Le sergent Hoff, épisode du siège de Paris

LE SERGENT HOFF
ÉPISODE DU SIÈGE DE PARIS.

I.

Il fut célèbre deux mois entiers : on l’appelait le chasseur d’hommes, et les Parisiens avaient fait de lui leur héros. C’était bien là en effet le type du franc-tireur, un de ces hommes comme il en fallait pour harceler l’ennemi, lui tuer du monde, donner du temps aux armées de province et préparer la grande sortie. À l’ordre du jour sur les rapports partis de la place, le nom de Hoff revenait sans cesse, et les plus sceptiques étaient forcés de croire des choses presque invraisemblables. Au 10 novembre, n’avait-il pas déjà tué de sa main plus de trente Prussiens ? Seul ou presque seul, il courait la campagne, faisant la guerre en vrai partisan, enlevant les sentinelles ennemies, surprenant les postes. Un jour il délogeait les Prussiens de l’île des Loups, une autre fois il s’emparait de Neuilly. De Nogent à la Ville-Évrard, sur toute la rive droite de la Marne, il était roi du pays. Pour tant de hauts faits, il avait reçu la croix. Des reporters allèrent le voir aux grand’gardes, les gazettes publièrent sa biographie, son portrait courut les rues, et plus que jamais dans Paris on parla de sorties, de surprises, de francs-tireurs et de guerilleros.

Cependant le siège traînait en longueur : janvier était venu, et invinciblement les cœurs se fermaient à l’espérance ; on ne s’attendait plus qu’aux mauvaises nouvelles. On sut qu’à Champigny Hoff avait disparu. Qu’était-il devenu ? Un journal chercha, s’informa ; les révélations furent accablantes. Le fameux sergent n’était qu’un espion ; de son vrai nom il s’appelait Hentzel, et avait grade de lieutenant en premier dans un régiment de chasseurs bavarois. Ses exploits si vantés ne s’expliquaient que trop bien : à la faveur de sa réputation, il traversait librement nos lignes, passait chez ses camarades, leur révélait et nos mots d’ordre et nos projets, puis revenait chargé de faciles dépouilles, casques on fusils, qui lui servaient à nous tromper sur son véritable rôle. En vain quelques-uns des hommes qui avaient marché avec Hoff voulurent-ils protester de son innocence, en vain firent-ils connaître ses états de service et le détail de sa vie. On refusa de les croire. Le faux sergent d’ailleurs n’avait pas tardé à recevoir son châtiment : des francs-tireurs de la Seine, dans une petite expédition, l’avaient surpris, reconnu et fusillé sans autre forme de procès ; ils citaient l’endroit, c’était sur l’autre rive de la Seine, du côté de Bezons. Dès lors le doute n’était plus permis. Avec la même ardeur qu’elle avait mise à exalter son héros, la population parisienne accueillit les bruits outrageans qui couraient sur lui, on s’étonna d’avoir pu s’engouer ainsi d’un agent des Prussiens ; on accusa même le gouvernement de s’être prêté à cette triste mystification, et plus d’un s’écria, — le mot alors était à la mode : — Nous sommes trahis !

Or le sergent Hoff existait bien réellement ; le pauvre garçon était innocent, il avait fait son devoir jusqu’au bout, et à l’heure même où on le traitait d’espion, prisonnier en Allemagne, il était forcé de changer de nom pour dérober aux Prussiens sa tête mise à prix. Après quatre mois de captivité, de retour en France, il a fait partie de l’armée de Versailles et a reçu, en entrant à Paris, une blessure qui désormais le rend impropre au service. Récemment encore il était au fort du Mont-Valérien, attendant sa retraite ; c’est là qu’il m’a conté son histoire. Il parle lentement, sobrement, d’un ton exempt de forfanterie, avec ces hésitations et ces tours de phrase particuliers aux paysans alsaciens. Ne cherchez point une tête expressive, une de ces physionomies qui frappent au premier abord. Hoff est un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne, aux yeux bleus, à l’air doux et calme, une bonne figure de soldat en un mot. Son dos déjà voûté, ses cheveux gris, ses traits fatigués le font paraître plus vieux que son âge ; on s’use vite au métier qu’il a fait. Simple d’allures, un peu gauche même, il craint de se livrer, et garde toujours une certaine réserve ; mais sous ces humbles dehors se cache une nature fortement trempée, capable des plus beaux dévouements. Il ne manque d’ailleurs ni de finesse ni d’intelligence ; la lèvre mince a un sourire tout particulier. Quand il s’anime, l’œil, petit et vif, semble lancer des éclairs, ses traits prennent tout à coup une expression d’énergie singulière, et il sait alors trouver le mot juste. — Mais comment donc avez-vous fait pour en tuer autant à vous seul ? lui demandait un général.

— Comme j’ai pu, répondit-il.

Il est admis en principe que les grands caractères se révèlent de bonne heure : préjugé ou non, Hoff avant la guerre n’avait fait pressentir en rien ce qu’il devait être un jour. Il est né en Alsace, dans le canton de Marmoutiers, à quelques kilomètres de Saverne. Plâtrier de profession, des l’âge de quatorze ans, il quittait la maison paternelle pour commencer son tour de France. En 1856, la conscription le prit, et il entra au régiment. Il ne savait presque rien alors ; il savait un peu lire, un peu écrire, et encore en allemand ; c’est au service qu’il apprit le français. Aussi son avancement fut-il bien pénible ; il mit dix ans à passer caporal. D’ailleurs, par un curieux hasard, dans ce long espace de deux congés il n’avait fait aucune campagne, et ce vieux soldat, qui dès les premiers jours du siège de Paris devait déployer tant d’audace et d’habileté, n’avait jusque-là jamais vu le feu. Tout au plus avait-il passé quelques mois à Rome avec l’armée d’occupation. La guerre le trouva sergent instructeur à Belle-Isle-en-Mer, où était caserne le dépôt du 25e de ligne. Qu’aurait-il fait ? On ne saurait dire, — son devoir à coup sûr, car il passait pour un bon serviteur, discipliné et solide ; mais un événement imprévu vint tout à coup surexciter son énergie et décupler ses facultés. Vers le milieu du mois d’août, il apprenait par une lettre que son père, vieillard de soixante-quatorze ans, avait été pris et fusillé par les Prussiens en essayant de défendre son foyer. Heureusement la nouvelle était fausse, comme il le sut plus tard ; mais le coup était porté. Dès ce moment, la guerre devenait pour Hoff une question personnelle, le ressentiment privé s’ajouta en lui à cette haine imprescriptible que tout Alsacien nourrit au fond du cœur contre les gens de l’autre côté du Rhin, et durant toute la campagne ne songea qu’à venger son père. Il voulait partir sur-le-champ, fût-ce en simple soldat ; on avait besoin d’hommes ; il put garder son grade. En quelques jours, il passa de Belle-Isle à Vannes et de Vannes à Paris ; il fut incorporé au 7e de marche, partit pour Châlons avec le corps du général Vinoy, et le 1er  septembre au matin il se trouvait de grand’garde en avant de Reims. On entendait dans le lointain gronder le canon de Sedan, et les détonations se succédant sans relâche disaient assez l’acharnement de la lutte. Bientôt arriva la nouvelle du désastre, puis l’ordre de battre en retraite. Il était temps. Les Prussiens entraient à Reims deux heures à peine après nous. Déjà la veille aux avant-postes une femme était venue dire que trois éclaireurs ennemis se reposaient dans une ferme voisine. Hoff s’offrait à les poursuivre, mais l’officier n’avait pas d’ordres ; la bonne femme fut congédiée. Alors seul, sans mot dire, pour la première fois insoumis, le sergent se lança dans la campagne. Il chercha pendant trois heures ; il ne connaissait pas le pays, il s’égara et dut rentrer comme il était parti. Les Prussiens du reste ne perdaient lien pour attendre.

En sortant de Paris par le bois de Vincennes, on trouve à main gauche le village de Nogent avec ses petites habitations rouges et blanches perdues dans le feuillage, ses ruelles désertes qu’embaume l’odeur des jardins, et dans le fond son beau viaduc aux arches gigantesques, qui, franchissant la Marne en deux enjambées, décroît graduellement de chaque côté et se dessine à l’horizon comme une dentelle de pierre. Toujours à gauche et suivant le fleuve passe la route de Strasbourg, qui de Nogent par le faubourg du Perreux mène à Neuilly et à la Ville-Évrard. De cet endroit, la vue embrasse tout l’autre côté de la Marne : dans le bas, Petit-Bry avec son clocher rustique et ses maisons groupées par étages, à gauche Noisy-le-Grand, à droite la vaste ferme du Tremblay, et plus loin dans le haut, Villiers, Cœuilly, tous ces villages de la banlieue parisienne aux noms si rians jadis, aujourd’hui devenus sinistres, car la guerre étrangère a passé par là, et partout les traces en sont restées, comme si les choses, elles aussi, voulaient garder le souvenir. Sur les deux berges de la Marne, piétinées au pas des soldats, le gazon rare et poudreux, souillé de plâtras et de débris, semble après deux ans n’avoir pu retrouver encore son ancienne fraîcheur, Çà et là dans le sol des trous profonds d’un demi-mètre : ce sont les trous des sentinelles perdues ; puis des arbres coupés dont les troncs morts percent la terre. Les murs des jardins et des maisons, réparés à la hâte, montrent ainsi que des cicatrices la place des meurtrières, et ces grands carrés blancs font tache sur le fond noirci. Des balles ont cassé les treillis, brisé les clôtures. L’œil s’attriste à ce spectacle, et cependant voici venir de pesantes voitures chargées de matériaux ; au tournant de la route, des peintres en chantant rétablissent l’enseigne d’un cabaret, tandis qu’aux environs s’entend le grincement du fer sur la pierre et le marteau des ouvriers qui réparent le pont de Bry. Tout ce pays a maintenant sa légende. C’est là en effet que Hoff devait se battre et se distinguer ; c’est là, à quelques pas de Paris, dans ces jardins et ces enclos, qu’il allait faire cette guerre de ruses et d’embuscades dont les détails rappellent les romans de Fenimore Cooper, et semblent empruntés à la vie des Prairies.

Aux premiers jours de l’investissement, nos troupes, on le sait, ne dépassaient guère la ligne des forts, et l’ennemi s’était avancé bien au-delà des limites qu’il devait conserver plus tard. Le 7e de marche était alors posté en avant de Vincennes, mais n’occupait pas Nogent. Pendant la nuit, les éclaireurs prussiens poussaient des reconnaissances jusque dans le village, et, quand ils passaient au galop, à la clarté de la lune, on voyait leurs ombres rapides se profiler sur les murs. Impatient d’en venir aux mains, Hoff s’adresse à ses chefs ; à grand’peine il obtient l’autorisation, réunit une quin-zaine d’hommes résolus, part à la tombée de la nuit, et, tournant le village, va s’embusquer dans un fossé le long de la Marne, en face des premières maisons de Bry. L’œil aux aguets, le fusil armé, on attendit quatre grandes heures. Tout à coup de Petit-Bry, sur le chemin de halage, par la rue qui de la mairie descend vers la rivière, débouche un détachement de cavalerie : ils arrivaient en nombre, trois cents pour le moins, fumant sans défiance et causant entre eux ; les cigares des officiers brillaient dans la nuit. C’était le moment. Au signal donné, les quinze fusils s’abaissent et font un feu de peloton. Surpris dans cet étroit espace entre le fleuve et les murs des enclos voisins, les Allemands ne peuvent ni avancer ni reculer ; les chevaux éperdus se cabrent, les cavaliers tombent, l’escadron se débande, nos hommes tiraient toujours. Il y eut un moment de confusion indescriptible. Enfin des maisons de Bry sortent des fantassins qui commencent à riposter, en même temps quelques coups de feu éclatent sur la gauche. Craignant d’être tourné, Hoff donne l’ordre de la retraite ; lui-même quitte la partie le dernier. Le lendemain, quand le jour parut, les Prussiens, comme d’habitude, avaient soigneusement enlevé leurs morts et leurs blessés ; mais une cinquantaine de chevaux jonchaient encore le terrain.

En se retirant, Hoff avait remarqué l’endroit d’où sur notre rive étaient partis des coups de fusil : là devaient être leurs grand’gardes. En effet, à l’abri des ruines du pont, ils avaient établi un poste de quatre hommes ; chaque matin, pour les relever, ils passaient la Marne en bateau. Le sergent résolut de s’en assurer. Un soir, seul cette fois, il se dirige vers la Marne, et, moitié rampant, moitié marchant, arrive sans être entendu. Accoudé à un tas de pierres, un Bavarois faisait la faction ; il regardait mélancoliquement couler l’eau et rêvait sans doute au pays. Hoff s’élance et lui fend le crâne d’un seul coup de sabre, puis il avise une sentinelle debout sur la rive gauche à l’autre extrémité du pont, il prend son fusil, et l’abat. Un Allemand accourt, tire sur le sergent, le manque, et tombe à son tour frappé d’une balle. Tout cela n’avait pas duré deux minutes. C’est ce que Hoff appelle son premier Prussien.

Un tel début méritait bien certains privilèges : Hoff put dès lors s’écarter à sa guise et faire la guerre comme il l’entendait ; on lui confia même quelques hommes pour l’accompagner. Du reste, il mettait grand soin à préparer ses petites expéditions, et, toujours le premier au feu, il exposait mille fois sa vie avant d’engager celle de ses camarades. Il partait seul à la brume, le fusil sur le dos, un revolver au côté, le sabre nu passé dans la ceinture. Le long des haies, par les sillons, au fond des fossés, il se glissait, rampait sur les mains, à plat ventre, fouillant des yeux les ténèbres, s’arrêtant au moindre bruit, puis reprenant sa marche. De temps en temps, il mettait l’oreille contre terre et écoutait. Un arbre, une branche cassée, une pierre, des traces de pas sur l’herbe, tout lui était bon, tout lui servait d’indice ou de point de repère. Il s’approchait ainsi des lignes ennemies et observait à loisir. Parfois il était entendu. Wer da ? qui vive ? criait la sentinelle. Gut Freund ! bon ami ! répondait-il dans la même langue, et le bon ami aussitôt sortait de sa cachette, tombait sabre en main sur l’Allemand surpris, et d’un seul coup bien asséné lui fendait le casque et la tête. Les coups de sabre ne font pas de bruit.

Certain jour sur la route de Strasbourg, entre Nogent et Neuilly-sur-Marne, vers l’endroit qu’on appelle le Four-à-Chaux, deux cavaliers ennemis se trouvaient en reconnaissance. Hoff par aventure cherchait fortune du même côté. Au bruit des pas, il se dissimule derrière une palissade, tire son sabre et attend. L’un des uhlans avait mis pied à terre, et, laissant son cheval à son camarade, était parti en avant. Un à un, il suivait les arbres de la route, le dos courbé, prêtant l’oreille ; qu’on juge de son épouvante quand il aperçut à trois pas dans l’herbe deux yeux ardens qui le regardaient. Sans lui laisser le temps de la réflexion, Hoff fond sur lui, le tue raide, puis court à l’autre cavalier, qui, les mains prises dans les rênes, essaie en vain de se défendre, et l’étend mort également. Les deux chevaux partent au galop ; Hoff les a toujours regrettés.

Quelquefois, il est vrai, les choses ne se passaient pas aussi simplement : une sentinelle donnait l’alarme, le poste ennemi s’armait, il fallait jouer du fusil. Notre sergent est un excellent tireur, mais il n’aimait pas à prodiguer la poudre. — « Voyez-vous, me disait-il, il ne s’agit pas de tirer beaucoup. Deux, trois cents mètres, voilà la bonne distance ; à trois cents mètres, je suis sûr de mon coup. J’ai fait mieux que ça une fois, mais ce n’est pas le cas ordinaire. J’étais avec mon lieutenant dans une maison de Nogent, une petite maison rouge au bord de la Marne ; on voit encore les trois créneaux que j’avais percés près du toit. Tout en haut du viaduc, sur l’autre rive, nous aperçûmes comme un point noir ; à cette distance, quatre cents mètres au moins, on aurait dit une branche d’arbre. Le lieutenant prend sa lorgnette. — Mais c’est un homme, un officier, me dit-il ; il y a quelque chose à faire. — Je regarde à mon tour ; avec la lorgnette, on le distinguait fort bien : un grand beau garçon, ma foi ! à favoris blonds, à casquette plate. Je voudrais le reconnaître, s’il vivait encore. Appuyé sur le parapet, il prenait des notes. Je mets la hausse à quatre cents mètres, j’épaule, je tire, il s’affaisse, et par-dessus le parapet va rouler dans le chemin creux qui de chaque côté conduit au viaduc. Au bout d’un moment, un des leurs arrive pour le ramasser ; j’y comptais. Je tire une seconde fois ; l’homme ne tomba pas, mais la balle sans doute avait passé bien près, car il s’enfuit et ne reparut plus. J’attendis en vain jusqu’au soir. Ils n’osèrent enlever le corps qu’à la nuit. » Outre son chassepot, dont il se servait si bien, Hoff emportait avec lui dans les derniers temps une de ces carabines Flaubert, appelées fusils de salon, qui partent presque sans bruit, et qui à trente pas, pourvu qu’on vise à la tête, peuvent encore renverser un homme. Elle lui avait été remise par l’aumônier de son régiment : c’était le don d’une personne qui voulait rester inconnue. Un capitaine de l’état-major du général d’Exea lui fit aussi cadeau d’une lorgnette ; il s’en servait pour étudier de loin les positions de l’ennemi.

Quand toutes ses mesures étaient prises, quand il avait pied à pied reconnu son terrain, choisi sa route et combiné son plan d’attaque, Hoff revenait pour chercher ses hommes ; ils étaient bien douze ou quinze, Klein, Huguet, Chanroy, Barbaix, gens déterminés, habiles à tous les exercices du corps et ne plaignant pas leur peine. En quelques mots, il leur expliquait la chose, tel bois à fouiller, tel poste à surprendre ; puis, prudemment, à la file indienne, la petite troupe se mettait en marche. Dans la suite, chaque régiment eut ainsi sa compagnie franche régulièrement formée : on a peu parlé pendant le siège de ces francs-tireurs de la ligne, on leur préférait les vestons éclatans et les chapeaux à plumes de coq ; ils n’en ont pas moins rendu de grands et réels services. Au matin, selon l’importance des renseignemens obtenus, Hoff revenait faire son rapport : grande alors était l’émotion parmi les troupes casernées à Nogent ; gardes nationaux et mobiles, tous accouraient pour contempler ces vaillans, et, à les voir rentrer ainsi déguenillés, couverts de boue, noirs de poudre, et plus semblables à des bandits qu’à des soldats, les moins timides demeuraient stupéfaits. Au régiment, c’était à qui leur ferait fête : les camarades étaient fiers d’eux, les officiers les félicitaient et leur serraient la main ; mais le plus heureux encore était peut-être leur colonel. Court et fort, les traits énergiques, la parole brève, sévère aux autres et à lui-même, le colonel Tarayre ne plaisantait pas dans les affaires de service : « un rude homme, » disaient les soldats ; avec cela, le cœur grand et bon. Son régiment était pour lui comme une famille, et dans cette famille ses francs-tireurs étaient les plus aimés. Lorsqu’il les voyait partir chaque soir : — C’est vous, mes enfans ? leur demandait-il de sa grosse voix. Allons ! très bien, bon courage ! Et maintenant me voilà tranquille. Quand ces gaillards-là sont dehors, je puis aller me coucher et dormir sur les deux oreilles. — Au fond, le brave colonel dormait un peu moins qu’il ne voulait dire, et plus d’une fois la nuit on le rencontra seul, revolver au poing, faisant sa ronde à travers nos lignes, au risque d’attraper lui-même un coup de fusil.

La discipline la plus sévère régnait chez les compagnons de Hoff ; lui-même, dans un langage énergique, avait pris soin de les prévenir : — Vous voulez marcher avec moi, c’est fort bien ; mais le premier de vous qui dort en faction, le premier qui bat en retraite sans avoir attendu mes ordres, je lui brûle la cervelle. De votre côté, si vous me trouvez en faute, ne m’épargnez pas non plus. — Chacun d’eux, ainsi que lui, portait le sabre nu, sans fourreau, pour éviter ce perpétuel cliquetis de fer qui de loin si souvent a trahi nos soldats. Tout homme enrhumé était impitoyablement congédié et renvoyé à l’hôpital ; pour un franc-tireur, à quelques mètres de l’ennemi qu’il est venu surprendre, un accès de toux ne vaut rien. Défense de fumer : la nuit, par habitude, on allume sa pipe, et l’on se fait envoyer une balle ; défense aussi d’emporter le moindre objet d’aucune maison. Nogent était alors complètement désert, et, comme dans tous les villages autour de Paris, les habitans, surpris par l’annonce du siège, étaient partis, abandonnant leur linge et leur mobilier ; mais Holf et les siens ne s’en souciaient guère, ils ne songeaient qu’aux Prussiens ; à peine prenaient-ils le temps de dormir.

Pour cette guerre de sauvages, il faut du courage sans doute, beaucoup de courage, de l’adresse aussi, de l’astuce, mais plus encore du sang-froid. Or le Français, avec des qualités réelles, manque de calme trop souvent. Pur chaleur de sang, par gloriole même, par une sorte de bravoure inconsidérée, il ne s’accommode pas longtemps de moyens qu’il juge trop peu généreux ; content d’avoir pour un instant prouvé son adresse, il a hâte d’égaliser la lutte, il se découvre tout à coup et se fait tuer noblement au moment même d’atteindre le but ; mieux vaudrait tuer l’ennemi. Hoff un soir, sortant de Nogent, demandait quelqu’un pour l’accompagner. Tous ceux qui étaient là semblaient hésiter : un mobile s’offrit alors, un petit mobile de la Vienne qui n’avait jamais tiré un coup de fusil. Il avait si bon air pourtant sous sa longue capote grise, il paraissait si bien décidé, que le sergent l’accepta. Tous deux partirent à pas de loup, et, s’engageant dans la vaste plaine qui sépare Nogent de Neuilly-sur-Marne, arrivèrent près d’une ferme, sorte de bâtiment plat où les Prussiens avaient établi un poste important. Une première sentinelle tombe sans bruit sous le sabre de Hoff ; un coup de carabine fait justice de la seconde. Ce que voyant, notre mobile vise à son tour et tire ; mais il avait compté sans son chassepot, dont la détonation plus bruyante vient troubler tout à coup le calme de la nuit. À ce bruit bien connu, les wer da se croisent, le poste s’agite, les hommes sortent et prennent position en avant de la ferme. Ils n’étaient pas moins de deux compagnies, et nos lignes se trouvaient à trois kilomètres. Sans hésiter, le mobile met baïonnette au canon, et seul contre trois cents s’apprête à charger : le danger le grisait. En vain Hoff veut-il l’arrêter, lui faire entendre raison ; il fallut l’entraîner de force, à coups de pied, à coups de poing, sous une grêle de balles qui hachaient les buissons. Parvenu à l’autre bout de la plaine, il n’était pas encore calmé. Plus tard, il reconnut sa folie, car il avait vu la mort de bien près, et comme après tout il avait du bon, suivant les termes du sergent, celui-ci voulut bien s’occuper de lui : il apprit l’escrime du sabre et de la baïonnette, et en peu de temps réussit à faire un vrai soldat. Il a suivi Hoff plusieurs fois, et a reçu la médaille militaire.

Chaque jour amenait ainsi quelque audacieuse tentative qui inquiétait l’ennemi. Le coup venait -il à manquer, — persévérant comme un Peau-Rouge, Hoff patientait un peu, puis recommençait sur de nouveaux plans. Tôt ou tard, si méfians qu’ils fussent, les Prussiens se laissaient prendre à ses ruses. En effet, pour leur faire du mal, il n’y avait pas de tour qu’il n’imaginât. Ne s’avisa-t-il pas un jour de les effrayer avec du gros plomb ? De l’autre côté de la Marne, en face du Perreux, règne une longue haie vive couvrant un enclos planté d’arbustes ; c’est ce qu’on appelle la Pépinière. Au derrière de la haie, les Prussiens avaient creusé des tranchées, et de là, bien abrités, défiant les balles, ils tiraillaient tout à leur aise. Le Perreux n’était pas tenable, personne ne pouvait plus sans péril s’aventurer près du fleuve ; déjà des gardes nationaux, des mobiles, avaient été tués, et leurs cadavres abandonnés pourrissaient sur la berge. Hoff cette fois semblait joué. En secret il dépêche un des siens à Paris, et avec l’argent de sa paie se fait apporter pour neuf francs de plomb numéro 5, — celui qui sert à tirer le chevreuil, — puis il embusque ses hommes. Chacun, par-dessus la cartouche ordinaire, glisse une bonne charge de plomb, et au signal donné toute la bande tire à la fois. Le succès fut complet : le plomb sifflait, bruissait, les branches volaient en éclats, la haie entière semblait s’agiter. Que durent s’imaginer les Prussiens ? Virent-ils là quelque mitrailleuse d’un nouveau genre ? Toujours est-il qu’ils détalèrent bien vite et ne revinrent plus.

Quelquefois avec de la paille, une vieille tunique, un pantalon rouge, nos rusés compères, tant bien que mal, confectionnaient un mannequin, on coiffait le tout d’un képi, et cela servait à occuper les Prussiens. Le lieu de la scène était bien choisi : c’étaient d’ordinaire ces jardins en terrasse qui bordent la Marne au-delà du Perreux, et qui tous alors étaient reliés entre eux par de vastes brèches. Lentement, posément, deux bras hissaient le bonhomme au-dessus d’un mur, la tête rouge se laissait voir un moment, disparaissait, montait, puis s’éclipsait encore pour reparaître un peu plus loin. Pendant ce temps, les camarades guettaient, et si, trop curieux, un casque à pointe ou un béret bleu se trahissait à l’ho-rizon, le châtiment ne se faisait pas attendre. Ce jeu-là, il est vrai, n’était point sans danger, car les Prussiens, eux aussi, tiraient avec fureur : de toutes parts, les balles arrivaient, ricochant sur les murs et cassant les treillis. Par un beau jour du mois d’octobre, la partie venait d’être chaudement engagée. Un lieutenant se trouvait là, un tout jeune homme, récemment sorti de l’École, qui, peu habitué au feu, se troublait et pâlissait. Alors un des hommes, d’un ton bourru, avec cette familiarité brutale que donne le danger : — Ah ! vous savez, vous, lui dit-il, si vous tremblez toujours comme ça, nous ne vous emmènerons plus avec nous. — Le pauvre lieutenant pâlit encore sous le reproche : il ne répondit pas ; mais, prenant sa lorgnette, il se dressa de toute sa hauteur au-dessus du mur, et là, bien à découvert, se mit à regarder. Un feu nourri salua sa présence ; lui ne broncha pas, et tranquillement : — Où visez-vous ? A cent cinquante mètres ? Oui, c’est bien cela, la hausse à cent cinquante mètres, vous pouvez tirer. — Et il regardait toujours ; ses soldats durent l’emmener de force. A partir de ce jour, on ne l’a plus vu trembler.

Contre de tels ennemis, les Prussiens redoublaient de précautions, de prudence, et Dieu sait si à l’occasion ils savent être prudens. Pour se garder, près du Four-à-Chaux, ils avaient un gros chien de ferme dont les aboiemens inquiets ne permettaient pas d’approcher. Quand ils venaient relever leurs vedettes, c’était toujours à plat ventre, en défilant derrière les haies, sans armes, de crainte de s’embarrasser ; celui qui entrait en faction prenait le fusil de son camarade. Ils avaient un moment voulu grimper dans les arbres, et de là observer nos lignes ; mais les branches, déjà dépouillées par le vent d’automne, ne les cachaient qu’à moitié ; après quelques essais malheureux, ils y renoncèrent. La nuit, ils se rassemblaient au cri de la chouette, un gémissement sourd, prolongé, poussé par deux fois, puis tout à coup un cri plus aigu ; Hoff avec ses hommes se servait du sifflet. Eux aussi s’ingéniaient parfois à trouver quelque bonne ruse. En avant de Petit-Bry, non loin de l’endroit où furent jetés les ponts de bateaux la veille de Champigny, la berge s’élève brusquement en forme de colline. Chaque jour, à plusieurs reprises, des uhlans passaient par là pour porter des ordres : ils couraient à bride abattue, car la route se trouve au sommet de la crête ; mais, si rapide que fût leur allure, bien souvent une balle les arrêtait en chemin. Un matin, comme Hoff et sa troupe faisaient le guet aux environs, ils virent venir de loin une vieille voiture, sorte de berline démodée, recueillie dans quelque ferme voisine : elle avançait cahin-caha, d’un air bien honnête, au petit pas de deux chevaux maigres ; sur le siège, et menant l’attelage, une façon de paysan. En vérité, l’invention était trop grossière ; sans s’y laisser prendre un moment, nos Français tirent, les chevaux tombent, trois ou quatre hommes s’élancent de la voiture et cherchent à fuir. On ne leur en donna pas le temps.

Ici se place un des faits d’armes qui firent le plus d’honneur au courage et à l’intrépidité du sergent. Auprès de Nogent, le lit de la Marne est coupé par deux longues îles couvertes d’arbres et de broussailles. Tout Parisien les connaît bien : la première est l’île des Loups, elle se termine en museau de lièvre, et le viaduc y appuie ses deux arcades principales ; l’autre se nomme l’île des Moulins. Toutes deux étaient alors au pouvoir des Prussiens. Depuis plusieurs jours déjà, Hoff explorait la rive : il avait remarqué en aval du fleuve un banc de sable encombré d’ajoncs, et près de là une petite barque engravée. Il se glisse à la nage, dégage la barque à grand’peine, puis réunit deux ou trois hommes, bons nageurs comme lui ; à la nuit, l’un d’eux plonge et va sous l’eau, au bout même de l’île des Loups, fixer la corde qui doit servir à remonter le bac. Des rames, on n’en avait point ; le moindre bruit d’ailleurs eût tout perdu. Un jour presque entier s’écoule. Du milieu des joncs où ils se tenaient blottis, nos hommes pouvaient voir le factionnaire ennemi se promener paisiblement, l’arme au bras. Profitant d’une minute où il a le dos tourné, ils sautent dans la barque ; l’autre les aperçoit, mais trop tard, lâche son coup de fusil et se sauve. En même temps une escouade de quinze hommes, à l’abri des arches du viaduc, passait la Marne en bateau et se répandait dans l’île. Plus de trois cents rejoignirent ensuite ; les Prussiens avaient fui.

A peine maître de la place, avec cette promptitude qui à la guerre fait la moitié du succès, Hoff s’occupe de prévenir un retour offensif de l’ennemi. La fusillade continuait toujours sur la gauche. En quelques minutes, des tranchées sont creusées, des terrassemens construits. Le sergent lui-même place ses hommes, et les endroits les plus périlleux sont pour ses vieux amis. A l’extrémité de l’île des Loups, du côté qui regarde l’île des Moulins, s’élève un chêne gigantesque dont le tronc, formé de trois souches, penche au-dessus des eaux : ce fut le poste de Barbaix. Un singulier homme que ce Barbaix ! petit, courbé, la tête en avant, grommelant toujours, les allures d’un vieux sanglier : ses camarades l’avaient surnommé Le Rouge à cause de la couleur de sa barbe ; un brave garçon d’ailleurs, bien qu’enragé contre les Allemands. Couché comme un serpent le long de son arbre, entre ciel et eau, toute la nuit il tirailla. En face à trente pas, derrière un arbre également, les Prussiens avaient une sentinelle. Les deux hommes se surveillaient, s’épiaient. Dès que l’un d’eux risquait un mouvement, montrait le bras ou la tête, l’autre tirait : l’écorce des arbres est littéralement hachée par les balles ; mais Barbaix, plus adroit, ne fut pas même touché, deux fois le Prussien tomba et fut remplacé. Au malin, quand on vint trouver Le Rouge pour le relever de faction, il ne voulait pas partir et demandait à tuer le troisième.

Cependant les Allemands s’étaient émus de cette attaque imprévue : ils crurent qu’une sortie se préparait vers Nogent. Toute la nuit, on entendit dans le lointain rouler leurs caissons, leurs voitures, et le lendemain, sur les hauteurs de Chennevière, on pouvait avec la lorgnette distinguer des batteries déjà installées. Or nous n’étions guère en force de ce côté pour soutenir un choc sérieux. Un seul régiment, quelques mobiles, suffisaient à peine à garder Nogent et la rive droite de la Marne. Ordre fut donné d’évacuer l’île des Loups ; mais auparavant le général d’Exea voulut en personne visiter les positions ; il était suivi de tout son état-major. Il complimenta le sergent de sa belle conduite, et en terminant lui attacha sur la poitrine le ruban rouge de la Légion d’honneur. C’était la première croix donnée par la république ; il faut convenir qu’elle avait été bien gagnée.

II.

Ceci se passait vers la fin du mois d’octobre. Le nom de Hoff était déjà bien connu, mais son dernier exploit, la distinction dont il venait d’être l’objet, mirent le comble à sa réputation. Parfois, quand il rentrait à Nogent, on lui montrait tel ou tel personnage, venu tout exprès pour le voir ; ignorant de sa gloire, insoucieux même de ce qu’on pouvait dire, Hoff saluait et passait, — et le lendemain les journaux redisaient les longues conversations tenues avec lui. Il recevait aussi des lettres, lettres d’inconnus, écrites pour la plupart dans un style bizarre et ampoulé. J’ai eu moi-même une de ces lettres sous les yeux : c’était un curieux mélange de phrases françaises et de mots allemands, de signature point ; mais on y reconnaissait sans peine le style et la main d’une femme, écriture anglaise nette et déliée, ton exalté, presque mystique. « Je prie pour vous, disait-elle à Hoff. Sauvez de la mort des milliers d’innocens ; tuez Bismarck, tuez Guillaume ; alors la paix sera conclue, et votre père sera vengé. » Et plus loin des conseils : « usez du fulmi-coton ; ne vous compromettez pas. J’espère. Gott will es ! Dieu le veut ! » A diverses reprises, Hoff reçut des lettres de la même écriture ; il ne les ouvrait même plus.

En effet, sans tuer Bismarck et Guillaume, il avait bien assez à faire. Malgré notre départ, les Prussiens n’avaient point osé rentrer dans l’île des Loups, mais ils étaient toujours maîtres d’un de bras de la Marne, et d’anciennes barques de canotiers leur ser-vaient à le parcourir. Hoff, sans prévenir, un soir se jette à l’eau tout habillé et traverse les deux bras à la nage. Arrivé près de l’endroit où les barques étaient amarrées, il essaie de les détacher ; les chaînes étaient en fer. Du moins ne pourra-t-on dire qu’il s’est dérangé pour rien. À quelques pas sur la berge était un trou, un factionnaire dans le trou. Il se glisse doucement hors de l’eau, les bras d’abord, le buste ensuite, car ses vêtemens qui ruissellent pourraient trahir sa présence, puis s’élance sur l’Allemand et le sabre. À peine aperçu, il plonge de nouveau pour rejoindre le bord. Par malheur, à mi-chemin entre les deux îles, un bas-fond tout à coup l’arrête. Son fusil, qu’il avait en bandoulière, s’accroche parmi les herbes, sa capote imprégnée d’eau gêne ses mouvemens. En même temps, de l’une et l’autre rive Prussiens et Français tiraient par-dessus lui : les balles venaient en sifflant fouetter l’eau autour de sa tête. Un moment, il se crut perdu ; mais cette pensée même lui a rendu des forces. Par un suprême effort, il réussit à se dégager et atteint la berge. Il était temps. On s’empresse autour de lui, on le débarrasse de ses armes, on fait sécher ses vêtemens. À la lame du sabre, une poignée de cheveux roux était encore attachée.

Sur ces entrefaites, Hoff est mandé chez le général Le Flô, alors ministre de la guerre. Il s’agissait de porter des dépêches au maréchal Bazaine, enfermé dans Metz. Pour forcer la ligne d’investissement, franchir cent lieues de pays, de pays occupé, traverser une seconde fois avant d’arriver toute une armée assiégeante, on n’avait pu mieux choisir que le brave sergent qui depuis deux mois déjà déjouait par ses ruses les précautions de l’ennemi. En peu de mots, le ministre lui exposa l’entreprise, non sans en reconnaître les difficultés, les périls. Hoff accepta, et comme on lui offrait en récompense le grade d’officier : — Non, répondit-il, je n’ai pas assez d’instruction. — Mais alors que voulez-vous ? — Ce que je veux ? Réussir ! Oh ! je réussirai, j’en suis sûr ; mais, vous ensuite, donnez-leur donc une bonne roulée ! — C’était tout à la fois demander bien peu et beaucoup.

Pour remplir plus facilement sa périlleuse mission, Hoff avait besoin de détails précis sur l’effectif ou la position des différens corps de l’armée allemande. Voici ce qu’on imagina. Débarrassée dès avant le siège de ses hôtes les plus ordinaires, la vaste prison de La Roquette avait été tout spécialement réservée à nos trop rares prisonniers de guerre. Ils n’étaient guère plus d’une centaine, des Bavarois, des Hanovriens, des Saxons, tous bien traités, bien nourris. Du dehors, on leur apportait des vivres et du vin, on leur avait même laissé leurs sacs. Quel frappant contraste avec ce qui s’est passé en Allemagne ! Ah ! si ceux-là au retour ont pu voir la misère et le dénuement de nos pauvres soldats prisonniers, franchement qu’ont-ils dû penser de leurs compatriotes, et qui ont-ils jugé le plus grand du vainqueur ou du vaincu ? Afin d’éveiller moins les soupçons, Hoff avait revêtu l’habit d’un des gardiens de la maison ; il s’approchait des détenus d’un air bon enfant, s’adressait à eux en allemand, leur offrait des cigares, les faisait causer. Eh bien ! s’il faut le dire, il n’en tirait pas grand’chose. On a beaucoup raillé nos pauvres mobiles de province, qui, jetés tout d’un coup dans cette vie des camps qu’ils ne connaissaient pas, ballottés d’un corps d’armée à l’autre, passant sans cesse de régiment en régiment et de bataillon en bataillon, épuisés, affamés, perdus, ahuris par la défaite, pouvaient tout au plus nommer l’escouade dont ils faisaient partie. Soyons pour eux moins sévères. Parmi ces lourds Allemands depuis longtemps façonnés au métier de la guerre, la plupart ignoraient tout de leurs armées, de leurs mouvemens, de leurs positions, et, si quelques-uns se taisaient par défiance, beaucoup aussi ne disaient rien parce qu’ils n’avaient rien à dire. Le départ de Hoff, plusieurs fois retardé, avait été fixé au 28 octobre ; il devait se mettre en route le soir, sans arme aucune et sous le costume de paysan. Son plan était, parvenu sur les bords de la Moselle, de se lancer à la nage, et de pénétrer ainsi dans la place assiégée ; mais, lorsque à l’heure dite il se présenta au ministère pour prendre ses dernières instructions, rien n’était prêt encore : on attendait de Metz une dépêche qui n’arrivait pas. Un lit de camp lui fut installé au milieu même des bureaux de l’état-major : il y passa la nuit, attendant toujours. Enfin on l’appelle dans le cabinet du ministre, il entre. Le vieux général paraissait triste, abattu, et d’une main fiévreuse tourmentait sa longue barbiche blanche. — Vous ne partez pas, sergent, dit-il à Hoff précipitamment. Non, c’est fini pour cette fois, bien fini : mais si jamais nous avons besoin d’un homme énergique, je saurai que vous êtes là. — Il lui adressa encore quelques paroles bienveillantes et le congédia. Deux heures plus tard, le bruit se répandait dans Paris que Metz avait capitulé.

Jusque-là, et bien qu’il jouît d’une certaine indépendance, Hoff était resté toujours attaché à son régiment, recevant les ordres de ses officiers. Par une faveur insigne, en le congédiant, le ministre lui accorda de n’être plus soumis à personne, et de s’adjoindre douze hommes qui relèveraient de lui seul. C’est ce que Hoff désirait le plus. Libre désormais de ses mouvemens, il redoubla d’audace et ne vécut plus qu’au dehors, allant et venant sans cesse au travers des lignes prussiennes. Il emportait sur lui une carte de l’état-major. Des paysans aussi le conduisaient, gens du pays instruits de tous les détours et de tous les sentiers. L’un d’eux, Merville, ouvrier maçon, garçon adroit et intelligent, s’était mis au service du général d’Exea. Justice est due à ces pauvres campagnards, — et il y en eut encore quelques-uns, — qui au-devant de nos armées, par leur connaissance des lieux, soit comme guides, soit comme espions, cherchèrent à se rendre utiles, et patriotes, eux aussi, risquèrent bravement leur vie à ce métier sans gloire. Le danger était double en effet. Il fallait, comme de raison, se garder des Prussiens, mais bien plus encore des Français, gardes nationaux ou corps francs, qui dans leur zèle intempestif eussent fusillé sans choisir amis et ennemis. Un jour qu’il venait d’explorer les carrières à plâtre, au-delà de Nogent, pour s’assurer qu’elles n’étaient point minées, Merville par hasard tomba sur des francs-tireurs en reconnaissance. Avec sa blouse bleue, sa casquette, son panier rempli de légumes, il devait paraître suspect ; on l’arrête. Restait à l’interroger. Il eut beau se réclamer du général d’Exea, fixer la place où l’on trouverait ses papiers cachés, non loin de là, au bout d’un champ, sous une grosse pierre ; nos guerriers d’occasion ne voulaient rien entendre. Déjà ils l’avaient fait mettre à genoux et s’apprêtaient à le fusiller, quand soudain quelqu’un de la bande fut comme pris de scrupule. Réflexion faite, on le relève, on lui lie les poings, et haut le pas, à grand tapage, on le conduit au fort de Moisy. Il y demeura cinq jours, au bout desquels il fut renvoyé. On s’était trompé, mais pendant ce temps-là nos généraux n’avaient plus d’espions.

Conduit par Merville, Hoff s’était avancé jusqu’aux premières maisons de Neuilly-sur-Marne ; il s’était rendu compte du nombre des ennemis, il connaissait leurs positions, leurs ouvrages, et il avait résolu de tenter un grand coup. Tout ce charmant pays est admirablement disposé pour une guerre de surprises ; partout des plis de terrain, des bouquets de bois, des haies vives. Au milieu et plantée de beaux arbres, passe la route de Strasbourg, que continuent Neuilly et sa Grande-Rue. On arrive alors sur la place de l’église, — édifice roman du XIIIe siècle, à cintres bas et rapprochés, à clocher carré, coiffé de tuiles en forme de pignon. Dans toute sa longueur, la Grande-Rue avait été dépavée, et les blocs de grès arrachés, puis méthodiquement rangés l’un sur l’autre, faisaient comme un immense damier. En cas de sortie, notre artillerie eût été arrêtée dès les premiers pas, forcée de prendre à travers champs ; mais l’ennemi n’avait pas tout prévu. Par les fossés qui des deux côtés bordent la route de Strasbourg, Hoff a fait avancer sa troupe ; déjà il pénètre dans la Grande-Rue, quelques coups de fusil s’échangent, trois ou quatre hommes tombent du côté des Prussiens, les autres s’enfuient. On combattit encore sur la place de l’église, mais ce ne fut qu’un instant. Ils avaient été si bien surpris que plusieurs, réunis dans l’ancien café du village, s’amusaient alors à jouer au billard ; ils n’eurent que le temps de s’é-chapper par les jardins, laissant les billes sur le tapis. Dans l’église où ils avaient établi un poste de cavalerie, l’autel était souillé, les vitraux brisés, des vêtemens sacerdotaux mis en pièces étaient épars sur le sol. La première pensée du sergent fut de courir à la cloche et de sonner le tocsin pour épouvanter les fuyards ; la corde ne se trouva plus. Hoff prit aussitôt toutes les mesures nécessaires : deux hommes, par son ordre, grimpèrent dans le clocher, en observation, d’autres allèrent surveiller la route, du côté de la Ville-Évrard ; le reste se répandit un peu partout, aux endroits les plus exposés.

Rien n’était fini en effet : vers la gauche, à l’abri d’un rideau d’arbres d’où l’on ne pouvait guère les déloger, les Prussiens avaient leurs réserves. Hoff s’attendait à être attaqué ; il le fut, et par des forces telles que toute résistance devenait impossible. Les nôtres, à leur tour, durent se replier en hâte, il fallut même abandonner les deux hommes qui occupaient le clocher ; c’étaient un simple soldat et un caporal, du nom de Chanroy, souffreteux et débile, du moins en apparence, mais d’un courage à toute épreuve. Par bonheur pour eux, personne ne songea sur l’heure à visiter le clocher ; mais leur situation n’en était pas moins critique. Du haut de la poutre où ils se tenaient accroupis, ils avaient vue sur le poste ; les cavaliers, rentrés dans l’église, passaient et repassaient sous leurs pieds. Un mot, un accès de toux, quelque plâtras se détachant pouvait les perdre ; au moindre bruit, l’ennemi montait. Une seule consolation leur restait alors : lutter sans merci, à outrance, jusqu’à la dernière cartouche, et dans l’étroit escalier de la tour vendre chèrement leur vie. Hoff cependant ne les oubliait pas ; sans perdre de temps, il a fait demander du renfort au village le plus voisin. Des francs-tireurs s’y trouvaient, — francs-tireurs de la Presse, — qui lui envoient une trentaine d’hommes et un lieutenant ; le sergent commandera seul comme de raison. Ainsi renforcée, par le même chemin, la petite troupe se remet en marche ; mais il a fallu attendre la nuit. Que sont devenus Chanroy et son camarade ? Auront-ils pu rester cachés si longtemps ? Hoff le premier bondit en avant, une seconde fois les Prussiens surpris se sauvent presque sans combattre. Au pas de charge, on enfile la Grande-Rue, on arrive sur la place ; en ce moment, contre toute attente, les deux hommes sortaient de l’église, mais pâles, les traits creusés, méconnaissables, à peine avaient-ils la force de tenir leurs fusils. Ils avaient passé là quarante-huit heures dans cette tour ouverte à tous les vents, transis de froid, serrés au mur, n’osant ni broncher ni parler, sans autre nourriture qu’un biscuit chacun ; ils chancelaient comme des hommes ivres. Ils essayèrent de manger, mais ne purent ; l’épreuve avait été trop pénible, on dut les envoyer à l’ambulance, et depuis lors ni l’un ni l’autre ne s’est jamais bien relevé.

Neuilly cette fois nous appartenait. Renonçant à l’offensive, les ennemis s’étaient retranchés plus au loin dans les vastes bâtimens de la Ville-Évrard, l’asile d’aliénés bien connu, où devait plus tard périr le général Blaise, et de là ils promenaient la nuit des feux électriques pour prévenir toute nouvelle attaque. Ils avaient du reste en-deçà de Neuilly conservé un poste avancé. C’était le cimetière, situé au centre d’une vaste plaine que domine le plateau d’Avron et isolé de toutes parts. Ils s’y glissaient le soir par derrière, en rampant le long des sillons. Avec de l’audace et pourvu que l’affaire fût lestement conduite, on pouvait encore les surprendre. Ainsi pensa Hoff, qui au moyen de sa lorgnette avait reconnu des chasseurs saxons. La nuit venue, à plat ventre selon l’habitude, nos hommes se dirigent vers le cimetière. Se présenter à la porte, il n’y fallait point songer ; elle devait être barricadée. Le plus court était de tourner le mur et de gagner la brèche qui servait d’entrée à l’ennemi ; mais dans cette immense plaine toute dénudée il n’était guère facile de s’avancer sans être aperçu. Ils approchaient cependant, déjà le mur était tourné, quand un Wer da retentissant se fait entendre. — Still, still ! tais-toi ! répond Hoff en allemand ; officier saxon ! — Le sergent s’élance aussitôt, ses hommes le suivent ; une lutte terrible s’engage corps à corps au milieu des tombes. En un instant, une vingtaine de Saxons périssent égorgés, le reste s’échappe éperdu.

Quelle devait être la colère des Allemands, leur terreur aussi, en présence d’un tel adversaire ! Un naïf témoignage nous permettra d’en juger. À droite de la Ville-Évrard, au bord de la route, est une petite maison basse avec appentis bâti de plâtre et de bois ; il y a trois meurtrières percées dans le mur et au-dessous l’inscription suivante : Il faut mourir bien jeune pour le roi de Prusse. Albert Löftardt, Saxon. Voilà bien cette belle écriture gothique, ces caractères longs et inclinés qu’on retrouve un peu partout, hélas ! depuis la guerre, souillant les murs de nos maisons, et qui du Rhin à la Mayenne marquent le passage de l’étranger. Le nom Albert Löftardt est répété deux ou trois fois. Pauvre chasseur saxon, pendant tes longues heures de faction sur la terre de France, peu t’importaient, n’est-il pas vrai ? les succès de la grande patrie allemande, et la gloire du vieux roi Guillaume ne te rassurait guère sur le dangereux voisinage du sergent Hoff !

Du reste les ennemis n’étaient pas seuls à souffrir. En dépit des précautions, Hoff, lui aussi, perdait du monde, et sa petite troupe ne revint pas toujours au complet. Ces murs crénelés surtout étaient terribles ; il arrivait par là des feux de file auxquels on ne pouvait répondre et qui faisaient bien du mal. Quand un homme était tombé, avec leurs sabres-baïonnettes ses camarades lui creusaient une fosse et l’enterraient au même endroit. Au retour, Hoff faisait son rapport, donnait le nom de l’homme mort, un autre prenait sa place, et tout était dit. Parmi les survivans, nul qui s’effrayât pour si peu ; tout au contraire leur ardeur et leur rage en étaient accrues. Plus d’une fois Hoff fut forcé de les retenir, ils se seraient acharnés sur les cadavres. N’est-ce point ainsi que les peuples sauvages attestent leur victoire ? Il faut bien le dire, et notre orgueil n’y peut rien : chez les Peaux-Rouges ou au Mexique, au fond des montagnes de la Kabylie ou sur les bords de la Seine, cette guerre est partout la même ; à des périls incessans, dans une lutte toute de ruse et d’astuce, le sang s’échauffe, la tête se perd, les instincts féroces se réveillent, et sous l’homme civilisé bien vite a reparu l’homme sauvage.

S’exposant plus que personne, tandis que ses camarades l’un après l’autre tombaient à ses côtés, Hoff aussi plus de mille fois avait failli périr. Lorsqu’il était allé trouver le ministre de la guerre, il avait dû remplacer son képi, percé en quatorze endroits ; son pantalon, sa capote, étaient littéralement criblés, mais, par un bonheur étrange, jamais il n’avait été lui-même sérieusement atteint. Près de la route de Strasbourg, il reçut une fois une balle au mollet droit, et, comme il était alors en expédition, pour ne pas revenir sur ses pas, il la garda deux jours entiers dans les chairs ; elle lui fut enlevée par un chirurgien de mobiles. Une autre fois, serré de près par deux uhlans, en sautant un fossé plein d’eau et large au moins de quatre mètres, il se donna un effort. Il n’en continua pas moins à marcher : ni la maladie, ni la souffrance ne semblaient avoir prise sur lui. Le 2 décembre enfin, à Villiers, il recevait au bras gauche un coup de baïonnette également sans gravité.

Nous touchons à l’époque où, sans que personne pût dire ce qu’il était devenu, Hoff disparut soudain, disparition qui devait prêter dans Paris à de si étranges suppositions. Depuis quelques jours déjà, on préparait une grande sortie du côté de la Marne. Le sergent fut rappelé à son corps, il prit part ainsi sur la gauche aux deux jours de bataille de Champigny, et c’est en combattant dans les rangs qu’il fut fait prisonnier. Comme je m’étonnais devant lui qu’étant donné son caractère il eût consenti à se rendre : « Cela vous surprend, me répondit-il. Ah ! parbleu ! j’en ai été bien plus étonné moi-même, car j’avais d’avance mes idées fixées là-dessus. Que voulez-vous ? on ne fait pas toujours ce qu’on s’est promis. Enfin je vais vous dire la chose comme elle m’est arrivée.

« Le 30 encore, tout allait bien : nous avions passé la Marne, enlevé Petit-Bry, avec des pertes il est vrai, et le soir, quand on s’arrêta, je fus placé de grand’garde avec ma compagnie juste en face du parc de Villiers, vous savez bien ? ce grand mur blanc qui coupe le plateau et où nos zouaves sont restés. Toute la nuit, notre artillerie tonna sur Villiers. Au malin, lorsque le jour parut, de bonne foi je croyais qu’on allait marcher de l’avant. Avec mes hommes, j’étais déjà sorti de nos lignes. J’arrive ainsi jusqu’aux Prussiens : ils étaient à dix pas de moi, enfoncés dans leurs trous ; nous nous regardions dans le blanc des yeux, comme on dit, mais ils ne tiraient pas. Cela m’étonnait. Je dépêche en arrière chercher des instructions ; on me répond au plus vite que je ne dois pas tirer le premier, qu’un armistice vient d’être conclu. L’ordre était formel. Nous nous mettons à relever les blessés et les morts : il y en avait beaucoup de ce côté, des Français, des Allemands ; mais les Allemands étaient les plus nombreux. Je rencontrai un de leurs majors qui me dit : — Ah ! oui, vous nous avez donné bien de l’ouvrage ! — et debout avec sa lorgnette il regardait la plaine couverte de neige, cherchant à reconnaître les siens. Près d’un grand trou était le cadavre d’un général saxon tué avec son cheval, dans le trou une quinzaine de blessés des deux pays ; c’est là qu’ils avaient passé la nuit par un froid terrible : plusieurs étaient déjà morts. Quand j’arrivai, l’un des Prussiens donnait à boire à un mobile qui, la jambe fracassée d’un éclat d’obus, râlait péniblement. Plus loin, le long des haies, au milieu des vignes, des artilleurs couchés dans leurs grands manteaux noirs. Leurs camarades travaillaient à les enterrer. Les fosses n’étaient pas bien profondes, d’un pied à peine, car la terre était toute durcie par le froid ; mais à chacun des morts, sous la tête, les autres glissaient un obus chargé. Il paraît que c’est l’usage dans ce corps-là : plus tard, quand on retrouvera leurs os, on saura qu’ils étaient artilleurs. Des brancardiers, la croix rouge au bras, passaient et repassaient ; les voitures d’ambulance arrivaient à vide et partaient remplies. Oui, c’est fort bien de relever les blessés ; mais en attendant les Prussiens renforçaient leur ligne. Par longues files noires, au travers des bois, on les voyait arriver, arriver sans cesse et se masser devant nous. Moi, j’étais furieux. Voilà leurs réserves qui vont donner, me disais-je, et demain nous serons battus. Je ne m’étais pas trompé.

« Le lendemain, vers cinq heures, comme j’allais prendre mon café, car je voulais être prêt à tout, des cris aux armes partent sur ma gauche. La première compagnie d’avancée s’était laissé surprendre. On m’a dit depuis que les Prussiens étaient arrivés jusqu’à la Marne, et qu’on avait relevé des cadavres à quinze mètres du bord. Notre régiment par bonheur tint sans faiblir dans Petit-Bry, mais nous, nous étions tournés. Il y eut un moment de mêlée à l’arme blanche ; c’est là que j’ai reçu d’un chasseur saxon un coup de baïonnette au bras gauche. Cependant la panique se mettait parmi les hommes : mon capitaine, avec le plus grand nombre, se lance vers la droite et tâche de rejoindre le gros de nos troupes. Bien peu y sont parvenus. Moi, je m’occupe de rallier les derniers ; un d’eux, épouvanté, s’était couché par terre dans un sillon, et se cachait la tête entre les mains pour ne rien voir et ne rien entendre. C’était le tailleur de la compagnie. — Allons, allons, lève-toi, lui dis-je, prends ce fusil et suis-moi. — Je lui tendais le fusil d’un homme tué près de nous. Comme il ne remuait pas, je lui assénai sur la tête un coup de crosse si violent que le sang jaillit. Il se leva alors sans rien dire, prit le fusil et marcha. Je l’ai revu plus tard en Allemagne ; je me moquais de lui.

« J’avais pu de la sorte réunir une poignée d’hommes ; je les égrène en tirailleurs, et, nous faufilant vers la droite, nous essayons de nous dégager ; mais près du parc de Petit-Bry impossible d’aller plus loin , le parc était occupé. Par devant, par derrière, sur les deux côtés, des Prussiens, des Prussiens partout. Vous connaissez la hauteur qui du village de Bry mène au plateau de Villiers. Il y a là à mi-côte des plants de vignes et des vergers entremêlés de cultures : nous nous blottîmes comme nous pûmes au revers des vignes, au creux des sillons, et, demeurant inaperçus dans ce grand tumulte de la bataille, nous commençâmes à brûler nos cartouches. Chaque coup portait. Quand les miennes furent épuisées, je pris celles d’un petit mobile qui gisait près de moi, je ne sais comment, la tête ouverte, les bras en croix ; cela me permit de tirer plus longtemps.

« Or, vers dix heures, évidemment les Prussiens avaient le dessous ; leur mouvement tournant avait échoué, les nôtres reprenaient l’offensive. Nos mitrailleuses, installées de l’autre côté de la Marne, venaient les prendre d’écharpe et balayaient les flancs du coteau. C’était plaisir à voir que ces épais bataillons allemands tombant fauchés par rangs entiers ! Par malheur, nous étions en leur compagnie, et les balles arrivaient également pour tous. Je connaissais déjà ce bruit rauque si particulier d’une mitrailleuse qui part ; mais c’est là que j’ai pu connaître le bruit non moins curieux de la décharge lorsqu’elle arrive. On dirait par un coup de vent la grêle frappant sur un toit. Les branches, les cailloux, la terre, s’éparpillaient autour de nous. En quelques minutes, mes hommes furent étendus morts, il n’en restait plus que deux avec moi ; encore l’un avait-il les deux genoux fracassés, celui-là ne comptait pas. L’autre s’appelait Besançon ; il s’est fait plus tard tuer dans Paris en reve-nant de captivité. Je le vois encore derrière un poirier qu’il avait choisi pour s’abriter : l’arbre était criblé, mais l’homme était sans blessure. Je n’avais rien attrapé, moi non plus.

« Cependant les Prussiens avaient opéré une conversion à droite ; lentement, par échelons, sous cette pluie de feu, ils remontaient le plateau et se rapprochaient ; nous allions être ramassés. Je n’avais plus qu’une cartouche, une seule, que j’avais tenue en réserve pour ce moment-là. Je pressais déjà la détente, j’en tuais encore un, et c’était fini. — Sergent, sergent, me cria Besançon, ne tirez pas ; vous voyez bien qu’on ne peut plus se défendre ; à quoi bon nous faire massacrer ici ? J’ai une femme et deux enfans, sergent ! — Je le regardai ; il était toujours là derrière son poirier, me tendant les bras d’un air si étrange que je me sentis ému. Je détournai la tête et je jetai mon fusil. Quand je relevai les yeux, ces sacrés Allemands étaient déjà sur nous. »

Pendant ce récit de Hoff, nous étions arrivés sur le plateau de Villiers : il avait tenu à revoir l’endroit. C’était par une belle après-midi d’automne. Le soleil, à son coucher, ensanglantait l’horizon, et cette vaste plaine, récemment moissonnée, avait une tristesse indicible. Peu ou point d’arbres : ils ont été coupés, la mitraille les avait hachés. Seulement aux flancs du coteau, au sommet surtout, une foule de tertres de diverses formes ; sur ces tertres des couronnes, des croix de bois blanc avec des inscriptions tracées au crayon, la plupart pieusement banales ; quelques-unes de ces croix portent des noms allemands. C’est là qu’ils dorment pêle-mêle, tous ceux qui en ce jour luttèrent pour leur patrie et succombèrent en combattant, sombres chasseurs saxons et zouaves éclatans, dragons bavarois à grand manteau bleu et petits mobiles à capote grise ! Chemin faisant, nous heurtions du pied des éclats d’obus, de vieilles gamelles, des morceaux de cuir racornis par la pluie, qui furent autrefois des képis ou des casques. Par endroits, le sol bosselé était fendu de sinistres crevasses, et des essaims de grosses mouches bleues bourdonnaient à l’entour. Il y a là aussi des corps enterrés, et le terrain vaut cher de ce côté, — les paysans vous le diront. Petit à petit, le plateau se nivelle, le nombre des tertres diminue, la charrue chaque jour étend plus loin ses sillons. Quelques moissons encore, et ces traces de mort auront pour toujours disparu sous les efforts réunis de l’homme qui oublie et de la nature qui pardonne.

III.

Toujours circonspect, en se voyant pris, Hoff s’était débarrassé bien vite de ses papiers, de ses galons et de tout ce qui eût pu éta-blir son identité ; il savait trop quel sort lui réservait la générosité prussienne, s’il était jamais reconnu. Sa présence d’esprit le sauva. Sur l’heure, il fut saisi, déboutonné, fouillé, et, comme il avait encore sur lui sa montre et son couteau, on les prit : inutile de dire qu’on ne les lui a pas rendus. C’est assez l’habitude chez ces gens-là ; du grand au petit, la guerre est pour eux comme une vaste opération commerciale, et la victoire ne leur est glorieuse qu’en proportion des profits qu’elle apporte. Hoff les suivit deux heures encore dans leur mouvement de retraite, puis il fut adjoint à d’autres prisonniers et dirigé sur Lagny. Dans l’église étaient réunis deux ou trois cents hommes tombés aux mains de l’ennemi dès le début de l’action. Hoff reconnut le capitaine qui le matin, avec sa compagnie, s’était laissé surprendre, et que des soldats exaspérés accablaient de reproches ; lui pleurait. Un autre officier, un lieutenant, était assis tristement à l’écart : on l’accusait de s’être évadé de Sedan après la capitulation, d’avoir donné l’ordre à ses hommes de tuer les blessés, et ils allaient le fusiller. Celui qui l’avait dénoncé était un Alsacien, un petit jeune homme de dix-huit ans, engagé volontaire pour la durée de la guerre. Le fait, à notre honneur, a été rare, et durant les épreuves d’une longue captivité nos malheureux compatriotes ont su rester unis ; mais il y a des misérables partout. Quelques-uns aussi, sans intention mauvaise, se laissaient prendre trop facilement aux façons engageantes de nos ennemis ; on les faisait causer, on les faisait boire, et, le vin aidant, ils en disaient parfois plus qu’ils ne voulaient dire. Quand le petit traître rentra dans l’église, d’où il était sorti à l’heure du dîner, il était ivre, et ses nouveaux amis les Allemands eurent l’attention de l’étendre sur une botte de paille ; les autres couchèrent sur le pavé.

Les Prussiens furent-ils pris de pitié ? eurent-ils honte de condamner un homme sur le seul témoignage d’un enfant aviné ? Le fait est qu’avant d’exécuter leur menace ils interrogèrent d’autres soldats ; ces explications nouvelles les satisfirent sans doute, car l’officier fut épargné. Seulement tout le long de la route on le surveilla de près. De grand matin et sous bonne escorte, les prisonniers, formés en convoi, avaient quitté Lagny. En avant marchait un fort détachement de fantassins saxons, un second peloton venait en arrière, et sur les flancs des cavaliers qui en serre-file, la lance au poing, accompagnaient la colonne. Quiconque voulait s’arrêter, s’écarter un peu, impitoyablement, à grands coups de crosse ou de bois de lance, était rejeté dans les rangs. Hélas ! il s’est renouvelé bien des fois, ce triste défilé, sur les routes de France. Plus encore que le lieutenant, un autre des prisonniers était l’objet d’une attention toute spéciale ; il allait seul, par devant et entre quatre baïonnettes. C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux gris, portant un pantalon sombre et une blouse blanche. Il avait été pris dès le 30, non loin de la Pépinière, — un de nos espions très probablement. — Oui, oui, espion, fusillé, fusillé ! — criaient les Prussiens d’une voix rauque en lui montrant les poings. Le malheureux devenait blême et essayait de se défendre. « Il n’était qu’un pauvre paysan... Il allait chercher du vin... On l’avait arrêté, pourquoi ? Il l’ignorait. » Il ne sortait pas de là, et il avait l’air si sincère, il parlait d’un ton si simple et si naturel ! Mais les bourreaux ne voulaient rien croire. — Quant à Hoff, quant à tous les autres, par la boue et la neige, comme un troupeau ils avançaient, et lorsqu’ils traversaient un village, lorsqu’au seuil des maisons les enfans, les femmes, muettes de douleur, les regardaient passer, eux brusquement baissaient la tête pour qu’on ne vît pas leur figure, et ils pleuraient alors de grosses larmes, des larmes de rage et d’humiliation.

On arriva ainsi toujours à pied de Chelles à Mitry et de Mitry à Dammartin. Là on fit halte dans l’église. Les malheureux marchaient depuis deux jours, mais leurs convoyeurs bien repus semblaient se douter à peine que ces hommes pussent avoir faim ; on ne leur avait encore donné du pain qu’une fois, et en quantité dérisoire. Du moins fut-il permis aux gens de Dammartin de venir les voir ; aussitôt toute cette bonne population d’accourir, portant qui de la soupe, qui de la viande, qui une bouteille de vin. Le maire était venu lui-même et présidait aux distributions. Les officiers prisonniers l’attirèrent à l’écart : ne pourrait-il de façon ou d’autre faire évader deux hommes à qui tout le monde portait un vif intérêt ? C’étaient Hoff et le lieutenant. Le maire, un vrai patriote, n’eut pas demandé mieux ; mais aucun moyen n’était réellement praticable. Cependant nos soldats mangeaient, et, mêlés à eux, les habitans de la ville s’étaient répandus dans l’église. Les Prussiens pour l’instant semblaient se relâcher un peu de leur vigilance. Quelle évasion tenter en effet hors de cet édifice nu et dépouillé, dont toutes les issues étaient soigneusement gardées ? L’espion lui-même avait été rendu à une liberté relative. Hoff venait de l’apercevoir : il se tenait près de la porte, la tête en avant, les narines dilatées, tout le corps agité d’un tremblement fébrile, regardant au dehors. En même temps passait une petite vieille chargée d’un panier et d’une soupière. Hoff saisit la soupière, la met entre les mains du malheureux, puis fait le geste de la retirer. — Allons, sauve-toi ! — lui dit-il tout bas. L’homme a compris. Une lutte s’engage entre eux, lui tirant d’un côté, Hoff de l’autre, comme s’il réclamait un reste de soupe, et ainsi bataillant ils se rapprochaient de la porte. En fin de compte, impatienté, le factionnaire attrape notre espion par le bras et le pousse dehors ; il l’avait pris pour un des habitans de la ville. Ah ! quelle joie pour le pauvre diable, et comme il dut avec bonheur respirer le grand air de la liberté ! Il eut du reste la présence d’esprit de n’en rien montrer, et Hoff le vit disparaître au tournant d’une rue, marchant d’un pas aussi égal et d’un air aussi insouciant que s’il ne venait pas d’échapper à la mort. Le lendemain au départ, quand les Prussiens passèrent leurs prisonniers en revue, les officiers d’abord, les soldats ensuite, placés sur trois rangs, ils ne trouvèrent plus leur nombre. Ils eurent beau compter et recompter : il leur manqua toujours quelqu’un.

A partir de Soissons, le reste du voyage se fit en chemin de fer ; il n’en fut pour cela ni plus rapide ni plus agréable. Le train avançait lentement dans la crainte des francs-tireurs, qui plusieurs fois déjà avaient coupé la voie, et nos pauvres soldats empilés dans des wagons à bestiaux, brisés par les cahots et grelottant de froid, en étaient presque à regretter de ne pouvoir faire à pied la route. En chemin, à plusieurs reprises, de longues bandes de prisonniers vinrent s’adjoindre au convoi ; ceux-ci avaient fait partie de l’armée de la Loire ; tous du reste étaient dirigés sur le camp de Grimpert, aux environs de Cologne : ils y entrèrent le 8 décembre, et la vie de captivité commença pour eux. Bien d’autres par malheur ont eu à raconter les mêmes misères : ces baraques de planches par où passaient les vents et la neige, le travail forcé de chaque jour aux fortifications, la brutalité des soldats allemands à coups de crosse activant l’ouvrage. En cas d’évasion possible, les prisonniers avaient dû quitter leurs souliers et chausser d’énormes sabots. Chacun d’eux en outre, comme nos anciens forçats, portait cousue sur l’épaule droite une large bande de toile marquée d’un numéro matricule. Ils ne recevaient de vivres qu’une fois par jour : du pain noir, du riz, des légumes secs, du mauvais lard quelquefois ; la ration de trois hommes n’aurait pas même suffi à satisfaire l’appétit d’un seul. Encore les vieux soldats, de longue date faits aux privations, pouvaient prendre leur mal en patience et ne souffraient pas trop ; mais il y avait là des jeunes gens, des mobiles qui, dans la force de l’âge, accoutumés chez eux à bien vivre et à bien manger, mouraient de faim littéralement. A l’heure des repas, ils allaient par groupes craintifs rôder autour des postes prussiens, versant des larmes et tendant la main pour obtenir de leurs ennemis quelque reste de soupe. Ceux-ci alors, l’estomac plein et le cœur content, prenaient leurs gamelles aux trois quarts vidées et les remplissaient d’eau jusqu’aux bords, puis ils offraient le tout aux pauvres affamés, — et de rire ! Ils trouvaient cela plaisant. À ce régime, on le comprend, la santé la plus robuste n’aurait pas résisté longtemps ; beaucoup toussaient parmi ces hommes, traînaient quelques jours et mouraient ; chaque matin sortait du camp un long fourgon rempli de cadavres, les blessés mal soignés étaient partis les premiers. Heureux qui dans cette misère avait un peu d’argent sur lui et pouvait en payant se procurer quelques douceurs ! mais la plupart manquaient de tout. C’était le cas du sergent Hoff. A Paris, pendant ses longues expéditions, il négligeait souvent de toucher son prêt, dont il n’aurait eu que faire au dehors, et lorsqu’il fut pris à Villiers, il se trouvait sans un sou vaillant. Peu lui importait du reste, car son argent à coup sûr eût suivi aux mains des Saxons la même route que sa montre et que son couteau.

Le camp de Grimpert restait proprement affecté aux soldats. Des officiers prisonniers, les uns logeaient en ville à Cologne, les autres, ceux qui ne pouvaient payer une chambre, ceux aussi qui n’avaient pas voulu donner leur parole, étaient internés dans le bâtiment de la manutention, de l’autre côté du Rhin. Un jour, comme une corvée sortait du camp pour chercher du pain, Hoff s’était glissé furtivement parmi les hommes désignés ; il voulait voir son lieutenant, M. Magnien, celui même que les Prussiens avaient failli fusiller. Tandis qu’on charge les voitures, il réussit à s’esquiver, et entre chez le lieutenant. Plusieurs officiers de toutes armes étaient là réunis, les uns venus de Metz, les autres de Sedan. Au nom de Hoff, qu’ils connaissaient bien, tous se levèrent et vinrent lui serrer la main ; on le fit asseoir pour déjeuner, on causa de ses exploits, du pays, de la guerre. On parla même un peu d’évasion, quoique la chose parût assez malaisée. Le déjeuner tirait à sa fin, lorsqu’un officier des zouaves de la garde, sans songer à mal : —A propos, Hoff, s’écria-t-il, voyez donc ce qu’on dit de vous là-bas, — et il lui tendait un journal ; c’était un numéro de l’Indépendance belge où se trouvaient reproduits tout au long les récits fantaisistes des journaux de Paris. Dès les premières lignes, le pauvre garçon changea de couleur ; ses yeux s’étaient remplis de larmes, et le papier tremblait dans ses mains. On essaya de le consoler : de telles inventions ne méritaient point qu’on s’y arrêtât ; qui voudrait y croire d’ailleurs ? N’était-il pas bien connu ? Lui contenait toujours son émotion ; puis, comme en ce moment l’appel de la corvée se faisait dans la cour, il salua et sortit. Il marcha quelque temps au milieu des rangs, ne parlant pas, n’entendant rien : le coup l’avait atterré ; mais arrivé sur le pont du Rhin qui de Cologne mène à Deutz, quand il vit en face de lui ses malheureux compagnons qui, sous la surveillance des baïonnettes allemandes, travaillaient pour nos ennemis aux épaulemens d’une nouvelle redoute, quand il songea à tout ce qu’ils avaient souffert, à tout ce qu’ils devaient souffrir encore, alors la rage le mordit au cœur. Lui, un traître ! lui, un espion ! Que lui avaient donc servi son dévouement, son courage, ses longues nuits passées sous la neige, et trente-sept ennemis tués de sa main en combat singulier ? Tournant sa fureur contre lui-même, il mit sa capote en lambeaux ; rentré au camp, il brisait tout ; planches et couvertures volaient dans la baraque. — Je voyais rouge, j’étais fou, disait-il ; un de ces hommes eût été là, je le tuais ! — A la longue, ses camarades parvinrent à le calmer ; mais il n’eut plus qu’une pensée désormais : rentrer dans Paris, chercher ceux qui l’avaient calomnié, obtenir d’eux réparation, au besoin même se faire justice.

Un danger terrible vint pour un moment occuper son esprit et le distraire de ses projets de vengeance. Il avait pris le nom de Wolff et se disait natif de Colmar ; mais avec tant de monde une imprudence était à craindre. Il s’était offert alors pour faire la cuisine ; comme il pariait bien l’allemand, les Prussiens l’avaient accepté. Un de ses vieux camarades, Huguet, qui avait toujours marché avec lui autour de Paris, lui servait d’aide cuisinier, distribuait la soupe, découpait la viande, lui évitait enfin tout rapport avec les autres prisonniers. Cela dura près d’un mois. Chaque matin, les sous-officiers allemands venaient prélever un bouillon bien chaud sur le maigre ordinaire des soldats français. A part cela, ils ne s’occupaient guère du cuisinier et de son aide. Cependant depuis peu Hoff se sentait surveillé : un Hanovrien, brave garçon celui-là, avait même eu soin de le prévenir. Sans doute, quelque mot inconsidéré surpris au vol dans les baraques avait donné l’éveil, et, sachant mieux que nos journaux à quoi s’en tenir sur le faux espion, les Prussiens le cherchaient partout. Un jour qu’il se trouvait dans sa cuisine, en apparence tout à ses fourneaux : « Sergent Hoff ! » lui crie-t-on de la porte. Il fit la sourde oreille et ne bougea pas. « Sergent Hoff ! » répète-t-on par deux fois. C’était un officier allemand qui, pour l’obliger à se découvrir, avait eu recours à cette ruse. Un peu déconcerté d’abord, l’officier s’approcha de lui, et, lui tapant légèrement sur l’épaule : — Vous êtes le sergent Hoff ? lui dit-il. — Moi ? reprend bien vite le vieux soldat en se retournant d’un air étonné ; vous vous trompez, je m’appelle Wolff, je suis de Colmar, — et déjà il commençait à raconter son histoire. L’Allemand haussa les épaules, sourit complaisamment d’un épais sourire qu’il voulait rendre malin, et sans discuter davantage le fit conduire au cachot.

Pourquoi tant de rigueurs, et comment expliquer ces représailles tardives contre un ennemi vaincu ? S’il faut en croire d’autres pri-sonniers qui furent internés dans divers camps de l’Allemagne et qui de leurs propres yeux auraient lu l’affiche, la tête de Hoff avait été mise à prix pour plusieurs milliers de thalers. On lui reprochait de faire la guerre d’une façon déloyale, non en soldat, mais en assassin. À ce compte, que penser des Bavarois qui le matin de Villiers levèrent la crosse en l’air comme s’ils voulaient se rendre, laissèrent approcher les nôtres et les mitraillèrent à bout portant ? Que penser aussi de ceux qui, en bas du plateau d’Avron, partagés en deux lignes, pour mieux tromper nos mobiles, tiraient à blanc les uns sur les autres et simulaient un engagement entre Français et Prussiens ? Au bon moment, ils se retournèrent et firent feu tous ensemble. Ce sont ruses permises après tout, et nous ne nous en indignerons pas. Dès l’instant qu’on admet la guerre, il faut l’admettre dans toute son horreur, faite de haine et voulant tuer. Jusque-là donc, nos ennemis demeuraient logiques ; mais où l’on a mauvaise grâce, c’est lorsqu’en étant si peu scrupuleux pour soi-même on voudrait exiger d’autrui la générosité, la grandeur d’âme, toutes belles vertus qu’on ne pratique pas. Quoi qu’il en soit, Hoff passa trente jours entiers à la citadelle de Cologne ; plongé dans un cachot de six pieds sur quatre et nourri au pain et à l’eau, sans même qu’il lui fût permis de changer de linge. On le pressait de questions, mais il persistait à n’avouer rien. C’est alors qu’une lettre arriva pour lui au camp de Grimpert. Lui-même, dès les premiers jours du mois de décembre, avait écrit à ses parens un petit billet qui se terminait ainsi sans plus : j'ai changé et il signait Wolff. Madrés comme de vrais paysans, ceux-ci comprirent à demi-mot et répondirent au nom indiqué. Pour le coup, les Prussiens étaient déroutés. On le fit comparaître encore devant un conseil de guerre, on interrogea même ses camarades à plusieurs reprises : tous furent unanimes à reconnaître en lui le nommé Wolff de Colmar. Il fallut bien le relâcher, et il rentra dans les baraques.

Le temps marchait cependant ; l’armistice était signé, la guerre finie ; les prisonniers allaient revenir en France. N’ayant plus rien à craindre désormais, Hoff se donna le malin plaisir de laisser voir sur sa capote un petit bout de ruban rouge : les officiers allemands jetaient un coup d’œil de travers et passaient. Déjà les camps du nord étaient évacués. Hoff revit son frère cadet, qui, chasseur à pied dans l’armée de Metz, rentrait de Königsberg, où il avait été interné : il apprit de lui que leur vieux père vivait encore ; mais un troisième frère, soldat de Metz également, était tombé à Gravelotte. Les premiers troubles de Paris, la proclamation de la commune, le prétexte spécieux qu’en tirèrent les Prussiens pour arrêter tout à coup le rapatriement de nos prisonniers, tout cela prit un mois encore. Quand l’ordre du départ arriva enfin, Hoff réussit à faire partie du premier convoi ; mais dans quel état d’abaissement trouvait-il la France ! A la guerre étrangère avait succédé la guerre civile. Autour de Cambrai, où le train s’arrêta, le général Clinchant formait en toute hâte avec les captifs d’Allemagne un corps d’armée qui devait marcher sur Paris. Les nouveau-venus furent inscrits dans des régimens provisoires ; trois jours après, on partait pour Versailles.

Les natures simples et rudes ont parfois une sensibilité exquise, une délicatesse de cœur qu’on chercherait en vain chez les hommes de classes plus élevées. En voyant de si tristes choses, le pauvre Hoff fut pris de désespoir. Que lui importait la vie, puisque son pays semblait perdu, puisque son zèle avait été inutile, puisque son bras était armé encore et ne pouvait plus frapper les Prussiens ? Il se trouvait alors au-devant d’Issy ; il avait résolu de se faire tuer, mais l’occasion ne se présentait pas. Du haut des forts et des remparts, les fédérés faisaient plus de bruit que d’ouvrage et brûlaient leur poudre au vent. Dans Paris cependant, la lutte devint plus sérieuse ; chaque position, chaque coin de rue était défendu pied à pied, et les insurgés, se voyant perdus, résistaient en désespérés. Rue de Lisbonne, près de la gare Saint-Lazare, Hoff s’était élancé résolument à l’attaque d’une barricade ; il marchait seul, en tête, bien à découvert, encourageant ses hommes et cherchant la mort : il ne la trouva pas, mais il reçut une balle, une balle française, qui lui fracassa le bras gauche. La blessure était grave ; il fut soigné d’abord à l’hôpital Beaujon, et de là, avec d’autres blessés, expédié sur Arras, où il passa plus d’un mois en convalescence.

Dès qu’il revint, à peine guéri et le bras encore en écharpe, il se rendit aux bureaux des divers journaux qui avaient fait courir sur lui la triste histoire que l’on sait. Quelques personnes bien connues l’accompagnaient ; sa blessure d’ailleurs parlait assez d’elle-même. L’accueil qu’il reçut fut des plus courtois : on s’excusa du malentendu ; on rejeta la faute sur les reporters aux abois, sur la difficulté de contrôler les nouvelles, sur cette manie de voir partout des espions qui fut comme une des épidémies du siège ; on lui promit une réparation éclatante, et le jour même, dans les feuilles du soir, parurent plusieurs articles qui rendaient pleinement justice au courage et à l’honorabilité du brave sergent. Lui, peu méchant après tout, se tint pour satisfait. Par malheur, en ce moment tous les esprits étaient distraits par les terribles événemens dont la France venait d’être le théâtre. Paris était presque désert. Beaucoup, qui avaient lu la grande trahison du sergent Hoff, ne connurent pas en province les preuves qui le réhabilitaient. En France d’ailleurs, on se lasse vite de l’admiration ; nous n’aimons pas trop reconnaître les supériorités qui nous gênent, et, pour avoir le droit d’être ingrats, nous nions même les services rendus. Longtemps encore, bien des gens ne voudront pas être détrompés. Que de fois, me trouvant avec le sergent, lorsque par hasard j’avais laissé échapper son nom : — Ah ! l’espion ! — faisait quelqu’un en se retournant d’un air curieux. Le pauvre soldat ne disait rien, mais il courbait la tête sous cette honte imméritée, et son visage devenait sombre.

Dans quelques jours, le sergent Hoff aura quitté le service. Estropié comme il est, privé du bras gauche, il ne saurait gagner sa vie. Que va-t-il devenir ? On a parlé pour lui d’une place de gardien dans l’un des squares de Paris, et le chasseur d'hommes à l’avenir protégerait des enfans et des fleurs. Après ce qu’il a fait, peut-être méritait-il mieux encore. Ce n’est pas qu’il demande rien : simple et modeste, il n’a jamais songé à tirer de ses exploits ou vanité ou profit, mais ce désintéressement même est un titre de plus. Quelque temps après la commune, un personnage, officier supérieur dans une armée étrangère, fit appeler notre sergent, et là, en présence du consul, lui offrit un brevet de capitaine. Hoff refusa. — Je n’ai servi et ne servirai jamais que mon pays, — dit-il simplement. Au ton dont cette réponse était faite, l’étranger comprit et n’insista plus ; mais il saisit la main de Hoff et la serra cordialement. C’est que le sergent a son idée. Ses trois frères ont opté pour la nationalité française et travaillent ici maintenant ; le jour venu, tous seront soldats ; lui-même, malgré sa blessure, il peut encore manier un fusil. Et il y a là-bas au pays le vieux père, la vieille mère, demeurés seuls, mais vaillans encore, qui ont tenu à garder jusqu’au bout le coin de terre où leurs enfans sont nés. Tant que l’Alsace restera prussienne, tant que par droit de conquête les reîtres étrangers feront chez nous !a loi, Hoff ne doit point chercher à embrasser ses parens, il le sait. Sa liberté, sa vie peut-être paierait cette imprudence. Et cependant, d’une foi vive envisageant l’avenir, il compte bien les revoir un jour : il reverra les Vosges, et Saverne, et Strasbourg, et le vieux Rhin qu’on a fait tout allemand... Si c’est une illusion, je n’aurais garde de la lui ravir.


L. LOUIS-LANDE.