Le salon de 1879
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 896-931).
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LE
SALON D 1879

I.
L’ARCHITECTURE. — LA SCULPTURE.

Après plus de deux cents ans d’existence, les Salons sont toujours une institution pleine de vie. Ayant reçu presque dès l’origine la forme que nous leur voyons encore, ils continuent à se produire au milieu des mêmes circonstances qui ont accompagné leur début. A présent comme autrefois, c’est autour d’eux le même concert de critiques et de doléances, ce sont les mêmes discussions sur le règlement, sur le placement et sur l’éclairage des tableaux et des statues, sur le mérite des artistes. Mais si leur forme a peu changé et si les sentimens qu’ils éveillent ne se démentent pas, leur tenue et l’objet auquel ils répondent se sont considérablement modifiés : une évolution incessante tend, malgré qu’on en ait, à les mettre d’accord avec l’esprit du temps. Après avoir été une manifestation aristocratique de l’art, les expositions annuelles sont de plus en plus devenues pour tous les talens une occasion de se présenter au public ; sous l’influence des idées dominantes elles tendent à s’ouvrir toujours plus largement. On réclame comme un droit la participation au genre de notoriété qu’elles dispensent. Elles ne sauraient donc plus être considérées comme répondant à un privilège, comme représentant un choix sévère, et par suite comme une sorte d’enseignement. Il n’y faut plus voir déjà qu’un moyen de publicité et une occasion de constater l’état général de l’art année par année. Mais cela n’est pas sans intérêt, et d’ailleurs, quel que soit le nombre, il n’est pas interdit de porter un jugement. A tout prendre donc nos expositions se modèlent sur les mœurs, et c’est pour cela qu’elles sont vivantes et qu’elles vivront.

Les Salons sont vraiment aujourd’hui des fêtes obligatoires sur lesquelles un public de plus en plus nombreux s’est mis en droit de compter. Chaque année, vers le 1er de mai, le désir de voir de la peinture et même de la sculpture nouvelles s’éveille en nous. Pour nous, chaque année l’art doit avoir son printemps. Ce goût pour le renouveau et les primeurs des talens est très vif, mais en même temps est-il bien sérieux ? Est-ce un besoin ou simplement un passe-temps, un genre ? Et le Salon n’est-il, en définitive, que le Longchamps des arts ? Nous ne pouvons le croire et nous avons l’obligation d’en mieux penser. Cette déférence, nous la devons à l’art lui-même, qui est une manifestation constante de l’esprit humain et nous la devons à tant d’artistes soucieux de leur dignité qui n’hésitent jamais à exposer leurs œuvres ; nous ne saurions la refuser au public, dont les jugemens, s’ils n’ont pas toute l’autorité désirable, aspirent du moins à s’élever. Qu’il faille voir dans ce dernier fait l’influence des expositions rétrospectives ou le signe d’un heureux instinct, ou bien que ce ne soit là qu’une illusion née de ce que les amateurs de tout rang parlent de mieux en mieux la langue technique des arts, nous ne savons. Quoi qu’il en soit, le sentiment qui porte le public aux expositions, s’il participe de la curiosité et si la mode l’inspire, n’est cependant dénué ni de spontanéité, ni de clairvoyance. On s’en aperçoit quand par hasard on entend les conversations qui se tiennent devant les tableaux et autour des statues. La plaisanterie n’en fait plus tous les frais, le parti pris et l’ignorance même n’y font plus assaut d’audace ; mieux instruits, plus sincères, les gens du monde ne risquent plus de dire des choses dont la raison ait lieu de s’étonner.

Est-ce à dire que le goût public se soit formé et qu’il y ait réellement un goût public ? Sommes-nous des Athéniens ou des Florentins, et les artistes peuvent-ils trouver dans les appréciations de la foule ces encouragemens, ces résistances et même ces injustices qui émanent d’une société qui a un idéal et qui le poursuit ? Nous n’en sommes pas à ce point, et d’ailleurs notre amour de l’art n’est pas suffisamment désintéressé. L’admiration qu’inspire un tableau, par exemple, l’envie que l’on a de le posséder, ne sont pas exemptes d’un certain calcul. L’hôtel des ventes est aussi un élément de la vie des arts et comme une institution. Là, une dernière enchère, si elle est énorme, fait un chef-d’œuvre ou peu s’en faut : c’est à la fois la réputation d’un artiste et d’un amateur. Une vente d’œuvres d’art est un événement ; tout le monde s’en préoccupe… Mais au fond, et voilà le vrai des choses, le public et les artistes se cherchent, et leur premier rendez-vous est aux Champs-Elysées. Aussi faut-il qu’à jour dit le Palais de l’Industrie, ce palais qui se prête si bien aux expositions, quoi qu’on en dise, il faut que ce palais s’ouvre et montre à Paris, toujours avide de nouveautés, ce qu’a produit en une année le travail en serre chaude des ateliers.

C’est bien ainsi qu’il convient de considérer dans leur ensemble les œuvres que l’on envoie au Salon : qui ne sait avec quelle ardeur travaillent les artistes pendant les dernières semaines et les derniers jours qui précèdent le dépôt de leurs ouvrages ? Et puis c’est pendant l’hiver, dans l’atmosphère fiévreuse des ateliers, au sein de la vie parisienne et de sa plus intense combustion. Il n’en était pas de même au XVIIIe siècle. Alors les Salons s’ouvraient invariablement le 25 août. A n’envisager que l’intérêt des artistes et avec l’habitude qu’on leur connaît de ne terminer qu’à la dernière heure, ce moment de l’année n’avait-il pas ses avantages ? Pour les peintres en particulier, rien ne peut suppléer la lumière colorée des grands jours et le recours au plein air. Comment leur demander de surmonter à force de mémoire l’impression qui résulte d’un ciel pluvieux ? comment empêcher que peintres et sculpteurs n’aient à compter avec les journées courtes et sombres ? comment s’attendre à ce que tous s’isolent du monde qui les recherche à l’heure où rien ne doit manquer à son éclat ? Ses distractions pas plus que les contre-temps d’une saison qui limite les heures du travail ne sont favorables à l’effort soutenu et au recueillement nécessaires pour mener à bonne fin des œuvres appelées à durer. Si l’on ajoute à ces entraves les inconvéniens que présentent nos ateliers eux-mêmes avec leur orientation froide et leur éclairage de convention, on aura peut-être la raison de quelques-unes des critiques que l’on adresse à notre école, et qui ne manquent pas de fondement. Mais quand tout change, l’intérêt de l’art peut-il prévaloir sur les dates et sur les mœurs ?

Malgré quelques jours de retard, l’ouverture du Salon vient d’avoir lieu dans la saison habituelle. On aurait pu songer à supprimer celui de l’an passé à cause de l’exposition universelle ; mais on a trouvé qu’il était préférable de lui conserver sa place et de ménager ainsi aux étrangers le spectacle de l’une des plus populaires parmi nos solennités. Il semble que la pensée de donner en cette occasion une marque de leur fécondité ait stimulé nos artistes, car jamais production ne fut plus abondante. Personne n’eût été surpris si, cette année, les œuvres se fussent trouvées plus rares, et si au lendemain d’un grand effort notre école eût montré un peu de lassitude. Il n’en a Tien été : tout au contraire, le jury a dû statuer sur un plus grand nombre d’ouvrages, il n’y en a pas eu moins de 9,158 qui aient passé sous ses yeux, ce qui constitue pour 1878 une augmentation de près d’un millier. Quelques bons esprits, sans doute, gémiront de cette progression constante : ils déploreront cette immense quantité de travaux dont beaucoup n’ont que peu de mérite. Cependant leur nombre empêche-t-il qu’il ne se manifeste de véritables talens ? Pourquoi donc s’affliger de ce large épanchement des arts ? Nous serions plutôt disposé à en être touché. Quand on sait que presque toutes ces productions datent de moins d’un an, quand on songe à la masse de travail et d’inspiration, aux sacrifices dont ils témoignent, on ne peut s’interdire un mouvement de sympathie. Telle qu’elle est, cette fécondité impose ; c’est un signe de la vie nationale : pourquoi donc se désespérer ? Ne vaut-il pas mieux faire son choix parmi tant d’œuvres, dont la plupart, si l’on veut, ne soulèvent pas de discussion ? N’est-il pas préférable de rechercher celles qui, procédant de doctrines communes à plusieurs artistes, représentent des écoles, et celles aussi qui, portant la marque de talens individuels, nous découvrent des aspirations nouvelles, et de nous attacher surtout à une élite qui, déjà désignée par l’estime publique, semble destinée à tenir une place dans l’histoire de notre temps ? Nous voulons essayer de le faire ici ; mais en même temps nous n’oublierons pas que nous avons le devoir de faire ressortir l’influence qu’exercent nos institutions sur les œuvres de l’ordre le plus élevé. Ces institutions, on le comprend, peuvent subir des modifications profondes. Il n’est donc pas inutile de rappeler, quand l’occasion se présente de le faire, l’objet pour lequel elles ont été créées, la part qui leur revient à l’heure présente dans le mouvement des arts, et aussi de laisser voir ce qui peut leur manquer. D’ailleurs, à la suite de l’exposition universelle, le moment semble favorable pour faire un retour sur l’école française. Dans notre intention, il ne doit pas résulter des rapprochemens que nos souvenirs nous permettront d’établir un jugement sur le rang que nous pouvons occuper dans le concert de l’art européen. Où en sommes-nous pour nous-mêmes ? Telle est la seule question qu’il importe de se poser. Nos observations comparatives ne seront pas inutiles, si elles fournissent aux personnes qu’un pareil sujet intéresse quelques sujets de réflexion.

I

C’est peut-être la première fois qu’à l’occasion du Salon la Revue s’occupe de l’architecture. Et cependant cet art, qui est le premier des arts et qui les réunit tous, n’a jamais cessé d’avoir dans notre pays un rôle considérable, prépondérant. Il a toujours été singulièrement actif et, comme cela devait être, il a eu l’initiative des travaux qui ont fait le plus d’honneur à la peinture et surtout à la sculpture françaises. Aujourd’hui encore il jette un éclat tout particulier, et on peut dire qu’à aucune époque les études architectoniques n’ont embrassé un champ aussi vaste, et que nulle part elles ne sont mieux organisées. L’état, avec la conscience de ses devoirs traditionnels et par un juste sentiment du progrès, s’est de plus en plus attaché à les développer et à les régler, et aujourd’hui elles reposent sur un ensemble d’institutions qui ne sont peut-être pas suffisamment reliées entre elles, mais qui du moins forment un ensemble imposant. C’est d’abord l’École des beaux-arts avec sa section d’architecture, qui ne compte pas moins de cinq cents élèves et qui, bien que son enseignement soit exclusivement classique, reste la maison-mère à laquelle tous les architectes, à très peu d’exceptions près, viennent demander leur initiation. C’est ensuite l’École de Rome, qui, depuis cent ans surtout, n’a cessé de porter ses investigations sur les monumens de l’antiquité et d’en rajeunir continuellement l’étude. A la tête, ce sont les grands services des Bâtimens civils, des Monumens historiques et des Édifices diocésains, qu’il suffit de nommer pour faire comprendre les intérêts-considérables qu’ils représentent ; et c’est le service des Travaux de la ville de Paris, important comme celui d’un état. Si nous ajoutons à ces élémens de travail et de mouvement officiels l’appoint qui leur vient de l’enseignement libre que soutiennent de nombreux ateliers et l’École spéciale d’architecture, le concours des sociétés d’architectes, l’intervention des efforts privés qui se manifestent par des publications et des travaux de toute sorte, nous aurons un premier aperçu des forces dont dispose en ce moment chez nous l’art de l’architecture. La haute estime dont ses représentans semblent avoir été l’objet de la part des étrangers à l’exposition universelle, plus encore que les récompenses qu’ils ont obtenues, nous font penser qu’il est encore un honneur pour notre pays.

A la vérité, si l’architecture est un art, c’est aussi une science et c’est aussi une industrie ; si elle a son esthétique et ses théories, elle a également son histoire et sa technique, et tous ces élémens sont étroitement liés les uns aux autres ; ils sont solidaires. De là est venue l’idée de laisser à des juges spéciaux le soin d’apprécier ses œuvres. Mais, dans un art aussi communicatif et dont le développement est tellement considérable, il y a une vie générale, des transformations, des résultats dont la signification est accessible à tous les esprits et qui sont, dirions-nous, du domaine public : c’est à cela que nous pensons pouvoir nous attacher ici. Une simple et rapide revue des divers objets auxquels se réfèrent les dessins exposés au Salon ne peut être un empiétement ; en tout cas elle ne saurait être inutile. Que désirons-nous en définitive ? Appeler l’attention sur une partie de l’exposition par trop négligée du public. Les dessins d’architecture sont d’habitude assez mal placés. Le visiteur, habitué à les considérer comme lettre close, bien loin de chercher à en pénétrer le mystère, se hasarde à peine dans la galerie qui leur est réservée. Cependant il y en a de très intéressans, ne fût-ce qu’au point de vue de la représentation des édifices et même du simple lavis ; il y en a qui ont vraiment du charme. Le dessin d’architecture tel qu’on l’entend maintenant est chose récente. Rehaussé comme il l’est par une aquarelle savante qui réalise une sorte de compromis entre la convention géométrale et la vérité pittoresque, ce dessin peut avoir sa beauté ; c’est d’ailleurs un produit français de la fin du XVIIIe siècle. Jusque-là on s’était contenté d’un trait précis, coté avec exactitude, et légèrement massé avec de l’encre de Chine ou du bistre. Aujourd’hui les projets d’architecture, jusque dans leurs moindres détails, sont animés d’un coloris qui ne peut sérieusement se justifier que lorsqu’il s’agit de décoration ou de polychromie ; mais dans ce travail, dont on peut contester la juste appropriation, il se déploie beaucoup de talent.

Parmi les travaux envoyés au Salon par les architectes, les premiers dont nous ayons le devoir de nous occuper sont les projets de restauration d’après les monumens antiques. Ils forment un ordre d’études qui est essentiellement classique et dont les résultats peuvent quelquefois avoir la valeur de créations véritables. Prendre un édifice en ruines, le mesurer et le dessiner dans son état actuel en s’attachant jusqu’à ses moindres débris, pratiquer des fouilles pour rechercher ses parties disparues, consulter les écrivains qui peuvent l’avoir vu dans son intégrité et partir de là pour le restituer de toutes pièces dans son plan, dans son élévation, dans son décor, c’est une œuvre multiple dans laquelle interviennent à la fois l’esprit de recherche et la critique, la science et l’imagination. Pour tout le monde, ce semble, il est curieux au moins de voir revivre un monument célèbre dans une image qui nous le rend avec sa physionomie native. Pour l’architecte, l’intérêt aura consisté à se trouver aux prises avec un chef-d’œuvre, à pénétrer le secret de ses dispositions, de son ordonnance et même de sa construction. C’est un travail qui met en jeu toutes ses facultés, qui fait appel à tout son talent. Ces évocations du passé tiennent à la fois à l’histoire et à l’esthétique, et grâce au progrès des sciences historiques, les études dont elles relèvent présentent tous les caractères de la certitude. Jamais on n’a envisagé la théorie de l’architecture avec plus d’ampleur, jamais les périodes que l’art de bâtir a traversées, jamais les formes qu’il a créées n’ont été mieux connues. Les grands artistes de la renaissance s’étaient adonnés avec passion à connaître l’architecture des anciens et à s’en approprier les formules : ils s’étaient plus appliqués à déterminer la proportion des ordres qu’à retrouver le plan des édifices. Leur génie absolu cherchait la vérité dans des moyennes dont l’adaptation pouvait être en quelque sorte courante. Ils étaient moins sensibles que nous aux variations qu’un même type a subies suivant ses applications et selon l’époque à laquelle il a été employé. Aujourd’hui les questions de chronologie et celles que soulève la transformation des styles sont creusées avec passion ; les plans, les ordonnances, la décoration des monumens sont étudiés avec un zèle égal, et les travaux de restauration portent sur l’ensemble des données architectoniques.

Le premier foyer de cette sorte d’études a été l’Académie de France à Rome. Dès l’origine de cette institution, Colbert avait inscrit dans ses statuts que les pensionnaires du roi seraient tenus de faire des élévations des plus beaux monumens de Rome et des environs. Cette idée, d’abord négligée dans sa réalisation, fut reprise par l’Académie royale d’architecture, particulièrement depuis 1778 jusqu’en 1790. L’Académie des beaux-arts de l’Institut l’a développée au moyen de règlemens précis auxquels il n’est que très rarement dérogé. En conséquence, tous les ans celui des pensionnaires architectes qui est arrivé à la fin de son séjour à la villa Médicis envoie la restauration d’un monument antique. Tous ces travaux restent la propriété de l’état, qui a commencé à les publier. Le sujet peut en être pris en Italie, en Sicile, en Grèce. Précédemment ils n’étaient connus que des personnes qui suivent l’exposition des envois de Rome ; mais depuis quelque temps leurs auteurs ont pris le parti de les exposer au Salon. Si c’est chez eux un usage, il est excellent, car c’est ainsi que cette année M. Lambert nous soumet sa Restauration de l’Acropole d’Athènes.

L’Acropole d’Athènes a souvent été l’objet d’études importantes, et depuis David Leroy, à qui nous devons le premier ouvrage sur l’architecture grecque, bien des savans et bien des artistes ont trouvé dans ses ruinés une occasion de se faire honneur. Maintenant que tout le plateau de la colline est déblayé, le moment semble favorable pour se livrer à des investigations qui donnent des résultats définitifs. Mais le génie grec est si riche et ce qu’il embrasse si profond qu’on travaille toujours à le connaître sans rencontrer jamais sa limite. Aujourd’hui M. Lambert arrive à son tour, apportant son contingent d’hypothèses et aussi de découvertes ; sans doute il n’aura pas dit le dernier mot. Il s’est donné pour tâche de reconstituer les monumens de l’Acropole tels qu’ils existaient au temps de Périclès ; il paraît avoir consulté avec le plus grand soin le terrain et les textes. Il n’aura point ajouté aux travaux de Penrose sur la convexité des soubassemens et des architraves qui sont de principe dans l’architecture attique, ni aux observations de M. Choisy sur les cas de disymétrie que l’on remarque soit dans les lignes de détail, soit dans l’ensemble des édifices qu’il a relevés. Sans négliger les considérations d’un ordre délicat, l’auteur a surtout embrassé les questions d’ensemble. Ce qui frappe au premier coup d’œil dans son projet de restauration, c’est la suppression entière de l’escalier des Propylées et la détermination faite pour la première fois de la maison des prêtresses Erréphores. Faire disparaître l’escalier des Propylées, ne tenir compte ni de la découverte de Beulé, ni de ce qui avait été plus universellement admis jusqu’ici, c’est-à-dire des degrés qui, partant du palier où aboutit le chemin de l’Acropole, donnent immédiatement accès aux portes de la citadelle, c’est hardi, et cependant ce n’est pas impossible. Pourtant, nous l’avouerons, quelle que soit la force des raisons sur lesquelles on se fonde, il nous est pénible de renoncer à ce bel escalier que M. Desbuisson et M. Boitte s’étaient crus autorisés à restituer. Sans se laisser aveugler par le succès de ses fouilles, Beulé, le premier, avait discuté l’existence de l’escalier tout entier. Mais il avait cru pouvoir conclure surtout en faveur des degrés qui précèdent immédiatement les Propylées : il en constatait les amorces dans les substructions. Aujourd’hui le débat ne pourrait être repris utilement que sur place. Entrons donc sous cette réserve dans les raisons de M. Lambert : ce sont celles que M. Burnouf a données dans son ouvrage sur l’Acropole d’Athènes publié en 1877.

Pour justifier l’opinion nouvelle, on invoque la nécessité de ne point interrompre l’antique voie sacrée, voie vénérée par où arrivaient les processions conduisant avec elles les animaux voués aux sacrifices. Comment un pareil cortège eût-il franchi les degrés de marbre dont les restes ont paru jusqu’ici appartenir à l’œuvre de Mnésiclès ? M. Lambert s’appuie également sur une considération tirée du monument d’Agrippa, qui, placé de biais, mord de travers sur les marches avec lesquelles il était de règle, il était naturel et facile qu’il se raccordât. Il n’admet pas que ce désaccord brutal ait pu se produire l’escalier existant, et il en conclut que celui-ci dans son entier est de date postérieure à l’établissement de la domination romaine. Tout cela peut être discuté, mais vient d’un esprit logique qui envisage les questions avec fermeté. Au point de vue de l’effet du monument lui-même, nous serions volontiers de l’opinion de M. Lambert, qui pense que les Propylées plantés directement sur le rocher devaient avoir un plus grand aspect que soutenus par l’escalier monumental dont on ne les a pas séparés jusqu’ici. Prise en elle-même, cette considération est fondée sur une observation juste ; l’ordre dorique posé comme à nu sur le sol prend une majesté et une élégance suprêmes ; et ceux qui, sans avoir visité la Sicile ou la Grèce, ont vu la Walhalla du côté de la montagne se rendront aisément compte de ce que cette idée a de fondé.

Laissons donc M. Lambert pénétrer dans l’Acropole par cette route naturelle, couronner en passant les murs par des balustrades de marbre, et suivre Pausanias pas à pas. Qu’il rétablisse sur sa route les édifices tels qu’ils étaient, qu’il y ajoute même, soit qu’il complète le dallage de leurs enceintes, soit qu’il achève certaines de leurs parties que l’antiquité avait laissées imparfaites ; qu’après avoir ainsi rendu leur figure aux temples de Minerve Brauronia et de Minerve Erganè, et fait une station prolongée au Parthénon, il arrive à l’Érechthéion, dont il analyse, discute et coordonne les élémens variés : c’est à merveille, car nous goûtons à chaque pas l’exquise beauté des édifices et le charme de leur douce polychromie. C’est dans le voisinage du temple d’Érechthée que M. Lambert place la maison des Erréphores. Il paraît avoir retrouvé dans ses fouilles des soubassemens qui posent sur le rocher. Entre un mur qui touche à la maison des prêtresses et la fortification, on voit comme une petite cour d’où part un escalier aujourd’hui fermé et qui conduit directement au pied du rocher du côté de la ville. Cet escalier paraît être celui qui est connu sous le nom d’escalier de l’Aglaurion. Ces dispositions répondent bien à ce qu’exigeaient, suivant Pausanias, les fonctions des Erréphores, et nous trouvons très plausible la restitution de M. Lambert. On peut y voir une découverte.

Il n’est personne dont l’attention ne s’éveille au seul nom de l’Acropole d’Athènes. L’Acropole est un sanctuaire de l’esprit. On s’y intéresse ; on y porte une passion religieuse. Voilà pourquoi nous insistons sur le travail de M. Lambert. Dans son ensemble, il offre une harmonie heureuse. On a vu quelles sont les questions qu’il soulève : nous ne les discutons pas. Mais on ne saurait assez louer la manière sobre, précise, élégante dont les dessins sont exécutés. Le tracé en est pur ; le lavis délicat. Aucune fantaisie pittoresque, et cependant une vraisemblance idéale à laquelle les élévations géométrales peuvent être portées par un artiste véritable. L’impression que produit ce projet serait plus grande, l’œuvre serait plus complète, si l’auteur avait joint aux dessins que nous avons sous les yeux une vue perspective des monumens de l’Acropole prise des portes intérieures des Propylées. Les Grecs n’entendaient pas la symétrie de la même manière que nous, et nous pensons avec M. Choisy que les disymétries des plans devant lesquelles ils ne reculaient jamais étaient rachetées par une symétrie perspective parfaite. Dans l’ensemble décoratif de l’Acropole et pour l’effet qu’il devait produire, il est certain que le colosse de la Minerve Promachos était destiné par sa masse à faire équilibre au Parthénon. Eh bien, seule, une vue perspective prise du point où l’on débouche sur le plateau serait de nature à faire comprendre cet effet d’ensemble, et par suite à permettre de déterminer avec exactitude la hauteur de la statue dont on ne connaît qu’imparfaitement les dimensions. Ce dessin, exécuté comme M. Lambert pouvait le faire, donnant l’idée, en même temps que de la physionomie des édifices, de la majesté du lieu, eût été parfaitement justifié : nous croyons qu’il eût grandement attiré l’attention.

M. Loviot, qui est aussi pensionnaire de l’Académie de France, a également envoyé au Salon une restauration : celle du Monument chorégique de Lysicrate à Athènes. Ce projet porte sui un édifice de petites dimensions dont le plan ne prête point à la discussion. Ce n’est d’ailleurs qu’une préparation à un travail plus considérable par lequel M. Loviot doit couronner ses études. Celui que nous avons sous les yeux est rempli d’intérêt : il nous offre un exemple presque unique, des formes que les Grecs avaient données à l’ordre corinthien lorsqu’ils l’avaient créé. Il n’est pas nécessaire d’être bien profondément versé dans l’architecture pour saisir ici et du premier coup d’œil la différence qui existe entre ce protocorinthien grec et le corinthien qui est employé dans des monumens tels que la Bourse et la Madeleine. À n’établir la comparaison que sur le chapiteau, qui est le membre le plus essentiel de cet ordre, voyez quelle différence ! Comme les proportions du chapiteau grec sont plus élancées ! Remarquez la grande séparation qui se trouve entre les volutes et le feuillage ; et ces fleurons qui soutiennent les feuilles d’acanthe vers leur milieu ; et cette substitution de feuilles d’eau à la première rangée des acanthes ; admirez comme ce bouquet architectural sort élégamment de son gorgerin de bronze. Une particularité que l’on ne peut s’empêcher de faire observer parce qu’elle porte sur un point tout à fait caractéristique, c’est la légèreté extrême de la sculpture de ce chapiteau, ses évidemens extrêmes, évidemens, légèreté, qui se retrouvent dans toute la décoration de l’édifice et qui semblent justifier l’opinion de ceux qui cherchent l’origine du mode corinthien dans des ouvrages de métal battu. Mais ce qui est certain, c’est que cette décoration se relie à merveille au trépied et aux statues d’airain qui couronnent l’édifice. À d’autres de déterminer la place qu’occupe le monument de Lysicrate dans la filiation des ordres grecs, de faire ressortir la parenté que présente l’entablement de cet édifice avec l’entablement ionique, sauf cette différence que la grande cymaise est ici remplacée par une rangée de palmettes, enfin de constater que les colonnes n’ont pas de plinthe : ce sont là des considérations qui ne touchent sensiblement que les hommes spéciaux. Pour nous, nous disons que les dessins de M. Loviot sont exécutés en perfection ; que la mesure dans laquelle la polychromie y intervient dénote un esprit judicieux et que, les considérât-on seulement comme des dessins d’agrément, ils mériteraient encore la faveur du public.

Tel est, à l’exposition, l’apport des pensionnaires de l’état : il faut reconnaître qu’il est important. Les études classiques ont toujours à la villa Médicis leur milieu favorable et leur activité féconde. Pris dans leur ensemble, les envois de Rome ont puissamment influé sur la marche de l’architecture française, mais il semble que la raison qui les dirige ait conduit à reconnaître la nécessité d’autres institutions procédant d’après les mêmes méthodes, bien que devant remplir un objet plus positif. Est-ce une illusion ? Les travaux que depuis près d’un demi-siècle nous voyons exécuter sur nos édifices du moyen âge et de la renaissance ne doivent-ils pas aux restaurations de l’antique leur première inspiration ?

Quoi qu’on en veuille penser, l’École de Rome, vers 1830, venait de jeter un grand éclat. Les travaux de pensionnaires qui avaient nom Blouet, Gilbert, Duban, Labrouste, Duc, L. Vaudoyer, renouvelaient à la fois les idées que l’on avait sur l’architecture antique et le fonds de notre propre architecture. Heure mémorable ! Les hautes études avaient trouvé leur voie grâce à une juste notion de l’histoire et à l’analyse délicate du caractère, de l’âme des chefs-d’œuvre classiques, lorsque M. Vitet écrivit les rapports célèbres qui provoquèrent la création de la commission des Monumens historiques. Il s’agissait, et c’est par là que le rapprochement s’établit, il s’agissait d’appliquer à nos monumens indigènes le procédé des relevés graphiques dont la direction était devenue si sûre et les résultats si puissans ; mais il fallait aller plus loin. Tandis que les ruines grecques et romaines sont à peine défendues contre une destruction complète, l’objet que l’on se proposait était d’empêcher les édifices reconnus d’intérêt national d’être anéantis, de subir des restaurations qui en altèrent le caractère, de veiller sur eux, après avoir exproprié leurs détenteurs du droit de les détruire ou de les dénaturer. À partir de 1837, l’organisation nouvelle fut complète et des crédits lui furent libéralement affectés.

Le service des Monumens historiques poursuit son œuvre, et l’esprit des Vitet et des Mérimée continue de l’inspirer. Cette année, l’exposition ne contient pas moins de vingt projets qui soient destinés à ses archives. Nous mettons au premier rang la restauration des murailles de Guérande : M. Paul Bœswillwald, aux soins de qui elle est confiée, l’a présentée avec beaucoup de talent. Nous ne pensons pas que les murs fortifiés de Guérande soient destinés à être restaurés intégralement comme les enceintes de Carcassonne et d’Avignon. La municipalité, croyons-nous, voudrait voir au moins rétablir la porte Saint-Michel pour s’y installer. Tout le reste du travail serait donc une restitution dans le genre de celle des pensionnaires de l’état, mais avec cet avantage d’être pour une exécution ultérieure comme une pierre d’attente. Les dessins de M. P. Bœswillwald sont ordonnés à merveille. La restauration étant sur la même feuille que l’état actuel, on peut toujours les comparer et retrouver sur la ruine la trace des dispositions que l’auteur propose de faire revivre. Guérande, assise sur un plateau, dont elle suit le contour, a été fortifiée au XIVe siècle. Son enceinte, défendue par onze tours et quatre portes, est construite en granit. Prise d’assaut plusieurs fois, la fortification a subi, particulièrement au XVe siècle, des modifications qui sont visibles à la porte Saint-Michel. C’est en grande partie à cette porte que s’attache l’intérêt du travail de M. Bœswillwald, puisqu’il s’agirait de la restituer ; on y ajouterait comme complément les murs qui sont à droite et à gauche, avec les deux premières tours dont ils sont flanqués. Dans la restauration, l’architecte a dégagé le chemin de ronde de la plate-forme supérieure des tours de la porte et rendu leur figure au couronnement et aux toits. Attirons aussi l’attention sur la porte de Saille, la plus ancienne de toutes et qui reparaît ici avec sa physionomie primitive et munie comme autrefois de ses hourds, percés de meurtrières et de mâchicoulis.

Digne élève de son père, talent de race, nourri de toute la science de l’école de M. Viollet-Leduc, M. P. Bœswillwald procède avec une sûreté déjà magistrale. Il a vivement saisi le caractère général de l’époque à laquelle appartient l’enceinte de Guérande ; chez lui la science des détails et l’esprit d’induction sont également remarquables. Son travail offre une suite de beaux dessins, d’une facture élégante et légère, et d’un coloris fin.

Quel regret pour nous de devoir nous borner et de ne pouvoir parler ici que des principaux parmi les projets de restauration qui sont exposés cette année ! Ce n’est donc point par méconnaissance de leur mérite que nous ne ferons que mentionner de M. Darcy une monographie de l’église de Mézières-sur-Brenne, de M. Danjoy une restauration de l’église de Guarbec, et de MM. Sauvageot, De Laroque, Dussire et Louzier d’excellentes études. Ces projets, qui sont généralement complétés par des vues perspectives, témoignent de recherches incessantes, de découvertes, d’infiniment de savoir et de talent. Nous aurions eu plaisir à les décrire avec quelque détail. Ils appartiennent à un ordre de travaux qui est digne d’une estime particulière ; ils constituent de plus en plus l’immense monographie de l’art monumental de la France au moyen âge.

Mais quels sont ces édifices aux formes étranges, qui procèdent pour ainsi dire par entassemens et dont la perspective se détache sur le désert ou sur le cours des fleuves ? Ce ne sont point des caprices de l’imagination ; c’est aussi l’évocation de monumens qui ont existé. L’entreprise ne tient rien de l’École de Rome ni des Monumens historiques, ces riches officines de restaurations. Là résident en effet les traditions et la vie qui vient d’une première impulsion vigoureuse et persistante ; là aussi existent les ressources qui soutiennent l’effort des travailleurs. En dehors de cette double action officielle, n’est-il pas remarquable de voir des esprits studieux, amoureux de l’art, entreprendre à leurs propres risques et rien qu’avec leur courage de vastes restaurations ? Tel est le cas de M. Chipiez. Déjà l’an passé on avait remarqué de cet artiste, érudit et modeste, des dessins dans lesquels il présentait une solution très plausible pour l’éclairage des temples hypètres. Cette année il s’adresse à une antiquité plus mystérieuse : il tente de montrer lecteurs à étages de l’ancienne Assyrie. En voici quatre types parfaitement distincts. Pour le premier, l’auteur met à la fois à contribution les ; ruines de Khorsabad et de Kouyoundjick, et le texte d’Hérodote et de Diodore de Sicile. Fort de ces autorités, l’édifice qu’il nous présente est une tour quadrangulaire composée de sept étages inclinés dont chacun a sa couleur, noire, jaune, rouge ou bleue. Une rampe conduit au sommet sur lequel se dressent des statues, des colosses d’or. Ce n’est pas le temple du dieu, mais le centre d’une enceinte sacrée qui contient différens monumens. Un bas-relief du Musée Britannique a fourni les élémens du second type : une lourde tour à trois gradins repose sur Un soubassement formé de portions de cylindre qui se coupent à angle droit. La disposition du double escalier qui serpente sur ce socle avant de pénétrer dans l’intérieur est étrange, mais, au moyen d’une épure, on se rend compte qu’il a pu exister. Selon M. Chipiez, ces deux exemples représenteraient le style assyrien proprement dit. Le troisième type appartiendrait à la Chaldée. Lord Loftus et J. Taylor en ont constaté les données dans les très antiques ruines de Wartha et de Hour, la ville d’Abraham. Ici le plan n’est plus carré, mais barlong ; l’escalier est extérieur et cette fois la tour est un temple. Enfin le quatrième type serait purement babylonien, puisque les derniers vestiges de la tour de Babel ont servi de base à sa reconstitution. M. Chipiez, dans cette partie de son travail, a suivi l’opinion de M. Oppert, qui a étudié la question sur place. Après le savant, l’artiste adopte l’idée des rampes qui à droite et à gauche flanquaient l’édifice. Celui-ci s’élevait sur un plan carré et avait huit étages. C’est d’après des inscriptions publiées récemment qu’a été composé le dôme, qu’ont été placés les autels que l’on aperçoit sur le couronnement. Une pareille œuvre demanderait une monographie, mais tel qu’on la voit, elle est du plus grand intérêt. L’aspect de ces tours aux formes insolites est imposant, leur revêtement de briques coloriées splendide. Ajoutons que les dessins de M. Chipiez sont exécutés en perfection et méritent de trouver place dans un musée d’architecture qu’il serait désirable de voir créer.

Il faut s’applaudir de voir le goût de pareilles études s’étendre à des sujets variés, et M. Vaurabourg a eu une idée heureuse en appliquant son talent à nous donner une notion plus précise de l’art du Moghreb. L’attention était depuis longtemps portée sur les édifices d’architecture arabe que nos colons de l’Afrique française nomment moresque. A tout prendre, le travail qui nous est présenté ne nous fournit que peu de données nouvelles sur le plan des maisons algériennes ; mais ces gracieuses constructions, rapprochées de monumens tel que la Zaouia de Sidi-Ab-der-Raman et tel que la mosquée de Djama-el-Djedid, forment un ensemble du plus agréable éclat. Ce n’est pas à dire qu’il s’agisse ici d’un art ayant à proprement parler sa théorie : cet art a ses formes générales d’un caractère élégant et surtout un vif sentiment de la décoration. À ce point de vue les dessins de M. Vaurabourg sont charmans et rendent fidèlement l’impression que l’on rapporte d’un voyage en Algérie. La nature et la fraîcheur des divers matériaux employés dans la construction et l’harmonie des colorations murales sont rendues avec grâce ; il y a dans ce travail un sentiment distingué de la couleur qui, dans ce cas particulier, était une qualité que l’on devait exiger de l’architecte. Mais nous devons nous arrêter, nous renfermer dans un cadre modeste. Nous achèverons de le remplir en émettant un vœu : c’est qu’à tous ces beaux dessins on puisse joindre à l’avenir les mémoires qui les expliquent et les justifient. Pour l’intelligence du tracé, pour la solution des questions qui se posent toujours en matière de restauration, pour la part qui doit être faite de ce que les auteurs ont ajouté à la science, de pareils documens sont indispensables. Malheureusement, le mémoire de M. Lambert est à la bibliothèque de l’École des beaux-arts ; le rapport de M. Paul Bœswillwald appartient au bureau des Monumens historiques, et M. Chipiez n’a pas comme il l’avait fait l’an passé pour l’éclairage des temples grecs, publié dans la Revue archéologique une notice sur les tours de l’Assyrie.

Ici nous trouvons une lacune immense. Les travaux exécutés par l’administration des cultes et le ministère des travaux publics ne sont pas représentés au Salon. L’important service des édifices diocésains n’a pas, que nous sachions, ses archives comme les Monumens historiques et comme la ville de Paris. Ce doit être un sujet de regret que, par défaut d’un soin si naturel, nous soyons privés de connaître, pour ne les avoir point vus surplace, les beaux travaux de MM. Abadie, Bailly, Révoil, Ruprich-Robert, J. Lisch, et d’autres encore, travaux qui embrassent aussi bien la restauration et l’entretien d’anciens, édifices religieux que la construction d’édifices nouveaux. L’art national est grandement redevable aux habiles architectes qui veillent sur tant d’édifices répartis sur le sol de la France. Nous ne croyons pas non plus que la direction des Bâtimens civils ait un portefeuille ; mais, les principaux travaux qu’elle fait exécuter étant à Paris, on peut les suivre depuis la pose de la première pierre jusqu’à leur complet achèvement et les juger sur place comme à une exposition permanente. Cependant l’état n’est pas seul à élever des édifices considérables. Voici une société financière, celle du Crédit lyonnais, qui vient de faire construire sur le boulevard des Italiens un véritable monument. De plus les plans, coupes et élévations en figurent au Salon. Ce grand travail, dont le développement ne fournit pas moins de douze dessins, répond à merveille à l’idéal des logiciens. Étant donné un terrain d’une forme quelconque et un programme bien arrêté, réaliser les dispositions que ce programme exige dans les conditions les meilleures au point de vue de la distribution, de la solidité, même de l’économie : faire en définitive que le caractère et l’expression de l’édifice résultent, de, son plan, tel est le procédé que la raison commande et qu’a suivi M. Bouwens van der Boyen, l’intelligent architecte qui a construit l’hôtel du Crédit lyonnais. Le terrain était irrégulier ; mais les plus grands côtés étant sur le boulevard et sur la rue de Choiseul, les façades présentent un beau développement. Il faudrait, pour donner une idée des dispositions intérieures, des explications pour lesquelles l’espace nous manque. Nous devons nous borner aux points principaux. Ce qui frappe tout d’abord, c’est la grande salle vitrée qui occupe le centre des constructions et monte jusqu’au troisième étage. Tous les services donnent sur cette salle au rez-de-chaussée. Deux rangs de piliers élégans déterminent les baies et soutiennent la corniche ornée sur laquelle pose une toiture en verre. Celle-ci non-seulement est légère, mais semble souple comme un vélum, suspendue qu’elle est à une forte charpente qui est au-dessus. De la sorte on a pu rendre son ossature délicate et supprimer l’effet désagréable que présente le rapprochement des vitres et des gros fers. Tout cela forme un ensemble d’un aspect brillant et d’une proportion excellente. La perfection de la construction et la beauté des matériaux ajoutent encore à l’impression. Au premier étage l’administration occupe des cabinets, des salons et des salles décorés avec le goût sévère que l’on remarque en Angleterre dans des établissemens analogues : des tentures vertes, des portes et des boiseries en acajou, des meubles qui se répètent donnent à toutes les pièces une unité, une gravité d’aspect tires sensible. La grande salle du conseil est remarquable : les lambris de vieux chêne en sont sculptés avec une rare finesse. Les autres étages sont occupés par les bureaux : là les charpentes en fer sont apparentes, les murs nous montrent partout la pierre ou le stuc, les meubles ont la couleur naturelle du bois ; on y trouve cependant une sorte de richesse qui vient de l’étendue des surfaces et de l’abondance du jour. Il y aurait à faire ressortir dans le programme du Crédit lyonnais quelques nouveautés au point de vue de l’idée et des aménagemens. La principale est la disposition de la serre des dépôts, qui, loin d’être placée dans des casemates ou dans des caveaux blindés, occupe dans deux étages du sous-sol, parfaitement éclairés, grâce au pavage de verre qui s’étend sur tout le rez-de-chaussée, des pièces dans lesquelles les caisses elles-mêmes, apparentes et inviolables avec leurs épaisses murailles de fer, forment comme une robuste décoration. Notons à l’entre-sol les salons où les personnes accréditées sont admises, et le service des études financières qui occupe entièrement tout le dernier étage. De la sorte l’établissement se présente avec des partis, des appropriations et des complémens dont l’idée existe peut-être à l’étranger, mais que nous ne sommes pas habitués à rencontrer chez nous.

Les conditions de distribution, d’éclairage, de chauffage, d’aération, comme de sécurité, se trouvent ici parfaitement remplies. Nous voyons dans tous leurs détails et heureusement répartis les services qui assurent la direction et facilitent les opérations d’une grande entreprise financière. Le double sous-sol, les étages au nombre de quatre, et les combles ont leurs plans particuliers qui concordent au point de vue de la construction générale, et qui varient au point de vue des distributions. Au fond rien ne semble avoir été asservi à une conception qui ne soit née du sujet. Est-ce à dire que cette manière de procéder ait nui à l’édifice, qu’il en soit résulté quelque sécheresse dans ses formes, et que l’art ait lieu de se plaindre de la logique ? Il n’en est pas ainsi, et l’on peut s’en convaincre. L’architecture du Crédit lyonnais est d’un aspect élégant et digne, les détails en sont fins et pleins de goût ; l’expression de l’édifice est juste. Impossible qu’on s’y trompe. Ce n’est pas un hôtel destiné à recevoir des étrangers et encore moins l’habitation d’un particulier, c’est une maison faite pour une administration, maison largement ouverte et bien défendue, dans laquelle les allées et venues sont à la fois libres et réglées, et où la lumière pénètre partout. Et c’en est assez : car, lorsqu’il s’agit de son expression, l’architecture doit rester dans les hautes généralités ; elle aurait tort de viser au symbolisme.

A notre avis, M. Bouwens van der Boyen a fait preuve d’un grand talent, et d’ailleurs il n’en est pas à ses débuts. Pour la manière de satisfaire aux programmes qui lui sont donnés, il n’a plus à faire sa réputation. Rappelons qu’en 1875 la Société centrale d’architecture lui a décerné l’un des prix qu’elle a institués pour les constructions privées : distinction flatteuse, puisqu’elle émane de confrères qui portent haut le double sentiment de l’art et de la dignité professionnelle. Un architecte qui lui-même fait école par la manière excellente dont il s’entend à distribuer jusqu’aux maisons les plus modestes, à leur donner des proportions élégantes et à les décorer avec goût, M. Lesoufaché, a fondé ces prix qui sont à la fois des récompenses et un avertissement : ils honorent des mérites qui autrement risqueraient d’être méconnus, et ils indiquent que l’art, quelles que soient ses applications, maintient ses droits.

L’un des derniers lauréats de la Société a été M. Ch. de Lalande, à qui l’on doit le joli Théâtre des Nouveautés dont tout Paris connaît le confortable et l’agrément. C’est justement ce théâtre qui a obtenu l’approbation des juges, et les études qui ont servi à sa construction, plans, élévations et coupes, figurent à l’exposition et prouvent aussi combien M. Ch. de Lalande est un dessinateur habile. Parmi les projets de maisons et d’hôtels que nous trouvons au Salon il y en a qui sont peut-être destinés à recevoir la même distinction. S’adressera-t-elle cette année à l’hôtel que M. Ricquier élève à Amiens ? aux travaux que M. Perronne ou M. Sauvestre exécutent à Paris ? Peut-être quelque jeune artiste encore inconnu est-il destiné à l’obtenir et à recevoir ainsi la maîtrise.

En tout cas l’intervention de la Société centrale des architectes dans le mouvement général de l’art est un fait important et qui demande à être mis en grande lumière. Ses encouragemens, elle ne se contente pas de les donner à l’architecture privée, elle les étend à l’archéologie ; elle fonde des prix en faveur des établissemens d’enseignement, officiels et libres. Enfin elle donne sa médaille comme un témoignage de haute estime à d’honorables entrepreneurs de travaux publics, à des artistes industriels, à des ouvriers du bâtiment. Nous ignorons si une autre Société composée aussi d’architectes éminens, la Société nationale, donne des prix. Mais quelle que soit l’action qu’elle exerce, elle a toujours la même signification ; elle montre l’active sollicitude de la corporation des architectes pour tout ce qui peut concourir à l’honneur et au progrès de l’art qu’elle exerce.

Dans ce grand travail de l’architecture, il y aurait injustice à méconnaître la part qui revient aux départemens et aux villes. C’est ainsi que M. Suasso a dressé pour être exécuté à Tours un projet d’école municipale, et que M. Duchaussé a étudié la restauration du château de Nemours pour le convertir en hôtel de ville. L’an dernier le commissariat général de l’exposition universelle avait fait ériger des constructions qui malheureusement étaient destinées à disparaître malgré tout le talent qu’y avaient déployé leurs auteurs. Nous n’en revoyons qu’avec plus de plaisir le palais algérien de M. Wable, d’un caractère si agréable et si juste ; la façade des états de l’Amérique centrale et méridionale sur la rue des Nations par un jeune architecte qui porte un nom cher aux arts, M. Vaudoyer ; enfin le pavillon de l’Union des arts céramiques qu’avait construit M. Deslignières. De leur côté de vaillans artistes poursuivent des travaux personnels : M. Corroyer ajoute à sa Monographie du Mont-Saint-Michel, une étude du cloître ; M. de Baudot communique au public l’esquisse qu’il a faite d’un musée des arts décoratifs qui serait en même temps une école.

Ne nous faudrait-il pas aussi des mémoires explicatifs quand il s’agit de projets qui ont, comme celui de M. de Baudot, des exigences spéciales. Au même ordre de travaux se réfèrent l’asile de nuit, avec les fourneaux et chauffoirs faits en collaboration par MM. Aurenque et Constant Bernard, le groupe scolaire de M. Lettorel. Dans de pareilles études, les formes de l’art sont évidemment subordonnées, réduites à une expression des plus simples, car tout réside dans la convenance et dans l’appropriation, tout tend à l’économie. Présentées sans explications, le public ne peut que leur montrer de la froideur : il ne les comprend pas bien, il ne peut les comprendre. Pour déchiffrer ces œuvres, il faudrait connaître au moins sommairement les besoins auxquels elles ont à satisfaire. Et pourtant les questions qu’elles tendent à résoudre sont d’un intérêt social ; leur solution importe à tous. Le public, qui en entend parler tous les jours, ne demanderait pas mieux que de les connaître : et l’on néglige un moyen sensible de l’en instruire.

Les monumens honorifiques nous font entrer dans un autre ordre de considérations. De ces monumens les uns, comme celui que Saint-Maixent élève au colonel Denfert-Rochereau, sont destinés à perpétuer le souvenir de l’héroïsme, sous son aspect le plus résistant ; les autres ont le caractère funéraire, comme celui qui met si bien en honneur le buste d’Edmond Adam et comme le tombeau de Michelet. Nous sommes heureux de constater que ce dernier se présente sous la forme d’un petit modèle en plâtre : on en voit l’ensemble sous tous les aspects ; il est bien étudié et fait honneur à M. Pascal. Il serait à désirer que l’on pût montrer plus souvent au public de ces projets en relief, et que ce fût une habitude de les exposer. Par malheur celui-ci est mêlé à la sculpture. La place réservée à l’architecture est si restreinte qu’elle ne pourrait recevoir ces modèles, pour peu qu’ils fussent importans. Convient-il de limiter ainsi la manifestation du premier des arts ? Si nous ne faisons erreur, l’administration est aujourd’hui en mesure de recouvrer une partie du Palais de l’Industrie qui avait été affectée à divers usages : déjà trois salles ont été ajoutées à l’exposition de peinture. Nous faisons des vœux pour qu’un grand salon pris sur des locaux devenus disponibles soit affecté à donner à l’exposition d’architecture la place qui lui convient.

Il nous resterait à parler des intéressantes études décoratives de M. Bruyère et de M. Benouville, nous ne pouvons que les citer : et nous ajouterons un dernier mot.

Le Salon constitue si bien, dans l’opinion, les assises générales de l’art que de jeunes artistes encore engagés dans les études ou venant à peine de les achever n’hésitent pointa, se produire à l’exposition. Voici d’abord M. Adrien Chancel avec un vaste projet de cathédrale. C’est un édifice d’un style composé et qui ne manque pas d’aspect. Par l’abondance des élémens décoratifs qui entrent dans sa composition, il montre un talent déjà nourri et il témoigne en même temps de l’esprit libéral qui préside aux études à l’École des beaux-arts. Voici M. Michelin, qui nous présente un casino au bord de la mer, travail qui, si nous ne nous trompons, lui a mérité un prix de l’Institut. Enfin nous rencontrons divers projets qui ont valu à leurs auteurs le diplôme d’architecte que l’école confère. Les jeunes lauréats ont eu raison de prendre occasion de l’exposition pour signaler au public l’existence de ce diplôme, titre d’institution récente, mais qui, déjà reconnu dans une certaine mesure par l’état, est destiné à devenir un jour une garantie indispensable de capacité professionnelle.

Nous sommes arrivé au terme de notre examen. Nous n’avons voulu entrer dans aucune discussion théorique, encore moins dans des distinctions d’école. Des passions, il y en a peut-être ; pour les distinctions, il n’en faut pas admettre. Tout ce que nous voyons au Salon constitue l’école française. Elle est riche en élémens : études pédagogiques, études classiques, études historiques, application de l’art à nos habitations et à toutes les exigences d’une civilisation en progrès, intervention de l’état et de l’initiative collective ou privée sous des formes diverses, chacune de ces manifestations occupe une place dans son ensemble et concourt à son unité. Nous avons simplement cherché à faire un dénombrement sommaire des forces de l’architecture en France. Nous nous réservons de dire plus loin ce qu’il nous semble du caractère actuel de ses œuvres. Ne fallait-il pas d’abord appeler l’attention sur la masse de travail et de mérites qui se cachent derrière le petit nombre des dessins qui nous sont montrés ? Était-il inutile de dire combien de constatations, de découvertes, de créations peuvent se dérober au. visiteur dans l’espace étroit qui les contient et dans l’ombre qui les couvre ? N’est-il pas vrai de dire qu’une salle à part et des notices insérées au livret rendraient aux artistes le service d’expliquer leurs œuvres, au public celui de les lui faire comprendre ? Et cela ne serait-il pas d’autant plus nécessaire ici que l’architecte, en faisant appel au peintre et au sculpteur pour la décoration des édifices, entretient la pratique de l’art pris dans sa plus haute expression et reste le maître des œuvres ?


II

L’exposition de sculpture est très nombreuse, et cependant elle n’est pas aussi complète que nous l’eussions désiré. Non-seulement plusieurs de nos meilleurs artistes n’y figurent que par des envois d’une importance secondaire, mais, ce qui est plus sensible, l’art sculptural lui-même n’y est pas suffisamment représenté dans ses modes principaux. Tout d’abord, il est certain que nous n’aurons à noter que très peu d’ouvrages appartenant à la décoration des édifices ; et encore ces productions sont-elles en si petit nombre que le genre vraiment considérable dont elles sont venues témoigner fera pour ainsi dire défaut à notre examen. Nous le regrettons, car ce genre devrait tenir ici la première place. Oui, nous eussions aimé à voir la sculpture monumentale prendre son rang à l’exposition et bien faire connaître le double courant dans lequel elle est engagée : celui qui a sa source dans l’archéologie et celui qui naît des exigences de l’art contemporain.

Jusqu’ici nous étions habitués à voir chaque année quelques-unes de ces œuvres qu’avait inspirées le passé et qui, traitées d’après les données du moyen âge ou de la renaissance, allaient orner les édifices que l’on restaure ou ceux que l’on construit de toutes pièces d’après des types consacrés. Il nous semblait que ces restitutions décoratives n’étaient pas sans intérêt, qu’elles instruisaient le public et qu’elles servaient bien la réputation des artistes qui se vouent à les exécuter. Pourquoi ne sommes-nous pas appelés à voir aujourd’hui les modèles des sculptures que M. Pascal vient de terminer à la nouvelle cathédrale de Marseille et à l’église de Bergerac ? les statues de M. Tournier, qui manie avec tant d’élégance les styles du XIIe et du XIIIe siècle, et quelques échantillons de l’œuvre immense de M. Geoffroy de Chaume ? Tout le monde y gagnerait. On priserait davantage cet ordre de travaux, qui semblent se dérober à notre estime et se défier également de notre compétence et de notre équité. Parmi ceux qui les produisent il y a des maîtres véritables, et ceux-là, quoi qu’on en veuille dire, sont bien de notre temps. Leur originalité érudite consiste dans la puissance qu’ils ont d’imposer à leur talent des migrations à travers les âges et d’évoquer des images qui sont telles, qu’arrivées à leur destination elles semblent y reprendre des places qu’elles auraient momentanément quittées. Le respect de la vérité historique, qui est la raison d’être et le soutien de pareils ouvrages, s’est développé dans notre siècle, qui leur met ainsi sa marque. Nous n’en saurions douter, ces œuvres, qu’on pourrait croire anonymes, seront faciles à reconnaître un jour, elles nous feront honneur ; elles honoreront aussi leurs auteurs, dont la personnalité, qu’on dirait multiple, appartient à plusieurs époques à la fois ; elles donneront la mesure de talens qui, à force de flexibilité, parlent jusqu’aux dialectes les plus rudes de l’art et se prêtent à reproduire aisément les rigidités de l’archaïsme.

L’administration n’était pas sans s’être préoccupée de l’intérêt qui pouvait s’attachera la constatation de ces mérites. Un article du règlement avait prévu que des salles spéciales seraient réservées aux esquisses et aux modèles des travaux destinés aux monumens publics. On avait estimé que donner à ces productions un local à part, c’était les tirer de la foule, signaler plus particulièrement à l’attention leurs mérites spéciaux, et, chose désirable, les mettre à même d’arriver plus sûrement au partage des récompenses. Assurément c’est en place qu’il faut voir ces œuvres pour juger dans quelle mesure elles s’adaptent au style des édifices et contribuent à les décorer. Mais pour nous ce n’est pas assez, et c’est justement parce qu’elles ont été bien adaptées à leur destination qu’il petit y avoir avantage à les examiner de près. Qu’on se garde d’en douter, ce genre de sculpture comporte aussi une finesse d’exécution suprême, et d’ailleurs les lois auxquelles il obéit ne sont pas, dans leur généralité, suffisamment enseignées. C’est de ces considérations que le règlement paraissait inspiré : cependant son appel n’a pas été entendu.

Mais au fond ce qui importe, c’est que la sculpture monumentale ne soit pas négligée, et en voyant les belles constructions de l’aile nord du palais du Louvre et du pavillon de Marsan, qui ont été récemment débarrassés de leur échafaudage, tout le monde peut se rendre compte des encouragemens qu’elle reçoit. Groupes, frontons, hauts et bas-reliefs, statues, qui sont là distribués avec abondance, mais avec une sûreté magistrale, témoignent assez de l’activité des sculpteurs et de la sollicitude que leur art inspire à l’état. Tous ces ouvrages, et il n’y en a pas moins de cinquante-quatre, ont été exécutés pendant l’année qui vient de s’écouler. En les examinant et en s’attachant dans le nombre à ceux qu’ont signés MM. Gavelier, Bonnassieux, Thomas, Crauck, Barrias et d’autres encore, on comprend assez bien quel objet poursuivent maintenant nos artistes quand ils ont à s’occuper de sculpture décorative : ils cherchent à la fois l’ordre et l’animation dans les lignes, la justesse et l’imprévu dans l’effet. C’est bien le but auquel doit tendre l’art de la décoration lorsqu’il s’applique aux monumens ; car ce serait Une erreur de croire que parce qu’une œuvre est destinée à faire corps avec l’architecture elle est obligée de participer de son immobilité. Qu’on veuille bien regarder les sculptures du Parthénon, et l’on saura ce qu’il faut penser sur ce point controversé. D’après l’exemple qu’elles nous offrent, on serait tenté de dire que, tout au contraire, la sculpture monumentale, quand elle sait se renfermer dans le cadre qu’on lui assigne, quand ses dimensions sont bien calculées, et lorsque par son caractère elle est d’accord avec l’ordonnance dont elle dépend, cette sculpture comporte plus de mouvement, plus de variété et en quelque sorte plus de fantaisie que la simple statuaire dont chaque œuvre, au lieu de n’être qu’un élément et qu’un rapport, est à elle seule un monument.

Cette manière de concevoir la statuaire convient essentiellement aux monumens de glorification que l’on érige sur les places publiques, aux figures qui représentent des allégories au qui sont faites à l’image des hommes illustres. Il est vrai que l’allégorie, qui exprime des idées proprement dites, ne rentre pas précisément dans le domaine de l’art, qui lui, n’admet d’autres conceptions que celles dont le sens se manifeste au moyen de représentations figurées ; mais elle peut prêter à de grands ouvrages qui, par les conditions qu’ils ont à remplir, touchent à ce que l’art a de plus élevé. D’autre part c’est un sentiment assez universel et qui a sa trace dans la plus haute antiquité que celui qui nous porte à consacrer par des images la ressemblance de certains hommes que nous voulons honorer. Égyptiens, Grecs et Romains ont tour à tour connu cet usage et l’ont pratiqué sous l’inspiration de leurs génies divers. Quant à nous modernes, nous ne sommes plus au temps où l’on essayait de représenter les grands hommes, même contemporains, dans un état de nudité plus ou moins complet. Ces tentatives faites à l’imitation de l’antiquité classique ont été souvent renouvelées depuis deux cents ans sans jamais réussir à se faire accepter. Notre goût y répugne. Le nu est trop contraire à nos habitudes et en dépit des théories nous ne pourrons jamais nous élever si haut dans l’ordre des abstractions. D’ailleurs, l’histoire, qui domine aujourd’hui si fort sur l’esthétique, nous éloigne de l’idéal absolu : elle nous rappelle à ce qui, pour elle, est la vérité. Dans ces conditions la statue honorifique constitue un genre difficile à traiter. Indépendamment de l’observation des lois de composition, nous dirions volontiers de construction, qui la régissent et qui relèvent de L’architecture, elle doit mettre en relief la personnalité d’un homme prise dans son intégrité. C’est l’être physique et la nature morale du sujet qu’il faut nous montrer en marquant avec précision le trait propre de son activité. N’oublions pas que l’image est complétée par un piédestal qui concourt à son expression, mais aussi maîtrise son mouvement. En définitive, c’est un portrait qu’il faut faire, mais aussi c’est un jugement qu’il s’agit de formuler, jugement digne de l’histoire et qui, à raison du moyen dont on dispose, doit être de la plus rigoureuse concision. Par l’action qu’elle comporte, l’œuvre a quelque chose de dramatique, et le personnage se trouve dans la condition d’un acteur qui devrait résumer tout un rôle par une attitude de son corps et par une expression de ses traits.

Parmi les ouvrages de ce genre qui sont au Salon, l’un de ceux qui nous semblent le mieux répondre aux considérations que nous venons d’émettre est la statue d’Arago. A la vérité, nous entendons dire aux personnes qui ont approché l’illustre savant que la tête manque un peu de puissance, et que le costume qui serre le corps n’est point conforme à l’habitude d’un homme dont l’activité prodigieuse ne s’accommodait que de vêtemens larges et flottans. Nous ne pouvons avoir d’opinion à cet égard ; mais ce que nous croyons devoir dire, c’est que la composition de la statue est noble et libre : il y a dans tout ce que fait M. Mercié une aisance magistrale. Dans Arago, il a voulu nous montrer l’astronome, et il l’a représenté le bras droit levé vers le ciel, indiquant du doigt, dans les profondeurs de l’espace, un point mystérieux, un foyer d’observation d’où a jailli pour lui quelqu’une de ses découvertes, la polarisation colorée ou le magnétisme de rotation, découvertes supérieures qui ont dévoilé des horizons inconnus et fondé des sciences nouvelles. La grande sphère armillaire et la vaste carte céleste qui servent d’accessoires à la figure, loin de lui nuire par leur développement inusité ; l’accompagnent heureusement, et donnent à l’ensemble une ampleur et une vraisemblance à laquelle ajoute le modelé vivant et souple dont l’auteur a le secret.

La statue de saint Vincent de Paul exposée par M. Falguière a également beaucoup de mérite : elle est destinée au Panthéon. Le saint vient de recueillir deux enfans nouveau-nés qu’il tient dans un pan de son manteau. Les innocens se sont déjà endormis d’un sommeil paisible, et leurs petits bras s’enlacent fraternellement. Le bienfaiteur ne sollicite point notre pitié en leur faveur ; il semble les présenter à Dieu comme une offrande. L’idée est délicate, la composition heureuse dans ses aspects variés. L’exécution est animée. L’œuvre, par son excellente pratique, rappelle le XVIIIe siècle et fait penser au Saint Bruno de Houdon, qui est à Rome dans l’église dei Termini.

D’autres statues honorifiques, celles de Voltaire par M. Caillé, de La Quintinie par M. Cougny, de Gribeauval par M. Bartholdy, toutes de grande proportion, sont posées avec naturel et ont de l’individualité. Mais, si important que soit cet ordre de travaux, il ne semble pas intéresser beaucoup nos artistes. Les étrangers, les Italiens particulièrement, s’y adonnent avec plus de spontanéité et y réussissent davantage : ces derniers, à notre sens, représentent surtout d’une manière remarquable les personnages contemporains. Pour nous, ce n’est pas de ce côté que se porte notre prédilection, et la plupart des ouvrages qui se voient au Salon rentrent dans un genre tout actuel, qui procède simplement de l’étude de la nature. L’étude de la nature ! c’est une grande parole ; c’est surtout une idée très vaste ; mais comment faut-il l’entendre dans les arts ? Tout est là. Voir la nature sans intermédiaire, sans préjugés de race et d’éducation, et pour ainsi dire face à face, la représenter en s’affranchissant des illusions que l’imagination peut créer et des dispositions constantes ou passagères des sens et de l’esprit, c’est chose difficile, c’est chose impossible pour des artistes. Les sciences d’observation exigent ce dépouillement continuel de toute idée préconçue de la part de l’expérimentateur, et pour celui-ci l’idéal consisterait à apporter, pour chaque expérience nouvelle, une intelligence et des organes qui fonctionneraient pour la première fois. Mais dans les arts d’imitation la nature ne peut être vue et reproduite indépendamment de toutes les facultés. D’abord la représentation ne peut être l’identité. En effet, chaque art est caractérisé par quelque chose d’incomplet et de fictif, en un mot par le sacrifice d’une partie de la réalité : ici, c’est la couleur qu’il faut négliger ; là, les dimensions qui nous font défaut, et, tout bien considéré, l’imitation n’est qu’une certaine apparence de la réalité. Mais ce qui est inévitable dans toute copie, si servile qu’on la veuille, c’est l’intervention du copiste. Y a-t-il moyen d’empêcher que son travail ne porte la trace du plus ou moins de sympathie qu’éprouve son esprit pour les formes sensibles ? Ne sent-on pas dans tout objet reproduit par une main humaine la part de vie intellectuelle qui résulte de l’excitation intérieure provoquée par la contemplation du sujet ? N’est-il pas plus juste de dire qu’un sujet aperçu dans le monde des phénomènes produit une sensation qui, retentissant dans l’imagination, fait de la copie une sorte de création ?

Concluons donc qu’au-dessus de toute prétention à une fidélité qui, si elle pouvait être formelle, serait la négation de nous-mêmes, il y a des lois supérieures auxquelles nous sommes soumis.

Il faut que nous comptions avec nos origines gréco-latines : elles s’accusent dans toutes les évolutions de nos esprits. Malgré l’invasion des idées anglaises et allemandes qui s’est produite depuis 1815 et qui a principalement influé sur notre littérature, dès qu’il s’agit des arts, c’est d’instinct aussi bien que par tradition que nous cherchons dans le commerce du génie latin et néo-latin le complément de nos facultés natives. Sous François Ier et ses successeurs, des peintres, des sculpteurs, des architectes, disciples de Michel-Ange, importaient chez nous le goût florentin. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, c’était à Rome que nos artistes allaient achever de former leur goût et de rendre leurs talens plus robustes. Les idées de grandeur et de faste qui dominaient alors à la tête de la nation justifiaient l’attrait qu’exerçaient en France les puissantes créations de l’école romaine, et ce fut la raison d’être d’une institution encore très vivace, de l’Académie de France à Rome. L’étude de l’antique, qui devint la base de l’enseignement du peintre David, conserva à Rome, dotée de collections admirables, son rôle d’institutrice, et jusque il y a vingt ans, ce privilège de domination ne lui fut pas contesté. Aujourd’hui nos aspirations sont changées, et c’est aux maîtres florentins du XVe siècle que nous allons demander une direction et des exemples. Qui ne voit combien, au milieu de ces évolutions, l’étude la plus sincère de la nature a subi de déviations ? L’école française, toujours portée à un naturalisme modéré, n’a jamais cessé, dans la mesure de ses forces, de rechercher le vrai. Cette poursuite de la vérité pour elle-même, les élèves de David, après leur maître, l’avaient associée à l’amour des chefs-d’œuvre de l’antiquité dont l’essence et la signification leur étaient cependant mal connues. Leur travail, qui consistait à redresser la nature au moyen de l’antique et à humaniser l’antique par l’introduction des contingences de la nature, ne pouvait produire que des œuvres d’une expression incertaine. Dans le compromis qu’ils établissaient, la nature risquait de perdre tout caractère, l’antique de dépouiller tout idéal. Des deux élémens le plus exposé aux compromissions graves, c’était peut-être l’antique. On ne se rendait pas alors un compte exact de la marche suivie par l’art grec, on ne savait pas assez que c’étaient les poètes qui d’abord avaient déterminé les types divins et que les artistes n’étaient venus que longtemps après leur donner des formes sensibles ; on ignorait en résumé qu’il ne pouvait être question en cette matière d’une sorte d’évhémérisme plastique qui eut élevé la nature jusqu’à l’idéal, mais tout au contraire d’un idéalisme absolu qui s’était, sans rien céder à la réalité courante, incarné. La connaissance de la symbolique des anciens n’était pas encore assez répandue. De là cette disposition à considérer les œuvres de la statuaire comme un répertoire de formes que l’on pouvait indifféremment adapter à tous les sujets. S’ils eussent pu voir cette sorte de profanation, qu’eussent dit les Grecs, qu’eussent dit les dieux ?

Les personnes qui se rappellent les Salons de 1840 à 1845 peuvent constater quel chemin l’éducation des artistes a fait depuis ce temps. Maintenant tout malentendu a cessé. La nature est plus en honneur que jamais ; l’antique, mieux connu, est également respecté. Peut-être l’est-il de trop loin, car non-seulement on n’a plus recours à sa canonique, ce qui est juste, mais il est de plus en plus rare que les sculpteurs lui empruntent sérieusement des sujets. Les pensionnaires de l’Académie de France à Rome n’envoient plus rien qui rentre dans la tradition, et depuis l’Achille de M. Lafrance l’antiquité classique n’a plus été misé à contribution par eux, même pour fournir des programmes. Cette année du moins un ancien pensionnaire, M. Allar, nous a donné la preuve du profit que l’on peut encore y trouver. Il l’a fait dans une mesure excellente et que l’on peut donner comme exemple. Il a choisi pour sujet la mort d’Alceste. La reine expirante est étendue sur un siège : sa tête est renversée sur le dossier. Ses yeux se ferment ; ils ne cherchent plus la lumière ; ils ne suivent plus dans le ciel les nuages, qu’emporte un tourbillon. « O mes enfans, dit-elle, vous n’avez plus de mère. » Eux éperdus, ployant sous le désespoir, s’attachent à ses vêtemens, supplient, caressent, veulent retenir ainsi cette mère qui leur échappe parmi leurs embrassemens. Combien ce groupe est touchant ! M. Allar l’a traité avec un sentiment profond et comme s’il y mettait une partie de lui-même. La scène nous apparaît dégagée de toute emphase mythologique ; il n’y a de place que pour l’expression toujours vivante des sentimens humains. M. Allar ne s’est-il pas montré le fidèle disciple d’Euripide qui l’a inspiré ? Et n’a-t-il pas touché le point par où l’antiquité reste-de tous les temps ?

Nous aurions grande envie de rapprocher de ce groupe, auquel le marbre achèvera de donner tout son prix, quelques ouvrages dans lesquels la mythologie et l’imagination ont une part à revendiquer. Nous mentionnerions d’abord une remarquable étude de M. Idrac : Mercure formant le caducée. Le personnage, nous n’osons dire le dieu, posé d’une manière un peu insolite, s’approche en rampant des serpens qui déjà s’enroulent autour de la baguette. Le dessin et le modelé sont fins, serrés, l’harmonie des formes est parfaite. Mais la fable est ici un prétexte plutôt qu’une raison. Il en est de même de l’Erigone de M. Devillez, largement modelée cependant et très habilement encadrée dans une peau de panthère ; et de même en est-il encore du joli Bacchus de M. Allouard et de l’Amour dominateur de M. Marioton. La belle Nymphe et le Persée de M. Leenhoff, qui dénotent une aspiration si résolue vers l’idéal, rentreraient mieux dans le cadre que nous voudrions remplir. Mais on ne peut se le dissimuler : cette année il y a pénurie. Pourquoi M. Chapu a-t-il seulement exposé des portraits ? Mieux qu’aucun autre statuaire il a respiré le parfum de l’antiquité, et lorsqu’on par le d’études classiques il est impossible de le passer sous silence. Dès ses premiers pas, il est allé à Phidias, et on pourrait dire qu’il est de l’école de l’Acropole d’Athènes. Les grandes déesses l’ont fortifié de leur souffle ; il est monté au Parthénon avec la procession des Panathénées, et il a fait de longues dévotions au temple de la Victoire sans ailes : la victoire n’a rien à lui refuser. Quelle lacune laisse dans notre examen l’absence d’œuvres comme la Jeunesse et la Pensée !

Mais, nous l’avons dit, ce n’est plus du côté de Rome ni d’Athènes que notre sculpture a ses affinités. Tout le monde se souvient des débuts de M. Paul Dubois aux Salons de 1863 et de 1865. Le Narcisse, le Saint Jean, le Chanteur florentin obtinrent un succès éclatant. M. Paul Dubois a fait école, et c’était justice : en effet, il à ouvert aux hautes études un horizon nouveau. Étant allé en Italie pour y perfectionner librement son talent, il a cru pouvoir s’adresser à des autorités qu’on avait jusque-là négligées. Doué d’un sentiment très pur et, pour l’exécution, du goût le plus délicat, amoureux de la vérité, esprit cultivé et d’une parfaite droiture, tout à fait de son temps dans la meilleure acception du mot, il a trouvé chez les maîtres du XVe siècle ce complément, ce renfort de lui-même que d’autres allaient demander à l’antiquité. Ce qui distingue les grands artistes de la première renaissance, c’est la franchise avec laquelle ils saisissent le caractère des formes individuelles et la profondeur avec laquelle ils rendent l’expression ; c’est la justesse, peut-être un peu maigre, des formes qu’ils emploient, justesse qui exclut toute superfétation et qui vise à ne jamais s’écarter des volumes vrais. M. P. Dubois s’appropria ces qualités. Une sorte d’atticisme naturel comme celui que Ghiberti avait en partage lui permit d’unir à la justesse la suavité. Et comme, en même temps que sculpteur, il est peintre, dépassant la limite dans laquelle rien ne pouvait le tenir enfermé, il emprunta au Corrège ce fondu qui, posé, pour ainsi dire, sur un modelé profond, enveloppe ses sculptures comme d’une douce atmosphère qu’elles emportent partout avec elles.

Certes, dans sa modestie, l’artiste ne se doutait pas qu’il allait donner le branle à toute une génération ; mais l’impulsion fut très forte. Des amateurs clairvoyans eurent l’heureuse idée de fonder un prix de Florence. L’école de Home, cette école que l’on accuse d’être immobile, entra dans le mouvement, et nous pensons que MM. Falguière, Mercié, Delaplanche, ne nous démentiront pas si nous disons qu’ils concoururent à lui donner sa signification et à l’étendre. Malheureusement ces jeunes maîtres, de même que M. Dubois, n’ont au Salon que des travaux faits sur commande ; ils ne nous montrent aucun de ces ouvrages dans lesquels leurs talens s’affirment sans contrainte. Mais les représentans de la nouvelle école sont nombreux. Dans le nombre, citons d’abord M. Aube pour son intéressante statue de Dante aux enfers, statue qui ne rend peut-être pas le sujet avec assez de clarté, mais qui est d’une pondération simple, et dont l’exécution souple est animée par des noirs habilement placés ; puis M. Bouché avec une Léda, et M. Hiolin, qui a fait un Abel les bras levés, présentant à Dieu le premier-né de son troupeau. La tête du jeune homme, enveloppée dans l’ombre portée par le chevreau qui sert d’offrande, est d’un effet charmant ; puis encore M. Dampt qui, sous le titre d’Ismaël, nous montre une étude naïve d’un goût pur, d’une expression touchante.

Ces plâtres et bien d’autres sont complètement dans la manière de M. P. Dubois, qui l’un des premiers a su faire du plâtre une matière artistique en lui donnant un charme tel que souvent on se prend à désirer que l’œuvre reste toujours ainsi. En effet, le marbre et le bronze ne se prêtent pas bien à traduire ce modelé créé sur la terre humide, ce modelé que gonfle la vie et qui semble, comme la chair, être tiède et moite. Un groupe aujourd’hui en marbre, l’Amour maternel de M. Hector Lemaire, rendra compte de notre pensée à ceux qui se souviendront de l’avoir vu à l’état de modelé il y a deux ans. Certes, dans son ensemble, l’ouvrage est resté charmant ; mais l’exécution, si soignée qu’elle soit, et bien que le sculpteur l’ait poussée par endroit jusqu’au poli pour établir des contrastes, n’a pas, à notre sens, la fleur qu’avait le simple moulage. Il n’y avait pas, pour en reproduire l’effet, parenté suffisante entre les deux matières ; il ne pouvait y avoir équivalence entre les deux procédés dont l’un relève exclusivement du toucher, et l’autre tire tout du ciseau. Cette année, le morceau le plus brillant qu’ait produit la nouvelle école, celui que l’on peut considérer comme l’un des meilleurs du Salon, c’est le Génie funèbre de M. de Saint-Marceaux. Troublé dans sa méditation, emporté dans un mouvement de défi superbe, un personnage d’aspect étrange qu’indigne, ce semble, l’approche d’un sacrilège, se rejette en arrière, et couvre de ses deux mains, défend de son corps, une urne sur laquelle il doit veiller. Autour de lui, une sorte de suaire flotte en larges plis : une couronne de cyprès s’abaisse sur son front. L’action, par sa justesse, est bien d’accord avec le titre choisi par l’auteur : Génie gardant le secret de la tombe. C’est là en vérité une très belle figure, étudiée avec grand savoir, avec une inquiétude ardente et l’ambition la plus noble que l’événement n’a pas démentie : celle de faire un chef-d’œuvre de maîtrise. Le marbre est travaillé avec un talent supérieur : il y a de la passion dans le faire comme dans la pensée. Les formes, accentuées à l’aide d’un ciseau dentelé, sont ici mates, et là comme lustrées, lorsque les muscles sont tendus et que la peau roule sur les os et sur les tendons. L’épiderme est partout ; l’artifice est extrême. Le jugement ne reste pas un moment indécis, car le talent est tel que rien n’en altère l’expression ; le marbre est couvert d’un réseau de veines, et cependant rien ne trouble ni l’aspect, ni le modelé de la statue.

La part faite à la plus juste louange, que M. de Saint-Marceaux nous permette une réflexion que son œuvre nous suggère. inévitablement par sa pose le génie gardien du tombeau fait songer à Michel-Ange ; il rappelle le Jonas ou quelque autre pendentif de la Sixtine. Mais il semble que les attitudes michelangesques ne soient possibles, qu’elles ne puissent atteindre à l’équilibre et à la stabilité sculpturales, qu’elles ne soient durables qu’à la condition que les personnages auxquels on les impose soient plus grands, plus forts, aient en quelque sorte plus de poids que les simples mortels. Il y faut des géans. Dans la proportion des esclaves du Louvre ou des figures de la chapelle des Médicis, le génie funèbre serait plus imposant et vraiment redoutable, puissant. La puissance ! voilà ce qui fait trop souvent défaut aux œuvres de l’école française actuelle, et cependant c’est une des qualités maîtresses de l’art. Sans doute de très petits ouvrages, par l’exaltation et la simplification de formes qu’ils comportent, sont aussi bien que des colosses en mesure de donner l’idée d’êtres supérieurs à la réalité ; mais cet effet est d’autant moins facile à obtenir qu’on reste dans les conditions ordinaires de la nature. En sculpture la masse compte pour beaucoup, et la sculpture, en cela, tient de l’architecture.

En tout cas l’amplification de la réalité, les artifices capables de soulever l’œuvre de l’artiste pour la transporter dans un monde où l’énergie des êtres qu’il a créés semble atteindre à sa pleine et irrésistible expansion, c’est l’essence de la sculpture et c’est sa raison d’être. Or cet équilibre supérieur de l’être, cette possession d’un état qui exprime la domination incontestée de la force sur la matière qui l’enveloppe et la revêt, manque à la plupart des ouvrages qui sont envoyés au Salon sous le nom d’études. La manière de copier le modèle vivant de trop près fait rentrer la représentation de la nature vivante dans la nature morte. On procède d’après le modèle avec des scrupules qui engendrent la servilité et un esprit d’analyse qui ne convient qu’aux choses inanimées. C’est une sorte de procès-verbal que l’on dresse des formes, et par là l’œuvre sort du domaine de l’art pour entrer en quelque sorte dans l’histoire naturelle. La cause du phénomène que nous signalons est peut-être dans une prolongation exagérée des études académiques, mais elle est aussi, et qu’on nous entende bien, ou qu’on nous pardonne, dans un excès de conscience. L’intervention de la conscience morale dans le travail de l’artiste lorsqu’il imite la nature est une nouveauté qui appartient à notre temps toujours un peu porté à compliquer les choses. Si une application détournée de l’idée de devoir est un danger pour l’art, c’est un signe que, si respectable qu’elle soit en son principe, elle n’est point à sa place et qu’il serait mieux de s’en affranchir. En effet, voyez la conséquence. Ces fac-similé du nu réussissent quelquefois, et il arrive un jour où certaines parties d’une statue qui a du succès peuvent être accusées de n’être que des moulages sur nature. Est-il possible d’adresser un plus grave reproche à ce qui se dit un art, de montrer phis cruellement à une école le péril de ses tendances ?

Ces considérations dans lesquelles nous devions entrer, nous n’avons pas besoin de le dire, ne s’appliquent point dans leur partie technique à l’œuvre de M. de Saint-Marceaux, qui nous inspire une si grande estime. Elles n’atteignent pas non plus un certain nombre de figures qui à bien prendre ne sont que des études, mais qui ont une force et un accent des plus vifs. Tel est le Belluaire de M. Ferrary, d’un ensemble si complet, si individuel jusqu’à l’épiderme, tel est aussi le Moissonneur de M. Gaudez dont le type rustique est si vigoureusement saisi. Encore moins pourraient-elles convenir à l’Oreste de M. Hugoulin. Ce jeune sculpteur, que nous sachions, ne doit rien à l’Italie, mais un sentiment élevé se montre dans son ouvrage. Sans archéologie, sans concession à des formes consacrées ou convenues, il a fait naturellement une statue qui n’est pas indigne d’un sujet héroïque. Oreste, terrassé par le remords, est étendu devant l’autel de Minerve. La déesse étend vers lui son bouclier, et dans l’ombre qu’il projette, la tête du suppliant, fouillée comme un masque tragique, s’accuse avec énergie. Les formes du corps sont puissantes ; sans doute elles n’ont pas le caractère maladif que l’on souhaiterait ; car à nous autres modernes il faut toujours un peu de pathologie : ici d’ailleurs elle serait à sa place. Non, cet Oreste n’est point celui d’Euripide, âme blessée et souffrante, jeunesse flétrie par la fatalité. Tel qu’il est néanmoins ce morceau d’étude, dont la donnée est large et dont l’exécution en marbre offrait, à tous égards, de grandes difficultés qui ont été vaincues, montre des aspirations généreuses. Par endroits il rappelle la grande manière de Coustou, de Coysevox ou de Rude ; il a un air de famille avec les belles œuvres de l’école française.

N’est-il pas digne d’intérêt devoir se développer spontanément des talens qui témoignent que l’art de la sculpture est un art indigène et qui, sans beaucoup compter avec Athènes ou Florence, marchent d’eux-mêmes dans la voie ouverte par des devanciers dont nous nous faisons gloire. Les statues des rois couchés morts sur les tombeaux de Saint-Denis, les sculptures décoratives du règne de Louis XIV, le groupe du Départ à l’Arc de l’Étoile, sont des œuvres indépendantes et fortes qui montrent que notre pays, par une grâce héréditaire, produit toujours de vaillans tailleurs d’images qui semblent tout devoir aux influences du ciel natal. M. Crauck, M. Hiolle, M. Schœnewerk, Bont bien de cette race qui par le franchement la langue maternelle. Et l’on peut dire en résumé qu’au milieu des influences extérieures qui s’exercent sur notre sculpture, on y retrouve toujours le ferment du génie national. Est-ce à dire que ces élémens s’excluent ou se combattent ? Pas le moins du monde. Ce sont des frères différens par un certain goût de culture et par le tour de l’esprit.

S’il est dans l’art un genre qu’ils cultivent dans la plus parfaite harmonie et pour lequel l’école tout entière manifeste sa prédilection, c’est le portrait. Ainsi nous avons cette année de M. Chapu la statue-portrait d’un jeune garçon dans laquelle l’auteur a mis toute la finesse de son goût, toute la grâce de son ciseau ; et voici de M. P. Dubois le charmant buste d’une très jeune fille et de M. Hiolle une tête pleine de caractère, celle de M. Mascart, professeur au Collège de France. Ou est la supériorité des tendances ? où serait le dissentiment ? On ne saurait vraiment le dire, et nous ne le chercherons pas. Contentons-nous de passer en revue nombre de bons bustes dignes des traditions des trois siècles précédens. Pendant cette période considérable, la France s’est créé des titres de noblesse, et les talens de Germain Pilon, de Michel Anguier, de Girardon, de Coysevox, de Pajou, de Houdon marquent dans le développement de l’art du portrait des phases variées et toutes honorables pour son histoire. Aujourd’hui le buste de M. Boucicaut par M. Chapu ; les portraits de M. Christofle par M. Lafrance, de M. Marjolin par M. Cavelier, du peintre Munkaczy par M. Barrias, ne le cèdent pour le caractère et pour l’animation à aucun de ceux que l’on conserve au Musée moderne du Louvre. Si quelque chose témoigne de la sincérité de nos artistes, c’est la variété de leurs ouvrages, et elle est grande.

Le buste de Mme C. B. par M. Allouard a grand air, avec son mélange de parure et de simplicité. Le marbre est très bien traité, la bouche surtout est parfaite ; elle respire la raison en même temps que la bonne grâce et l’esprit. M. Moreau Vauthier a évoqué Juvénal des Ursins ; M. Franceschi a su mettre dans les yeux de Gounod la flamme qui les anime ; M. Thomas, dans le buste de M. Dumont, a bien rendu la gravité mélancolique du noble sculpteur ; les deux têtes exposées par Mme Sarah Bernhardt ont une vie particulière ? l’une d’elles, par son entrain, a quelque chose de scénique : elle appartient à la famille des bustes du Théâtre-Français. N’est-il pas vrai que ces bustes du Théâtre-Français, et ceux qui sont dans le foyer du public et ceux que l’on rencontre à chaque pas dans les pièces réservées, ont un caractère à part et qu’ils sont bien inspirés par le génie du lieu ? C’est, comme dans les maisons romaines, une galerie d’ancêtres. On se sent au théâtre. Les visages ont des rehauts creusés par le ciseau, des empâtemens donnés par la râpe, qui sont comme les touches du bistre et du fard. La passion déborde de ces masques de poètes et d’acteurs hardiment fouillés. Drapés dans des manteaux qui ont un air de décor, ils sont en scène, ils semblent venir à la rampe pour une ovation. J.-J. Caffieri, Houdon, ont créé là un type de sculpture d’un à-propos merveilleux. Pour une certaine manière de traiter la tête humaine, il y a toute une école au Théâtre-Français comme il y en a une à Versailles pour les rois, pour les politiques et les hommes de guerre. C’est l’esprit et c’est la chair d’un autre temps. Comment se fait-il après cela que tant de sculpteurs veuillent ignorer que le buste est une forme créée par l’art et que ce n’est pas un fragment produit par le hasard ; qu’il obéit à des lois et que, suivant qu’il finit aux épaules, à la poitrine, ou qu’il va jusqu’aux bras, suivant qu’il prend la forme d’une gaîne ou qu’il se termine par un contour arrondi, il comporte plus ou moins de vie, il est plus propre à rendre soit le caractère, soit l’expression ! Malgré ces règles, le champ reste vaste et la part suffisante faite à la liberté. On nous accuserait de pédantisme, si, prenant occasion de ce qu’un certain nombre de bas-reliefs se trouvent au Salon, nous disions que le bas-relief est aussi une forme de l’art qui obéit à des lois définies. C’est en effet une théorie complète. Mais il nous suffira de signaler comme méritant l’attention la charmante étude de jeune fille assise de M. Roty, dont les plans sont d’une douceur extrême ; la Vie heureuse par M. Peter, qui est d’une bonne entente et d’un goût suave. Citons encore comme représentant des extrêmes, d’une part M. Gros, rude mais puissant, et d’autre part M. Levillain, qui fait penser à Flaxman, et après cela laissons au visiteur, s’il le veut, le soin de dégager les principes.

Qu’il s’agisse de statues ou de bustes, c’est au travail du marbre que nos artistes se livrent avec le plus de prédilection. Assez longtemps la pratique en a langui. Le ciseau était un peu froid, un peu timide, un peu lourd dans les ouvrages qui n’étaient signés ni de David, ni de Pradier. Depuis trente ans environ, il est devenu plus hardi, et à partir de l’exposition universelle de 1867, il s’est de plus en plus affranchi. Alors on fut justement émerveillé de l’habileté de M. Vela et de ses compatriotes. Sans aller aux excès, on s’en appropria quelque chose, et notre technique a pris un vif essor sous l’influence italienne. Aussi voyons-nous maintenant bon nombre de sculpteurs qui ne s’en remettent qu’à eux d’achever leur marbre et qui s’acquittent de cette partie de leur travail avec une dextérité, un amour, une aisance dont M. Chapu et M. Schœnewerk donnent cette année, ainsi que plusieurs de leurs confrères, l’exemple frappant.

Nous sommes moins heureux lorsqu’il s’agit du bronze ; non que nous ignorions les conditions dans lesquelles doit se produire la sculpture en métal : le Mercure messager de M. Cugnot et la Fortune de M. Moreau-Vauthier prouvent au contraire que nous savons tout ce que la ténacité du métal permet de légèreté aux statues, tout ce que la couleur foncée du bronze, qui supprime le modelé, exige de perfection dans les contours. Mais nos bronzes gardent toujours quelque chose de lourd qui dépend de ce que les artistes sont incapables de donner aux formes le dernier fini au moyen de la ciselure. Ils s’en tiennent donc à peu près à la fonte qui, lors même qu’elle est obtenue par le procédé de la cire perdue, nécessite des retouches qui ne sauraient être bien données que par un sculpteur initié à la ciselure ou par un ciseleur qui serait sculpteur plus qu’à demi. Cette négligence qu’ont nos statuaires est d’autant plus singulière qu’ils s’exercent à l’envi à se rendre maîtres de toutes les matières dont l’art peut tirer parti. Non-seulement l’ivoire est chaque année représenté au Salon, non-seulement la terre cuite y fournit sans relâche un nombreux contingent, mais la cire, malgré ce qu’elle a de fragile, s’y produit par des essais de plus en plus intéressans. Jusqu’ici nous n’avions encore.vu que des bustes exposés autrefois par M. de Saint-Marceaux et plus récemment de jolis bas-reliefs de M. Gros, qui se distinguaient par leur coloris. Cette année nous avons à constater la présence à l’exposition d’une statue de cire colorée et de grandeur naturelle. Elle est l’œuvre d’un jeune sculpteur auquel elle a coûté bien du travail et bien des sacrifices et elle montre du talent. Mais ce qui semble résulter de cette tentative, c’est que dans la statuaire la couleur ne peut s’allier qu’à des formes idéales, ou de grand caractère, et au portrait ; venant s’ajouter à la simple réalité, elle lui donne nous ne savons quoi de fade ou de morbide, et dans ce cas une association d’idées involontaire reporte la pensée aux galeries anatomiques. La statue de M. Ringel fait naître ces réflexions et n’en peut absolument porter le blâme. Cependant le procédé par lequel elle est exécutée laisse le spectateur un peu froid, parce qu’autant qu’on en peut juger la cire a été coulée dans un moule. L’intérêt de ce travail consisterait beaucoup, ce semble, à ce qu’il parût vraiment sorti des mains de l’artiste. Au fond n’est-ce pas là en grande partie l’attrait de cet art complexe : avoir sous la main des cires diversement colorées comme un peintre a sa palette, les pétrir, obtenir en les mélangeant les tons que l’on souhaite, sentir naître à la fois sous ses doigts la forme et la couleur !

La grande activité de nos arts plastiques se manifeste depuis plusieurs années par la renaissance de la gravure en médailles et aussi, quoique avec moins d’éclat, de la gravure en pierres fines. Ces arts, qui ont jeté tant d’éclat, en France, pendant les siècles derniers, avaient souffert pendant cinquante ans d’une sorte de dédain. Jugés et estimés d’après la dimension des œuvres qu’ils produisent, ils étaient comme tenus à distance par les artistes qui s’adonnaient au grand art. Une méconnaissance absolue de ce qui est leur essence les faisait considérer comme un diminutif de la sculpture. Certains sculpteurs s’y résignaient, mais n’en faisaient qu’à leur corps défendant. L’abandon de la gravure était sensible et l’attrait du prix de Rome fondé en 1808 pour l’encourager ne suffisait pas à provoquer des vocations : il est arrivé que le concours n’a pu avoir lieu, personne ne s’y étant présenté. Il faut attribuer en partie à la création d’un atelier spécial de gravure à l’École des beaux-arts la reprise dont nous avons à nous applaudir. Aujourd’hui nous avons un certain nombre de graveurs tous dévoués à leur art, tous s’y livrant, sans arrière-pensée, tous heureusement doués pour le pratiquer. Chacun de ces artistes a sa qualité dominante : M. Oudiné a la gravité des ordonnances : il continue l’école d’Ingres. M. Ponscarme excelle dans l’entente des plans, et son burin possède des artifices qui donnent à ses ouvrages une sorte décoloration. M. Chaplain a des compositions brillantes, un faire robuste et riche à la fois. Le talent de M. Alphée Dubois a de la grâce ; celui de M. Lagrange de la force et de la sûreté ; celui de M. Degeorge est fin et tend à l’exquis ; nous avons le regret qu’il ne soit pas représenté au Salon de cette année. D’autres talens plus jeunes et aussi très variés marchent à leur suite et assurent l’avenir.

Il est intéressant de voir à l’exposition par quelles, phases principales passent, les travaux des graveurs. Ce sont d’abord des modèles en cire, en plâtre, en métal. C’est ainsi que M. Ponscarme nous montre un certain nombre de médaillons : il les joint à la médaille qu’il a récemment terminée pour la Société d’économie politique, et qui porte, d’un côté Turgot, de l’autre Adam Smith. M. Daniel Dupuis expose aussi un cadre de très bons portraits, dont le relief soutenu et l’accent vigoureux rappellent l’art de Varin. Maintenant, voici les médailles : elle est belle, celle que. M. Chaplain a exécutée pour être donnée en récompense à l’exposition universelle ; elle est connue du monde entier : une Renommée plane sur le palais du Champs de Mars ; un Génie l’accompagne, portant un cartouche sur lequel est inscrit le nom du lauréat. L’idée est claire ; la composition est simple, mais l’exécution lui donne un air de fête. M. Alph. Dubois et M. Lagrange nous montrent, sous un nouveau module, les médailles qui sont décernées aux peintres et aux sculpteurs à l’occasion du Salon. Elles sont aussi bien connues ; mais nous ne voulons pas perdre l’occasion de louer le talent avec lequel leurs auteurs ont transcrit sur l’or, l’un les Bergers d’Arcadie, du Poussin ; l’autre, le Milon de Crotone, de Puget : leurs ouvrages sont dignes de la destination pour laquelle ils ont été commandés.

Il en est parmi les graveurs en médailles qui travaillent en même temps les pierres fines : mais c’est l’exception. Les deux arts, croyons-nous, doivent être séparés. Pas plus que la médaille, le camée, par exemple, n’obéit aux lois strictes du bas-relief. L’idée contraire engendre des œuvres froides et dures, comme celles que Jeuffroy travaillait au commencement du siècle et qui ne témoignent que de l’ennui de l’artiste et de la difficulté que la pratique de sa profession lui opposait. Aujourd’hui on tient plus de compte des ressources que présentent les matériaux précieux dont on fait usage. Mais alors quel art charmant ! Prendre une gemme telle que la nature l’a faite, avec ses irrégularités, ses plans capricieux ; profiter des couleurs variées dont elle est riche, pour distinguer dans une composition les nus, les draperies, les accessoires ; nuancer ces couleurs en diminuant à propos l’épaisseur des couches qu’elles constituent ; se rendre un moment l’esclave de la matière pour la forcer à exprimer une idée et faire tourner les jeux de la nature de telle sorte que l’œuvre terminée semble le résultat d’un accord éternel entre le hasard et le génie du graveur, c’est un travail bien fait pour solliciter tout l’esprit d’invention et de ressources, toute l’habileté d’un artiste.

Plus d’un l’a senti, et nos voyons au Salon un joli camée de M. Lemaire, d’après l’Amour, de Prud’hon ; de bons portraits de MM. Danjon et Fréville ; et enfin de M. Schultz, une scène mythologique traitée sur une sardonyx à cinq couches, avec un art remarquable et un vrai talent de dessinateur et de coloriste.

En effet, si le camée est une sorte de sculpture, c’est une sculpture polychrome ; la peinture seule peut en donner l’idée et non pas le moulage ; et c’est un intermédiaire qui nous conduit naturellement à la peinture elle-même.


EUGENE GUILLAUME..