, et l’ayant solidement amarrée, le chasseur chargea sur son épaule un paquet qu’il y avait déposé au départ.

— C’est ma défroque de sorcier, dit-il. Maintenant plus un mot !

Il revêtit en silence la peau de l’ours et l’ajusta si bien, que Robert en fut tout émerveillé.

— Oui, oui, ces Indiens sont adroits pour travailler la fourrure, dit son compagnon d’une voix si changée qu’elle en était méconnaissable ; c’est qu’elle passait à travers le mufle de l’animal qui, encore armé de toutes ses dents, semblait menacer.

Puis, prenant la main du jeune homme, il le guida à travers les méandres des rochers jusqu’à une ouverture tellement bien dissimulée qu’il fallait être le chasseur pour la trouver.

— Chut ! fit celui-ci. Je ne sais si le Jaguar est là ; il ne connaît pas ce chemin, et je compte sur l’épouvante que nous lui causerons.

Robert et son guide suivirent une fissure dans les rochers et durent, à un certain endroit, se coucher à plat ventre. Tout à coup ils aperçurent une lueur qui les fit comprendre qu’ils approchaient. Redoublant de prudence, ils arrivèrent enfin dans une excavation assez richement ornée : c’était là que le Jaguar réunissait le profit de ses vols, afin de le mettre à l’abri de la cupidité de ses compagnons. À l’aspect de l’ours, une indienne se mit à pousser des cris affreux, et une jeune fille qui lisait dans un coin, s’évanouit de peur.

À ces cris un sauvage accourut. C’était le Jaguar. D’abord terrifié, il voulut ensuite se défendre ; mais l’ours l’enserra dans ses énormes pattes avec une telle force, que Robert put facilement, en le ligotant, le mettre hors d’état de nuire. Quand il fut en tout semblable à un paquet on le déposa sur le sol.

— Maintenant, dit Cœur-Vaillant sans chercher à contrefaire sa voix, attachez aussi la squaw, afin qu’elle ne délivre pas son mari, puis prenons cette jeune fille et partons. Cette fois nous pouvons passer par la porte.

Le Jaguar écumait de rage impuissante. Sans plus s’en occuper, Cœur-Vaillant se débarrassa de sa peau d’emprunt et peu de temps après la jeune fille reprenait ses sens au fond du canot.

L’histoire dit qu’elle devint peu de temps après Mme Robert de Morville.


La paresse est une rouille qui détruit toutes les vertus.

Dupont de Nemours.