Éditions Édouard Garand (p. 24-26).

VIII

LES KINONGÉ-OUILINI

Les deux canots montés par les Français, après un voyage de dix à douze jours, atterrissent un matin sur la plage en face du fort à la Corne, érigé dans un voyage antérieur par l’un des fils de M. de la Vérendrie, en l’honneur du chevalier de la Corne, brave capitaine qui s’était distingué dans plusieurs combats.

Ici, Joseph accorde une journée de repos à ses hommes qui, certes, en avaient bien besoin, après avoir nagé ou portagé rudement depuis le fort Paskoyac.

Cette courte halte ranima le personnel des canotiers et l’on continua avec plus de rapidité. Bientôt il fallut décider par laquelle des branches de la Saskatchewan on cheminerait.

Joseph avait déjà parcouru celle du sud, lorsqu’il accompagnait son père et il aurait peut-être préféré suivre ce chemin mieux connu, mais se rappelant que l’infortuné découvreur de la mine d’or avait trouvé son trésor au nord des sources de la branche sud, il opta pour la branche inconnue et inexplorée.

Mais il fallait s’avancer dans l’intérieur avec plus de prudence, et le chef de la petite troupe, plus expérimenté, prit le devant. L’embarcation de Noyelles suivait de près. S’il y avait rencontre dangereuse ou attaque, Joseph pouvait plus tôt savoir quelle tactique adopter.

L’Œil-Croche ou Brossard, nom sous lequel il était connu des neuf personnes, avait cherché en vain un plan qui offrirait quelques chances de succès pour dérober à Joseph, l’amulette et son contenu, mais ce dernier se gardait trop bien.

Ce n’est qu’en partant du fort Paskoyac que Brossard s’arrêta à une idée qui le fit sourire.

Aussitôt il s’adressa à de la Vérendrie et lui dit :

— Mon capitaine, l’étape que nous allons faire sera longue ; je vous demanderai une petite faveur au moment de nous mettre en marche. Je voudrais avoir charge de la cuisine. Je n’en suis pas à mon premier voyage, et sans pouvoir vous arranger des fricassées comme en font les bons cuisiniers de Montréal, je vous apprêterai des mets auxquels vous ferez honneur.

— C’est bien, lui répondit-on ; tu auras bientôt l’occasion de te distinguer et, si ta cuisine est goûtée de nos gens, rien ne t’empêchera d’avoir l’office que tu désires.

Au premier repas que prirent les Français, Brossard montra son talent culinaire et fut proclamé sur le champ cordon-bleu pour le reste de l’aventureux voyage.

Or, il y avait trois jours que les deux embarcations faites d’écorce de bouleau, s’avançaient d’une bonne allure sur l’onde fugitive, quand on aperçut, au soleil couchant, des montagnes à l’horizon.

Serait-ce là, les Montagnes Rocheuses ? demandèrent quelques-uns.

— Non, répondit Brossard.

— Comment sais-tu cela ? interrogea Joseph, intéressé subitement ; aurais-tu déjà pénétré jusqu’aux Montagnes de Roches ?

Brossard vit qu’il avait parlé trop vite et qu’il éveillait la curiosité de son chef, ce qu’il devait éviter.

— Non, fit-il ; mais j’ai entendu dire que les Montagnes Rocheuses étaient aussi appelées Montagnes Brillantes, parce que, sous les feux du soleil, le quartz brille, et celles dont nous apercevons le sommet dans le lointain ne brillent pas du tout.

— Tu as dit vrai, avoua Joseph. Ce que nous voyons là-bas est la cime des monts Vermillons, et le chef sauvage qui nous a visités à Paskoyac en avait parlé à M. de Niverville.

— Là-dessus, on se disposa à la halte de la nuit.

Le lendemain on partit de bonne heure. On avait hâte d’atteindre les montagnes entrevues la veille. De leur sommet on pourrait observer la nature du pays à plusieurs milles à la ronde. On pourrait aussi s’assurer s’il y avait des villages indiens en avant.

Mais on avait beau nager ferme, on n’arrivait jamais, et les montagnes semblaient presque toujours aussi éloignées.

Au milieu du jour, de Noyelles dit à son ami :

— Dis donc ! nous n’avançons pas ! Est-ce que ces monts sont ensorcelés et reculent devant nous ?… Voyons, qu’y a-t-il ?

— Mon cher, prends patience, dit Joseph, en riant. Nous coucherons près des montagnes rouges ce soir ; ne sais-tu pas que l’œil exercé ne peut mesurer avec justesse l’espace qui le sépare de tel ou tel point dans ces vastes étendues ?

Parfois un éclair de joie brillait dans l’œil libre de Brossard, mais il faisait bien attention qu’on ne le vit pas.

Il allait enfin mettre son projet à exécution et tenter de s’emparer de l’objet si ardemment convoité.

Bientôt la nuit couvre la nature de son manteau sombre. De la Vérendrie place ses sentinelles autour du camp, au nombre de trois, et les sept autres hommes, sur un lit fait de branches de sapin, vont chercher dans un sommeil un repos réparateur qui leur donnera, pour les fatigues du jour suivant, de nouvelles forces.

Deux de ces derniers, avant de dormir, veulent fumer une pipe de tabac, mais la journée a été trop dure, la fatigue est trop grande, et leurs yeux s’appesantissent.

— Couchons-nous, disent-ils ; cela vaudra mieux que de fumer.

Les sentinelles aussi sont lassées, et c’est avec peine qu’elles combattent le dieu Morphée, les invitant instamment à imiter leurs compagnons qui reposent si bien près d’eux.

Elles envient leur sort.

— Allons ! patience, et bientôt nous serons remplacées, se disent-elles mentalement.

Mais le sommeil se fait sentir plus impérieusement.

Et les trois hommes chargés de veiller à la sécurité du camp, se cachant les uns des autres, s’appuient chacun contre un gros arbre, et… s’endorment aussitôt.

Le feu du camp diminue graduellement.

Les ombres de la nuit, se font plus épaisses ; on ne distingue que vaguement les soldats.

Le feu est presque éteint : c’est alors que l’un des dormeurs se soulève lentement de sa couche et va raviver le foyer mourant.

Ensuite, se glissant doucement vers les gens endormis, il les pousse légèrement d’abord, puis les secoue rudement et les appelle par leurs noms : mais personne ne répond.

Tous dorment profondément.

Le foyer se ranimant, jette sa clarté renaissante sur cette scène nocturne et permet de reconnaître l’homme dont le sommeil a fui les paupières, tandis que ses confrères ont comme du plomb dans la tête et les membres.

C’est Brossard dont un sourire de triomphe fait naître sur ses lèvres un rictus effrayant.

M. de la Vérendrie est enfin à sa merci ! Il va pouvoir le fouiller et lui enlever l’amulette ! Il en connaîtra le mystère ! Après, il saura bien la cacher et l’on ne pourra jamais soupçonner qui est le voleur.

Il jouit de son succès et le savoure.

— Dormez, mes chers amis, leur dit-il. Vous avez travaillé fort, ce dernier jour : vous méritez de bien reposer.

Et il ricanait en continuant :

— Mes gars ! vous avez trop mangé ce soir ! cela appesantit la tête quand on prend un trop copieux repas à la fin du jour, et… surtout quand on y mis certaines herbes qui aident à tenir les yeux bien clos.

— Maintenant, continua-t-il, le secret !… l’amulette !… Je brûle d’avoir le dernier mot de cette affaire…

Il s’approcha de M. de la Vérendrie, mais il s’arrêta tout à coup.

Il lui sembla entendre le bris d’une branche dans le fourré voisin. Il écouta attentivement : aucun bruit ne vint troubler le silence de la nuit.

— C’est peut-être une des sentinelles, dit Brossard ; je n’y avais pas pensé.

Élevant la voix, il appela :

— Est-ce toi, Vanier ?

Pas de réponse.

— Est-ce toi, Saint-Laurent ?… Est-ce toi, Durant ?

Mais ses interrogations furent sans écho.

— Suis-je fou ? les sentinelles ne sont pas plus forts que les autres !… Tous ont mangé de mon ragoût aux fines herbes, et tous dorment !… Allons ! à l’œuvre !

Il se pencha sur M. de la Vérendrie pour visiter les poches de son habit.

Il s’arrêta épouvanté.

Un cri effroyable venait de résonner à son oreille et, en un clin d’œil, il se vit terrassé et garrotté.

Ses compagnons eurent le même sort, mais le narcotique puissant continuait son œuvre, et nul ne s’éveilla alors.

Ce que voyant, les sauvages, qui s’étaient emparés des Français, surpris de ce fait, s’adressèrent à Brossard, qui se croyait sur le point d’être massacré et ne savait à quel saint se vouer. Il eut voulu en invoquer quelques-uns, mais ne se rappelait plus comment le faire. À Dieu, il se serait bien recommandé ! Hélas ! toute sa vie passée à faire le mal se dressait terrible, devant lui.

Les sauvages étaient environ une vingtaine. Leur chef s’approcha de Brossard et lui parla, mais ce misérable ne put répondre. La terreur paralysait sa langue. Au même instant un sauvage avait voulu faire un festin du restant du souper des blancs, mais son palais reconnut bien vite la substance étrangère qui y avait été mêlée pour causer l’assoupissement des sens et le sommeil léthargique dont les Français étaient victimes.

Il vint aussitôt annoncer sa découverte à son chef.

Celui-ci ayant vu Brossard penché au-dessus de Joseph endormi, comprit tout de suite qu’il avait affaire à un voleur, et le fit surveiller plus étroitement.

Les sauvages firent ensuite un grand feu, afin de mieux voir, et comptèrent leur butin.

Enfin, à la pointe du jour, ils allèrent chercher leurs canots cachés près de là, la veille, et les mirent à l’eau après y avoir placé les soldats toujours sous l’influence du narcotique, et ils remontèrent la rivière tous ensemble.

Trois heures plus tard, les peaux-rouges arrivaient à leur village et jetaient dans une grande cabane, les blancs toujours garrottés, puis ils s’assemblèrent en conseil pour délibérer sur ce qu’il conviendrait de faire des visages pâles.

Pendant qu’ils délibèrent et discutent sur le sort des Français, voyons ce que font ceux-ci.