Le siège de Paris/Janvier 1871

Michel Lévy Frères (p. 370-425).

1er janvier 1871.


On a cogné toute la nuit sur le boulevard pour construire des petites baraques. Je reçois des bonbons, des cartes, deux jolis morceaux de fromage enveloppés de papier doré, un petit pot de beurre, trois œufs frais dans un admirable nid de paille ; malgré de si belles étrennes, quel jour de l’an !

Nous sommes assiégés depuis plus de cent jours !

Tout le monde, sans distinctions de nuance d’esprit ou de nuance de parti, admire la belle lettre de Louis Blanc à Victor Hugo. Quelle langue ! quel souffle ! quelle vue profonde des choses à venir ! Prédits avec cet art, les temps futurs semblent vivre pour nous rendre l’espérance.

J’avais conquis à la boucherie anglaise, hier, à tour de bras, au milieu d’une bousculade inénarrable, un morceau d’éléphant. Chair appétissante, rosée, ferme, d’un grain très-fin avec de petits chinés du blanc le plus pur. J’appris par le boniment du boucher, un vrai boniment, très-spirituel, comique à se tordre, étant donné la marchandise qu’il annonce et les animaux du jardin d’acclimatation et des ménageries qu’il débite, que mon morceau d’éléphant faisait partie d’un tout ayant eu nom : Castor.

J’invitai Louis Blanc et son frère Charles à essayer de ce Castor, sur le mérite et sur la saveur duquel nous ne cessâmes de nous étendre durant tout le dîner.

Charles Blanc avait une loge pour l’Opéra. On y donnait le Désert.

La salle de l’Opéra n’est plus chauffée depuis longtemps ; elle est tristement éclairée par quelques lampes, par des bougies. On n’y joue qu’au bénéfice d’artistes pauvres ou appauvris. On gelait, et ce Désert si chaud, où le soleil verse tant de rayons, où la lumière et la couleur éblouissent, où le sable brûle, me causait, par le contraste, un tel malaise d’esprit, une telle souffrance nerveuse, que je priai Adam de me ramener à la maison.

Nos amis, qui mouraient aussi de froid, revinrent avec nous se chauffer à notre pâle feu de bois de bateau.

Nous causâmes d’un projet du gouvernement qui serait de faire nommer des représentants de Paris et de remettre les affaires entre leurs mains. Ce projet me rappelle un jeu de mon enfance. On passe de main en main une allumette dont on a éteint la flamme, dont on diminue le feu, et l’on dit : « Petit bonhomme vit encore !» Il s’agit de passer l’allumette au voisin dans le moment même où le petit bonhomme se meurt.

Je suis bien certaine que M. Trochu jettera l’allumette, la dernière étincelle de Paris, au dernier instant, à quelque bon petit camarade, afin de pouvoir dire : « Ce n’est pas dans mes mains que le petit bonhomme est mort. » M. Trochu est un malin qui fait donner des gages par les autres.

Paul Guéroult, qui continue de traîner la brouette aux tranchées, vient me voir. Il a passé une nuit dehors, la semaine dernière, par 17 degrés. Tu crois, chère Alice, qu’il est refroidi ; point du tout ! C’est lui qui remonte le moral de l’escouade dont il fait partie, et le brave garçon ne doute pas des destinées glorieuses d’une patrie qu’il consent à servir si humblement.

Mon neveu, Jules-Louis, ton unique cousin, se conduit fort bravement, Alice ; il est dans l’artillerie de la garde nationale, et j’ai reçu ce matin, du fort de Rosny, une lettre de lui, pleine de souhaits ardents pour notre France. Le fort de Rosny est bombardé par les Prussiens. L’artillerie de la garde nationale y fait honneur à notre Paris. Elle est pleine d’admiration pour son chef, le colonel Schœlcher, qui donne l’exemple de tous les courages. Mon neveu, avec soixante-dix de ses camarades, a réparé une brèche sous le feu ; il a une bonne petite blessure à la tête dont il est très-fier, et moi aussi. Trois artilleurs ont été tués ce matin dans une casemate par un obus prussien. L’artilleur en permission qui m’a remis la lettre de Jules, un homme de quarante ans, un ouvrier, me disait : « Vrai de vrai, madame, votre neveu a un joli sang-froid ; je rage de n’en avoir pas tant que lui ! Je ne suis pas poltron au dehors, mais au dedans je songe un peu trop à ma femme et aux petits, quand les obus prussiens carambolent autour de nous. »

M. Paul Collin, le peintre, qui revient des avant-postes avec son colonel, M. Maurice Bixio, me raconte l’histoire la plus bouffonne du monde. En rentrant de sa garde, d’une grand’garde de douze jours, il veut monter à son atelier, le concierge s’y oppose, dit qu’il ne le connaît pas, se refuse à lui donner sa clef. Le propriétaire de cette maison est parti, les locataires sont partis, l’ancien concierge est mort au commencement du siège, le nouveau s’est laissé enterrer il y a huit jours, de sorte que le concierge actuel n’entend rien et ne veut donner de clef à personne.

— Je couche philosophiquement chez Maurice, me dit M. Paul Collin, dont le récit m’avait fait rire aux éclats, mais ce qui me tourmente, c’est que je ne puis pas ravoir mes provisions.

— Quelles provisions ? demandai-je.

— Ah ! tout un sac de petits haricots rouges, avec lesquels nous jouions au loto depuis trois ans, et qui nous rafraîchiraient beaucoup, mon colonel et moi car, aux avant-postes, on ne mange que de la viande salée !





2 janvier.


Des nouvelles assez vagues circulent ; ce sont d’heureuses nouvelles ! Chanzy serait un héros, il aurait culbuté l’armée du prince Frédéric-Charles. Notre cœur bat encore d’espoir. M. Hauréau m’assurait tout à l’heure que M. Washburne a reçu pour la seconde fois ses journaux, non-seulement triés, mais découpés. Tout ce qui concerne la province est enlevé, bon signe !

On a trouvé hier une bouteille venue par la Marne et qui contient une lettre où il est écrit, en vraie écriture, que l’armée de Frédéric-Charles est en déroute, que Frédéric-Charles est tué ! Quel cran d’arrêt à la roue de notre fortune !

Ce bombardement de nos forts, cette dépense excessive de projectiles doit répondre à une inquiétude des Prussiens. Ils savent, M. de Moltke le leur a dit, que la famine nous menace, qu’avec un peu de patience ils prendront Paris sans combat. Pourquoi nous attaquent-ils ?

Aujourd’hui, ce dont on souffre le plus, c’est du manque de bois ; il n’y a plus de bois, plus de chevaux pour transporter le peu qu’on trouve. Le bois s’achète par toutes petites quantités. On rencontre des femmes bien vêtues avec leurs bûches ou leurs fagots de douves de tonneaux dans les bras. Elles vont par les rues, sans ostentation et sans humilité. Le pain aussi est bien mauvais. Pas une femme qui se plaigne ! Le dévouement à la patrie, voilà l’idée fixe, et c’est une si grande chose que la patrie, quand on y pense ! me disait mon ami l’ouvrier. — On y pense !

Au milieu des événements qui se pressent, les interprétations, les théories, les paradoxes, les prédictions vont leur train, le soir, dans notre salon. Les uns, comme M. de Reims, prétendent que la République est perdue, parce qu’elle a été proclamée trop hâtivement, et qu’elle n’est pas assez populaire en France pour supporter le poids des défaites, du sang versé, des impôts. M. d’Artigues répond que la République ne peut s’établir que sur des défaites, parce que la réaction et les partis monarchiques, si la France est vaincue, seront moins avides à la curée. M. Victor Lefranc dit qu’il faut que la République entre lentement, par la petite porte ; qu’en 1848 la République est entrée par la grande porte, et qu’elle a été trop facilement jetée dehors. M. Duclerc affirme, comme Adam, qu’heureuse ou battue la République seule peut tenir tête et faire face aux complications politiques et sociales de l’avenir.





3 et 4 janvier.


Mme de Rothschild a organisé, au chemin de fer du Nord, dans les salles du conseil, une vente en faveur de l‘Œuvre du Travail des femmes. J’ai vu souvent Mme James de Rothschild, Mmes E. Bocher, de Galliera et Duchâtel, ces derniers jours, pour l’organisation de cette vente.

Le patriotisme, la charité effacent rangs, castes, préjugés, religions, partis, éducations, fortunes, habitudes.

J’ai été frappée de la grande et calme lucidité que Mme de Rothschild apporte dans la bienfaisance. Sa bonté, à force de cœur et de générosité, parvient à être immense, même lorsqu’on la proportionne et la mesure aux facilités d’une immense fortune.

Nous vendrons le 5 au chemin de fer du Nord. Il gèle, il fait du verglas. Les voitures de toute espèce sont de plus en plus rares. Comment viendra-t-on à ce chemin du Nord ? comment irai-je ?

On a commenté, ces jours-ci, les nouvelles apportées par un numéro du Times du 23 décembre. Chanzy nous donne toujours les plus grandes espérances. Mais, à Paris, ceux qui voient l’inaction des généraux, leur incapacité, leur insuffisance voulue, les entraves qu’ils mettent à toutes les entreprises, n’hésitent pas à prononcer le mot de trahison.

Tout le monde s’attend au bombardement de Saint-Denis. Au sud de Paris, les Prussiens ont découvert des batteries à Clamart. Vont-ils bombarder aussi le faubourg Saint-Germain ? La nuit dernière, nous avons eu 20 degrés de froid, et, à quatre heures, sur le boulevard, nous en avons encore 8. Je ne me réchauffe plus. Qu’il doit faire doux et bon au Golfe-Juan ! Au mois de janvier, les rosiers et les orangers y sont en fleur !




5 janvier.


L’affreux verglas ! Il m’a fallu une heure et demie pour aller du boulevard Poissonnière au chemin de fer du Nord.

C’est aujourd’hui le premier jour de notre vente en faveur de l‘Œuvre du Travail des femmes. Je vends des passe-montagnes et des journaux. Mme de Rothschild fait vendre des comestibles qu’on s’arrache, qui atteignent des prix fabuleux. Un morceau de saucisson, duquel on pourrait à peine tirer quatre tranches, s’achète 25 francs. Un chou-rave s’enlève au même prix. L’enchère fait monter jusqu’à 100 francs une microscopique terrine de foie gras. Une paire de canards est couverte d’or. La boutique de Mme de Rothschild a le plus légitime succès et réalise plusieurs milliers de francs.

Tous les journaux amis m’ont envoyé une édition spéciale avec l’annonce de notre vente en tête. L’Officiel, lui-même, est également tiré pour moi sur papier de Hollande. Les Débats recommandent mon kiosque en des termes qui m’amènent acheteur sur acheteur. Partie dès le matin, je n’ai pas lu les journaux ; on me demande les Débats d’un air malin, on les paye généreusement vingt francs, quarante francs ! On me répète : « Quel charmant article de M. John Lemoine ! » Je dis : « Ah ! » J’ouvre le journal, je cherche les beautés de ma marchandise pour la mieux recommander, pour l’annoncer au besoin. Je ne trouve pas dans les Débats le moindre article de M. John Lemoine.

Le spirituel et le délicat de la chose s’expliquent. Les numéros des Débats qu’on m’a envoyés n’ont pas l’article sur mon kiosque ; ils ne contiennent pas ma réclame, et je ne suis pas exposée à vendre moi-même mon propre éloge.

Le canon ne cesse pas de gronder. Mme Dorian me dit que le gouvernement craint pour le soir une manifestation à l’Hôtel de ville. La neige et le verglas arrêteront bien des emportements, refroidiront bien des colères.

Les Prussiens bombardent les forts de Vanves, d’Issy, de Montrouge. Quel temps horrible pour nos soldats dans la tranchée, pour nos armées en campagne, pour notre chère armée de la Loire ! Si nous étions en automne, au printemps, comme la défense, comme l’attaque seraient plus faciles, l’obligation d’agir plus impérieuse, les prétextes à ne rien faire plus nuls encore !


6 janvier 1871.


Le bombardement de Paris a commencé cette nuit, sans que nous en ayons été officiellement avertis par les Prussiens, suivant l’usage de la guerre. Les barbares ! Plus de trois mille bombes sont tombées autour du Jardin des plantes, du Luxembourg. On ne s’était pas garé, ne sachant rien ; plusieurs personnes ont été tuées dans leur lit. Les obus sifflaient par-dessus les toits, éclataient à droite, à gauche. Les pauvres bombardés ont d’abord perdu la tête, et, au lieu de se réfugier dans les caves, beaucoup se sont sauvés, se sont fait tuer dans la rue.

Le courage de Paris ne faiblit pas. Nous courons dès le matin chercher les bombardés ; on réquisitionne pour eux les maisons des absents ; c’est un va-et-vient, un déménagement universel des extrémités au centre de Paris. Le commandant Gauthier m’amène Jeanne, sa fille, une amie de la mienne, avec son sac de voyage. Elle a compté dix-huit obus qui ont éclaté autour de sa maison, elle a la fièvre ; son courage n’a pas diminué, mais son exaltation est extrême.

Ce matin, en s’éveillant, elle s’est précipitée à une glace pour voir si, durant cette interminable nuit, ses cheveux n’avaient pas blanchi.

J’offre l’hospitalité à Jeanne. Nous allons partager avec elle la maigre ration de pain noir que nous partageons déjà avec notre blessé. On n’a pas d’indigestion en ce moment. Si les bombes et les obus se mangeaient, MM. les Prussiens ne nous en lanceraient pas autant. Quel bruit infernal !

J’ai vendu encore aujourd’hui, de une heure à quatre, au chemin de fer du Nord. Le ministre belge, en m’achetant un Officiel, me parlait de Gambetta, dont le gouvernement laisse penser beaucoup de mal, que quelques-uns de nos amis soupçonnent d’ambition, que la plupart défendent avec tiédeur. Le ministre belge me disait que Gambetta fait une besogne extraordinaire, et que ce tempérament, cette passion, cette exubérance dont on cherche trop à voir les mauvais côtés, lui donnent des ressources merveilleuses et des puissances tout à fait personnelles et imprévues.

Ce soir, on lit sur les murs de Paris la proclamation suivante :

« Au moment où l’ennemi redouble ses efforts d’intimidation, on cherche à égarer les citoyens de Paris par la tromperie et la calomnie. On exploite contre la défense nos souffrances et nos sacrifices. Rien ne fera tomber les armes de nos mains. Courage, confiance, patriotisme ! Le gouverneur de Paris ne capitulera pas !

6 janvier 1871.
Le gouverneur de Paris,
Général TROCHU. »


On entend le bruit incessant des obus, des canons, bruit tantôt sourd, tantôt déchirant, selon la distance où l’on est des bombes qui éclatent.

À neuf heures, le silence est extraordinaire ; ni voiture, ni passant sur le boulevard ; pas d’autres bruits que les bruits du bombardement ! Il dégèle, le ciel est noir, les rues sont boueu ses, humides, glissantes. On ne trouverait pas un fiacre à prix d’or.

Tout est dramatique : le temps, le lieu, l’action. Nous pourrions, en ce moment, dans nos lettres, dans nos journaux, parler le langage des grandes situations de l’histoire, sans qu’on ait le droit de nous reprocher d’être juchés et déclamatoires. Si les capitales de l’Europe se demandent quel air, pendant ce bombardement, a ce Paris si gai, si spirituel, si léger, répondons-leur : « Paris est fier d’être bombardé ! regardez-le, voyez son calme, son courage, et tâchez de l’égaler ! »





7 et 8 janvier.


Le bombardement continue. Les histoires les plus navrantes circulent. Dans la nuit du 5 au 6, il y a eu beaucoup de morts. Une mère, en rentrant chez elle, n’a retrouvé que des lambeaux de ses deux enfants. Au quatrième étage d’une maison, une famille a été broyée, père, mère, jusqu’à la nourrice, et une petite fille de six mois est restée suspendue dans son berceau à quelques millimètres du précipice ouvert par l’obus.

Ces deux jours-ci, on recommence à parcourir les quartiers bombardés. Je suis allée moi-même rue des Écoles, où est l’appartement de mon père, et, par la rue du Cherche-Midi, au ministère des travaux publics. Bien des gens qui n’affronteraient pas un coup de fusil courent après les obus et assistent tranquillement à leur explosion.

Des bombes sont tombées rue du Bac, jusqu’en face des Missions-Étrangères. Rue Madame, quatre obus ont éclaté dans la même cour. En traversant une place, j’ai entendu un gamin dire à son camarade :

— Je te dis qu’elles tombent de ce côté-ci, les obuses ! Tu vois bien les trous, c’est le bon endroit !

M. de Reims, qui est très-lié avec le commandant Potier, l’auteur de nos canons de sept, me disait que celui-ci s’étonne de la violence du bombardement. Les Prussiens, d’après lui, ont usé 40,000 kilogrammes de poudre sur le plateau d’Avron, et ils tirent sur Paris comme pour épuiser leurs provisions de siège.

Nous sommes toujours convaincus que l’absence de nouvelles et la suppression des journaux anglais et américains par l’ennemi sont la meilleure preuve de nos succès en province. Les Prussiens nous bombardent, donc ils ne croient avoir le temps d’attendre que la famine ouvre nos portes. Ils se hâtent d’employer leurs plus grands moyens de contrainte pour nous forcer à une capitulation immédiate.

Le froid me rend folle. Il me semble que ma tête va éclater comme un vase congelé.




Du 9 janvier au 14.


Je m’éveille après un cauchemar horrible. Depuis six jours, il me semble que toutes les bêtes à mille pattes du monde entier ont tra versé ma cervelle, s’y sont accrochées, et qu’il a fallu les arracher une à une en ouvrant chaque fois les soudures de mon cerveau.

J’ai vécu pendant six jours enfermée, sans lumière, incapable de lire, d’écrire, d’entendre. On m’a dit les bonnes nouvelles de la province envoyées par Gambetta, et je ne les ai pas comprises ! Je ne percevais qu’une chose : les sons, parce qu’ils ajoutaient à ma souffrance. Le bruit de chaque obus ennemi a frappé sur ma pauvre tête comme un coup de marteau. Que MM. les Prussiens piétistes soient contents ! Ils ont torturé, avec leurs bombes, aussi cruellement que l’eût fait la sainte inquisition, l’une des Françaises qui les hait le plus !

Je suis si faible encore que je ne puis rassembler mes idées.

Adam, qui a été inquiet de moi, est tout triste, malgré les bonnes nouvelles de la province.

Ce Gambetta prend des proportions de colosse, avec ses larges épaules qui ont toujours l’air de soutenir un monument. Il est la cariatide de notre France.


15 janvier.


Je suis broyée, vaincue par la douleur. Je n’ai vu personne depuis une semaine.

Impossible de dormir, de reposer même un instant. Les Parisiens n’ont pas dormi depuis dix jours. Le bombardement est effroyable.

Comme j’ai bien fait de ne pas garder ma fille auprès de moi ! Les femmes de Paris, qui assistent au siége payeront chacune, un jour ou l’autre, le tribut de souffrances que je viens d’acquitter.





16 et 17 janvier.


Le bruit de la trahison de M. Schmitz a couru. Ce général dont le nom allemand est désagréable à lire, et qui signe toujours P. O. (par ordre) Schmitz, ce qui l’a fait surnommer Pot-Schmitz, est malveillant pour la défense, grognon dès qu’il s’agit de la garde nationale, fécond en entraves lorsqu’on projette une sortie. M. Trochu, ce matin, a répondu dans l’Officiel aux accusations qui circulent sur le général Schmitz. Cette réponse est piteuse, M. Trochu y affecte des indignations de réactionnaire, il en parle le sot langage, il en écrit le mauvais style, il en emploie les rengaines, comme celle-ci, qui est bien usée : « Je ne recherche que l’approbation des honnêtes gens »





18 janvier.


Les bataillons de guerre de la garde nationale ont défilé depuis sept heures du matin jusqu’à quatre heures du soir sur le boulevard, sac au dos, leurs tentes sur des charrettes. Ils croient qu’on les conduit à une attaque décisive. La foule est énorme sur leur passage. Ils marchent, musique en tête, heureux d’agir, résolus à tout tenter dans ce dernier effort pour sauver notre Paris. Les bataillons sédentaires accompagnent leurs bataillons de guerre jusqu’aux portes.

A l’état-major de la garde nationale, on est convaincu que les compagnies de guerre se débanderont, s’affoleront aux premières décharges de l’artillerie prussienne. Tout Paris est certain du contraire. Des hommes qui, un à un, ont ce patriotisme, et qui, dans les rangs, ont cette fermeté d’allures, cet air martial, se comporteront comme de vieux soldats. C’est dans la garde nationale qu’est aujourd’hui le vrai courage de Paris, la volonté de vaincre, le meilleur élément de la défense, la seule force qui, habilement combinée avec les forces de la province, peut devenir l’instrument de notre délivrance.

Ils partent, où vont-ils ? Tous s’engagent dans les Champs-Élysées et se dirigent vers le mont Valérien.

J’ai une seconde lettre de ma fille, qui m’est venue par un ami de Mme Sand. Alice me dit que tous les regards se tournent vers Paris. On espère en lui pour sauver la France. Que signifie cette phrase ? Et la province vers laquelle tous les regards des Parisiens se tournent ? Nous espérons en elle aussi pour sauver la France. Peut-être la province et Paris, dans leur ardeur patriotique, se trompent-ils mutuellement et font-ils un chassé croisé d’espérances. Qu’importe, après tout, si notre foi réciproque nous soutient, et nous encourage à continuer la lutte à outrance ?





19 janvier.


L’action est engagée. On se bat. La garde nationale est au feu depuis six heures du matin. M. Cernuschi vient chercher Adam, et ils partent pour le lieu de bataille.

A deux heures, , une de mes amies entre chez moi et me crie : « Bonnes nouvelles Montretout a été enlevé à dix heures, on se bat sur Garches et à la Jonchère, les Prussiens ont été surpris et repoussés partout »

Elle me raconte que le directeur de l’École des ponts et chaussées, M. Léonce Reynaud, a trouvé un système de télégraphie extraordinairement ingénieux, que la clef de ce système est partie avec le dernier ballon, et que déjà M. Trochu a eu des nouvelles par ce procédé.

Mon amie est liée avec l’amiral Saisset, qui vient de perdre son fils unique broyé par un éclat d’obus, et qui disait hier : « Je puis me consoler de la perte de mon fils, tué pour la France, mais c’est à la condition de tremper tous les jours mes mains dans le sang prussien. » L’amiral voit un obus tomber à ses pieds l’un de ces derniers jours, il le repousse du bout de sa botte en disant : « Vieille ferraille !» Des officiers se précipitent vers l’amiral, le saisissent et l’emportent. L’obus éclate aussitôt.

A trois heures, Paris entier est sur le boulevard, dans les Champs-Elysées. Nous passons encore par toutes les joies des bonnes nouvelles, par toutes les angoisses des mauvaises. Une chose sur laquelle on est d’accord, c’est que la garde nationale se bat admirablement, étonne les troupes et les entraîne. Depuis ce matin, la garde nationale gagne du terrain ; on dit qu’elle est dans le parc de Buzenval.

Tout à coup, en plein espoir, avec des nouvelles certaines, au moment où il est incontestable que nous avançons, que l’élan de la garde nationale, de la mobile, des troupes est complet, on lit une proclamation de M. Trochu, proclamation insensée, coupable, et qu’il est impossible d’expliquer autrement que par un accès ode folie. Ce général, tandis que nos troupes se battent, dit qu’il voit un brouillard entre elles et lui, nous apprend qu’il demande un armistice de deux jours, et qu’il faut envoyer ce qui nous reste de fiacres pour rapporter nos blessés. N’est-ce pas à devenir fou soi-même ?

Un long gémissement s’échappe de toutes les poitrines, on se sent perdu avec de pareils hommes, le désespoir est dans toutes les âmes. Ces méchants croyaient que la garde nationale allait donner le spectacle de sa lâcheté ! En la voyant se battre comme elle se bat, soit remords de ne l’avoir pas employée, soit jalousie de gens vaincus partout, et qui ne veulent pas que des pékins sauvent Paris, ils ordonnent la retraite sous prétexte de brouillard, ils terminent la bataille sous prétexte de morts et de blessés ! Que l’histoire les maudisse comme Paris les maudit !

Adam et M. Cernuschi reviennent. Ils étaient sur le plateau du Moulin-de-Pierre, au milieu de notre artillerie, mi-chemin entre le parc de Buzenval et le mont Valérien, où se tenait M. Trochu, M. Clément Thomas et leur état-major. Ils n’ont pas cessé de voir et les troupes et les généraux. Qu’est-ce donc que fameux brouillard ? M. Cernuschi m’assure que les canons du Moulin-de-Pierre portaient jusqu’au milieu des Prussiens et que les boulets prussiens n’atteignaient pas les batteries du Moulin-de-Pierre.

— La garde nationale, me dit Adam, vient de montrer, en pure perte, hélas ! qu’on pouvait sauver Paris avec elle.

— Il n’y a plus d’illusion à se faire, ajoute M. Cernuschi, les hommes qui nous commandent étaient et sont incapables de nous délivrer.

Adam a vu revenir le 116e du champ de ba taille. Son colonel, M. Langlois, un des hommes les plus braves, un des patriotes les plus ardents qui soient à Paris, est blessé. Le 116e, le 71e, le 35e et le 76e, qui s’étaient battus toute la journée, marchaient en rang, solides, fiers de s’être bien conduits. Que de patriotisme, que de courage, que d’abnégation, que d’héroïsme rendus inutiles par l’insuffisance de M. Trochu, par la malveillance de MM. Guiod et Schmitz, par l’envie que MM. Ducrot et Vinoy se portent l’un à l’autre ! On dit que M. Ducrot était hier en retard de deux heures, parce que M. Vinoy commençait l’attaque, et que M. Vinoy s’est retiré au moment où M. Ducrot entrait en ligne. Mais là où MM. Guiod, Schmitz, Ducrot, Vinoy se retrouvent d’accord, c’est dans leur haine de Paris et de la République !





20 janvier.


Encore une entreprise solennellement préparée, maladroitement conduite, misérablement terminée. Avec cette phrase dont je n’ai trouvé encore que des variantes après chaque sortie, on pourrait faire l’histoire militaire du siège.

Quelqu’un qui ne ment pas m’affirme avoir entendu M. Trochu, au mont Valérien, nous mettre sous la protection de sainte Geneviève. Il avait, paraît-il, terminé sa dépêche par cette invocation : « Que sainte Geneviève ait pitié de nous ! » M. Jules Favre a effacé la phrase.

Les mauvaises nouvelles de Chanzy arrivent en même temps. Peut-être les avait-on gardées pour frapper notre esprit par plusieurs désastres à la fois. Les généraux et le gouvernement veulent une capitulation ! Paris et tous ceux qui, comme moi, avaient mérité le surnom d’à outrance, se sentent écrasés. Jamais, durant les plus cruelles épreuves de ces derniers mois, je n’ai plus souffert qu’en ce moment.

Paris est perdu ! notre pauvre, notre cher Paris va être sacrifié ; lui, qui pouvait être si fier, si glorieux, va être humilié, abaissé ! Avec tant d’éléments d’action, nous n’avons rien fait ! Tout ce courage, lentement aguerri, il va falloir l’arracher de nos âmes pour subir la honte d’une capitulation ! Cette combativité rentrée ne va-t-elle pas faire éclater nos cœurs et nos têtes ?





21 et 22 janvier.


Et le gouverneur de Paris, est-ce qu’il capitulera ? Et M. Jules Favre qui a dit : « Nous ne donnerons ni une pierre de nos forteresses, ni un pouce de terrain, » est-ce qu’il pourra mettre sa signature au bas d’un traité de capitulation ?

Ah1 nous voyons dans l’Officiel, aujourd’hui 22, que M. Trochu n’est plus gouverneur de Paris ; c’est donc M. Vinoy qui capitulera. Passez, muscade ! Le tour est fait. Pauvre Paris !

Le frère d’Adam, Adolphe, me raconte qu’hier, à la réunion des maires, M. Jules Ferry s’est prononcé avec passion pour une capitulation immédiate.

Tous les amis de Dorian se succèdent auprès de lui pour qu’il accepte de faire, avec la garde nationale, une dernière sortie, un acte de désespoir, cette fameuse trouée qu’on dit possible avec cinquante mille hommes décidés à tenter quelque chose de grand et prêts à mourir.

Jé vais moi-même chez Mme Dorian, je la supplie d’intercéder auprès de son mari en faveur des pauvres à outrance, dont elle, sa fille, son gendre, son fils, Dorian lui-même, ont assez prouvé jusqu’aujourd’hui l’ardeur et le patriotisme. Mme Dorian est très-énergique. Sa douleur, à la pensée d’une capitulation, est aussi violente que la mienne. Elle prie son mari de tenter cet effort suprême que nous lui demandons.

À ce moment, M. Magnin arrive, et nous dit qu’il n’y a plus de vivres que pour deux jours.

Plusieurs personnes m’attendaient chez moi pour savoir quelle était la réponse de Dorian ; l’une d’elles me dit :

— Il est facile de prouver avec des chiffres que nous avons encore des vivres pour quinze jours. Aux omnibus, dont-on peut supprimer en tièrement le service et manger les chevaux, il y a 170,000 quintaux d’avoine. On a trouvé 1,400 sacs de blé à Nanterre, et il reste 70 communes à fouiller. Tous les grainetiers, aux étalages, ont encore de l’orge et des graines.

Nos nerfs sont tendus comme les cordes d’une raquette : tout rebondit dessus. Je sors de chez moi, je ne puis tenir en place. Je cherche l’un des hommes qui peuvent le mieux apporter quelque apaisement à ma douleur. Peyrat, que je trouve, vient de faire un article superbe d’indignation ; il porte sur les hommes qui nous commandent et sur ceux qui nous gouvernent un jugement que l’histoire confirmera.

Avant de rentrer chez moi, je songe à Jourdan, à mon vieux compagnon d’espérance. Je vais au Siècle. Jourdan est très-abattu, presque découragé. La nomination de M. Vinoy lui paraît une dérision, un jeu ; il en est blessé plus qu’un autre. Jusqu’à une heure du matin, on lui a fait croire qu’on accordait Dorian à l’opinion publique comme ministre de la guerre. Notre avis est que le gouvernement veut à tout prix une capi tulation, qu’il est las de ses responsabilités, qu’enfin Paris va être livré ! Nous n’avons plus d’espoir qu’en la province. Nous essayerons de nous échapper pour aller rejoindre nos amis, les à outrance du dehors.

Je retourne à la maison, il pleut. Je sors aujourd’hui pour la première fois depuis mes affreuses névralgies, je suis très-faible encore ; cependant je reçois la pluie, je marche dans la boue sans me soucier d’autre chose que des pensées qui m’assaillent.

En remontant chez moi, je rencontre sur l’escalier le jeune lieutenant, notre blessé. Il est pâle et me crie : « On se bat certainement sur la place de l’Hôtel de ville. Je viens d’entendre des feux de peloton dans cette direction. » Je ne veux pas croire à ce malheur. Au Siècle, où l’on parlait d’une manifestation, j’avais demandé si c’était chose grave, et l’on m’avait répondu : « Ce n’est rien ; il n’y a pas trois cents personnes sur la place de l’Hôtel de ville, et M. Vinoy, qui gouverne Paris, a massé sur les ponts, sur les quais, depuis douze heures, quatre-vingt mille hommes ! » Jamais, pour les Prussiens, on n’était parvenu à en réunir autant.

Adam rentre et me dit que le bruit entendu est bien le bruit d’une fusillade sur la place de l’Hôtel de ville. Il y a plusieurs morts.

Hélas ! hélas ! je n’aurais pas assez des lamentations de Jérémie pour exprimer ce que je souffre. Ma pauvre République !

On m’apporte deux dépêches de province : l’une est de mon ami Arlès-Dufour, qui me parle de ma fille, dont il a reçu une longue lettre ; l’autre est de mon père lui-même. Ma mère et ma fille vont très-bien. J’ai un moment de joie égoïste.

Le boulevard est en pleine agitation. Tous se demandent ce que veut dire cette fusillade. On raconte qu’à un coup de fusil tiré du fond de la place, à un signal, les portes et les fenêtres de l’Hôtel de ville se sont ouvertes comme par enchantement, les unes pour laisser voir des mitrailleuses, les autres pour laisser passer des feux de peloton. Plusieurs personnes affirment que les mitrailleuses ont tiré.

M. Vinoy, gouverneur de Paris, commence bien. Sa première journée a été bonne. Son bonapartisme doit être satisfait. Cela rappelle en petit le 2 décembre. Et le gouvernement de la défense, qui fait grâce aux déserteurs et laisse tirer à mitraille sur trois cents exaltés dont le crime est de ne pas vouloir capituler ! Ces mitrailleuses, pour lesquelles on a souscrit dans la plus pauvre mansarde, étaient donc destinées à faucher les Parisiens, à faire merveille sur des Français ? Les hommes du gouvernement sont solidaires de l’acte coupable qui vient de se commettre. M. Picard, dont l’influence a puissamment aidé au choix de M. Vinoy est responsable du sang versé aujourd’hui.

Sur le boulevard, j’entendais dire par de pauvres gens : « Quoi ! nous avons tant souffert ; quoi ! nous avons supporté tant de privations pour qu’on nous mitraille, nous, nos femmes, nos enfants, quand on refuse de tuer les Prussiens ! » Les officiers de la garde nationale étaient atterrés. J’en vis plusieurs qui, après avoir été lanternés et trompés, voyant clair enfin, poussés à bout, nourrissaient les projets les plus extravagants. Les simples gardes répétaient comme une formule : « Est-ce que nous avons refusé de nous battre ? » Les femmes surtout, qui ont montré un courage plus difficile et qui ont dû, pour être ce qu’elles sont depuis quatre mois, violenter leur nature, éprouvent une indignation telle que tout à l’heure, dans un groupe où je me trouvais, composé exclusivement de femmes, la plupart s’écriaient : « Puisque les hommes obéissent à un état-major qui trahit, il faut que nous fassions mieux que les hommes ! »

A huit heures, il n’y a plus une âme sur le boulevard ; c’est lugubre.






23 janvier.


Triste journée. L’Officiel est un réceptacle de platitudes et de menaces : — Défense de se réunir dans les clubs ; — suppression du Combat et du Réveil ; — une jésuitique proclamation de M. Vinoy ; — une très-fade adresse du gouvernement aux citoyens de Paris ; — deux lettres de M. Jules Ferry aux maires.

La fusillade d’hier est le sujet de toutes les récriminations. Un capitaine d’état-major a dit tout haut dans un café, en se frottant les mains : « Eh ! eh ! Vinoy n’a pas tardé à faire sa petite affaire ! »

La réaction, fruit des manœuvres bonapartistes et de la complaisance de M. Picard, éclate enfin, elle est partout, à chaque ligne de l‘Officiel.

Nos vieux amis, qui depuis tant d’années luttent pour les idées libérales, voient encore une fois le triomphe de la réaction, d’une réaction apostillée, hélas ! par des hommes qui portent comme nous le nom de républicains !

C’est M. Picard, en personne, qui a porté à l’Officiel la nomination de M. Vinoy, sans prévenir ses collègues. Le gouvernement n’a pas osé la démentir. Voilà qui explique pourquoi cette nomination n’était pas à la partie officielle.

Jourdan vient et pleure avec moi.

— Croiriez-vous, me dit-il, que, depuis cinquante ans, j’ai toujours fumé des cigarettes, que mes doigts ont pu en rouler, par vieille habitude, dans les circonstances les plus graves de ma vie, et que j’ai cessé de fumer, sans m’en apercevoir, depuis trois jours ?

Edmond Plauchut arrive bien exalté. Ce qui l’irrite par-dessus tout, lui, ce qui met le comble à ses griefs, c’est la suppression des journaux. Il montait la garde hier au soir dans la cour du ministère de l’intérieur. Il voit venir à lui et à ses camarades M. Picard lui-même, qui leur dit : « Messieurs, vous avez appris l’horrible attentat… Vous avez des cartouches, n’est-ce pas ?… Vous savez qu’il n’y a plus de vivres que pour huit jours ? » Les gardes nationaux tournent le dos à M. Picard.

M. Germa, colonel de la garde nationale, entre et raconte sa campagne sur le plateau de Montretout, le manque de canons, de vivres, les éternelles attaques contre les murs, l’insolence d’un général, cette rage de retraite en bon ordre qui nous a fait toujours perdre nos positions acquises, et montre assez qu’on n’a jamais voulu aller en avant. À quatre heures du soir, il tenait la Bergerie ; en sacrifiant vingt hommes, il l’eût gardée jusqu’au lendemain matin !

Nous avons tous la fièvre. Nous faisons des projets de délivrance extravagants. Mon neveu me dit que l’idée de la capitulation le rend fou, qu’il a perdu tout sommeil, qu’au fort de Rosny les marins et les artilleurs de la garde nationale, lui compris, jurent de ne point se rendre.

Les réactionnaires du gouvernement imaginent l’impossible pour qu’on exige d’eux cette capitulation qu’ils convoitent et que personne, à Paris, ne consent à désirer. On lasse, on tourmente, on harcèle la population parisienne, si dévouée à la cause de la France, de cette France que M. Picard ne veut à aucun prix laisser sous le pouvoir de Gambetta. J’entends d’ici M. Picard se dire à lui-même : « Vite, capitulons, et courons à Bordeaux pour briser celui qui de rien a fait quelque chose, tandis que de quelque chose nous n’avons su faire ici qu’un beau rien du tout ! »

M. Ferry s’est amusé, avec une ironie cruelle, à faire jouer depuis avant-hier aux femmes de Paris le jeu des quatre coins. Nous allons chercher notre pain dans le quartier de gens qui viennent chercher leur pain dans le nôtre !





24 janvier.


J’ai passé une nuit horrible, avec des hallucinations. La République, notre France, prennent des formes, des visages, me parlent, m’appellent.

L’une de mes amies, qui a la fièvre comme moi depuis quelques jours, me disait :

— Ce gouvernement et tout ce qui le touche me paraît si mesquin, si petit de taille, si aplati, que je ne puis pas même, pour calmer ma fièvre, rêver à quelque acte de folie un peu grand. Me voyez-vous la Charlotte Corday de M. Picard ou de M. Trochu ?

Il y a des gens qui ne désespèrent pas encore aujourd’hui. J’en rencontre beaucoup qui préfèrent les extrémités, les plus terribles à la moindre faiblesse. Si les Prussiens osaient défiler sur le boulevard, je crois que nous ferions comme les Russes ont fait à Moscou… La mort est vingt fois moins cruelle que l’abaissement de la patrie !

On dit que le vieux général Tripier, général du génie, croit qu’on devrait tenter un coup d’audace.

Le général Tripier est celui qui, dès les premiers jours du siège, essaya en vain de faire adopter un système d’éloignement des Prussiens par des levées de terre auxquels la garde nationale tout entière eût travaillé. Le général Tripier, s’appliquant à persuader le général Ducrot, lui disait, à propos de Châtillon que nous avions perdu :

— Vous n’aurez presque rien à faire si vous permettez que je vous aide à le reprendre.

— Je me moque de Châtillon, répondait M. Ducrot. Si j’y suis, les Prussiens me tourneront.

— Tant mieux, répliquait le général Tripier, être tourné d’un seul côté quand on sait par où, c’est un avantage ; vous jetterez les Prussiens à la Seine !

M. Ducrot ne voulut rien entendre.

Je suis allée avenue d’Italie. On meurt de faim, mais je n’ai nulle part entendu dire une autre parole que celle-ci : « Nous ne capitulerons pas !»





25 janvier.


Quelles tortures ! Il me semble que tout s’écroule en moi. Le 4 septembre j’avais touché à l’idéal, je l’avais tenu dans mes deux mains. La République était née ce jour-là sans violence ; une grande révolution s’était faite sans désordre. Cette République implorée m’apparaissait comme une Madone de bon secours apparaît aux matelots dans la tempête. Je ne doutais pas que, venue ainsi, elle ne nous sauvât et ne nous fît accomplir des miracles. Toutes mes croyances, toutes mes idées, tous mes sentiments trouvaient leur culte. Je voyais de mes yeux cette divinité réelle : le Progrès ! Mon esprit était frappé par la démonstration, par la vérité des lois de justice et de morale qui président aux faits humains !… Aura-t-il suffi de quelques prétoriens médiocres, de quelques militaires ou stupides ou haineux, ou plus impérialistes que Français, de quelques traîtres, pour souffler sur notre flambeau, pour éteindre notre lumière, pour faire mentir la vérité ?… Où se retrouver ? Quel affolement pour le peuple ! Ma France adorée, que faire, que faire ?

L’Officiel de ce matin est une insulte à notre douleur. Quoi ! les cœurs saignent !… quoi ! la population entière de Paris est dans le désespoir, dans les larmes !… et pas un mot, pas un gémissement, pas un cri ne s’échappe du cœur ou de la poitrine de ceux qui nous gouvernent ! M. Picard et M. Vinoy ne le permettraient-ils pas ?

Tous ceux que je vois et qui sont renseignés me disent, me répètent : « C’est fini ! La retraite de Faidherbe, le désastre de Chanzy sont certains. Le gouvernement capitule. »

Louis Blanc me fait visite ; il ne sait rien que les fautes commises par nos généraux à Montretout. Je lui donne mes tristes nouvelles, et j’assiste au spectacle de sa désolation. Il s’indigne, et sa souffrance, tout d’abord, se traduit par l’emportement. Il récrimine, comme je le fais sans cesse, il énumère la série des dons que nous avions faits à M. Trochu et au gouvernement de la défense ; notre confiance, notre foi même, l’abandon de tous nos intérêts, la charge de dépenser notre courage ; tous les éléments sauveurs, nous les leur avions donnés !

Mme Dorian arrive. Nous nous embrassons, et nous pleurons. Je lui dis :

— On ne m’ôtera jamais de l’idée que Dorian eût pu nous sauver encore ; lui aussi, il est coupable…

— S‘il avait eu la moindre lueur d’espoir, il eût accepté toutes les responsabilités, répond-elle ; mais nous manquons de vivres, à tel point que nous ne pourrons peut-être pas être ravitaillés à temps.

Mme Dorian me quitte en me priant d’aller voir sa fille, son gendre, son fils, qui souffrent autant que moi et me demandent. Je ne le puis, je suis trop violente ; je leur ferais du mal avec ma perpétuelle colère.

Le colonel Germa sort d’une réunion où le gouvernement avait convoqué quarante-six colonels ou commandants de la garde nationale, pour leur dire que tout était fini et qu’il fallait maintenir l’ordre. Le gouvernement compte sur les quarante-six commandants pour faire entendre à la garde nationale, avec finesse et habileté, — ce sont les expressions, — qu’il n’y a plus de vivres. Le colonel Germa ne veut pas capituler, il a donné sa démission, il est libre, il veut faire quelque chose, finir avec honneur ! Nos amis et lui, nous combinons cent moyens d’échapper à la honte de la capitulation.

Des affûts, des canons, des boulets, des obus passent sur le boulevard. Puisqu’on ne veut plus se battre, pourquoi promène-t-on ces voitures du train sous nos yeux ? Est-ce pour nous prouver que nous nous rendrons sans avoir épuisé nos munitions ? Nous le savons de reste, messieurs les généraux !





26 janvier.


M. Jules Favre a réuni les maires des arrondissements pour leur faire part de ses démarches et leur en apprendre le résultat. Un maire m’a raconté la séance.

M. Jules Favre a dit qu’il avait trouvé M. de Bismark beaucoup moins hautain qu’à Ferrières ; qu’il avait été agité entre eux les questions suivantes : un ravitaillement de Paris, avec libre circulation pendant trois semaines renouvelables ; nomination par la France d’une Assemblée avec laquelle on traitera de la paix. M. de Bismark demande les forts de Paris. Il laisse aux officiers de l’armée leur épée, licencie la mobile, conserve à la garde nationale ses armes pour maintenir l’ordre.

M. de Bismark, toujours d’après M. Jules Favre, prétend que MM. de Talhouët et Changarnier sont maîtres de la situation à Bordeaux, et soutiennent la candidature d’Eugénie et du prince impérial.

M. de Bismark aurait dit encore à notre ministre des affaires étrangères qu’il avait été sur le point de conclure un traité avec Bazaine pour une restauration impériale, mais qu’ayant constaté l’aversion de l’armée prisonnière en Prusse pour tout ce qui est bonapartisme, et, d’autre part, ayant vu la République créer en France tant d’éléments de résistance, il ne songeait plus à rétablir l’empire et qu’il acceptait de traiter avec le gouvernement de la défense nationale.

Vraiment ?… Ah ! le brave homme !

M. de Bismark licencie la mobile, qui ne demande qu’à retourner chez elle. Il laisse aux officiers leur épée, parce que plus d’un lieutenant, plus d’un capitaine aurait pu ne pas vouloir se laisser déshonorer. Il conserve à la garde nationale ses armes, et il prend les forts ! Voilà le chef-d’œuvre de noirceur. La garde nationale, seule à Paris, refuse de capituler ; elle a des armes, elle osera quelque folie patriotique ; et M. de Bismark l’écrasera du haut des forts, en disant à l’Europe : « J’en suis désolé, mais convenez qu’avec ces Parisiens je n’ai pas pu faire autrement ! »

Tous mes humbles amis accourent de Montmartre, de la barrière d’Italie. J’entends des mots extraordinaires. Les femmes ont une douleur, une indignation effrayantes. L’une d’elles me disait avec l’accent de la haine et du désespoir.

— Quoi ! j’ai fait cinq heures, sept heures de queue durant trois mois pour avoir cent grammes de viande tous les trois jours et un peu de pain. J’ai vu mes deux enfants mourir lentement de faim avec cette nourriture que je leur donnais tout entière. Mon mari est à l’hôpital. La blessure qu’il a reçue à Montretout est grave, peut-être qu’il en mourra ! J’ai gagné une maladie de cœur pendant le froid, quand je n’avais ni bois, ni charbon, ni argent et tout cela… pour qu’on capitule, pour qu’on se rende ! jamais, jamais ! Je prendrai le fusil de l’homme que ses cama rades m’ont rapporté, et j’irai tirer avec contre les canons prussiens pour me faire tuer.

On oublie la distribution du pain à Belleville, depuis trois jours. Mais Belleville ne veut pas capituler. Les petits commerçants, d’accord avec les ouvriers, disent qu’ils préfèrent la mort à l’entrée des troupes de Guillaume dans Paris, qu’ils feront tout sauter, nous et nos ennemis, si les Prussiens défilent quelque part. On m’apprend que les hauts quartiers descendent demain pour protester contre une capitulation.

Adam revient de chez Dorian. L’armistice est signé ! Malédiction ! À onze heures, les forts cesseront de tirer… Il est onze heures, et le mont Valérien ou la batterie de Saint-Ouen tonne encore… S’il était survenu une difficulté ! Si l’un des forts, si le mont Valérien refusait de se rendre ! Si une grande action allait être le rachat de tant de faiblesses ?

Minuit… On ne tire plus.

Je voudrais mourir à cette heure !


27 janvier.


Les ministères envoient partout des dépêches pour commencer le ravitaillement. On songe au repas des funérailles.

Nous n’avons de nouvelles de la province que par M. de Bismark. Sont-elles aussi vraies qu’elles sont inquiétantes ? Pauvre Gambetta ! comme il doit souffrir là-bas, à Lille, où on le dit enfermé avec Faidherbe ! Pauvre grand patriote !

L‘Officiel nous apprend ce matin dans une note plate, sans émotion, sans douleur, sans accent d’aucune sorte, la conclusion de l’armistice. Un petit nombre de gens croient à la réalité du manque de vivres. Le désespoir est sans limite, l’exaltation inexprimable. Les bruits de trahison, les menaces, les projets de faire sauter Paris quand les Prussiens y entreront circulent, toutes les extravagances ont cours et sont approuvées. La seule, l’unique consolation est la pensée qu’on pourra s’échapper de Paris, aller rejoindre l’armée de la Loire et combattre avec les généraux et les amiraux de Gambetta, avec Chanzy, Jaurès, Billot, Jauréguiberry !

L’un des hommes qui ont le plus agi pendant le siège, et qui ont le plus sincèrement cherché, non à critiquer, mais à conseiller, M. Duclerc, s’indigne et récrimine aujourd’hui comme nous tous. Le 21 novembre, il avait dit à M. Trochu qu’il ne réussirait pas à Champigny, qu'il avait trois rivières à traverser, qu’il serait obligé de traîner ses ponts de bateau pendant vingt kilomètres, et qu’au moindre échec il serait jeté dans l’une des trois rivières. Pour Montretout, il avait proposé à M. Trochu, quelques jours avant l’expédition, de lui transporter cinquante canons, avec cinq cents charpentiers de chemin de fer, dans un pli de terrain, et, de minuit à quatre heures du matin, de les lui installer à la Bergerie, dont il connaît tous les abords. M. Trochu réfléchit et refusa.

Chaque fois qu’on voulait tirer M. Trochu de ses hésitations et de sa routine, il se défiait et considérait l’homme hardi, ingénieux qui venait à lui, comme un perturbateur dangereux.

J’entends sur le boulevard un grand bruit. L’agitation commence. Plus de mille personnes passent et se dirigent vers la Bastille. Pas un cri, pas un mot.

M. Delescluze a été arrêté pour excitation à la guerre civile.

Des officiers protestent ce matin dans le Siècle contre la capitulation et supplient le gouvernement de ne pas rendre les forts.

Il est trop tard !





28 janvier.


L’Officiel d’aujourd’hui contient les termes généraux de la capitulation. Il nous prépare lentement à la torture des petits détails.

Dans ce même numéro où le gouvernement nous donne la preuve de son découragement et de sa faiblesse, il y a quarante lignes qui sont pour lui une condamnation. Publiées dans le Réveil ou dans le Rappel, elles eussent paru cruelles d’à-propos. Dans l’Officiel, ces quarante lignes sont inexplicables. Le sujet est la lutte des Milanais contre Radetzki (troisième page de l’Officiel du 28 janvier). Une population armée de vieux sabres, de vieux fusils, de lances, sort la nuit, hommes, femmes, enfants, de tous les côtés à la fois, et, par ses cris, par l’incendie, par le courage qu’elle montre, par le désordre et la terreur qu’elle répand, chasse en quatre jours une armée de cent mille soldats qui l’assiégeait.

On parle déjà d’élections. La plupart de nos amis déclarent qu’ils ne veulent pas siéger dans une Chambre où ils seraient obligés de consentir à la paix, comme représentants parisiens, puisque Paris est livré en otage, tandis qu’ils voudraient continuer la guerre à outrance, comme représentants français.

On a enterré hier, à Saint-Augustin, le pauvre Henri Regnault. Il y avait une foule énorme. On pleurait sur la patrie et sur l’un de ses enfants déjà illustre. Son titre de prix de Rome dispensait légalement Henri Regnault de tout devoir militaire. Il a voulu servir la France dans les bataillons de marche, et il a été tué à Buzenval. Sa fiancée, en deuil de veuve, suivait le convoi.

Gustave Lambert et Rochebrune sont morts aussi dans l’affaire de Buzenval.

On parle de la résistance des marins qui refusent de livrer les forts. On est allé trouver l’amiral Saisset pour le supplier de se mettre à la tête des gens de bonne volonté, c’est-à-dire de tout Paris. S’il était possible de signifier à M. de Bismark qu’on rejette son armistice et qu’on ne ratifie pas la signature de M. Jules Favre ! Quatre cents officiers de la garde nationale ont signé une protestation contre l’armistice.

Les marins ne voulant pas rendre les forts, on les a remplacés par des mobiles qui les ont rendus.





29 janvier.


Les termes définitifs de la capitulation, mot par mot, phrase par phrase, sont tout au long dans l‘Officiel de ce matin.

Nos armées de province, notre dernier espoir, sont arrêtées, sacrifiées, ne peuvent continuer la lutte. Ce n’est pas seulement un armistice pour Paris, c’est un armistice pour la France ! Les limites où doit se tenir l’armée prussienne ont été déterminées par M. de Bismark, et l’on peut penser si, avec des gens qui ne savent pas la géographie, qui sont mal renseignés, il les a fixées de manière à en bénéficier, au cas probable d’une reprise des hostilités ! De quel droit M. Jules Favre a-t-il signé cela ? Il fallait consulter Gambetta et ses généraux. Être accommodant, idéaliste, rêveur dans de pareilles négociations ; ne pas savoir à quel point mathématique l’engagement consenti fixe vos limites : c’est accepter une responsabilité écrasante, c’est autoriser les contemporains à la violence, aux récriminations, et permettre à l’histoire de vous infliger le plus sévère de ses jugements.





30 janvier.


Adam est porté sur la liste des députés de Paris. Que c’est grave ! Signer une paix honteuse ou risquer de plus grands désastres en continuant la guerre : quelle alternative pour un patriote !

J’ai voulu sortir en voiture, aller chez Mme Dorian, m’abreuver des détails de notre humiliation. Impossible de trouver un fiacre ! Dorian a dit à Adam qu’il n’y avait jamais eu plus de vingt mille Prussiens à Versailles ! C’est le maire de Versailles qui le lui a certifié.

Le boulevard est lamentable à voir. Tous nos marins, tous nos mobiles, la plupart sales, déguenillés, les bras ballants, se promènent, s’entre-croisent, se regardent. Rien n’est plus désolé que ce spectacle.

Il a fallu refaire les premiers laisser-passer, qui étaient en français. Le préfet dé police a dû aller chercher la formule nouvelle à Versailles, formule moitié allemande et moitié française, parce que, a dit M. de Bismark, les soldats prussiens ne savent peut-être pas tous le français.

Trois mille cinq cents laisser-passer ont été distribués aujourd’hui à la Préfecture de police.