Le sorcier de l’île d’Anticosti/Au pays de la Louisiane/Chapitre II

II

SÉPARATION

Le temps passa.

Robert suivit brillamment la même carrière que son père ; les fillettes devinrent de belles jeunes filles.

Un grand malheur les frappa alors : elles perdirent leur mère.

Cette dure épreuve les affecta douloureusement. Elles n’eurent pas le temps de se consoler, car bientôt il leur fallut envisager la possibilité d’un éloignement des lieux chéris où s’était écoulée leur enfance.

Elles ne pouvaient rester seules dans le vaste domaine familial pendant les fréquentes absences de leur père et de leur frère ; il fut donc décidé, malgré leurs larmes, qu’elles quitteraient la Nouvelle-Orléans pour aller à Saint-Louis, chez une sœur de leur mère qu’elles aimaient beaucoup.

Mais le voyage offrait plus d’une difficulté. Les routes, dans ce pays neuf, n’existaient pas. En outre, les tribus d’Indiens nomades étaient à redouter.

Des partis de chasseurs sauvages sillonnaient souvent les forêts. Avec cela que les féroces Peaux-Rouges ne manquaient alors jamais une occasion de se venger des visages pâles qui les avaient dépossédés, tuant et scalpant les voyageurs sans défense.

Le commandant de Morville pensa donner à ses filles une escorte composée de quelques-uns de ses braves marins ; mais son fils l’en dissuada.

— Laissez-moi, mon père, le soin de protéger seul mes sœurs. Une petite troupe passe impunément là où une plus nombreuse attire l’attention. Je connais parfaitement la route que nous devons suivre, et j’ai le ferme espoir que nous arriverons à bon port.

— Oh ! oui, père, s’écria Paula ; laissez-nous partir avec Robert. Je n’ai aucune crainte.

— Et toi, ma Lucy ? demanda le commandant, en serrant dans ses bras son autre fille.

— Oh ! moi, père, dit-elle en sanglotant, je voudrais ne pas vous quitter.

— Sois raisonnable, mon enfant. Je puis partir d’un jour à l’autre, peut-être dès demain. C’est même ce qui m’empêche de vous accompagner. Le congé de ton frère expire dans quinze jours ; je ne puis vous laisser seules ici. Votre tante vous aime, et, du reste, notre séparation sera de peu de durée. Je vous promets de quitter le service aussitôt que je le pourrai et de venir vous reprendre alors. Je n’ai qu’un regret : c’est de ne pas pouvoir vous donner pour guide un ami d’enfance à moi, Jacques Carol, le fils du garde-chasse de mon père. Nous avons été élevés ensemble, il m’a suivi dans toutes mes campagnes, et ne m’a quitté que depuis mon mariage avec votre mère. Ayant pris part alors à plusieurs grandes chasses dans la prairie, il fut séduit par cette vie libre du désert et devint chasseur. Il paraît qu’il a acquis une grande réputation parmi les Sauvages, qui admirent son adresse et l’ont même surnommé le Cœur-Vaillant.

— Est-il mort, mon père ? demanda Robert.

— Non, mon enfant. J’ai de ses nouvelles à de rares intervalles. Plusieurs fois je lui ai fait dire de venir ; mais il prétend, parait-il, qu’il ne peut plus vivre dans l’air des villes. Ah ! si je savais où le trouver !…

La soirée se passa en projets d’avenir.

M. de Morville et son fils s’efforçaient de ramener un peu de calme dans l’esprit de Lucy ; Paula les y aidait, cachant courageusement son propre chagrin.

Comme ils allaient se séparer pour la nuit, l’ordre d’appareiller le lendemain au point du jour arriva pour leur père et renouvela les pleurs.

On ne dormit guère cette nuit-là dans la maison en deuil : les pauvres jeunes filles allaient se trouver deux fois orphelines.

Elles le comprirent surtout en voyant le vaisseau quitter majestueusement le port pour gagner la pleine mer : d’un même mouvement elles s’agenouillèrent pour implorer l’Étoile de la Mer et lui demander de protéger leur père.