Éditions Édouard Garand (p. 29-32).

X

UNE TRAHISON

Du fort La Jonquière, par une journée ensoleillée, l’œil humain apercevait, bien loin, au sud-ouest, les Montagnes Rocheuses. Un peu plus au nord, la rivière de la Saskatchewan, comme un ruban argenté flottant au gré de la brise, s’arrondissait et se déroulait à travers le pays, en de capricieux méandres.

Ce cours d’eau prenait certainement sa source dans les monts perdus à l’horizon.

La construction du fort, avait occupé, pendant trois semaines la petite bande courageuse et, lorsque tout fut terminé, de la Vérendrie attendit M. de Niverville qui, au fort Paskoyac, lui avait promis de le suivre à un mois de distance.

Deux jours après que les travaux de construction du poste furent complétés, Brazeau, homme brave et d’expérience à la rude vie des bois, s’approcha de son premier officier et lui dit :

— Mon capitaine, maintenant que nous n’avons plus rien à faire, nous permettriez-vous à quelques-uns d’entre nous d’explorer les alentours et de rapporter du gibier, s’il en vient à la portée de nos fusils, et que nous l’abattions ?… Ce serait une recréation qui nous ferait grand bien.

Joseph acquiesça et voulut même conduire les chasseurs.

Il avait son dessein, dont nous nous doutons bien. En chassant et explorant le pays voisin, il découvrirait probablement la mine d’or mentionnée dans les papiers secrets, légués par le Bison mourant.

À cet effet, il choisit trois de ses hommes, des plus sûrs, fidèles, et résolu de partir le lendemain. Il n’y avait pas de temps à perdre parce qu’il voulait être au fort quand M. de Niverville arriverait.

Il confia la charge du poste à M. de Noyelles et lui recommanda de faire bonne garde.

— Tu n’es pas assez expérimenté pour te mesurer avec les rusés peaux-rouges, lui dit-il, en partant. Ne leur donne pas accès au fort durant mon absence. Contente-toi de communiquer avec ceux qui viendront, — s’il en vient, — du haut de l’enceinte de nos fortifications. Je te laisse Brossard qui s’entend un peu à baragouiner le Kristinot et quelques autres idiômes ; il te servira d’interprète.

De la Vérendrie partit le matin de bonne heure, dans une des embarcations qui avaient servi jusque-là.

L’après-midi du même jour, sur la rive sud, vis-à-vis le fort, apparut une grosse troupe de guerriers sauvages.

Ils semblaient étonnés à la vue de cette construction au-dessus de laquelle flottait le drapeau blanc aux fleurs de lis de France.

Bientôt un détachement de ces guerriers ayant trouvé un gué, traversa et vint parlementer jusqu’à la porte du fort.

De Noyelles eut recours à Brossard comme interprète. Il apprit que les sauvages qu’il voyait étaient des Assinibouëls qui désiraient fumer avec lui le calumet de l’amitié.

Pierre leur fit répondre par Brossard qu’il recevrait les chefs seulement, mais ce n’est pas ce que transmit l’interprète fourbe. Que dit-il aux sauvages ? Nous le saurons dans les lignes suivantes.

Néanmoins, les étrangers se retirèrent, et Brossard annonça à de Noyelles que les chefs viendraient le matin du jour suivant, pour faire échange de promesses amicales.

Le soir, Pierre, qui n’avait que cinq hommes avec lui, songea à faire bon guet durant la nuit, pour empêcher toute surprise de la part des démons cuivrés de la rive opposée, qui pourraient bien avoir l’envie de venir lui rendre visite alors que l’obscurité se prêterait à un coup de main.

Il plaça trois sentinelles aux postes les plus importants ; celles-ci seraient relevées par lui et ses deux hommes. Après un repos, les premiers reprendraient leurs places, et ainsi à tour de rôle, la nuit durant.

Ces sentinelles avaient une faction de deux heures à faire avant d’être relevées.

Tant qu’il fit clair, les blancs pouvaient du haut de la palissade, observer les gestes des Assinibouëls, mais quand la nuit devint de plus en plus dense, seuls les feux de ces redoutables enfants des bois étaient visibles comme d’énormes flambeaux.

Parfois, à l’oreille attentive des Français faisant le guet, des cris sauvages, de joie ou de méchanceté, arrivaient au-dessus de l’onde endormie.

Brossard montait la garde de minuit à deux heures du matin. Du moins, c’était ce que lui avait assigné M. de Noyelles, mais ce dernier aurait été étrangement surpris s’il eut pu faire une ronde et passer au poste du soldat déloyal, vers une heure du matin. Il aurait constaté l’absence de Brossard de son poste.

En effet, ce misérable, à cette heure-là, franchissait la rivière à la nage, et se présentait devant le chef des Assinibouëls. Il venait offrir de livrer le fort La Jonquière et ses habitants si l’on s’engageait en retour à se saisir de la Vérendrie, et de son ami de Noyelles, et à lui donner tous les effets ou habits que possédaient ces deux officiers. Il promettait aux indiens un riche butin, et neuf chevelures.

Les sauvages pouvaient-ils refuser cette offre avantageuse ? Brossard savait le contraire ; le chef lui jura tout ce qu’il voulut.

Ce drôle retourna donc au fort avec diligence, se félicitant intérieurement de ce que, si sa trahison réussissait, il mettrait enfin la main sur l’amulette de l’Aigle-Noir, et, maître du secret, il découvrirait le trésor sans tarder.

Son absence n’avait pas été remarquée, et le gredin, tout heureux, relevé de sa faction, s’en alla, sur son lit du corps-de-garde, mûrir ses projets de traître.

Au jour, M. de Noyelles ne mit qu’une sentinelle en faction et prit des dispositions pour recevoir les chefs Assinibouëls, qui viendraient fumer le calumet.

Vers les neuf heures, il était occupé dans sa chambre à préparer les présents qu’il donnerait pour se concilier les sauvages, quand Brossard vint lui dire que deux cents Assinibouëls environ venaient de s’introduire dans le fort. Mais ce que le traître ne dit pas, c’est que c’était lui qui leur avait donné accès dans l’enceinte fortifiée.

Ces indiens, tous armés, se dispersèrent en un instant dans toutes les maisons, et plusieurs entrèrent chez M. de Noyelles.

Il courut à eux et leur dit vertement qu’ils étaient bien hardis de venir en foule et armés chez lui.

L’un d’eux répondit en Kristinot qu’ils venaient pour fumer, ce à quoi le jeune officier leur dit que ce n’était pas ainsi qu’ils devaient s’y prendre, et qu’ils eussent à se retirer sur le champ.

La fermeté avec laquelle il leur parla les intimida, surtout lorsqu’il mit à la porte quatre de ces sauvages les plus résolus, sans qu’ils eussent dit un mot de cette façon d’être éconduits.

Au même instant, l’un des soldats vint l’avertir que le corps-de-garde était en possession des Assinibouëls et qu’ils s’étaient rendus maîtres des armes. Pierre se hâta donc de se rendre au corps-de-garde.

Il fit demander à ces sauvages par Brossard, qui ne le lâchait pas d’une semelle, quelles étaient leurs vues, mais son interprète, qui le trahissait, lui dit qu’ils n’avaient aucun mauvais dessein. Un orateur Assinibouël, qui n’avait cessé de faire de belles harangues à l’officier, dit à Brossard que, malgré lui, sa nation voulait tuer et piller les Français.

À peine Pierre eut-il compris leur résolution, qu’il oublia qu’il fallait prendre les armes. Il se saisit d’un tison de feu ardent, enfonça la porte de la poudrière et, défonçant un baril de poudre sur lequel il promena son tison, il fit dire à ces barbares, d’un ton assuré, qu’il ne périrait point par leurs mains, mais qu’en mourant il aurait la satisfaction de leur faire subir son sort à tous.

Les braves Assinibouëls virent plutôt le tison et le baril de poudre défoncé qu’ils n’entendirent Brossard. Ils s’enfuirent à la hâte et en désordre, ébranlant considérablement la porte du fort, tant ils sortaient avec précipitation.

M. de Noyelles jeta bien vite son tison et n’eut rien de plus pressé que d’aller fermer la porte du fort.

Le péril dont il venait heureusement d’être délivré ne lui avait pas enlevé toute inquiétude : Joseph pouvait revenir avec ses trois hommes et tomber aux mains des peaux-rouges, qui leur feraient certainement un mauvais parti.

Mais ces derniers s’éloignèrent bientôt, et, le lendemain, de la Vérendrie rentrait au fort avec ses compagnons, sains et saufs, et leur canot chargé de gibier.

Ils furent reçus avec joie par de Noyelles et les autres soldats.

Pierre mit aussitôt son ami au courant des faits de la veille, et lui apprit en même temps que, après l’évacuation pressée des sauvages, il avait constaté que Brossard avait disparu, entraîné probablement par les Assinibouëls.

— Mais pourquoi avais-tu permis à tout ce monde d’entrer dans le fort ? demanda Joseph. C’était extrêmement dangereux, et nullement nécessaire.

— Je ne leur ai pas donné accès au fort, et mes hommes interrogés sur ce point, m’assurent énergiquement être innocents de cette imputation : sauf Brossard que je n’ai pu questionner puisqu’il a disparu.

— La figure de cet homme, déclara Joseph, ne m’allait pas du tout, mais ce ne serait pas une raison pour le juger. Depuis l’affaire de notre étrange et profond sommeil, qui a permis notre facile capture par les Kinongé-Ouilini, j’ai des doutes sur l’honnêteté et la loyauté de ce gaillard envers nous ; et je t’avouerai bien, mon cher Pierre, que je le crois capable de nous avoir trahis encore une fois. Heureusement, ton courage nous a sauvés d’un désastre, ou plutôt, d’une mort terrible. Eh bien ! maintenant qu’il n’est plus avec nous, j’en suis content.

— Mais il devait avoir un motif pour agir ainsi ?

— Certes !… À mon avis, Brossard connaît quelque chose de notre secret, mais pas assez pour travailler seul.

— Tu te trompes, Joseph : comment aurait-il réussi à connaître ce que nous avons toujours caché ? Personne n’a vu nos papiers, et nous n’avons jamais conversé ensemble sur ce sujet assez haut pour qu’une oreille indiscrète en bénéficiât.

— Dieu veille qu’il en soit ainsi, mais c’est mon opinion que je t’exprime… Et maintenant, mon cher Pierre, j’ai à t’apprendre une bonne nouvelle : les petites cartes contenues dans l’amulette sont exactes ; car, en remontant cette rivière jusqu’à sa source, j’ai presque côtoyé la montagne La Pipe ; j’ai passé à l’extrémité est des Deux Jumelles et du Mont Rond, et finalement nous nous sommes arrêtés entre les Crocs. J’en savais assez, et je ne me suis pas attardé plus longtemps dans cette partie du pays. Il nous reste à combiner un plan pour extraire l’or du flanc de l’une des Jumelles, et déterrer la fameuse pépite près de la grotte, sans que nos hommes aient vent de nos affaires.

— Oui, parce que la fièvre de l’or n’aurait qu’à s’emparer d’eux ; ils exigeraient part égale, et notre vie pourrait être en danger.

— C’est cela ! Et M. de Niverville qui doit venir bientôt !… Ne crois-tu pas qu’il serait préférable de le mettre dans le secret, lui ? demanda Joseph.

— Cela vaudrait mieux, en effet. Mais s’il ne venait pas ?… Notre tâche serait de beaucoup simplifiée…

— Dans tous les cas, s’il ne vient pas à l’époque désignée, nous attendrons une quinzaine de jours en plus ; après quoi, nous aurons carte blanche, car nous ne le reverrons qu’au printemps. Il aura été arrêté en chemin et ne parviendra pas jusqu’à nous ; ou bien, il lui sera arrivé quelques chose à Paskoyac, un accident, une maladie, etc… l’empêchant de nous suivre.

Les jours qui suivirent cette conversation furent employés à la chasse aux alentours du fort. Les Français y allaient par deux, à tour de rôle. Ceci apportait un peu de variété à leur vie et les familiarisait avec les environs de La Jonquière.

L’automne s’avançait ; comme M. de Niverville ne paraissait toujours pas, de la Vérendrie et de Noyelles commencèrent à croire qu’il ne viendrait pas, de l’hiver.