Le siège de Paris/Novembre 1870

Michel Lévy Frères (p. 236-315).

1er novembre.


J’écrivais dans ma chambre, ma porte ouverte sur la chambre d’Adam. Tout à coup quelqu’un entre chez lui avec fracas et le réveille : c’est M. Ernest Picard en personne.

— Eh bien, Adam, dit-il, avez-vous ordonné l’arrestation de MM. Pyat, Blanqui, Delescluze, Flourens, Millière, et des autres meneurs de l’invasion de cette nuit ? C’est fait, n’est-ce pas ?

Adam dormait sur une solution pacifique, il se réveille sur une reprise d’hostilités.

— Ah ça ! monsieur Picard, vous ou moi, nous rêvons, répond-il. Ignorez-vous qu’une transaction a eu lieu ?… Sans parler des engagements pris à l’intérieur de l’Hôtel de ville, auxquels je n’assistais pas, M. Ferry, un membre du gouvernement, a ratifié devant moi toutes les promesses faites. Il a été formellement entendu qu’aucune poursuite ne serait exercée. C’est à cette condition expresse que les envahisseurs ont consenti à rendre leurs prisonniers et à se retirer sans combattre. Il y a eu contrat, j’en ai été le témoin, le notaire, l’exécuteur. Si l’on déclarait que je suis moi-même un des contractants, je ne protesterais pas, car j’ai pris part aux poignées de mains échangées en guise de signatures… Et maintenant vous voulez que j’endosse, comme préfet de police, la violation des paroles données ! Je ne le ferai pas.

M. Picard répond à son tour que les engagements de tel ou tel n’engagent pas le gouvernement que celui-ci n’a pas délibéré et ne s’est pas engagé lui-même.

— C’est une manière de voir, dit Adam. Je veux admettre que, cette nuit, vous et le général Trochu, qui étiez libres, composiez seuls le gouvernement. MM. Jules Simon, Jules Favre, Garnier-Pagès, Emmanuel Arago et Pelletan ne comptent pas ; M. Jules Ferry, qui était libre autant que vous, ne compte pas non plus ! Voyons cependant ! Avez-vous dormi cette nuit ? Non, je suppose. Alors, vous avez su ce qui se passait. Je suis certain que le général Trochu conviendra qu’il le savait aussi… Et vous ne m’avez rien fait dire ! Pendant cinq heures, je n’ai pas entendu parler de vous ! Un aide de camp du général Trochu, le commandant Bibesco, est venu à l’Hôtel de ville, et il a courageusement joint ses efforts aux miens. Vous pouviez me faire savoir que vous, monsieur Picard, vous désapprouviez l’arrangement conclu, et m’envoyer l’ordre d’arrêter les gens que j’avais sous la main. Le préfet de police vous eût obéi ou non. Mais vous avez hésité, vous n’avez pas agi, et c’est quand tout est terminé, ce matin, que vous venez me demander de faire des arrestations ! Il est trop tard. Je vous le répète, je n’arrêterai personne.

M. Picard se lève, en invitant le préfet à se rendre, le plus tôt possible, au conseil convoqué pour huit heures du matin au ministère des affaires étrangères.

Adam eût préféré dormir, mais il part bientôt pour le rendez-vous donné.

A son arrivée, M. Picard occupait la tribune, — non, le tapis, — et il développait tout un programme de mesures à prendre contre la liberté de la presse, la liberté de réunion, etc., etc.

Vient la question des arrestations.

Adam résume les observations qu’il a déjà opposées à M. Picard, et il ajoute :

— Mon cher monsieur Picard, je vous vois lancé sur une pente où je ne vous suivrai pas. Vous me semblez trop triomphant. Je me laisserais peut-être aller à faire de la réaction avec Jules Favre, Emmanuel Arago, Garnier-Pagès, dont les opinions républicaines me sont connues ; mais avec vous, qui ce matin régnez ici, je ne commettrai pas cette faute. Je suis trop bien averti. J’ai fait de la réaction en 1848, et je me souviens que notre conduite à cette époque n’a pas sauvé la République. Depuis vingt ans, je me promets de ne pas recommencer et je ne recommencerai pas ! Donc, si vous voulez ouvrir la campagne par un manquement à des paroles données, je ne suis pas votre homme. Chargez de vos arrestations un autre préfet de police que moi.

L’importance attribuée par Adam à M. Picard soulève des protestations dans le conseil. D’ailleurs, on semble ne pas vouloir en ce moment discuter plus longtemps la question des arrestations. La présence de quelques-uns des membres du gouvernement qui ont pris part à la transaction de la nuit, cause un visible embarras. La démission d’Adam n’est pas acceptée, et la discussion est renvoyée au conseil du soir. En attendant, de part et d’autre, on réfléchira.

Le gouvernement était pressé de s’occuper des élections promises pour aujourd’hui. Il veut remplacer l’affiche signée des maires de Paris, par une affiche nouvelle.

Les élections municipales deviennent des élections de maires, et la réélection des membres du gouvernement a lieu sous la forme d’un plébiscite. On ne votera pas aujourd’hui, on votera demain et après-demain.

Dorian, qui est resté toute la matinée à l’Hôtel de ville pour que les élections ne subissent aucun retard, proteste avec énergie. Sa parole est engagée. Ses collègues lui objectent les difficultés matérielles, et ils s’efforcent de le calmer. Enfin l’affiche est rédigée en termes si peu clairs, que ceux qui sont disposés à voter oui voteront non, et que, ce soir, il a fallu expliquer aux Parisiens qu’on attend d’eux un oui et pas un non.

Vers la fin de la séance, Dorian s’adresse à Adam et lui dit :

— Vous retirerez votre démission, n’est-il pas vrai ? En la maintenant, vous me feriez une situation impossible.

— Ne raisonnez point par comparaison, mon cher ami, lui réplique Adam, ce qui conduit toujours à raisonner faux. Comme préfet de po lice, je serais obligé de signer les arrestations demandées, et, en conscience, je ne le peux pas. D’ailleurs, rien n’est plus facile que de me remplacer, tandis que vous, vous êtes essentiel à la défense de Paris. Les Parisiens ont mis leur confiance dans votre activité, dans votre patriotisme. Qui sait si, en vous retirant, vous ne briseriez pas leur dernier espoir ?

Un membre du gouvernement s’était approché d’eux :

— C’est votre popularité qui nous a sauvé la vie hier, dit-il à Dorian. Si vous nous abandonniez, je ne me fais aucune illusion sur le sort qui nous attend. Au premier échec, nouvelle émeute, dont pas un de nous ne sortirait sain et sauf !

Dorian part sous le coup d’une vive émotion.

Je déjeunais au ministère des travaux publics ; j’y allai de bonne heure. Mme Dorian n’avait pas revu son mari depuis la veille elle le savait occupé aux préparatifs des élections qui devaient avoir lieu aujourd’hui ; mais il est midi ; ne serait-on plus d’accord ? Je lui raconte la démarche faite à la Préfecture de police par M. Picard, et son inquiétude augmente.

Au moment de nous mettre à table, Dorian arrive. Il sort du conseil, c’est tout ce qu’il nous dit. Pendant le déjeuner, il reste muet et grave.

Au salon, c’est moi qui romps le silence :

— Et les arrestations, les fait-on ?

— Ils paraissent décidés à les faire.

— Et Adam ?

— Il paraît décidé à s’en aller.

— Et les autres engagements pris cette nuit, dit Mme Dorian, les traite-t-on de la même manière ?

— A peu près ; ils ont réinventé le plébiscite.

— Et toi, t’en vas-tu ?

— Je reste.

Alors j’assiste à une scène émouvante. Mme Dorian est debout, les mains dans les mains de son mari, adossé à la cheminée. Les enfants sont tous aux genoux de celui qu’ils appellent « le patron ». Charles son fils, Aline Ménard sa fille, si ardemment patriote, Ménard, le supplient à mains jointes de donner sa démission, de ne pas subir l’outrage qu’on lui fait, de ne pas laisser amoindrir l’héritage d’honneur qu’il leur amasse depuis vingt ans avec tant de soins et de persévérance.

Dorian a des larmes plein les yeux, mais il répond sans hésiter :

— Quand j’ai quitté ma maison, mes usines, pour venir à Paris, j’étais prêt à tous les sacrifices. Quand j’ai accepté de faire partie du gouvernement de la défense, j’ai voué au service de la République ma fortune, ma vie, et la vôtre, Ménard, et la tienne, Charles. Vous me dites que je dois réserver mon honneur. Je ne crois pas qu’il soit en cause, c’est plutôt l’honneur des autres qui est en péril. Je me sens, il est vrai, atteint dans ma dignité. Eh bien, j’irai jusqu’à ce sacrifice-là. Je me suis taillé mon devoir dans la tâche nationale que nous accomplissons tous : je fonds des canons ! Si je cessais, il ne serait bientôt plus fondu ni un boulet, ni un canon, j’en suis certain. Je montrerai à messieurs de la guerre ce que valent mes canons du commerce !

Mme Dorian et ses enfants insistaient. Dorian tire sa montre et dit :

— Je suis attendu au fort de Montrouge ; j’ai promis d’assister aujourd’hui à l’essai de plusieurs pièces de sept.

En sortant du ministère, je vais à mes ambulances, et je ne rentre à la Préfecture de police que pour dîner. Je trouve au salon Garnier-Pagès, qui cherche Adam, et paraît ennuyé de me voir.

— Qu’avez-vous contre moi ? pourquoi m’évitez-vous ? lui demandai-je.

— Je fuis les femmes aujourd’hui, me répond-il en riant, elles sont toutes piquées de la tarentule de la démission. Je viens de voir Mme Dorian : brr !… Comme vous êtes encore plus insurgée qu’elle…

— Vous entrevoyez une lutte, lui dis-je, et vous vous repliez en arrière. Ceci n’est pas digne de vous. Eh bien, vous allez m’entendre ! Au nom de votre jardin de Cannes, au nom de vos dryades pacifiques, n’arrachez pas à mon cher Adam le rameau d’olivier qu’il a tenu à la main pendant la nuit du 31 octobre.

Garnier-Pagès, plus sensible à la politique qu’à ma poésie, secoue la tête et s’en va.

Ce soir, conseil chez le général Trochu. On doit y résoudre la question des arrestations. Adam a été obligé de s’y rendre.

Lorsqu’il est entré, M. Ferry tenait un journal du soir et lisait ou résumait une lettre publiée par lui sur les événements de la veille.

La convention à laquelle il a souscrit n’était pas une convention dans le sens étendu de ce mot : c’était un armistice. M. Ferry n’a donné son consentement qu’à une trêve de quelques heures ; cette trêve a été respectée tant qu’elle a duré ; mais les rebelles qu’il a eus sous la main, cette nuit, qu’il a lâchés, le gouvernement est libre aujourd’hui de les faire arrêter…

— C’est de la casuistique ! dit Adam.

— Nommez donc, Adam, ceux qui ont pris les engagements dont vous avez parlé ! s’écrie M. Ferry.

— Mais, parbleu ! vous-même en avez pris, monsieur Ferry, devant moi !

À ce moment, éclate une tempête dont je ne sais probablement pas tous les détails. Adam a été insulté, M. Ferry provoqué. M. Jules Favre s’efforce de calmer Adam. Les collègues de M. Ferry lui donnent tort, et il va de bonne grâce tendre la main à Adam. Il n’y aura pas de duel.

La discussion s’engage :

— Vous regrettez, dit Adam, que MM. Blanqui, Félix Pyat, Millière, n’aient pas été arrêtés hier. Soit, c’est une occasion perdue ; n’essayez pas de la rattraper. Quoi que vous fassiez, vous serez accusés d’avoir manqué à vos promesses, et moralement plus affaiblis que matériellement fortifiés. Tenez votre parole. Vous en serez d’autant plus autorisés à sévir, si des faits nouveaux se produisent. Pour les faits passés, je vous le répète, je n’arrêterai personne. Je sais bien qu’on m’accusera de tendresse pour MM. Blanqui et Félix Pyat ; mais le beau mérite d’avoir une parole, s’il n’y avait pas quelque danger à la tenir !

Un membre du gouvernement demande au préfet de police si les engagements consentis ne résultent pas de faits entachés de violence.

— Bon pour le palais ! répond Adam.

M. Trochu n’avait point jusque-là pris part au débat ; il l’interrompt et dit :

— Vous avez déclaré que si des faits nouveaux se produisaient, vous n’hésiteriez pas à agir. Eh bien, Adam, il y a des faits nouveaux. Lisez cette affiche et ce rapport qu’on me remet à l’instant. Contrôlez ces nouvelles, assurez-vous de leur importance, et, si elles sont exactes, il est bien entendu que vous reprenez votre démission.




2 novembre.


Hier au soir, Adam était rentré assez triste d’être encore préfet de police. Toutefois, il s’est remis à la besogne, et il a pu immédiatement s’assurer que les faits nouveaux dénoncés au général Trochu n’avaient aucune gravité.

De bonne heure, tout est expliqué. La veille, un des clubs de Belleville, ayant trouvé la salle de ses réunions fermée, a franchi la clôture d’une église en construction pour y délibérer. Deux planches ont été brisées et quelques menaces proférées. L’affiche, vieille de deux jours, avait précédé les événements du 31 octobre.

Les rapports se succèdent jusqu’à midi, de Belleville, de la Villette, de Montmartre, et tous disent la même chose : pas la moindre apparence d’agitation, rien, rien, rien !

Adam va chez le général Trochu, où il rencontre MM. Picard, Jules Favre et Ferry. Il est reconnu sans conteste qu’il n’existe pas de faits nouveaux.

M. Picard déclare que le gouvernement n’en persiste pas moins dans ses intentions d’arrêter les envahisseurs de l’Hôtel de ville.

Adam dépose sa démission.

Puis, se retournant vers MM. Jules Favre et Picard, il leur dit :

— Je m’en vais, c’est convenu. J’en suis bien heureux, et vous n’en doutez pas. Cependant, permettez-moi une dernière observation. Vous êtes sur le point de commettre une der ces fautes qui s’appellent d’un autre nom. Un procès est impossible. C’est l’avis de MM. Leblond, procureur général, et Henri Didier, procureur de la République, vos amis, deux hommes sages, modérés, et dont la grande expérience judiciaire vous est connue. Vous resterez en route, et n’aurez que les inconvénients de ces arrestations. Nous discutons depuis deux jours, on le sait, et vous pensez bien que MM. Blanqui, Flourens, Millière, se sont mis à l’abri de vos recherches. Vous n’arrêterez que des seconds et des troisièmes rôles. Tout au moins, attendez jusqu’à demain, après le vote qui vous concerne, pour qu’on ne vous accuse pas de manœuvre électorale. Vous serez réélus à une grande majorité, n’affaiblissez pas votre succès.

— Oui, répond M. Picard, et demain, au nom même de ce succès, on nous demandera une amnistie.

— Vous verrez demain.

— Non.

Adam se lève pour sortir. M. Trochu l’arrête et lui exprime le regret qu’il éprouve de sa retraite.

— Votre regret, général, n’est point partagé par M. Picard. Il a déjà désigné mon successeur. Je l’ai aperçu dans la pièce voisine, en entrant. Si vous le faisiez appeler, je l’emmènerais tout de suite à la Préfecture de police.

En effet, Adam est revenu vers deux heures avec M. Cresson, et ils ont préparé ensemble le changement de préfet.

La nouvelle de notre départ s’est répandue vite dans la Préfecture de police.

Le chef du matériel me fait demander un instant d’entretien : il nous regrettera. J’avais compris cet homme incompris. Il aime les choses de goût, anciennes et modernes, et je l’avais touché en disant devant lui, à propos d’un vase que j’admirais :

— Voilà un bien beau Deck !

Ce vase était toute une histoire. Mme Piétri l’avait exilé de salon en salon jusqu’à l’antichambre.

Debout devant moi, accoudé une cheminée, M. X… me rappelle les dangers que le matériel de la Préfecture de police a courus le 31 octobre, deux jours auparavant, et il me dit avec douceur, d’un air d’ennui inimitable :

— Je n’aime pas les temps tourmentés.

Le personnel de la Préfecture de police m’a intéressée. Il est divisé en deux camps bien distincts.

Le camp administratif est tranquille, laborieux ; les employés s’y occupent des halles, des marchés, de la voirie, et ils restent assez indifférents aux agitations publiques. Ils s’efforcent de ne pas être confondus avec les employés de la politique, et, en général, ils sont très-détachés des ambitions de ce monde. C’est une petite ville de province.

La fièvre règne dans l’autre camp. Tous les jours, des émotions nouvelles. L’habitude des émotions en a donné le besoin, et, quand les émotions manquent, on s’en crée. Tous les ren seignements y sont accueillis, bons, mauvais, vrais ou faux, et y sont tous notés avec le même soin. La confusion y fait perdre la clairvoyance. Cet antre mystérieux, où le public croit voir briller les cent yeux d’Argus, se remplit tous les jours de peu de vérités et de beaucoup de ragots. Les adversaires politiques y passent tous pour des malfaiteurs, en particulier les républicains, même aujourd’hui, sous la République ; les rapports le disent depuis, si longtemps !

Avec la connaissance personnelle des hommes et des choses de Paris, l’une des qualités principales d’un préfet de police est le calme ; sans calme, il est exposé à commettre toutes les bévues, à faire toutes les sottises.

Après diner, je reçois la visite de M. Cresson. Il s’incline devant moi d’un air douloureux, et me dit :

— Madame, je crains d’avoir le regret de remplacer M. Adam. Vous devriez obtenir de lui qu’il retire sa démission. Je suis son successeur désigné, mais pas encore nommé.

— Oh ! monsieur, ne comptez pas sur moi.

— Madame, le sort en est donc jeté. Tout à l’heure, ma pauvre vieille mère, assise dans son fauteuil, a versé des larmes en apprenant que j’allais être préfet de police…

Je l’interromps :

— Monsieur, ma joie est si grande de quitter ces lieux, que je comprends votre désolation d’y entrer.

Adam vient prendre son successeur pour le conduire chez M. Trochu, où il doit le présenter à tout le conseil assemblé. Garnier-Pagès m’avait bien recommandé, en son nom et au nom d’Emmanuel Arago, de dire à Adam de ne pas manquer à cette réunion. Pourquoi ?

Mais je suis tranquille. En partant, Adam me donne rendez-vous, pour ce soir, au boulevard Poissonnière. Je lui saute au cou et l’embrasse devant M. Cresson.

Adam me rejoint bientôt. Lorsqu’il est arrivé au gouvernement, Garnier-Pagès parlait. Emmanuel Arago a parlé ensuite. Adam me raconte qu’ils disaient de si bonnes choses, si sensées, contre les arrestations décidées sans eux, que, ma foi ! il a eu peur et s’est sauvé.

— Depuis deux jours, ajoute-t-il, j’occupais trop de place dans les délibérations du gouvernement !





3 novembre.


Je me réveille dans mon colombier. Je ne suis point revenue clopin-clopant de mon voyage à la rue de Jérusalem. Nous nous remettons en notre ménage.

Me voilà donc chez moi, dans un coin haut juché, haut perché, mais libre s’il en fut.

Nos amis nous approuveront-ils d’être rentrés chez nous ? Approuveront-ils mon fier Adam d’avoir préféré la dignité de sa conscience aux dignités d’un emploi ? Oui, cent fois oui ! Peyrat nous comprend déjà. Mais le grand public, avec son jugement superficiel, admettra-t-il qu’un homme politique ait risqué blâme général pour ne pas encourir son propre blâme ?

J’ai vu Louis Blanc, qui m’a dit : « Je suis heureux d’aimer Edmond Adam comme j’en avais le désir. » Voilà une belle et bonne parole !

Louis Blanc m’a raconté un trait adorable de Garnier-Pagès. Dans la nuit du 31 octobre, ce membre de deux gouvernements provisoires, habitué aux émeutes, fut couché en joue par un tirailleur de Flourens. Garnier-Pagès était assis près d’une fenêtre il étouffait dans cette salle bondée de gens. Tandis qu’on le couchait en joue, il s’endormit…

Paris accorde un renouveau de demi-confiance au gouvernement, par peur de MM. Flourens et Blanqui.

On reveut réespérer dans la recapacité de M. Trochu. Allons ! je confesse qu’il n’a pas été féroce, et qu’il aurait pu donner des ordres de massacre et mettre Paris à feu et à sang pour dégager sa responsabilité dans l’avenir. Une pareille occasion se présentant, Bonaparte troisième n’eût pas hésité.

J’ai rapporté mes provisions de la préfecture bien ébréchées. Si, dans la nuit du 31 octobre, Adam n’a pas perdu l’honneur, moi j'ai nourri cette nuit-là vingt-six personnes, et j’ai perdu un magnifique jambon d’York, du poids de quinze livres, espoir des derniers jours du siège, et qu’il a fallu sacrifier !




4 novembre.


Les amis qui sont venus dîner avec nous aujourd’hui aiment cependant mieux dîner à Poissonnière qu’à la Préfecture, chez la police. J’ai servi à mes invités du cheval de contrebande et une gibelotte ; ce qu’était ma gibelotte, je ne le dirai pas !

Nous avons eu dans la soirée la bonne visite de MM. Georges Pouchet, Demonbynes, Paul Parfait, Badin, démissionnaires comme Adam, libres comme nous, et qui n’ont pas voulu accepter un accommodement avec le nouveau préfet de police.

Adam a soumis au jugement de nos amis, MM. Peyrat, Nefftzer, Jourdan, Cernuschi, sa démission et sa querelle avec M. Jules Ferry ; il a pris conseil, et, sur leur avis, longuement discuté, qu’il ne faut pas en ce moment mêler des questions de personne aux luttes générales, il accepte de se taire, de ne rien expliquer jusqu’à des temps plus calmes.

— Et si M. Ferry attaque la parole d’Adam, touche à sa loyauté ? demandai-je.

— Nous raconterons les faits, en donnant au débat un caractère impersonnel, me répondit le plus ancien de nos amis.

Notre entretien sur le projet d’armistice a été très-passionné. Peyrat se désespère et nous déclare perdus si nous acceptons un armistice.

— Nous avons une occasion unique d'être grands, nous dit-il. Faisons de l’héroïsme avec tout, même avec mon pauvre estomac, où j’ai bien mal, par parenthèse ; mais je consens à endurer toutes les crampes du monde, pourvu que nous ne nous cramponnions pas à la lâcheté.

Peyrat, qui ne fait jamais de mots, a le courage gai !

M. Cernuschi parle de l’avenir de l’humanité, du progrès dans les nations ; quoique Italien, il croit encore à la nation française.

La hauteur de nos discussions nous montre à nous-mêmes la hauteur de nos pensées. Nous nous sentons ou le courage du désespoir ou le courage de la foi. Nous ne voyons rien, plus rien de personnel, de mesquin dans nos âmes.

Autour de nous, les personnalités les plus vaniteuses s’effacent devant l’importance des choses. La taille, la grandeur des événements façonnent les esprits élevés à leur image, et obligent les petits esprits à se hausser pour les voir et pour les suivre.

C’est aujourd’hui le jour du plébiscite ; on le discute, on le condamne : c’est du bonapartisme renouvelé.

Cependant, tout le monde a voté oui.



5 novembre.


Les journaux républicains, l‘Avenir national dans un très-bel article de Peyrat, blâment les arrestations. Le rôle d’Adam est compris par le public, ce que nous n’espérions pas. On le désapprouve ou on le loue au point de vue politique, mais au point de vue personnel tout le monde admet ce simple axiome il a donné sa parole, il la respecte.

Aujourd’hui a eu lieu l’élection des maires. Tous se sont donné beaucoup de mal jusqu’à présent pour la distribution des subsistances, des vivres ; quelques-uns ont réussi à faire bien ; ceux-là seront certainement renommés.

La question d’armistice préoccupe à bon droit et presque exclusivement tous les esprits. Je crois que nous sommes perdus avec l’armistice. C’est, à n’en point douter, la paix dans des conditions misérables. La province, qui est déjà en pleine réaction, paraît-il, et qui depuis près de trois mois n’a pas reçu la mode de Paris, va nous envoyer une assemblée démodée, pastorale, remplie de hobereaux et de capitulards !

J’ai vu ce soir Mme et M. Henri Didier. Mme Henri Didier, qui est souffrante, a pris la peine de monter mes quatre étages ; elle désire que son mari donne sa démission ; mais lui, qui ne résiste pas avec ferveur, craint, non sans raison, que la procédure, après son départ, ne devienne essentiellement picardienne. Il y aurait pour l’opinion publique un danger d’être faussée. Les engagements pris se confirment et s’affirment tous les jours, à mesure de l’éclaircissement des faits et de la réflexion des gens loyaux.

Adam subit sans broncher les dénégations de M. Ferry et la mauvaise foi de M. Picard dans cette affaire.




6 novembre.


L’armistice est repoussé ! Ma joie est complète.

Louis Blanc sort de chez moi ; il venait se renseigner auprès d’Adam sur les faits du 31 octobre. Il écrit une histoire du siège.

Il m’a raconté la fameuse représentation de la Porte-Saint-Martin, où on a lu les Châtiments : Berton disant l’Expiation et faisant frissonner la salle entière ; — Coquelin, débitant avec un esprit fin et délicat la pièce du Perturbateur et du Conservateur ;Mme Gueymard chantant Patria, et le public debout l’acclamant.

M. Jules Ferry, sachant que Louis Blanc était dans la salle, vint le trouver et lui parla des événements du 31 octobre.

— Quoi ! lui dit Louis Blanc, vous avez eu toutes les bontés, toutes les patiences, tous les oublis pour nos ennemis mortels, les bonapartistes, et, dès qu’il s’agit de républicains, à la moindre lutte, vous devenez emportés et méchants ! Qui êtes-vous donc, vous les assermentés de l’empire ? qui donc osez-vous appeler des factieux ?

Nous nous réjouissons du rejet de l’armistice, Louis Blanc et moi, de la même façon. Il faut garder notre folie sublime comme un bouclier précieux ; il faut avoir ce grand courage qui donne la victoire et livre la fortune aux audacieux.

Ce que l’un de mes amis a entendu dire à M. Ernest Picard dans la cour des Tuileries :

— Républicain, je crois l’être ; mais du parti républicain, je n’en suis pas ; j’ai le parti républicain en horreur !

Laurent Pichat me contait tout le triste intérêt qu’il prend au dépouillement des papiers impériaux. Hier, il a trouvé une lettre d’une femme du grand monde, qui porte un grand nom, qui possède une grande fortune, et qui demande pour son mari une place de chambellan. « Sire, écrit-elle, il est bel homme, distingué, et portera merveilleusement la livrée de vos serviteurs. » Quel langage honteux !

Nous avons passé la soirée chez Mme Dorian, avec la famille entière : Dorian, sa fille, son fils, son gendre. Comme je les aime ! Ils sont sincèrement, loyalement républicains. Aline Ménard, avec sa beauté fière, a l’air d’une déesse de la Liberté ; ils sont aussi bons que beaux, tous.

Ils souffrent de n’avoir pas pu mettre d’accord les promesses que Dorian a faites aux partisans de l’action à outrance avec les devoirs qui le retiennent au ministère de la défense publique. Je vois Mme Dorian et sa fille profondément irritées, comme moi, contre M. Ernest Picard et contre M. Trochu.

A propos de M. Trochu, comme Adam disait que sa lucidité, sa distinction étaient vraiment séduisantes :

— Oui, réplique Dorian, mais il a décidément trop d’amabilité pour ma consommation personnelle ! J’aimerais mieux un bourru qui fait bien qu’un gentilhomme qui fait mal. Le vrai courage est un peu roide, et, en plein combat, il est brutal.

Eugène Pelletan vient et déplore l’affaire du 31 octobre. Mon opinion sur l’armistice l’impatiente. Il croit que l’armistice eût été nécessaire, et que ce sont les événements du 31 octobre qui ont empêché de le conclure. Il oublie la reddition de Metz, qui a permis aux Prussiens d’envoyer contre nous, à Paris et en province, deux cent mille hommes de plus.

J’apprends que M. Ernest Picard a fait, le 5, l’étrange proposition de constituer le gouvernement avec trois membres seulement : lui, Jules Favre et M. Trochu.




7 novembre.


Nefftzer, le solide, le courageux, le clairvoyant, le gai Nefftzer, est devenu alarmiste. Tout à l’heure il m’a entretenue d’un bombardement prochain ; il m’a fait voir les bombes tombant jusqu’à l’Institut ; je ne sais s’il ne m’a pas un peu inquiétée. Voyons, au fond, suis-je inquiète ? Eh bien, non ! Pourquoi craindrais-je un bombardement ? Les quartiers qui ne seront pas atteints, qui ne peuvent l’être, offriront un asile aux pauvres bombardés. Quant aux maisons, ma foi tant pis ! Je donne rais la mienne et cent autres pour tenir deux jours de plus.

M. Rousset, du nouveau National, est venu. Lui aussi, nous déclare perdus ; mais M. Rousset, avec son visage de belle humeur, ne peut nous parler de nos malheurs tristement, et son jugement ne parvient pas à troubler son esprit.




8 novembre.


Ah ! que le salon du boulevard Poissonnière est autrement fréquenté que celui de la Préfecture de police ! Nous avions ce soir toute la famille Dorian, pour laquelle notre amitié croît chaque jour, puis Eugène Pelletan, Rochefort, qui a donné sa démission à la suite du 31 octobre, Chenavard et Louis Blanc.

Ce dernier, causant avec le ministre des travaux publics, accusait le gouvernement de cacher les nouvelles.

Dorian lui a répondu qu’on n’en avait pas. M. Thiers, qui voulait le succès de ses négociations, en a donné de mauvaises, auxquelles il croit peut-être. Il a dit que tout va mal en province, qu’il n’y a point d’armée, que Gambetta commet des fautes, et qu’il a fait en Angleterre un emprunt à des conditions désastreuses.

— Comment n’a-t-on pas de nouvelles certaines ? reprit Louis Blanc ; c’est impossible à admettre.

— On soupçonne Trochu d'en avoir, répondit Eugène Pelletan ; mais il ne veut pas les dire, parce que ce sont des nouvelles de mouvements militaires qui correspondent à des mouvements que lui-même projette.

— Eh bien, dites-nous cela dans l’Officiel, nous ne demandons pas autre chose que de la sincérité. Les Parisiens comprendront mieux la discrétion que le mystère.

— C’est une guerre de patience, ajouta Pelletan, la guerre que Washington faisait à l’Angleterre.

Louis Blanc secouait la tête ; il interrogea Dorian sur la durée de nos vivres.

— Nous en avons pour deux mois sûrement, répondit le ministre, je le sais par Magnin ; mais il faut manger du cheval, surtout du cheval ; c’est d’ailleurs avec le cheval que nous nous ravitaillerons le plus vite. Si nous faisons une sortie heureuse, il sera toujours plus facile de lancer un troupeau de chevaux avec des hommes dessus, au travers des Prussiens, que de lancer un troupeau de bœufs, de vaches ou de moutons.

Rochefort nous raconte ce fait singulier que l‘Electeur libre avait été suspendu, en conseil, pour avoir donné deux fois des nouvelles du gouvernement, et que non-seulement l’Electeur libre vit, mais qu’il vit du produit de cette même industrie.

— Moi, dit Rochefort, j’ai supprimé, de mon chef, la Marseillaise, mon unique fortune, parce qu’elle s’était permis d’attaquer le gouvernement dans la personne de Trochu, et qu’on m’avait fait, au conseil, une simple observation.

Chenavard et Louis Blanc sont d’avis, comme moi, qu’il faut tenir le plus longtemps possible, à tout prix, pour laisser aux généraux ou la possibilité d’agir encore ou l’éternelle honte de n’avoir point agi.




9 et 10 novembre.


Un découragement insurmontable s’empare des esprits. L’armée s’irrite, s’abandonne, et l’on ne peut trop la blâmer quand on songe à l’incapacité, aux lâches hésitations des généraux. Les mobiles demandent à retourner chez eux ; ils veulent aller se battre dans leurs villages. La mobilisation de la garde nationale émeut tout le monde à cause de l’injustice qui préside à cette organisation. Quatre cents hommes sont pris par bataillon, que ces bataillons soient composés de huit cents hommes ou de trois mille ; de sorte que les bataillons des faubourgs fournissent en général trois fois plus d’hommes que n’en fournissent les bataillons du centre de Paris.

M. Guéroult est venu me voir ; il désirait l’ar mistice, parce qu’il doute absolument de la capacité de nos généraux. Nous avons parlé de notre ami commun Arlès-Dufour, dont l’unique pensée depuis cinquante ans, depuis la déroute de Waterloo, où il assistait comme volontaire de seize ans, a été la paix universelle. Arlès-Dufour était l’un des fondateurs et l’instigateur du Congrès de la paix ; il est à Lyon, il doit souffrir mille morts en voyant toutes ces tueries, ce retour aux mœurs et aux instincts barbares. M. Guéroult et moi, nous sommes bien certains qu’il est de la convention de Genève et qu’il doit faire partie de la Société des secours aux blessés.

— Voyez-vous, me dit M. Guéroult, je suis certain qu’Arlès-Dufour ne supportera pas une telle ruine de toutes ses opinions ; cette guerre le tuera ! De pareils événements, qui trempent les hommes jeunes comme mes fils, brisent les hommes de mon âge.

Je suis allée au Siècle quêter pour la souscription en faveur de l’héroïque ville de Châteaudun. J’ai trouvé Louis Jourdan tout plein d’espérance, tout remonté par des conversations qu’il avait eues le matin avec plusieurs commandants de la garde nationale.

Toujours quêtant pour la souscription de Châteaudun, je suis tombée à l’Avenir national dans le cabinet de Peyrat ; il y avait là M. Charles Thomas, M. Desonnaz et Peyrat qui se lamentaient. Ah ! que cette crise est grave ! Quelle charge d’inquiétudes nous accable tous ! Quelle tristesse profonde pour chacun de nous de voir tant de cœurs hésitants, un si grand nombre de courages abattus, des esprits si démoralisés !

Je crus devoir faire un gros effort pour montrer une confiance entière. Je niais les découragements que Peyrat et M. Charles Thomas me signalaient de toutes parts ; j’étalais avec fracas des espérances résolues, et je finis, en les convainquant, par me convaincre moi-même.




11 novembre.


Aujourd’hui les Débats et plusieurs autres journaux parlent de paix. Quelle humiliation ! quelle honte ! Quoi ! avec six cent mille hommes, nous accepterions de nous rendre ? Nous subirions des fourches caudines après Sedan ? J’en mourrais. Je ne peux pas rendre mon indignation, ma colère. Est-ce possible qu’on ose exprimer dans un journal qui sera lu par l’étranger, par l’envahisseur, par le Prussien, le moindre désir de capitulation ou de paix ?… Oui, tout est possible, quand on voit par quels chefs militaires nous sommes commandés. Nous possédons un homme distingué, quand il nous faudrait un butor héroïque.

Et le gouvernement est livré à Jules Favre, un idéaliste ; à M. Ernest Picard, un ennemi de ce qu’il appelle le parti républicain ; et a des auditeurs, me disait Rochefort !

J’ai l’âme ulcérée. Il faut que je domine ma douleur. On parle de décadence, on trouble les énergies publiques. Les lâches, les incroyants, les ennemis de la République, cultivent en grand la philosophie, l’histoire, la science pour nous prouver que nous sommes finis. Rien ne coûte aux fabricants d’éteignoirs, ils puisent leurs réclames partout ! Je hais les réactionnaires. Qu’ils sont dangereux à l’heure des grandes résolutions !

Il faut que j’étonne par mon espoir ceux qui sont moins désespérés que moi. Les femmes ne se battent point ; leur devoir est de fortifier l’âme de ceux qui peuvent lutter encore.

Nos amis se plaisent dans notre maison. Notre cercle est, il est vrai, presque toujours le même. Nous parlons de politique, cela seul nous intéresse.

M. Nefftzer dit qu’il faut convoquer une assemblée, composée d’un nombre de députés à déterminer, et dans laquelle entreraient des députés de l’Alsace et de la Lorraine.

— Ces députés, je vous l’affirme, ajoute M. Nefftzer, seraient forcément des hommes résolus, très-braves. Imaginez que l’un d’eux s’écrie dans une Assemblée : « Nous ne voulons pas devenir Prussiens ; nous lutterons seuls si vous nous abandonnez ; nous nous ferons tuer jusqu’au dernier Lorrain, jusqu’au dernier Alsacien. Nous voulons rester Français. » Croyez-vous qu’une Assemblée ose, après un tel discours, signer une paix honteuse ? Elle recommencerait la guerre avec des moyens plus puissants.

— J’aimerais mieux ne pas en faire l’expérience, répond M. Desonnaz ; pour moi, une Assemblée est adéquate à la paix.

Le mot scandalise et provoque l’une de ces interminables discussions toujours curieuses, toujours instructives, et toujours sincères avec des amis tels que les nôtres.

M. Cernuschi affirme que des conditions nouvelles de malheur public amènent des moyens nouveaux d’y parer. Il ajoute que notre situation générale ne peut pas être plus désastreuse dans huit jours, que d’ici là un fait de guerre — et il faut bien qu’il s’en produise un — peut modifier entièrement nos prévisions d’aujourd’hui.

Comme il est de la commission des subsistances, je l’interroge, chaque fois que je le vois, sur nos vivres. Il y a encore pour onze jours de bœuf et de mouton, puis du cheval, des viandes salées ; mais il ne croit pas, comme Dorian, que nous puissions aller deux mois.

— Nous serons obligés, dit-il, de nous rendre huit jours avant l’épuisement de nos ressources, parce que, si nous nous rendions à notre dernière bouchée, nous risquerions de mourir de faim avant d’être ravitaillés. Nous capitulerons au plus tard le 1er janvier ; d’ici là, on peut agir.

M. Hébrard, vivant, jeune, résolu, en relations suivies avec le ministère de l’intérieur, nous raconte les histoires les plus étonnantes sur les lettres qu’on y reçoit. Ce ne sont que sauveurs et sauveteurs de la France. Ce matin, une femme envoyait le plus joli gant du monde pour qu’on jugeât de sa main et qu’on l’envoyât en mission de Judith auprès de Guillaume Holopherne !

Partout le comique est mêlé au sublime dans les grands événements comme dans les grandes œuvres littéraires. La vie et l’art n’excluent pas le grotesque. Nous-mêmes, en un pareil moment, nous essayons de rire, parfois de nous distraire. Le courage tendu éclate, se brise, ne dure pas.



12 novembre.

Nous étions chez Mme Dorian. M. Pierre Véron s’indignait contre les journaux qui parlent de paix. Il a répondu ce matin dans le Charivari par un houspillage en règle de MM. les capitulards. M. Pierre Véron, qui est à l’état-major du gouverneur de Paris, croit à une sortie très-prochaine, à une vraie, grosse sortie.

Dorian crée des ateliers d’armes en plein Belleville. Il connaît bien les ouvriers et les comprend ; dans ses nombreuses usines des Pyrénées, de la Loire, il n’a jamais eu à subir une seule grève.

M. Charles Edmond, que je trouve en rentrant chez moi, me répond Pologne quand je lui parle France. Nous mêlons nos tristesses patriotiques.

— Les conditions matérielles, les pertes de territoire, me dit-il, les délimitations vagues, ne font pas rayer un pays de la liste des nations, parce qu’un vainqueur l’efface de la carte géographique. Voyez la Pologne ! elle existe et vit sans terres, sans provinces. Elle est encore la Pologne, parce qu’elle possède de véritables patriotes, et que chaque génération signe avec du sang son droit à la nationalité.




14 novembre.


Bien des accommodements, bien des traîtrises, bien des lâchetés, trottaient dans Paris depuis plusieurs jours sous le couvert des mots d’armistice, d’Assemblée. Patatras ! tout est culbuté, tout rentre dans l’ombre : la lumière se fait, à bas les masques ! Je suis si heureuse, que j’en deviendrais volontiers insolente. Oui, nous avons un succès, Alice, Alice ! Orléans est repris par l’armée de la Loire.

Ce succès que je demandais, que je désirais, que je réclamais, le voilà ! Il vient du dehors, ce qui vaut cent fois mieux encore, puisqu’il détruit tous les soupçons, tous les doutes qu’on avait donnés aux Parisiens sur la province. Quel encouragement pour les soldats de la garde nationale, de la mobile et de la troupe ! Quel coup de fouet pour nos généraux !

M. Rampont, directeur des postes, et M. H…, avocat américain, ont discuté toute la soirée chez moi sur les différences de mission, d’aptitude, de la France et de la Prusse. M. H… insiste sur cette idée que la Prusse fait aujourd’hui son unité, et qu’elle nous vaincra comme nous l’avons vaincue en 1792, par les mêmes raisons politiques et sociales. Il dit que la Prusse représente aujourd’hui en Europe l’instruction, l’organisation, la science, tandis que nous représentons l'ignorance, le gâchis administratif, la légèreté, l’outrecuidance.

Merci bien ! Nous sommes, encore les soldats de l’idée, monsieur H… ! Nous nous battions, en 1792, pour l’unité libre, pour l’indépendance ; la Prusse se bat pour l’unité autoritaire, pour le régime de la monarchie absolue ; elle est enrégimentée, non administrée ; elle compulse les travaux scientifiques, les met en ordre, mais ne les fait pas et ne crée rien. Pour son instruction, je la voudrais un peu moins forte et plus digérée ; elle est tout à la surface, pédante, étalée comme une parvenue, c'est-à-dire insupportable. Je voudrais que la Prusse fit un peu l’éducation de son instruction. L’instruction, sans l’éducation d’icelle, rend présomptueux, insolent, souvent immoral avec des formules, et méchant avec des sentences religieuses ou philosophiques.

Je vois, par M. H…, que l’Amérique, notre jeune sœur, n’est pas fâchée de notre abaissement ; qu’elle ne fera rien pour nous aider à nous relever, et qu’elle nous laissera broyer par respect de la haute politique du droit de la force et pour la plus grande gloire des destins mathématiques de l’humanité.

— Paris nous a relevés de Sedan, nous dit M. H…, rondement, à l’américaine ; acceptez l’humiliation du reste, et refaites-vous pour vous venger plus tard. Vous avez entrepris une mauvaise affaire ; liquidez avec perte, s’il le faut, mais liquidez !

M. Rampont, Adam, s’indignaient de ce langage mercantile. Adam repartit : — Vous vous trompez sur nous. Mieux vaut, pour la France, être battue à fond que de céder trop tôt, avec le sentiment qu’elle n’a pas fait tout son devoir. Il ne s’agit pas pour la France, comme il s’agirait pour l’Amérique, de sauver des richesses matérielles. Sa vraie force est dans son caractère, sans peur et sans reproche !

Il y a eu aujourd’hui la revue des bataillons de guerre de la garde nationale ; rien ne peut rendre leur tournure militaire, leur aspect martial ; ils ont exprimé, par leurs cris, par leurs gestes, par leurs regards même, leur ardeur et l’impérieux désir qu’ils ont de mourir ou de vaincre !




15 novembre.


Mes chers Dorian sont aussi heureux que moi de la reprise d’Orléans ; nous l’avons fêtée ensemble. Dorian me dit que M. Félix Pyat est remis en liberté. Le gouvernement reconnaît aujourd’hui toutes les difficultés d’un procès, et il voudrait bien pouvoir ne pas donner suite à l’instruction commencée.

Louis Blanc, qui vient souvent le soir au boulevard Poissonnière, est joyeux du succès de sa très-belle lettre, pleine de bons conseils, de prédictions réconfortantes.

J’ai vu Edmond Texier, tout vaillant, tout redressé. Avec sa pauvre santé, sa poitrine si délicate, il monte la garde : il est content de la reprise d’Orléans, et puis… il a reçu des nouvelles de ses filles ! Son gendre, sous-préfet à Vendôme, a envoyé par pigeon une dépêche en trois mots « Allons tous bien. »

Cela suffit, mon Alice. Je ne demanderais pas autre chose sur toi, sur mon père et ma mère. Où êtes-vous ? Qu’êtes-vous devenus ? Vivez-vous ? Ah ! vraiment, je suis, moi, trop malheureuse ; je me demande comment je supporte les inquiétudes de mes nuits, les désolations de mes jours. Ma fille ! ma fille !

Je me plains, Alice, je pense à moi quand nous avons repris Orléans, quand je sais, quand je puis dire : « Les armées de province existent. »

On s’entretient beaucoup de Bazaine. Paris croyait à cet homme. C’était la dernière illusion bonapartiste ; maintenant, tout ce que l’empire avait élevé est abaissé, tout ce qu’il avait bâti s’est effondré. Pouvait-il découvrir, former des patriotes, cet homme sans patrie ? L’homme de Sedan pouvait-il deviner, former des militaires ?

M. Noël Parfait nous a récité ce soir l’Expiation, qu’il dit admirablement. Il l’a déjà lue dans plusieurs conférences données en faveur des victimes de Châteaudun.

Ces Châtiments, quelle imprécation ! quelle prophétie ! Comme je comprends ce grand maître des francs-maçons aux colonies, lequel, obligé de porter un toast, le 15 août, à l’homme de Décembre, le porta ainsi « À Napoléon III, qui inspira l’immortel livre des Châtiments. »

Un concert a lieu, dimanche, au Cirque d’hiver, en faveur de l‘Œuvre du travail des femmes. M. de Lapommeraye expliquera le but de l’œuvre, et les fondatrices quêteront.

Ce que les Parisiens donnent d’argent pour tout et pour tous, est inimaginable ; j’en sais quelque chose ; je ruine mon héritière, mademoiselle Alice.

Eugène Pelletan m’a dit ce soir qu’une action prochaine se prépare, et il est venu, comme un bon ami, donner cet aliment à mon impatience. Eugène Pelletan croit en notre France de tout son cœur ; il ne désespérerait pas d’elle, même après une entière défaite ; il me parle du rôle des vaincus, des bénéfices qu’ils peuvent tirer de leur écrasement. « Iéna pour la Prusse, Waterloo pour la France, Sébastopol pour la Russie, n’ont-ils pas été le point de départ d’une régénération intellectuelle ? » me dit-il.

L’un de nous discutait avec Eugène Pelletan sur la trahison de Bazaine. Celui-ci répondit que le gouvernement ne croyait pas à la trahison de Bazaine, parce que, dans la proclamation du général en chef commandant l’armée de Metz, il y avait ces mots « Il faut respecter le matériel de guerre. »

Très-bien, si ce matériel de guerre nous reste ! Pour moi, ces mots sont la preuve évidente de sa trahison ; il fait respecter le matériel de guerre… pour le livrer intact aux Prussiens !





18 novembre.


Toute la journée, je vois des blessés de corps qui gémissent, qu’on panse, qui saignent, qu’on ampute, qui ont des plaies, que j’essaye de soulager, dont les tortures me navrent. Le soir, au milieu de nos amis qui viennent gémir chez nous, me montrer les blessures de leurs âmes, leurs plaies sanglantes, j’essaye des pansements, je m’épuise à chercher des soulagements. Ah ! que de blessés, ma fille, que de blessures ! Je me tâte pour voir si j’ai bien encore ma tête, mes bras, mon cœur.

On nous a accusés ce soir, Jourdan et moi, d’être cause des malheurs publics ; on a crié haro sur nous, parce que tous deux nous défendions l’en-tête du Siècle : « Pas une pierre de nos forteresses, etc. » Jourdan et moi, qui l’approuve et le soutiens, nous sommes de grands coupables, nous empêchons toute solution heureuse des négociations. Nous sommes des grotesques, — le mot est rude — avec notre vedette qui fait les gros yeux en écriture. Ce sont nos meilleurs amis qui nous jettent ces injures à la tête.

— Le Siècle n'est pas l‘Officiel, répond Jourdan, il n’engage personne que ses rédacteurs, et ce n’est pas moi qui signerai la paix, je vous l’affirme, soit comme député, soit comme membre d’un gouvernement quelconque !

— Ni moi non plus, dis-je. Et d'ailleurs, quoique grotesque, je ne suis pas stupide ; est-ce que je n’ai pas assez cru à la ruine immédiate des armées impériales ? Est-ce que je n’ai pas prédit le siège de Paris, le jour où nous avons connu l’entreprise des balles mortes de Napoléon père, fils et compagnie, à Wissembourg ? Je crois que Paris et la France peuvent encore se sauver et ne livrer « ni un pouce de terrain ni une pierre de forteresse ». J’aime mieux, comme Jourdan, être parmi ceux qui gardent leur courage trop longtemps que parmi ceux qui le perdent trop tôt !

Vraiment, je trouve que l’enthousiasme et l’héroïsme du peuple tiennent mieux et plus solidement que l’enthousiasme et l’héroïsme des classes lettrées. J’en ai eu la preuve aujourd’hui. J’étais allée à l’avenue d’Italie, et j’avais entendu des mots superbes de gens qui meurent de faim. Cette idée de sauver l’honneur est entrée dans le cœur des Parisiens de nos faubourgs, et j’espère qu’on ne la délogera pas aisément.

— Faudrait qu’on nous fasse un peu tuer, me disait un ouvrier tanneur, pour que les Prussiens et les bourgeois voient que nous sommes Français !





19 novembre.


La dépêche de Gambetta, à l’Officiel d’aujourd’hui, quoique revenant sur des faits antérieurs, est très-bonne en ce sens qu’elle dément les bruits persistants de république rouge à Lyon et à Marseille.

Mme Dorian m’a dit secrètement qu’il y avait à Paris des espions très-bien renseignés qui avertissent les Prussiens de tout ce que fait le gouvernement, de tout ce qui se prépare au ministère de la guerre. On soupçonne ou les bonapartistes de l’entourage de M. Trochu, ou des employés aux bureaux de la guerre, ou des Américains. Il me semble que l’attitude du peuple de Paris devrait inspirer du respect, même aux bonapartistes, même aux espions ! C’est en disant cela que je suis grotesque !

J’ai revu Jourdan cette après-midi ; nous avons causé de la dépêche de Gambetta, et Jourdan m’a dit en riant que décidément, à nous deux, nous étions les deux plus forts politiques de France et de Paris. Il m’a appris, en outre, qu’une grosse sortie devait avoir lieu ce matin, et qu’elle avait été contremandée.

Adam, qui est bien renseigné, m’annonce dans la journée que la Russie et l’Angleterre se sont prononcées énergiquement en faveur de l’armistice, et que Bismark feint de céder à leur influence. Est-ce pour cela qu’on a contremandé cette sortie dont me parlait Jourdan ? Bismark, qui sait tout, et dont la perpétuelle tactique est de nous tromper, de nous empêcher d’agir, doit bénir la bonté de M. Trochu, la naïveté de M. Jules Favre, le scepticisme de M. Picard, et la patiente crédulité des autres membres du gouvernement.

Les artistes se conduisent tous admirablement, avec une simplicité, une belle humeur, un dévouement qui provoquent les tendresses du peuple de Paris. Peintres, sculpteurs, écrivains, acteurs, chanteurs, musiciens, tous sont de la garde nationale, malgré les lois, les faveurs qui les exemptent. La plupart des artistes jeunes entrent dans les bataillons de guerre, dans ceux que les soldats nomment les « à outrance » ; les vieux montent la garde sur les remparts ; les plus vieux encore surveillent les distributions de vivres, font la police de leur quartier. Ils ne se croient pas déshonorés pour être ce que les gamins appellent des pantouflards.

M. Landelle, le peintre, m’a conté l’histoire la plus touchante qui se puisse redire. A quatre heures du matin, au bastion, près d’un petit feu de charbon, sous un abri de feuillage et de branches sèches, un garde national se chauffait et se disait tout haut, entre deux affreuses quintes de toux : « Ça ira bien encore une vingtaine de jours, et, d’ici là, je peux voir de grandes choses et tirer mon coup de fusil. »

Interrogé par M. Landelle, il répondit qu’il était poitrinaire, condamné, mais que son dernier vœu était de tuer quelques Prussiens avant de mourir.

Le Times a complétement changé d’allures. Les démonstrations populaires à Londres, la sympathie individuelle des Anglais, sont-elles assez puissantes pour expliquer ce revirement subit ? Ou bien la Russie, qui permet qu’on égorge la France, laisse-t-elle prévoir qu’elle s’alliera un jour à la Prusse pour dévorer la Turquie ? Sont-ce les bouches du Danube qui parlent au Times en faveur de la France ?



20 novembre.


Les régiments de marche de la garde nationale se forment rapidement, non parce que leur organisation est simple, mais parce que tous les hommes qui font partie de ces régiments, au lieu de soulever des difficultés, s’appliquent à les résoudre.

Depuis quelques jours, les Prussiens tirent sur les maraudeurs ; cent soixante-quinze de ces malheureux, hommes, femmes, enfants, ont été rapportés blessés au 3e secteur. Des officiers prussiens se sont aperçus que leurs incorruptibles soldats faisaient un petit commerce très-lucratif avec ces maraudeurs, et ils ont donné l’ordre de les recevoir à coups de fusil. MM. les pioupious allemands dévalisaient les potagers, mettaient des légumes en sac, les traînaient la nuit aux avant-postes, et les vendaient fort cher aux maraudeurs, lesquels maraudeurs faisaient en même temps un petit bout d’espionnage français.

Le général Trochu, de son côté, rappelle au patriotisme nos soldats des avant-postes, qui communiquent avec l’ennemi, échangent de la viande salée contre de la viande fraîche, achètent du tabac. C’est surtout à Saint-Denis que ces choses désolantes se passent.




21 novembre.


Nous sommes allées, Mme Dorian, Mme Ménard sa fille et moi, au fort de Romainville, où nous étions attendues par deux officiers de marine, dont l’un se nomme M. Peltereau. Le temps, quoique mauvais, nous permit cependant de voir les sentinelles prussiennes. L’une d’elles marchait derrière un talus planté d’arbres ; j’aperçus distinctement son costume : pantalon gris de fer, capote bleuâtre relevée devant et attachée sur la hanche, des guêtres blanches, une cartouchière noire sur le ventre ; et un képi enlevé à l’un de nos morts.

Dernièrement, les Prussiens, pour placer et changer leurs sentinelles, que la vigie signale, dont elle étudie les habitudes, et que les canons du fort inquiètent sans cesse, avaient fait la plus gigantesque des barricades, le plus beau des abris. Un boulet de canon parti de Romainville en abat la moitié ; le boulet suivant abat l’autre ! Nous trouvons cet épisode constaté dans le livre du bord.

Du haut de l’observatoire du fort de Romainville, on domine le moulin d’Orgemont et on aperçoit au loin les coteaux de Saint-Cloud. M. Peltereau nous montre une maison qui, dans les dépêches de l’amiral Saisset, s’appelait toujours la Maison-Blanche ; un matin, on la cherche, plus de Maison-Blanche ; enfin on en découvre la silhouette assombrie : elle avait été peinte en noir pendant la nuit par nos ennemis, qui sont des malins.

Comme nous visitions les batteries, nous vîmes quatre chevaux attelés à un caisson d’artillerie ; la vue de ces chevaux était tout un drame ; maigres, à l’état de squelette, sans couleur, sales, l’œil navré, l’aspect lamentable, ils parlaient à l’esprit de quelque désastre.

— D'où viennent ces chevaux ? demandai-je.

— De Sedan.

C’étaient des haridelles fantastiques. Ces chevaux, dessinés par Gill, avec cette légende : Revenus de Sedan ! auraient tout dit, tout fait comprendre ; ils avaient conscience de leur misère, des nôtres ; je ne les oublierai jamais. Je verrai toujours dans ma pensée les quatre chevaux de la voiture impériale et ceux-là… ceux que l’homme de Sedan a emmenés et ceux qu’il nous renvoie…

M. Peltereau et son ami racontèrent à Mme Dorian l’affaire du Bourget, comment ils l’avaient vue, suivie ; les émotions, les tortures qu’ils avaient éprouvées derrière leurs lunettes ; leurs cris, leurs bras tendus en avant ; la dureté de la discipline qui les attachait au fort ; leur désespoir de ne pas recevoir un ordre ; comme ils s’attristaient en regardant les canons inutiles de quatre batteries de 6, qui, sans attelages, demeuraient stupidement à quelques lieues du combat, où elles manquaient, où elles eussent donné la victoire !

Je revins au ministère avec Mme Dorian. Le soir, on ne cessa de questionner le ministre sur ses travaux. Il en parla d’une manière si intéressante que je n’ai rien oublié.

Dorian a tout créé à Paris pour les munitions de guerre : outils, personnel, modèles même.

M. Léon, ingénieur de la construction au chemin de fer de Lyon, un ancien contremaître, que Dorian a mis à la tête d’une fonderie de canons, s’inquiétait avec le ministre du manque d’affûts.

— Est-ce que nous ne pourrions pas en faire ? demande Dorian.

— On peut tout, répond M. Léon, avec un modèle.

Dorian va au ministère de la marine, où sont les dessins d’affût. Il demande un modèle ; on le lui donne en souriant. Le ministre de la marine dit au ministre des travaux publics :

— Il faut trois mois pour faire un affût.

— Eh bien, répond Dorian, je vous en apporterai un dans huit jours, dans votre cour, avec un bouquet dessus !

— Ah ! par exemple, répond le ministre, je voudrais voir ça !

Il y avait vingt-deux fautes dans le modèle d’affût donné par la marine ; des ingénieurs travaillent, corrigent ces fautes, et, cinq jours après, dans la cour du ministère de la marine, un affût entre avec Dorian, Léon, et le bouquet !

Le ministre de la marine n’en croyait pas ses yeux, mais il était ravi.

On fabrique vingt mille obus par jour dans une ville où les bureaux de la guerre prétendaient qu’on ne pouvait pas renouveler les munitions.

Le général Ducrot, paraît-il, veut sortir. Qu’il sorte donc une fois, « pour voir », comme disent les Belges.




22 novembre.


Hier a paru la réponse à la circulaire de M. de Bismark, réponse claire, précise, qui dévoile les rubriques impudentes du chancelier de la Confédération germanique et confond sa dupli cité. Ce manifeste à l’Europe, signé Jules Favre, est approuvé par tous les journaux, par tous les Parisiens, par toutes les femmes.

Un des amis intimes de Jules Favre, que j’ai vu tout à l’heure, m’a dit très-confidentiellement que M. Thiers avait été redemandé à Versailles. Jules Favre a une grande confiance dans les forces organisées en province. Comme cet ami lui parlait de la reprise d’Orléans par les Prussiens :

— C'est impossible, a dit Jules Favre ; les nôtres se sont retranchés de telle façon qu’il faudrait une bataille pour les déloger, Si les Prussiens avaient remporté une grande victoire dans un grand combat, ils n’auraient pas manqué de nous l’apprendre. Nos armées de province demeurent cantonnées et ne s’éloignent pas ; Trochu lui-même a demandé qu’on se tînt sur les rives de la Loire ; nous n’avons pas besoin des armées de province à Paris.



23 novembre.


M. H…, l’Américain, le même qui disait l’autre jour: « Voyons, vous êtes battus à plate couture, vous avez fait une mauvaise affaire, liquidez, » me disait aujourd’hui :

— Je viens vous apprendre une bonne nouvelle, à vous, pour que vous l’appreniez à votre mari, à vos amis. Votre maison est celle où l’on veut le plus courageusement la guerre à outrance. Eh bien, sachez que la province se lève en masse. Le colonel Claremont m’affirme que ce qui se passe en France est extraordinaire, et que la furreur patriotique envahit votre pays tout entier d’une façon vraiment admirable. Pardonnez à l’Amérique d’avoir douté de votre énergie ; peut-être n’êtes-vous pas entièrement perdus ! Vous comprenez qu’en vous voyant placer votre confiance en Bazaine, dans cet homme que le Mexique nous a fait connaître, nous n’avions pas une haute idée de votre jugement et ne croyions guère à vos brillants destins. Nous nous disions « Bazaine trahira, et Paris atterré, anéanti, se rendra sur l’heure aux Prussiens. » Mais vous êtes des gens si étranges que la capitulation de Bazaine, dans les conditions les plus désolantes, vous excite au courage. Si Paris ne laisse pas entrer les Prussiens et si la France est victorieuse, je me fais naturaliser Français !

Oui, que d’amis nous aurons dans le monde après une victoire ; combien peu nous en avons pendant la défaite !




24 novembre.


Ce matin, je suis folle de joie, folle d’espérance ! Je lis et je relis la dépêche de Gambetta à Jules Favre, et je bénis le grand patriote qui nous l’envoie. Si Gambetta, un républicain, sauvait notre France ! Quand on doute de lui, de sa vaillance, je n’en doute pas, moi.

Nous avons une armée de la Loire forte de deux cent mille hommes nous aurons cent autres mille hommes dans huit jours ; deux cent mille mobilisés demandent à marcher. Enfin !… Vive la France !… Elle vivra donc, notre patrie française ; on ne marchera plus si facilement dessus ; on rencontrera des Français pour la défendre, pour empêcher que l’envahisseur ne la pille, ne la souille d’un bout à l’autre. Il me semble que Paris tout entier devrait remercier Gambetta ; moi, je lui écris.

Si en ce moment j’avais des nouvelles de ma fille, je crois que la patrie pourrait me demander tout mon sang ; je le verserais comme on boit un verre d’eau.

M. Siegfried m’a parlé de Mulhouse, du patriotisme de sa chère ville natale. Ni les paysans alsaciens, ni les ouvriers, ne possédaient une arme. La crainte des révolutions, des grèves, a livré la France aux envahisseurs. Quelles ressources on a gâchées ! Lorsque les Badois ont paru sur le Rhin, les ouvriers de Mulhouse sont allés à eux, au nombre de quinze mille, avec des couteaux au bout de perches, et ils ont empêché les Badois de passer.

Le 10e bataillon a offert un punch à ses compagnies de marche. L’enthousiasme a été extrême. Pendant la réunion, un aide de camp de l’état-major du gouverneur est venu annoncer que le premier bataillon de guerre envoyé aux avant-postes, le 72e, avait eu un engagement, et qu’il avait brossé une petite troupe de Prussiens. On juge de l’espoir, du fanatisme patriotique provoqués par cette nouvelle.

La garde nationale va donc servir à quelque chose ; on l’emploie, elle se bat bien. Ce cher Paris, nous le sauverons !

J’offre un guidon à l’une des compagnies de guerre du 10e bataillon.





25 novembre.


Parmi les personnes que j’ai vues ce soir était M. John Lemoinne, dont l’esprit délicat, dont la conversation originale, sans recherche, entraîne la pensée hors des routes banales et la maintient dans des régions agréables et saines.

Il m’a fait, sans le vouloir, un grand chagrin.

Il venait aujourd’hui même de recevoir des nouvelles de sa fille et il ne cessait de pousser des exclamations de bonheur ; il relisait sa dépêche, la montrait à nos amis qui s’en réjouissaient avec lui, qui tous, sauf Jourdan et moi, ont maintenant des nouvelles de leurs enfants.

Mme Ménard-Dorian sait que sa fille est superbe, elle n’a reçu que trois mots « Pauline est superbe ! » Mais combien de rêves bleus ces quelques syllabes lui font faire !

M. John Lemoinne nous a raconté que sa fille, huit jours après leur séparation, la veille de l’investissement, lui écrivait ou lui faisait écrire par sa mère : « Je ne me souviens plus de ta figure, envoie-nous ton portrait. » Elle a cinq ans.

M. Cernuschi ressent pour la France une passion qui nous enorgueillit. La différence entre lui et M. H… est curieuse. L’Italien nous dit : « La France est si vaillante que, si elle est vaincue, je me fais naturaliser Français. » L’A méricain nous promet qu’il deviendra Français si la France est victorieuse.

La garde nationale, tout entière demande à marcher depuis le succès du 72e.





26 novembre.


La question des subsistances prend des proportions inimaginables. Comment font les petits bourgeois, les ouvriers en chambre, ceux qui ne sont pas assez pauvres pour accepter les secours des mairies, pour faire queue aux fourneaux, et qui ne sont pas assez riches pour acheter des légumes frais, de la viande salée ou conservée, dont le prix augmente tous les jours ? Le peu de provisions que les petits ménages avaient amassées s’épuisent, sont épuisées.

Les marchands font aussi preuve d’un grand dévouement. Ils accumulent, sans pouvoir y faire face, puisqu’ils ne vendent rien : loyers,

payements de marchandises, traites, et la plupart conservent un, deux, trois employés, qui mourraient de faim hors de chez eux.

Ma mercière me disait l’autre jour :

— Madame, tout ça n'est rien si la France gagne ; mais, s’il nous faut la voir vaincue et nous voir faire banqueroute à la fin du siège, nous en deviendrons fous !

Les marchands de comestibles seuls s’enrichissent.

Nous parlons chaque jour, chaque soir, prix du lard, prix du beurre, prix des pommes de terre. Dans les plus forts salons, c’est surtout de fromage qu’on s‘occupe ; la question fromage ne s’agite point dans les petites maisons ; elle ne peut plus être résolue par les petites bourses.

Charles Blanc est nommé directeur des beaux-arts. C’est un choix intelligent. La République n’en devrait faire que de semblables. Celui-ci marque bien les différences qu’il doit y avoir entre elle et l’empire. L’auteur de l’Histoire des peintres est à sa place.

J'ai vu M. Guéroult, que j’ai félicité de son bel article du 26, d’hier au soir, à propos de la nomination d’une Assemblée.

Décidément, il aime les sardines ! Il en avait des boîtes qu’il avait payées chacune 12 francs ! Nous avons ri de ces sardines, et, comme il conte très-bien, il m’a raconté ce que ces deux boîtes lui avaient coûté de soins, de démarches, de séductions pour les posséder. On ne trouve plus de sardines depuis huit jours.

Louis Blanc m’a dit qu’il avait couché aux avant-postes. Invité par les bataillons des mobiles de Seine-et-Marne, il a été reçu par leur colonel. On l’a interrogé sur M. Trochu, et, en patriote prudent, il n’a pas voulu montrer ce qu’au fond il en pense. A quoi bon inquiéter des gens qui peuvent, du jour au lendemain, être appelés à combattre sous le commandement du gouverneur de Paris ?

— Si le général Trochu vous a paru timide jusqu’aujourd’hui, a dit Louis Blanc aux officiers des mobiles de Seine-et-Marne, c’est peut-être parce qu’il veut frapper votre imagination, celle des Parisiens, celle de l’ennemi lui-même, à un jour donné, par un acte d’une grande audace ; on ne doit point supposer que le général Trochu ignore de quelles forces, de quels courages, de quel patriotisme il dispose. D’ailleurs, manifestez votre opinion, messieurs, répétez sans cesse que vous voulez agir, marcher, vaincre. Si l’on a vu des généraux faire leurs officiers, on a vu souvent aussi des officiers faire leur général !

La 14e livraison des fascicules impériaux a produit un effet colossal. Rochefort nous écrit : « Ma Lanterne est-elle assez éteinte ! mes injures sont-elles assez plates, en face de pareilles révélations ! »

Les dépêches trouvées, citées, marquent un degré de sottise incroyable. L’empereur demandant son armée au maire d’Étain : « Où est mon armée ? » On n’a jamais vu ça depuis que le monde est monde !

Et l’impératrice, la plus courageuse de la troupe, mais non la moins superstitieuse, qui envoie à son fils un trèfle à quatre feuilles trouvé par la petite Malakoff. Quel bouclier ! Le fait est que pour les balles mortes il n’en faut pas bien épais ! dirait un titi parisien.





28 novembre.


J’assistais à la représentation gratuite des Châtiments dans la loge du directeur de l’Opéra, avec Charles Blanc, Louis Blanc, M. Albert Liouville, qui, pour un beau-frère de M. Ernest Picard, déteste bien peu le parti républicain. Adam était des nôtres.

Louis Blanc s’étonna d’abord du calme de cette salle et de son aspect bourgeois. Il ne revoyait plus le peuple de 1848, débraillé, mais enthousiaste ; il n’apercevait aucun visage jeune.

Je le trouvai partial pour son 48 ; je défendis mon 70, et je lui donnai en trois points la raison de ses impressions :

1° Les jeunes visages sont tous aux avant-postes, ce n’est pas Louis Blanc qui s’en plaindra ; 2° Le peuple est vêtu de chaudes vareuses ; tous les hommes qui sont là font partie de la garde nationale, et nous avons l’aspect du peuple lorsqu’il ne sera plus misérable, ce qui doit réjouir l’œil de Louis Blanc ;

3° Il est calme, il juge. Le criminel Bonaparte est en sa présence, traîné sur ce théâtre par le plus grand des accusateurs.

— Croyez-vous, ajoutai-je, que tous ces Parisiens connussent les Châtiments ? Non ; ils les écoutent et frémissent ; il y a une pâleur étrange sur les visages. Le peuple n’applaudit que la pièce terminée, dans la crainte de l’interrompre ; mais alors quelle passion, quel enthousiasme ! Avez-vous rien entendu de plus puissant ?… Regardez au fond de cette petite loge Mme Charles Hugo, Charles et François Hugo qui pleurent.

Louis Blanc me répond en souriant : — Continuez.

— Je continue, oui, car je vis d’une autre existence dès que je me mêle à la foule. Voyez, ce peuple bien vêtu, sans haillons, tout attention et tout respect ; écoutez ces longs rou lements de bravos, ils ont quelque chose de discipliné, de militaire ; regardez cette fraternité de mouvements des foules françaises ! Les femmes, les hommes, les enfants, sont entassés comme dans une ruche ; les voilà tous accrochés les uns aux autres. Que de bras passés dans des bras, que de mains posées sur des épaules ! Quelle variété de physionomies ! que d’intelligence répandue ! Au lieu des figures ennuyées, désœuvrées, qu’on voit d’ordinaire ici, que de figures attentives, que d’esprits qui s’appliquent à tout comprendre ! Ces ouvriers travaillent pour nourrir leur âme avec la même ardeur qu’ils travaillent pour nourrir leurs corps… Les grands beaux vers ! Ils nous entraînent à leur suite et nous font gravir et descendre tour à tour les degrés de la haine, du mépris, du déchirement, du dégoût, de l’horreur, de l’enthousiasme, du patriotisme ! Sois béni, grand moraliste ; sois fier, grand historien ; sois admiré, grand poëte ! Nous avons vécu par toi durant quelques heures, et tu nous renvoies plus patriotes à la patrie.

On chante la Marseillaise ! Je la déteste


maintenant au théâtre ; j’ai eu envie de dire à l’acteur « Monsieur, sans vous commander, allez la chanter aux Prussiens ! » Lorsque j’entends sur le boulevard, chanter la Marseillaise par des compagnies de guerre qui vont à l’ennemi, j’éprouve une bien autre émotion que lorsque je la vois représentée. Quand l’action est là, tout proche, à côté de nous, le décor, la copie, le pastiche, n’en sont plus que la parodie…

Je sors de l’Opéra, et j’écris pour l‘Avenir national un récit de la représentation gratuite des Châtiments.





29 novembre.


Enfin ! enfin ! hier, pendant que nous étions à l’Opéra, la grande sortie a eu lieu ! Cette grande action, que Paris attend depuis deux mois, s’est engagée. Quelle émotion est la nôtre ! Dans quelle attente nous sommes !…

Ce matin, l’Officiel publie une vigoureuse pro clamation de Ducrot. Voilà un soldat ! « Je m’engage, dit-il, à ne revenir que mort ou vainqueur !»

Ce soir, les renseignements les plus contradictoires nous arrivent. Quand Ducrot a voulu traverser la Marne, une crue subite l’en a empêché. Des ponts de bateaux trop courts, des mesures mal prises, retardent l’attaque d’un jour. Notre grande affaire, celle sur laquelle repose la moitié de nos espérances, débute par un échec !





30 novembre.


Toute la nuit le canon tonne avec une précipitation sinistre. On voit de mon balcon l’éclair des coups. Le boulevard, malgré l’économie de son éclairage, — le charbon commence à manquer, — est animé jusqu'à une heure du matin ; il semble à tous que l’action sera décisive. Deux cent mille hommes, paraît-il, sont sortis de Paris.

Dès l’aube, le tambour, sous mes fenêtres, bat la charge. Je crois à une attaque dans les rues, à une invasion. Je me précipite au balcon : c’est un exercice. Depuis le commencement du siège, notre boulevard est le Champ de Mars du quartier. On fait sous mes yeux l’exercice de la charge. Tandis que les canons des forts de la Briche et de Romainville tonnent pour protéger des charges réelles, à Paris on en essaye de fictives. Mais, ici comme là-bas, on déploie toute son intelligence, tout son courage, tout son désir d’être utile à la patrie et de la servir.

Ducrot a-t-il passé la Marne ? C’est aujourd’hui qu’il tente de vaincre ou de mourir. Puisse-t-il vaincre ! Le courage des Français qu’il commande ne lui fera pas défaut. On dit que l’ennemi est attaqué de plusieurs côtés à la fois.

Mme Ménard-Dorian vient me voir dès le matin. Paul Ménard se bat, et sa courageuse femme n’a point de ses nouvelles. Ses mains sont brûlantes de fièvre, mais son visage est calme.

Pelletan et Dorian voulaient accompagner M. Trochu au combat. Le général leur a dit qu’ils n’avaient point le droit de le suivre, et leur a enjoint de ne pas sortir de l’enceinte.

La journée est superbe, quoique froide, le soleil brille. Au nom de la République, avec un roulement de tambour, on présente sous mes yeux quatre officiers à leur compagnie.

Tout est sérieux, grave, tout sert à quelque chose. L’événement en personne est là qui regarde ; tout prend la solennité de l’action, du réel ; il n’y a plus de semblants. On lit une page d’histoire dans la rue, on entend le canon d’une bataille. Je descends de chez moi pour aller panser des blessés.

Que d’émotions violentes ! le canon, la fusillade ne cessent pas. Hélas les nouvelles sont mauvaises jusqu’à trois heures. A partir de trois heures, les nouvelles deviennent bonnes. Quelle joie ! si nous pouvions faire une trouée, remporter un succès !

À quatre heures et demie, M. Guéroult vient m’apprendre à l’ambulance du Conservatoire que cinquante mille de nos soldats ont traversé la Marne, qu’on a pris Montmssly, et que Trochu s’est emparé d’Avron ! Nous nous réjouissons en vrais Français.

Ah ! si l’une des armées de Paris rencontrait un jour une armée de province ! Quelle folie de bonheur, quelles embrassades ! Ah ! si nous possédions une victoire ! si on nous la donnait pour tout à fait, comme disait Alice enfant, et non pour la reprendre le lendemain ! Mon cœur n’a pas cessé de battre depuis hier. Je crois et j’ai peur…

Le soir, on affirme que cent vingt mille hommes se dirigent sur Villiers, où ils espèrent coucher.

Alphonse Arlès-Dufour nous fait le récit de la prise d’Épinay, à laquelle il a pu assister, et où il a tiré son coup de fusil. Les marins et les mobiles de la Seine ont été superbes. Une canonnière, avec deux boulets, a ouvert le ventre à un gros mur et y a fait une énorme brèche par laquelle on a passé.

Comme il y avait des prisonniers bavarois, et qu’Alphonse Arlès-Dufour sait l’allemand, il leur a dit qu’ils seraient bien traités. Un Bavarois lui a répondu — Tant mieux ! j’ai fait mon devoir, mais je ne suis pas fâché d’en être quitte. Les Prussiens nous mettent toujours en avant, et je finis par trouver la chose un peu étrange. Quand nous avons mille blessés dans une affaire, ils n’en ont jamais que cent.

Un petit caporal des mobiles de la Seine était tellement heureux de conduire les prisonniers bavarois, qu’il dansait devant eux comme David devant l’arche.

Le soir, nous apprenons encore une excellente nouvelle. M. Albert Liouville nous dit qu’il a lu dans un journal anglais comment notre flotte, composée de plusieurs vaisseaux, dont la Victorieuse, a capturé la flotte prussienne tout entière. M. Albert Liouville est allé porter son journal à M. Dompierre d’Hornoy, le ministre, qui a eu un accès de joie folle et qui s’est écrié avec une exaltation dont M. Albert Liouville est encore ému :

— Si la nouvelle est vraie, c’est le plus beau fait d’armes de ce siècle !

Je donnerais mon bras droit pour que nous eussions à notre actif le plus beau fait d’armes de ce siècle, vu le passif de Sedan et de Metz.

Une de mes amies me fait pleurer en me racontant le départ du brave général Ducrot, le 28. Elle était sur la place de l’Opéra ; il passe avec ses troupes. On l’acclame, on répète : « Vive Ducrot ! » Les femmes se mettent à genoux, les hommes lui baisent les mains, on lui crie : « Prenez-nous, prenez nos enfants, nos maisons, faites bombarder Paris, mais sauvez la France ! » Le général est dans une telle émotion que tout à coup, ne sachant comment témoigner à cette foule sa reconnaissance et son admiration, il lui fait porter les armes !

En ce moment, le général Ducrot essaye de sauver Paris et de donner une victoire à la France !