Éditions Édouard Garand (p. 23-26).

III


La stupéfaction de M. Hannett fut à son comble, lorsqu’il ouït les paroles de sa secrétaire et s’il avait pu ouvrir plus grands les yeux, il est certain qu’il l’aurait fait.

Méprisante, Georgine attendait qu’il voulut bien reprendre ses esprits.

— Miss Favreau, s’écria enfin le rédacteur en second, vous dites que vous songez à nous quitter ?

— C’est bien ce que j’ai dit.

Il s’efforça à sourire.

— Vous vous mariez ? demanda-t-il.

— Non, répliqua sèchement Georgine, mais j’ai besoin d’un repos et j’ai résolu de le prendre.

Besoin de repos, cette fraîche jeune fille qui besognait ici sans défaillance depuis plus de trois ans ? Le patron jugea l’excuse douteuse. Mais alors, quel pouvait être le mobile de cette absurde décision qu’elle annonçait d’un air furieux ? Avec le salaire qu’on lui servait et portée sur la main… M. Hannett flaira un mystère et, de tout cela, il se sentit marri autant que faire se pouvait.

— Cela coûte cher se reposer, émit-il, lorsqu’on paye pension et qu’on ne gagne plus rien.

Piquée, Georgine lui nomma Mme  Favreau et sans trop mesurer ses paroles, elle lui apprit sur le champ que le plus grand bonheur de cette femme serait sans doute de la prendre chez elle.

— Ah ! bien, fit-il.

Brusquement, il sortit, mais pour reparaître aussitôt. Il fourragea dans ses papiers, fit quelques pas autour de la pièce et, finalement, revint se planter vis-à-vis de la jeune fille.

— Miss Favreau, demanda-t-il, nous continuerez-vous vos chroniques ?

Georgine entendit avec peine cette petite phrase et elle battit un moment des paupières avant de répondre :

— J’abandonne tout.

Il essaya d’obtenir qu’elle continuât au moins ce travail littéraire. Ce n’était qu’un amusement écrire ce petit bout de prose, une fois la semaine. Faverol était déjà connue et aimée.

Évidemment troublée, la jeune fille ne s’en montra pas moins décidée à fond.

M. Hannett eut alors un geste nerveux.

— Je regrette, avoua-t-il. Et laissez-moi croire que vous-même, vous vous repentirez, un jour, mais il sera peut-être trop tard. N’étiez-vous pas bien, ici ?

— Je crois, dit Georgine, vous avoir prouvé ma satisfaction puisque voilà près de quatre ans que je suis au journal.

Mais alors ?… M. Hannett recommença d’ouvrir de grands yeux. Qu’y avait-il donc là-dessous ? Il se reconnaissait trop peu d’imagination pour déchiffrer ce mystère à base de complication féminine ; impossible, il le voyait bien aussi, de fléchir sa secrétaire qui, déjà, lui avait donné maintes preuves de l’énergie de ses décisions. Or, rien de plus contrariant ne pouvait lui arriver et il le prouva toute la journée par une nervosité excessive.

À cinq heures, Georgine s’arrangea pour sortir en même temps que Charlotte. Les deux amies devisaient assez gaiement de chose et d’autres lorsque Georgine interrogea tout à coup :

— Vous n’avez pas d’amoureux n’est-ce pas, Charlotte ?

— Cette question !

— Dites donc, insista Melle  Favreau. Je ne me rappelle plus où vous en êtes, de votre vie sentimentale.

— Eh bien, ma chérie, elle égale zéro. C’est le calme plat, dans mon cœur. La mer d’huile.

Georgine souriait.

— Alors, fit-elle, je ne vous dérangerais pas trop, jeudi, si je vous amenais M. Malliez ?

— Vous nous feriez un vrai plaisir, à ma mère et à moi. Mais dites donc à votre tour, Georgine…

Et la petite française riait.

— … Il ne vous en coûterait pas trop de me l’amener, comme cela ?… Seriez-vous à ce point immunisée contre la jalousie ?

— Il me déclarerait carrément qu’il vous préfère à moi que je n’en serais ni peinée ni surprise.

Charlotte immobilisa et ses prunelles grises dévisagèrent son amie.

— Épatantes ces Canadiennes ! s’écria-t-elle enfin. Est-ce froideur ? Est-ce générosité, détachement super-humain ? Mais en aucun temps, une française ne se résignerait à tenir un pareil langage, étant donnée la nature de vos relations avec M. Mailiez.

— Il y a relations et relations, fit au hasard Georgine.

— Est-ce que vous ne l’aimez plus ?

— Qui prétend que je l’aie jamais aimé ? J’admets que mon imagination a beaucoup travaillé en sa faveur ; mais que le cœur ait été pris, c’est une autre question. S’il vous agrée, Charlotte, et que vous lui plaisiez également, oubliez-moi tous les deux et suivez votre destinée. Surtout, n’allez pas vous amuser à me plaindre car ce serait de la compassion inutile : je vous en donne ma parole.

Charlotte s’empara des mains de sa compagne.

— Qu’avez-vous, Georgine ? demanda-t-elle. Il se passe quelque chose ?… Mais pourquoi si tôt désespérer ?

Georgine se dégagea avec impatience.

— Française ! s’écria-t-elle à son tour. Romanesque ! Plaise au ciel que nous restions encore longtemps un peuple sans littérature. Nous passerons pour inférieurs, mais la raison y gagnera d’autant !

— Ta ta ta ta… jeta vivement Charlotte. Vous voilà fâchée ? Alors, changeons de sujet, Georgine chérie. Mais, sous leur couche de glace, les Canadiennes sont donc de vrais volcans ? Or, moi, j’ai une peur affreuse des volcans. Mais là, affreuse !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Miss Favreau ! appela le rédacteur en second.

Georgine se retourna.

Nerveux, M. Hannett mordait ses lèvres qui formaient, dans son visage aux traits un peu ramassés, un si agréable dessin.

— Ne pourriez-vous, demanda-t-il, m’accorder quinze petites minutes ? Vous les reprendrez en congé, demain.

Georgine fronça les sourcils. Il n’était rien qui lui déplût comme ces retenues après l’heure. Mais, se rappelant au même instant, qu’elle n’en avait plus que pour trois jours à travailler au journal, elle voulut donner à sa réputation de se montrer gracieuse jusqu’à la fin.

Aussi revint-elle gentiment s’asseoir à son pupitre et là, droite sur son siège, elle attendait une dictée de son patron, quand celui-ci vint se poster en face d’elle.

Il croisa les bras et, souriant :

— Miss Favreau, demanda-t-il, en êtes-vous toujours à votre décision de nous quitter ?

— Sans doute, répliqua le plus naturellement du monde, Georgine.

— Bien, moi, je ne peux pas me résigner à vous perdre. Voilà deux ans que nous collaborons : vous imaginez bien qu’il m’est impossible d’accepter vos paroles de gaieté. D’autre part, j’ai entendu dire, enfin… Ne m’accusez pas d’indiscrétion, car c’est une simple bonne chance qui a voulu que je sache. Puisque vous êtes libre de vous-même, je vous fais une proposition loyale : consentiriez-vous à devenir ma femme ?

En cette minute de résolution, la froide Georgine, comme eût dit Charlotte, se croyait à la hauteur de n’importe quelle surprise. Cependant, elle resta bouche bée devant l’offre de l’original anglais.

Celui-ci, l’aveu enfin prononcé, parut retrouver quelque aisance. Il se déraidit et, en prévision des objections qu’on allait lui servir, il commença de plaider lui-même sa cause. Il était protestant, mais sa femme resterait libre de pratiquer la religion catholique qui était la sienne ; de même, elle élèverait ses enfants comme bon lui semblerait. Si elle le désirait, il lui servirait une pension régulière, tant pour les frais d’entretien de la maison que pour ses dépenses personnelles. Jamais il ne lui demanderait compte de l’emploi de cet argent. Son unique désir était que la paix régnât, chez lui, ainsi que la confiance mutuelle.

Il devenait presque éloquent et ce qu’il disait là, d’abondance, on devinait qu’il avait dû le ruminer depuis longtemps. Georgine en demeurait touchée. Elle songeait qu’en corroborant à cette offre de M. Hannett, son désir de disparaître se trouverait accompli : elle changerait de nom, de qualité, même de race. Le projet comportait vraiment un côté fort attrayant, si attrayant que Georgine pouvait croire que sa bonne étoile lui restait, malgré tout fidèle.

Pour l’instant, une force invincible faisait encore obstacle, cependant. C’est si grave, pour une canadienne, épouser un anglais ! Ils sont nos maîtres. En isolant les cas particuliers, on peut dire qu’ils nous méconnaissent. N’avons-nous pas, aussi, un besoin impérieux de toutes nos forces ? Se donner à l’autre race n’est rien moins qu’une trahison : une perte du côté français, une gloriole du côté anglais.

Mais à l’extrémité où elle se trouvait réduite, ce mariage devenait pour elle une véritable tentation.

Elle reconnaissait avoir, jusqu’ici, accordé trop peu d’estime à son patron. Il était honnête, travailleur, non sans talent ni culture et puis… si joli homme ! Oui, il était destiné à connaître l’amour, comme elle après tout. Ils formeraient, tous deux, un couple superbe. Il l’aimait donc depuis longtemps pour se déclarer ainsi, à la première velléité de la perdre ? Elle ne s’en était jamais doutée. C’est qu’elle avait nourri des préjugés à son égard ; elle lui devait une réparation.

Humblement, son embarras revenant à la surface, M. Hannett sollicite une réponse.

— M’accorderiez-vous jusqu’à samedi ? sollicite Georgine qui, d’instinct, baisse les yeux. Je vous ferai alors connaître ma décision.

Et, comprenant qu’à cet entretien se borne le travail supplémentaire pour lequel il l’a retenue, elle quitte le bureau.

Sur le chemin du retour, les pensées les plus contradictoires s’entrechoquent dans sa tête ; regrets, désirs, craintes, hésitations, font elle ne peut plus se reconnaître dans le dédale de ses sentiments.

— « Mais pourquoi, se demande-t-elle à certains moments, pourquoi cette perturbation dans ma vie ? Je deviens folle… »

Alors, son terrible orgueil s’interpose. Non, elle n’est pas folle. Elle fait bien de quitter le journal, de rejeter Jacques et de se préparer, aussi, à laisser Mme  Verdon. Que son honneur fût sauf, d’abord ; qu’importaient les meurtrissures ?

Il se pouvait, toutefois, qu’elle eût eu tort de donner sa démission au journal avant que de s’être trouvé une place ailleurs. En dépit de ses recherches, rien n’avait abouti, encore. Évidemment, un mariage arrangerait tout. Puisqu’elle devait renoncer à Jacques, pourquoi n’épouserait-elle pas le bel homme qui l’adorait et qui le lui avait dit ? C’est qu’avant toute considération, l’idée de passer aux vainqueurs la révoltait. Bah ! n’était-elle pas déjà brisée aux humiliations, sans compter qu’elle portait dans ses veines une goutte de sang que, pour n’être pas anglais, n’était pas canadien non plus.

En entrant à la pension, elle se croisa avec Émile et, à la vue du jeune homme, un tressaillement inexplicable la secoua. Émile, c’était là l’homme bon par excellence et fiable, et courageux, ignorant du sarcasme et indulgent aux détails qui font le tourment des femmes. Jacques était orgueilleux. Ces derniers temps, surtout, il n’avait pas laissé passer une occasion d’humilier celle qu’il prétendait aimer. Il s’exécutait avec esprit, sans doute, et sous le couvert d’un enjouement fort habile, mais l’intention déplaisante n’en demeurait pas moins et Georgine sentait qu’elle ne pourrait plus, désormais, supporter ces méchants coups d’épingle.

Elle voyait même que, sans trop s’en douter, c’est la vérité qu’elle confiait, l’autre jour, à Charlotte : elle n’avait pas dû aimer Jacques Mailiez.

D’ailleurs, sa vraie vie, elle se préparait seulement à la commencer et son premier geste était d’écarter Jacques de son chemin. Cela, c’était décidé. Il restait bien Émile… Mon Dieu, oui. Quoique sûrement sur le chemin de la fortune, sa situation sociale actuelle n’était pas ce qu’on peut appeler brillante. Mais Georgine avait-elle le droit d’être si difficile ?… Quoi qu’il en fût, Émile possédait du caractère, ce qui ne se rencontre jamais chez le vulgaire. Comme M. Hannett, lui aussi l’adorait…

Georgine était rendue à sa chambre. Accablée, elle retira son chapeau et, comme l’autre soir, elle se jeta sur le divan comme dans un refuge. La tête enfouie dans un mol coussin, elle resta longtemps à laisser ses pensées battre, comme un flot, ses tempes enfiévrées.

Lorsqu’elle se releva, sa dernière résolution était prise :

— « Je les fuirai tous. »