Le salon de 1869
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 725-758).
LE
SALON DE 1869


I

Au moment où l’exposition de 1860 ouvrait ses portes à la foule, le Journal Officiel publiait un travail intitulé : Progrès de la France sous le gouvernement impérial. Le chapitre XI de cette apologie est consacré aux beaux-arts. Il nous apprend, avec une naïveté digne d’un autre régime, que l’empereur a cru marquer sa sollicitude pour les arts en les détachant du ministère de l’intérieur, et les faisant entrer dans un département plus domestique. « Une somme de plus de 16 millions a été consacrée — en seize ans — à des commandes, à des acquisitions et à des subventions qui se sont réparties entre plus de 2,000 artistes. Plus de 5,380,000 objets d’art, tableaux, statues, gravures, etc., leur ont été commandés. » Voilà des chiffres assez beaux pour éblouir l’innocent électeur qui les admirera de loin ; si nous les regardons de près, et surtout si nous les comparons entre eux, nous ne pourrons nous empêcher de sourire. Seize millions en seize exercices font un million par an, qui, partagé entre 2,000 artistes, leur donne 500 francs à chacun. Leur donne ? Je me trompe. Les artistes ont payé cette munificence ridiculement cher. Si la logique des princes et des citoyens était la même, l’analyse des chiffres aboutirait de plain-pied à l’absurde ; mais, pour officiel que soit ce témoignage, il serait puéril de le prendre au pied de la lettre. Mieux vaut croire que la surintendance des beaux-arts s’est glorifiée à la légère, avec cette confiance en elle et en nous qui fait les trois quarts de sa grâce.

Elle ajoute, — toujours dans le même document, — que « les expositions des œuvres des artistes vivans sont devenues annuelles, conformément au vœu de la majorité des artistes. Un contact permanent a pu s’établir ainsi entre eux et le public, et cette mesure nouvelle a donné aux travaux artistiques une impulsion considérable. » Le demi-million de Français qui s’intéresse aux progrès de l’art sera bien étonné d’apprendre aux sources authentiques que les expositions n’étaient pas annuelles avant 1848. Il serait plus vrai de dire que le petit gouvernement des beaux-arts est aussi capricieux qu’absolu. Il lui a plu un jour d’ôter à nos artistes l’innocente liberté d’exposer leurs œuvres tous les ans ; un autre jour, il a trouvé plaisant de la leur rendre. Encore le droit d’exposer est-il sujet à des restrictions inconnues sous la monarchie constitutionnelle, et qu’un pouvoir un peu libéral n’eût jamais inventées. On se demande en vertu de quel principe un producteur modeste et retenu comme M. le surintendant prétendrait limiter la fécondité des vrais talens ; de quel droit il viendrait dire à des hommes jeunes, ardens, pleins de sève, impatiens de montrer la richesse et la variété de leur génie : Vous exposerez deux ouvrages chaque année, pas un de plus !

Il se peut que les règlemens décrétés proprio motu par la surintendance paraissent tolérables ou même satisfaisans à la majorité des artistes ; j’ai même ouï dire que ce despotisme de seconde main n’avait pas à percer plus de deux ou trois couches pour rencontrer une veine de popularité. Rien n’est plus juste ; il y a de la plèbe en tout, et la plèbe a toujours fait bon ménage avec l’absolutisme. Ces expositions où les maîtres sont limités à deux tableaux comme le dernier de leurs rapins et placés à leur lettre, selon la loi égalitaire de l’alphabet, cette distribution des prix où 70 médailles uniformes et classées par ordre alphabétique nivellent les talens les plus inégaux, cet avancement à l’ancienneté qui garantit l’épaulette à tous les bons sous-officiers, que sais-je encore ? l’enseignement lui-même affranchi des règles qui imposaient une longue étude aux paresseux et aux impatiens, en voilà plus qu’il n’en faut pour recommander l’administration à tous les médiocres, c’est-à-dire à la majorité ; mais au nom de tous les dieux, qu’importent l’opinion, la faveur, le goût de la majorité des artistes ? En politique, je l’avoue, les majorités priment tout depuis vingt ans ; l’art n’est pas encore abaissé sous les fourches caudines du suffrage universel. Qui diable s’inquiète aujourd’hui des passions ou des intérêts qui entraînaient la majorité des artistes sous Périclès, sous ? Auguste ou sous François Ier. Les plus grands siècles n’ont laissé derrière eux qu’un petit nombre d’ouvrages excellens, produits par quelques hommes supérieurs et rares, c’est-à-dire les fruits d’une infime minorité. Tout chef-d’œuvre est une immortelle exception, née d’une exception vivante et mortelle. Donc un gouvernement, si démocratique qu’il soit par son principe, se glorifie à faux lorsqu’il prend à témoin la plèbe des artistes. Les trois quarts des sculpteurs et les neuf dixièmes des peintres ne sont artistes que de nom ; leur vraie place serait dans l’industrie et le commerce. Quand les expositions officielles sont désertées par presque tous les membres de l’Institut, quand MM. Duc, Labrouste, Lefuel, Vaudoyer, Jouffroy, Dumont, Bonnassieux, Barye, Signol, Schnetz, Robert-Fleury, Meissonier, Alexandre et Auguste Hesse, Léon Cogniet, Amaury-Duval, Jules Dupré, Alex. Desgoffe, Diaz, Gigoux, Yvon, Eugène Lami, Ziem, Ricard, Matout, Jadin, Hamon, Jacque, Lenep-veu, Maréchal de Metz, Riésener, Thomas Couture, Iselin, Frémiet, Paul Dubois, etc., etc., ne se signalent que par leur absence au Salon de 1869, il serait puéril de nous dire : « 4,230 ouvrages ont figuré à l’exposition, quoique chaque artiste ne pût en présenter que deux ! »

Je ne suis pas de ceux qui reprochent au gouvernement la sécheresse des étés, l’humidité des hivers, la cherté du pain et l’impuissance des artistes ; mais je n’aime pas qu’on prétende tirer honneur et profit du bien qu’on n’a pas fait. L’état, dans ses rapports avec les artistes, a le choix entre deux rôles que voici. Il est le maître de ne rien faire et de laisser tout faire. Point d’écoles officielles et gratuites ; les élèves s’adresseront aux hommes d’un talent reconnu, et paieront leurs leçons ce qu’elles valent. Les artistes s’entendront pour organiser à frais communs l’exposition annuelle ou permanente de leurs ouvrages ; chacun se défera de ses produits comme il pourra, soit aux enchères, soit à l’amiable ; l’administration des musées, si la chambre lui fournit les voies et moyens, achètera de temps à autre une statue ou un tableau remarquable pour enrichir les collections publiques. Un tel ordre de choses serait le mieux approprié aux mœurs d’un peuple libre ; nous y viendrons peut-être un jour.

L’autre hypothèse est celle d’un gouvernement qui touche à tout, se charge de tout, et absorbe toute l’initiative de 38 millions d’hommes. La constitution dit, article 1er : Les citoyens sont mineurs sous la tutelle du prince. Soit ! La fabrication des chefs-d’œuvre devient un service public, un monopole de l’état comme la fabrication des cigares. Nous avons un rang à tenir, une suprématie à défendre contre les rivalités de l’Europe ; maître Jacques, c’est-à-dire l’état, cuisinier et cocher tout ensemble, se charge de nous fortifier contre la concurrence. L’enseignement des arts sera gratuit ; mais, comme il ne faut pas gaspiller les fonds du public au profit de vocations douteuses, une série d’épreuves sévères écartera sans rémission toutes les médiocrités. Le gouvernement comprendra qu’il endosse une responsabilité grave en déclassant des tailleurs de belle espérance pour en faire de faux artistes. Toutefois, la liberté des arts ayant droit au même respect que celle du commerce et de l’industrie, tous les citoyens seront maîtres d’étudier la peinture ou la sculpture à leurs frais. L’état se charge d’organiser des expositions annuelles et même permanentes dans un local ad hoc, où l’on ne promènera point les chevaux, où l’on ne vendra point des asperges : cet édifice étant une propriété nationale, tous les artistes sans exception auront le droit d’y exposer leurs produits en nombre illimité, sauf refus motivé du commissaire de police. Seulement, comme une exposition doit servir à l’instruction du peuple, les meilleurs ouvrages seront triés par les artistes eux-mêmes et mis à part dans une ou deux grandes salles. Il est indispensable de séparer le bon grain de l’ivraie ; un chef-d’œuvre ne résiste pas à certain genre de voisinage ; on a d’ailleurs remarqué que les peintres forcent leur talent pour se faire remarquer dans la cohue des expositions actuelles, comme un ténor force sa voix pour dominer le tapage d’un chœur mal écrit. Tous les quatre ou cinq ans, une exposition spéciale, solennelle et choisie réunira les œuvres qui auront eu le plus de succès dans la période précédente. Ainsi sera vérifié le discours du haut personnage qui, confondant sans doute le présent et l’avenir, disait l’année dernière aux artistes français : « Grâce à l’heureuse innovation des expositions annuelles, un contact permanent a été établi entre vous et le public, et par une sorte de juridiction privilégiée vous pouvez paraître à votre jour et à votre heure devant vos juges naturels. » Dans l’état présent des affaires, il est difficile d’admettre que sept semaines d’exposition par année établissent un contact permanent entre le public et les artistes. Votre jour et votre heure signifient sans doute le jour et l’heure de l’administration, qui refuse les moindres délais aux retardataires, et quant à la juridiction privilégiée, on se demande en quoi les exposans sont plus favorisés, par exemple, qu’un écrivain qui publie trois volumes par an, si bon lui semble, quand bon lui semble, sans l’autorisation préalable d’aucun jury. Les usages qui régissent la publication des œuvres d’art ne seraient pas tolérés quinze jours en littérature.

Je n’accuse personne d’avoir créé un état de choses qui n’est ni bon ni logique. Le blâme se répartit sur tant de têtes que chaque individu peut se croire blanc comme neige. Le passé est complice du présent, les victimes elles-mêmes ont contribué à leur propre malheur. Il est certain que nos artistes seraient les plus indépendans du monde, s’ils avaient su et voulu prendre en main leurs propres destinées, s’entendre, s’organiser, se cotiser, emprunter au besoin, construire une maison commune, voire un palais d’exposition où ils auraient reçu le public à leurs heures, sans demander licence au ministère ; mais le self government n’est pas encore dans les mœurs françaises, et les artistes ont toujours été un peu plus asservis ou protégés que le reste du peuple. Le pouvoir eût-il vu leur émancipation d’un œil favorable ? Je veux le croire, et pourtant l’homme en place trouve un charme bien attachant dans l’exercice du patronage et la distribution de la manne de l’état. On se fait un devoir de son plaisir ; il y a des traditions ; les successeurs très indirects de Richelieu, de Fouquet, de Choiseul, se croient tenus en conscience d’aider un peu les pauvres diables de talent. On se dit que l’histoire a des bontés, des tolérances même pour tous ceux qui ont encouragé les arts : Auguste s’est fait pardonner bien des choses ; Mécène, aux yeux de la postérité, n’a plus guère que des vertus. A part tout calcul d’intérêt, les puissans de notre pays veulent sincèrement le progrès des arts ; les palais sont pavés de bonnes intentions, on ne recule devant aucun sacrifice pour provoquer les efforts du génie ; si les prix de 20,000 francs sont impuissans à inspirer les chefs-d’œuvre, on quintuplera la somme, on ira jusqu’à 100,000 fr.

O candeur de la force, naïveté de la politique, innocence vraiment singulière chez des hommes qui ont tant vu, tant fait et tant vécu ! Je m’étonne de trouver chez ceux qui nous gouvernent cette confiance illimitée dans les pouvoirs mirifiques de l’argent. Ils semblent croire que tout se commande à prix fixe, la vertu dans la vie privée, le courage à la guerre, le génie dans les arts ! Comme si les prix de vertu fondés par Monthyon n’étaient pas toujours mérités par des gens qui en ignorent l’existence ! Comme si les primes offertes au dévoûment militaire avaient eu un autre effet que de démoraliser un moment notre honnête et loyale armée ! Pensez-vous que l’esprit sera plus vivement stimulé par l’appât d’un salaire que par l’amour de la gloire ? Ce n’est pas même la gloire qui excite les hommes à créer des chefs-d’œuvre ; ils les produisent parce qu’ils les ont en eux, et ils les ont en eux lorsqu’ils vivent dans un milieu favorable à la santé morale et au développement du génie. Rouget de l’Isle a fait la Marseillaise pour rien, paroles et musique ; que Louis XV, après Rosbach, eût mis au concours un chant patriotique fait pour conduire nos soldats à la victoire, la France ne lui aurait envoyé que des rhapsodies sans âme, fût-ce au prix d’un million. Si l’art n’a point péri chez nous, si nous sommes encore, au moins sur ce terrain, le premier peuple du monde, l’administration aurait tort de s’en glorifier ; notre supériorité ne s’est pas maintenue parce que, mais quoique. Encore est-il essentiel de rappeler à tous qu’elle est simplement relative : nous régnons en Europe comme un borgne chez les aveugles ; mais il fut un temps où nous avions nos deux yeux.


II

L’œuvre capitale de l’exposition de sculpture et de tout le Salon est une figure de marbre que M. Perraud désigne au livret par le mot : Désespoir. M. Perraud, qui obtenait le grand prix de Rome en 1847, il y a vingt-deux ans, est membre de l’Institut depuis 1865. Il a beaucoup travaillé dans tous les genres, car il faut vivre, mais son œuvre, à proprement parler, se compose aujourd’hui de trois marbres qui ont leur place marquée au Louvre : un Adam, un groupe intitulé Éducation de Bacchus, et ce poète assis sur une plage qui personnifie le Désespoir. L’Adam, si j’ai bonne mémoire, était un dernier envoi ; il étonna les critiques par un débordement de vigueur qui n’excluait nullement la science ; on se demanda si Rome ne nous renvoyait pas un Puget civilisé à l’école de Michel-Ange. L’Éducation de Bacchus, qui représente un faune et un enfant, nous fit connaître une autre face du même homme, un talent fin, serré, nerveux, concis, l’élégance et la sobriété de la forée. On parla de tout à propos de cette nouvelle œuvre ; elle rappelait aux uns David d’Angers, aux autres les grandes pièces de l’art antique. La statue qui nous est offerte aujourd’hui signale une troisième évolution : M. Perraud s’est transporté d’un seul bond jusqu’à cette région de la beauté calme, sereine, auguste, où Virgile et Racine sont rois. Il faudrait remonter au-delà des beaux temps de la renaissance pour trouver les aïeux de ce poète qui pleure au bord de la mer. Les anciens Grecs, nos maîtres invincibles, réclameraient la forme pleine, chaste et noble de ce corps qui représente la virilité épanouie dans sa fleur ; peut-être seraient-ils déroutés un moment par l’expression toute moderne du visage : la mélancolie est à nous ; si les hommes ont beaucoup désappris en vingt siècles, ils ont inventé des douleurs inconnues aux citoyens d’Athènes. M. Perraud nous doit encore une figure de femme pour fermer le cycle qu’il a si glorieusement tracé, après quoi il pourra décorer des églises, faire le buste de ses amis, ou se croiser les bras, si bon lui semble ; son œuvre sera plein, sa carrière parcourue ; il laissera un monument complet.

Et maintenant baissons d’un ton. La statue équestre de François Ier, par M. Cavelier, est d’une bonne allure ; elle sent sa renaissance de deux lieues. On dirait même que l’auteur a pris jusqu’aux défauts des artistes d’un temps où la raideur du moyen âge n’était pas encore bien assouplie : voyez les jambes ! voyez la tête ! Groupe honorable malgré tout, et qui fera bonne figure à l’hôtel de ville de Paris, Le Louis XII de M. Jacquemart est destiné à la province ; il doit décorer l’hôtel de ville de Compiègne, et véritablement j’estime qu’il l’ornera.

L’administration des beaux-arts, qui est toute-puissante dans sa sphère, s’est mis en tête de décerner la plupart des statues équestres aux animaliers de renom. En vertu de quel principe ? Sans doute elle croyait que, dans un groupe formé d’un cheval et d’un roi, le plus important, c’est la bête. Cette opinion, au moins contestable, nous a dotés de plusieurs ouvrages saugrenus. Tel souverain qui a fait grand bruit en son temps est devenu, grâce aux choix de l’administration, un chevalier de triste figure. Ni l’empereur régnant, ni le chef de la dynastie, n’ont échappé à ce destin, et Louis XII n’eût pas été plus heureux, j’en ai peur, si M. Jacquemart était un animalier ordinaire, mais il possède la figure humaine aussi bien, sinon mieux, que le cheval, le chien ou le tigre. Dans son groupe en haut-relief, c’est le cavalier qui soutient le cheval, car l’un est vrai, juste, noble, excellent, et l’autre relativement assez faible.

M. Cordier expose le modèle en plâtre d’une fontaine égyptienne qui deviendra fontaine, si l’on y met de l’eau, et égyptienne, si l’on a le tort de l’exécuter en Égypte. Jusque-là je me permettrai de dire que cet informe monument n’a rien d’une fontaine. Une vasque supportée par un groupe confus de femmes, de haillons, de feuillages, de fourrures et de gargoulettes, sans forme arrêtée, sans profil, sans rien qui rappelle le balustre, ne constituera jamais un parti d’architecture. Il y a sur la place Louvois, devant la Bibliothèque, une fontaine de Visconti et de Klagman que M. Cordier ferait bien de méditer un peu.

La Cléopâtre de M. Clésinger, qu’on fait garder à vue par un sergent de ville, pourrait tenter un voleur, j’en conviens, mais un connaisseur, jamais. Voilà donc ce chef-d’œuvre que les journaux vantaient de confiance avant l’ouverture du Salon ? Cette femmelette maigrelette et gringalette, avec ses cheveux jaunes, sa jupe verdâtre et ses yeux noirs qui font trou, cette poupée chargée de bijoux qui badine niaisement avec un lotus en miniature, a la prétention de représenter Cléopâtre ; mais où donc est la grâce de la femme ? Où est la majesté de la reine, où est la séduction dominatrice, le vice irrésistible de celle qui perdit Antoine ? Qu’est devenu le tempérament de M. Clésinger, ce fameux tempérament qui depuis tant d’années lui tient lieu de talent ? Riche décor, pauvre sculpture, et quel beau marbre ils ont gâté ! Si j’avais en réserve un beau bloc de Paros, c’est à M. Mathurin Moreau que je l’enverrais cette année. Son groupe intitulé le Repos, qui représente une femme endormie avec un enfant sur le sein, est une œuvre essentiellement sculpturale, du plus grand caractère et de la plus fière prestance. Toute la partie supérieure est traitée avec la vigueur et la décision d’un talent émancipé qui possède assez la nature pour ne plus la suivre au petit pas, terre à terre. L’artiste s’est montré moins hardi dans le modelé des jambes, qui sont replètes, engorgées, d’une réalité un peu servile. Ce défaut se corrigera facilement : il y a place pour plus d’un progrès entre le plâtre et le marbre. L’Ophélie de M. Falguière, si elle était plantée en face de ce beau groupe, indiquerait de façon très pittoresque que la sculpture est un art plus large et plus varié qu’on ne croit. Elle a mille façons de traiter la nature, tous les styles lui sont permis, depuis l’interprétation héroïque et majestueuse jusqu’à la fantaisie la plus évaporée. M. Falguière n’est pas inférieur à M. Mathurin Moreau, cette Ophélie vaut en son genre le morceau capital que nous admirions tout à l’heure. L’ensemble en est conçu dans un sentiment bien délicat, le mouvement onduleux se dessine avec une rare finesse. Voici un art capricieux, recherché, presque grimaçant à force de manière, et pourtant séducteur en diable, — une véritable friandise offerte aux délicats. Entre le Repos et l’Ophélie, placez la Femme adultère de M. Cambos ; vous aurez la notion d’un art intermédiaire et pour ainsi dire éclectique. La figure est sincèrement féminine sans beaucoup de grandeur ; le sentiment est vif et quelque peu bourgeois. Le mouvement des bras qu’une pudeur tardive croise au-dessus du front est très ingénieusement trouvé ; mais il se tient à égale distance des sublimités antiques et des coquetteries romantiques. L’ajustement, d’un goût assez oriental, ne rappelle ni les beaux plis de la grande statuaire, ni la raideur artistement cassée des draperies du XVe siècle. L’œuvre est bonne, elle est belle, à la façon des tableaux de Paul Delaroche, et elle réussit brillamment dans le même milieu.

La Resipiscenza de M. Cabet nous montre jusqu’à quel point le sculpteur peut effiler, affiner, subtiliser la nature sans la déformer. C’est l’art minutieux poussé jusqu’à l’extrême limite, comme si l’on avait arrêté le bras de l’artiste au moment où il allait gâter son œuvre. Rien de plus fin, de plus frais et de plus attrayant que ces chairs et ces draperies. M. Chabaud nous offre un bon spécimen de sculpture architecturale : deux figures de femmes destinées à éclairer l’extérieur du nouvel Opéra. Ses lampadaires sont d’une belle façon et d’une tournure élégante. M. Bartholdi a pris à tâche de créer un petit monument gai, et il a parfaitement réussi. Son Vigneron alsacien ferait une bien jolie fontaine ; en attendant, c’est une figure très vivante et très vraie, le meilleur ouvrage à coup sûr de M. Bartholdi. M. Pollet comprend la sculpture décorative comme les artistes romains de l’école du Guide. Son Eloa rappelle certains groupes exécutés au commencement du XVIIe siècle à l’église du Gesù ; on y voit des Religions qui empoignent les Hérésies par la perruque en leur trépignant sur le corps. Le marbre est fouillé comme s’il était de beurre, et la fougue du travail lui donne un certain air de maestria qui en impose à première vue. La Bacchante de M. Marcellin est traitée avec autant de furie et plus d’art ; la facilité naturelle et la pratique savante s’y marient de manière à produire un grand effet de second ordre. M. Carrier-Belleuse a donné la dernière main à cette jolie petite figure d’Hébé couvée par un aigle colossal, que nous connaissons depuis un an, si j’ai bonne mémoire.

Les bons portraits en buste et en pied ne sont pas rares cette fois : le Dupuytren de M. Crauk, conforme aux meilleures traditions du genre ; l’Ingres de M. Étex, conçu et exécuté avec une heureuse originalité ; le Mirabeau de M. Truphéme, figure dramatique et décorative qui fera un beau marbre ; le buste de Crespel, par M. Cugnot, avec ces deux allégories qui rappellent les bronzes d’Herculanum ; un très vivant portrait de M. Charles Garnier, par M. Carpeaux ; un bon marbre du comte Duchâtel, par M. Chapu ; un buste de l’empereur, signé Oliva, et qui mériterait de devenir officiel ; un Bouchardon, traité par M. Schœnewerk dans la manière de Bouchardon ; un bon médaillon de M. Ingres, par M. Lormier ; une jolie terre cuite de Mme C., par M. Déloye ; un buste intéressant de M. Edouard Pailleron, par M. David d’Angers fils, n’épuisent point la liste des œuvres recommandables.

Dans le camp des animaliers, j’ai remarqué un ouvrage estimable, le groupe de M. Cain et deux supérieurs, le Bœuf de M. Isidore Bonheur, qui est d’un beau caractère, d’un bon ensemble, d’un dessin pur, d’un modelé à la fois large et fin, et le Valet de chasse de M. Mène. On vrai bijou, ce dernier groupe ! Le cheval est excellent, la meute menée en laisse fourmille de mouvemens justes et variés ; mais pourquoi l’homme a-t-il les jambes arquées au rebours de tous les principes ?

Il convenait de réserver pour la fin de cette étude une douzaine de sculpteurs jeunes ou du moins nouveaux, qui viennent à l’exposition comme nous allions jadis à la Sorbonne, pour disputer les prix et commencer leur renommée. Quelques-uns sont exempts de l’examen du jury, parce qu’ils ont déjà mérité une ou deux médailles ; mais aucun d’eux n’est hors concours : l’administration les traite encore en élèves. M. Préault s’est oublié jusqu’à l’âge de soixante ans dans cette classe élémentaire, il n’y est plus le premier ni même, hélas ! le deux centième !

Le Jeune Braconnier de M. Gauthier se place au premier rang des œuvres jeunes : cela est fait d’inspiration ; ni les vivans ni les morts n’y réclameront rien ; il y a un homme nouveau, original et puissant derrière ce groupe. Quant au Narcisse de M. Hiolle, c’est un envoi de Rome tel que Rome ne nous en envoie pas tous les ans. Si le sujet nous paraît un peu vieux, la donnée de l’artiste est assez neuve ; il a pris un personnage plus adulte que la tradition ne le comporte, et la souplesse du mouvement, la beauté de la figure, l’élévation du style, le mérite de l’exécution, dépassent de beaucoup la moyenne ordinaire. M. Captier, qui se produit pour la première fois, débute par un coup d’essai mémorable ; il fait d’emblée une croix à son nom. Son Faune est d’une intelligence et d’une finesse rares. Il y a des mérites plus éminens encore chez M. Leenhoff. Le plâtre qu’il désigne sous le nom de Guerrier au repos annonce un homme imbu du style héroïque et capable de s’élever aux plus fiers sommets de l’art. Par malheur, la tête et le torse rappellent un peu trop l’Achille, et le dessin des membres inférieurs laisse beaucoup à désirer. Le groupe de M. Pauffard, Jeune fille retenant l’Amour captif, respire le plus pur parfum de l’antiquité ; un certain archaïsme dans les plis ne nuit pas à l’effet d’ensemble. Un peu plus de science, et l’on se demanderait si cette jeune fille n’a pas été trouvée par des pêcheurs dans le lac de Gabies. Tout au contraire le Réveil de M. Franceschi est moderne par le sujet, par le type, par le style, par ce je ne sais quoi de Pompadour qui revient à la mode ; mais c’est la fine fleur des élégances mondaines : du charme, de l’esprit, une grâce souple et moelleuse, et des lignes dont l’harmonie riante et facile ne laisse rien à désirer. M. Franceschi n’avait encore rien fait d’approchant ; il a pourtant fourni une certaine carrière et acquis un joli commencement de réputation. M. Boisseau nous montre un groupe touchant, d’un sentiment heureux et vrai : la fille de Céluta pleurant son enfant. La forme laisse encore à dire ; on doit espérer que l’artiste se complétera. Le Bacchus de M. Tournois reparaît en bronze avec un jeune compagnon de plâtre. On revoit avec plaisir la bonne statue de l’an dernier ; l’autre, le Joueur de palet, paraît d’une qualité moins franche. Si le mouvement général est souple et fin, les réminiscences de l’antique sont trop visibles par places. M. Tournois a voulu renouveler sa manière ; c’est un chercheur qui trouvera sans doute, sauf à s’égarer quelquefois : il y a presque toujours du va-et-vient dans la marche des vrais artistes. Le Ganymède de M. Barthélémy, le Tircis de M. Bardey, le Vendangeur de M. Becquet, le Printemps de M. Auguste Moreau, le Jeune Romain de M. Lemake, la Pietà de M. Sanson, doivent être loués avec restriction ; mais chacun de ces ouvrages a son mérite. Dans le groupe de M. Sanson, le Christ seul est vraiment bien ; la figure de M. Lemaire vaut surtout par les jambes ; celle de M. Bardey par les jambes et par le torse. M. Barthélémy pèche par le torse, mais la tête de son Ganymède est charmante ; c’est la tête qui n’est pas heureuse chez le vendangeur de M. Becquet ; tout le corps est d’ailleurs d’un modelé large et souple. Les enfans qui s’embrassent dans le groupe de M. Auguste Moreau sont d’une grâce et d’une naïveté adorables ; par malheur, la forme ne répond pas tout à fait au bien trouvé du mouvement.

En résumé la sculpture, qui est le plus pénible et le plus ingrat de tous les arts, se porte encore bravement parmi nous. Malgré la rareté des beaux modèles, que le théâtre enlève à l’atelier, malgré l’indifférence à peu près unanime du public, malgré la mesquinerie du grand client, l’état, qui paie douze mille francs une statue qui en a coûté huit mille à l’artiste, nous comptons dans Paris une centaine de vrais statuaires qui ont embrassé la sculpture par goût, qui l’ont apprise avec courage, et qui l’honorent par le plus désintéressé de tous les dévoûmens.


III

La Divine Tragédie de M. Chenavard est un événement, quoi qu’on dise. Le public qui vient folâtrer dans les salles d’une exposition peut dédaigner cette grande œuvre ou même en rire ; les artistes et les critiques l’étudieront avec respect. C’est l’erreur souvent heureuse d’un puissant esprit, d’un grand dessinateur et d’un peintre éminent ; j’estime qu’on battrait tous les buissons de l’Europe sans trouver un autre homme assez doué et assez savant pour se tromper de la sorte. L’artiste qui débute, ou peu s’en faut, par cette désagréable et superbe peinture est un homme de soixante ans sonnés ; depuis tantôt quarante ans » il jouit d’une réputation légitime et d’une incontestable autorité. Sa vie est simple, austère ; il habite les plus hautes régions de la philosophie, de l’histoire et de l’esthétique. La théorie ne paraît pas l’avoir détourné des études de métier ; il sait dessiner une figure et peindre un morceau comme les plus forts. C’est un savant pratique, un critique fécond, un oiseau rare. Il a dévoré Michel-Ange, Raphaël et Corrège ; s’il ne les a pas entièrement digérés, il s’en est assimilé quelque chose. On dit que M. Chenavard excelle dans l’exposé et la discussion des théories ; mais, il n’est pas de ceux qui se dépensent tout entiers en paroles : les cartons qu’il a composés et exécutés pour l’ornement du Panthéon sont une œuvre. Malheureusement pour lui et pour nous, une erreur plané sur sa carrière ; il a fait fausse route dès son premier pas, et comme il a de bonnes jambes, comme il a toujours marché droit, plus il va devant lui, plus il s’éloigne du but. Ary Scheffer a gâché un beau talent de second ordre en s’escrimant à peindre la poésie ; M. Chenavard s’est persuadé que la philosophie pouvait se peindre. La faute en est peut-être à la nature, qui avait entassé dans le même cerveau la passion des grandes vérités et le sentiment des belles formes. Le philosophe, l’historien, le politique, le rêveur du progrès social a pris le peintre à son service, et l’a débauché sans songer à mal.

C’est une noble ambition que de vouloir instruire et moraliser l’homme par les yeux, et M. Chenavard ne se trompait pas de tout en croyant que tel est le but de la peinture. Les belles formes et les belles couleurs qui éclosent sous le pinceau d’un maître développent un sens nouveau, supérieur, excellent, chez ceux qui ont appris à les bien voir ; l’admiration nous élève au-dessus de nous-mêmes, il y a des jouissances désintéressées qui nous rendent meilleurs et plus dignes du nom d’hommes. Le choix des sujets est la chose la plus indifférente du monde ; une Vénus du Corrège ou de Titien produira chez les regardans le même effet d’exaltation intellectuelle et de perfectionnement moral que la Vierge à la Chaise. Chaque art a son domaine, son langage, ses moyens d’action. Voulez-vous nous toucher par le raisonnement, écrivez une bonne prose ; par l’histoire, contez en prose ; par le sentiment, essayez des vers : peut-être ne nuiront-ils pas à l’effet, s’ils sont bons. La peinture s’adresse aux yeux ; elle s’exprime par des formes et des couleurs ; si elle atteint le genre de perfection qui lui est propre, personne ne lui demandera rien de plus ; le genre humain se trouvera très suffisamment enseigné et moralisé. L’histoire de France découpée en tableaux et la philosophie de Descartes traduite en allégories ne vaudront jamais un volume bien pensé et nettement écrit, et, quel que soit le génie que vous dépenserez à ces tours de force, on ne vous en saura pas plus de gré que si vous aviez peint Daphnis et Chloé lavant leurs pieds dans la fontaine.

J’insiste énergiquement sur ce point, et je ne plaindrai pas mon encre, si j’arrive à convaincre un seul de nos contemporains que les pensées sont faites pour être parlées ou écrites, les sentimens et les sensations pour être mis en vers et en musique, les formes et les couleurs pour être peintes. Les arts plastiques appliqués à la philosophie se fourvoient comme la musique lorsqu’elle se donne la tâche d’exprimer par des sons le vert, le rouge et le bleu. Les fanatiques de l’art humanitaire m’accuseront peut-être de limiter le champ de la peinture et de rabattre son essor ; ils diront, avec l’honorable et très capable M. Charles Blanc, que « la peinture est un moyen et non pas un but, un art d’expression plutôt qu’un art d’imitation. » Oui certes, la peinture est un art d’expression, et son rôle ne sera jamais de copier la nature en trompe-l’œil ; mais je maintiens que son domaine se réduit aux objets, à l’exclusion des idées. Qu’elle nous montre un paysage, un groupe, une figure, tels que l’artiste les a vus, interprétés et voulus, qu’elle nous fasse admirer un coin des choses à travers le génie et le travail du peintre, elle aura mis en plein dans le but, et elle deviendra un moyen d’avancement moral pour tous les hommes nés et à naître.

La Divine Tragédie de M. Chenavard pèche contre la loi fondamentale de la peinture, qui est de contenter les yeux, je ne dis pas de les charmer : la grande fresque de la chapelle Sixtine n’a pas le velouté riant de l’Antiope ; mais sa sévérité terrible frappe la vue sans l’inquiéter, c’est un ensemble solide et harmonieux s’il en fut, sans tons criards ni couleurs aigres. Je n’ai garde d’emprunter la massue de Michel-Ange pour assommer un homme de notre temps ; j’accorde à M. Chenavard le choix de son milieu et cette lumière exceptionnelle qui n’appartient ni au jour ni à la nuit. Libre à lui d’égarer au milieu d’une vaste grisaille quelques tons rouges, verts et bleus, qui ne sont ni rouges, ni verts, ni bleus, et un arc-en-ciel attristé pour ne pas dire malpropre ; l’effet général du tableau est-il satisfaisant, votre premier coup d’œil a-t-il été favorable à l’œuvre ? Non ; l’auteur a donc eu tort de rédiger sa tragédie en peinture, lorsqu’il pouvait l’écrire en prose.

Si du moins le drame était clair, et s’il s’expliquait par lui-même ! Mais il a fallu cinquante lignes de petit texte pour guider le spectateur à travers ce chaos, et, quand vous avez lu patiemment les explications du peintre, vous demandez encore un ou deux bons volumes de symbolique à la Kreutzer. L’auteur (dirai-je l’auteur ou l’artiste ?) est un dilettante en histoire. Il a voulu représenter le triomphe du Christ sur les anciens dieux, et il n’oublie dans le dénombrement des vaincus ni la vieille Maïa l’Indienne, ni Hemdall, fis d’Odin, ni le loup Fernis ; mais il néglige de nous montrer certains dieux qui ont échappé à la déroute générale, et qui règnent encore aujourd’hui sur la grande moitié du genre humain. Il suppose que l’avènement de la Trinité chrétienne date du Calvaire ; chacun sait que le dogme de la Trinité est beaucoup plus récent.

On pourrait négliger les inexactitudes de détail, si l’action s’imposait à l’esprit par une mise en scène logique ; mais quoi ? Vous prétendez nous faire assister à la victoire du vrai Dieu sur les faux, et vous ne nous montrez qu’un seul mort, qui est précisément le vainqueur ! Ce vice de composition explique une auguste méprise et l’exil de la Divine Tragédie au milieu des médiocrités du Salon. Pour tout spectateur superficiel ou mal averti, le tableau représente Jésus-Christ vaincu par les divinités païennes. Vous avez beau nous dire qu’il ressuscitera dans trois jours, et qu’il fera son chemin dans le monde après Pâques ; l’œil ne voit que ce qu’on lui montre, et, s’il se trompe, la faute en est à vous seul. Voulez-vous être clair ? Représentez le fils de Dieu ressuscitant dans sa gloire et les divinités du paganisme expirant toutes sous ses pieds. Si vous l’aimez mieux, traduisez à coups de brosse la noble idée d’Henri Heine : au sommet de l’Olympe, tandis que les dieux assemblés se régalent de nectar et d’ambroisie, un Juif déguenillé, hâve et sanglant, apparaît chargé de sa croix qu’il jette pesamment sur la table. Voilà un tableau tout fait et bien fait ; il ne reste plus, qu’à le peindre.

J’ai lacéré brutalement la Divine Tragédie ; je me hâte de dire que les morceaux en sont bons. Il y en a d’admirables aux quatre coins de la toile, en haut, en bas, au milieu, presque partout ; ici une tête, là un torse, un groupe entier à droite, au premier plan. Le dessin est mâle, souvent même héroïque ; la peinture est d’une qualité excellente, la couleur même, malgré un déplorable parti-pris, a parfois cette suavité chaste qu’on adore chez Prud’hon. M. Chenavard s’est trompé ; mais mieux vaut mille fois se perdre sur les hauteurs qu’il habite que de rouler en omnibus sur le chemin banal.

Le plafond de M. Bouguereau est une vaste toile d’un aspect très satisfaisant, d’une composition- claire, d’une facture irréprochable. On comprend au premier coup d’œil que l’artiste a voulu peintre Apollon et les Muses dans le grand salon de Jupiter, ou un concert en plein Olympe. Tous les dieux notables y sont flanqués de leurs attributs légendaires et représentés conformément aux meilleurs types de l’école, les uns assis, les autres debout, d’autres étendus sur des nuages capitonnés. Mercure, reconnaissable à ses talons ailés, apporte Psyché sous son bras, et vous devinez immédiatement qu’il arrive de la terre. Les divers groupes sont savamment combinés ; Hercule fait pendant à Mars, qui étale un bel uniforme ; Junon, — une gracieuse petite Junon, pas plus fière que Mme X. ou Mme Z., — s’appuie en bonne épouse sur le trône du roi des dieux, qui tient par contenance un brin de foudre lilas tendre. Bacchus a dépoté son thyrse aux pieds du chat de la maison, à moins pourtant que l’animal ne soit à lui ; dans ce cas, il figurerait une panthère. Vénus, tout à fort convenable et bourgeoise, quoique nue, semble ramener de l’école un Cupidon sans blouse. Tout cela est vraiment correct dans l’ensemble et dans le détail ; on se réjouit de penser que les Bordelais vont avoir leur plafond d’Apollon comme nous, et tous les hommes compétens déclarent que M. Bouguereau a dépensé sur cette toile une somme de travail, de savoir, de goût, de talent même. Nous n’avons pas beaucoup de peintres assez habiles pour faire aussi bien dans cette dimension ; l’œuvre contentera beaucoup de monde et ne choquera personne : si l’on me permettait d’en couper un mètre carré à mon choix, je ne saurais à quel morceau donner la préférence, car tous se valent, et je me retirerais probablement sans rien prendre.

L’Assomption de M. Bonnat indique un tempérament vigoureux qui se connaît, qui se possède, mais qui, loin de se modérer, s’exagère de parti-pris et se pousse lui-même à outrance. On dirait que l’artiste est moins préoccupé de son sujet que de l’effet à produire. Il s’agit bien en vérité de montrer l’ascension de la Vierge à quelques paroissiens de Bayonne ! L’important est de prouver aux peintres et aux critiques de Paris qu’on a du nerf et de l’audace, qu’on peut se mesurer avec l’école de Bologne et l’école de Naples, étreindre vaillamment Carrache et Ribeira. M. Bonnat n’évite ni les colorations fangeuses, ni les types vulgaires, ni les réalités prosaïques de la nature ; il les rechercherait plutôt. C’est un fils de famille qui descend dans la rue pour faire le coup de poing, mais qui conserve malgré tout, je dirais presque malgré lui, les grands airs de son élégance native et de sa belle éducation. Le mal est que la vierge de Bethléem paie les frais d’une si brillante escapade : ce déploiement de réalisme aurait été mieux à sa place dans tout autre sujet. Quant à M. Bonnat, s’il croit avoir trouvé sa voie définitive, il se trompe ; il a tenté une excursion hasardeuse, et il n’en revient pas amoindri. L’audace sied à la jeunesse.

C’est pourquoi le Juan Prim de M. Regnault ne me scandalise ni peu ni prou, et je n’ai garde de faire chorus avec ceux qui crient au jeune peintre : Arrêtez ! cela ne s’est jamais vu ! On n’entre pas dans le monde en cassant toutes les vitres ! Si vous vous déchaînez de la sorte à vingt ans, que ferez-vous à quarante ? — Eh ! messieurs, à quarante il se rangera comme tant d’autres. Ce général Prim à cheval, encadré dans un épisode de la révolution espagnole, est une page d’histoire. L’homme et la bête font un groupe héroïque du plus puissant effet : sur un barbe à tous crins qui semble échappé des haras de l’Apocalypse ou emprunté au char de Neptune, un homme jeune encore et de la plus mâle beauté s’avance pâle et frémissant, ivre de sa victoire, mais soucieux du lendemain, le front chargé de nuages, les lèvres serrées, l’œil fixe ; on lit sur son visage qu’il se sait responsable de tout, et qu’il prend le salut d’un peuple à sa charge. Le groupe, dessiné largement, d’une main libre et hardie, mais savante, s’étale en pleine lumière ; il éclate, on en est ébloui, on emporte l’impression d’une œuvre magistrale et l’assurance qu’un peintre nous est né. Où va-t-il de ce pas ? Nul ne saurait le dire. En face de sa grande œuvre, il a exposé un petit portrait de femme qui vous fait penser à Watteau. Le certain, c’est que M. Regnault est supérieurement doué, et qu’il peut prétendre à tout, s’il travaille. Il a gagné, lui aussi, une belle bataillé ; mais, s’il médite une heure devant son Juan Prim, s’il interroge le modèle qui a posé pour lui, il comprendra pourquoi les triomphateurs sont soucieux : c’est qu’ils ont à justifier et à consolider la victoire.

L’année est bonne pour les trop rares Français qui ont gardé le culte du grand art. M. Delaunay a, sinon exécuté, du moins esquissé une œuvre de premier ordre. Quelques lignes de la Légende dorée lui ont fourni le motif d’une composition grandiose, dramatique, d’un effet saisissant. La peste sévit à Rome ; les morts et les mourans encombrent les places, les rues, le seuil des temples et des palais. « Un bon ange, — c’est la légende qui parle ainsi, — court la ville précédé d’un mauvais ange ; il lui ordonne de frapper les maisons, et autant de fois qu’une maison recevait de coups, autant y avait-il de morts. » Le mauvais ange, armé d’un épieu, fait son devoir avec une admirable furie ; les deux figures surnaturelles sont d’un caractère très juste et très élevé ; toute la composition s’ordonne avec art dans une atmosphère lourde, étouffée, qui montre pour ainsi dire le mal répandu dans l’air. J’espère qu’à défaut de l’état un riche amateur priera M. Delaunay d’exécuter cette admirable esquisse dans les proportions qu’elle comporte. L’artiste a fait ses preuves dans la peinture d’histoire, et la figure humaine n’a point de secrets pour lui.

Les personnages de grandeur naturelle ne suffisent pas à l’ambition laborieuse de M. Bin ; il lui faut des colosses à tout prix. Son Prométhée enchaîné serait de taille à lutter contre les sibylles de Michel-Ange. Trois figures, Junon, Prométhée et Vulcain, couvrent une superficie où l’on pourrait donner le bal. Par malheur, la dimension et la grandeur sont choses bien distinctes ; on fait de l’énorme avec le temps, l’espace et le courage, on ne fait pas du grand sans un autre ingrédient qui s’appelle le génie. Les figures de M. Bin seraient probablement suffisantes, si on les réduisait à 25 centimètres de hauteur ; telles qu’il nous les donne, elles paraissent vides, molles et soufflées ; le modelé se perd dans la solitude des contours comme un centime dans une vaste poche. Le même artiste est sujet à glisser de temps en temps une idée ingénieuse dans ses compositions héroïques : grave erreur, les subtilités ne sont de mise que dans la peinture de genre. S’il est dans votre plan de suspendre Prométhée par les poignets de façon que tout son corps se présente de face, vous êtes libre ou de le faire absolument nu ou de cacher son sexe par un bout de draperie. — Mais, dit l’artiste après avoir longtemps cherché, si je rappelais que mon héros a dérobé le feu du ciel pour le livrer aux hommes ? Une torche allumée ferait l’affaire, et la fumée de cette torche, habilement dirigée, remplacerait la draperie ou la feuille de vigne… N’est-ce pas fort ingénieux ? — Oui, et d’autant plus sot, car la nouveauté du moyen force l’attention de s’arrêter sur un point qui, nu ou drapé, nous semblerait également négligeable et passerait inaperçu. Ces critiques ne prouvent pas que M. Bin soit sans mérite, mais il met son but trop haut. Il expose cette année même un assez bon et très agréable portrait d’homme.

Les deux grandes décorations de M. Puvis de Chavannes pour le nouveau musée de Marseille n’ajoutent ni n’ôtent rien à la réputation de l’artiste ; mais elles le montrent arrêté au milieu de son chemin et marquant le pas, comme on dit à l’armée. On se rappelle l’étonnement et le respect quasi religieux qui se manifestèrent dans le public devant la première œuvre de ce peintre. C’était, si j’ai bonne mémoire, une chasse traitée dans le goût antique et dans le style décoratif ; il s’est passé quelque dix ans depuis ce début, cette révélation, cette promesse, car enfin, si M. de Chavannes montrait des qualités fortes et rares comme la grandeur, la noblesse et la simplicité, son dessin trahissait une éducation incomplète. Le goût était assez fin pour satisfaire les plus délicats ; mais l’art manquait de science et de force : on résolut d’attendre, on ouvrit un large crédit à l’homme qui s’annonçait si bien, on espéra qu’il voudrait bien se compléter lui-même. Les expositions se sont suivies et par malheur se sont ressemblé. L’artiste n’a point cessé de produire, et ses œuvres, toujours considérables, suffiraient à la décoration d’un palais. Dispersées par le caprice des commandes, elles font bonne figure partout où elles sont ; mais il serait difficile, je crois, d’y constater une marche ascendante. Tel le peintre nous est apparu, tel il reste, et ses meilleurs amis commencent à désespérer d’un progrès qui leur semblait indispensable.

Voici deux toiles d’une importance exceptionnelle et d’un aspect qui n’a certes rien de vulgaire. L’une représente Massilia, colonie phocéenne, l’autre Marseille, porte de l’Orient. Le premier tableau pèche un peu par la composition ; le sujet est émietté, on cherche en vain sur le premier plan un groupe digne de fixer l’attention. Cette faute est peut-être voulue, il se peut que M. de Chavannes ait cru devoir exprimer l’éparpillement d’une colonie rare et clair-semée sur un sol presque nu ; mais la peinture a des lois supérieures à tous les raisonnemens de l’histoire et de la philosophie, et le désert lui-même, s’il était transporté sur la toile, devrait nous présenter au premier plan quelque objet digne d’étude, ne fût-ce que la carcasse d’un chameau. Il y a un pacte tacite entre le peintre et le spectateur ; vous prenez un homme par la main, vous l’introduisez dans un petit monde à part, isolé de tout le reste par les limites infranchissables du cadre, et vous lui dites : Regardez ! Le spectateur, qui vous respecte à charge de revanche, s’attend à pénétrer dans un milieu disposé par vos soins pour la satisfaction de son esprit. Il n’est pas assez sot pour exiger que votre cadre soit une fenêtre ouverte sur la nature ; il vous reconnaît le droit de choisir, d’assembler et de combiner les objets selon vos convenances personnelles ; il fait la part de votre tempérament : atténuez, exagérez, forcez, éteignez ou incendiez, transposez dans un ton ou dans un autre ; vous avez carte blanche, pourvu que vous restiez fidèle au parti que vous aurez pris vous-même, et que vous vous gardiez des fausses notes. On exige, et à juste titre, que les lois de la vision ne soient jamais violées et que les objets les plus rapprochés du regard soient les plus dignes d’être vus. Le second tableau de M. de Chavannes est beaucoup mieux composé : la ville moderne emplit les fonds ; le premier plan représente le pont d’un bâtiment caboteur où les types de l’Orient proche et lointain, Hindous, Persans, Turcs, Grecs, Juifs, s’étalent dans un savant pêle-mêle avec les animaux, les fruits et les marchandises du Levant. Les deux toiles sont dignes d’éloge, le paysage est toujours simple et grand, les figures bien construites et élégamment drapées, les mouvemens heureux et justes ; mais la précision du dessin manque partout, ou du moins les figures sont à demi cachées sous une enveloppe surnuméraire qui supprime commodément le modelé. L’œil réclame avec obstination un degré d’achèvement que l’artiste refuse avec une obstination au moins égale. On l’adjure de sortir de l’ébauche ; il s’y cantonne fièrement, érigeant en principe ce qui n’est, j’en ai peur, qu’un irréparable défaut de l’éducation première. Craint-il donc de gâter ses figures en les poussant davantage ? Croit-il que le dessin soit un élément de décomposition pour des tableaux qui doivent être vus à distance ? Qu’il fasse le voyage de Rome ; qu’il dépense une année ou six mois, comme M. Baudry, à copier les sibylles de la Sixtine : il verra que ces images colossales sont finies comme des miniatures, et que le grandiose n’y perd rien.

La critique se voile la tête devant l’immense erreur de M. Isabey. Est-ce bien une erreur ? On dirait presque une gageure. L’artiste est homme d’esprit ; il a peut-être parié de réunir sur une grande toile tous les défauts d’Eugène Delacroix sans une seule de ses qualités. En ce cas, j’applaudirais au tour de force. M. Ribot est averti depuis cinq ou six ans du danger qui le menace : il périra noyé dans l’encre, avec tous ses personnages. Le flot monte à vue d’œil, et les quelques figures qui surnagent encore aujourd’hui ne valent pas les frais du sauvetage. Les deux dernières œuvres de M. Gustave Moreau, le Prométhée et l’Europe, ont franchi la limite qui sépare l’excentrique du ridicule. Jamais conceptions plus saugrenues n’ont revêtu une forme plus puérile ; la couleur même a perdu cet éclat qui faisait excuser l’Œdipe et le Diomède par les amateurs de faïence.

Quelques jeunes peintres d’histoire commencent ou consolident leur réputation. M. Eugène Thirion, déjà connu et estimé, s’est surpassé lui-même ; son tableau de Saint Séverin distribuant des aumônes mérite une mention très honorable. M. J.-P. Laurens, un nom nouveau, se place en bon rang avec son Jésus guérissant un démoniaque, et M. Pierre Dupuis avec ses Disciples d’Emmaüs. La Léda de M. Parrot est une belle, noble et sage académie, d’une couleur peut-être un peu trop raisonnable, mais d’un excellent aspect et d’un dessin très méritoire. La femme nue de M. Jacquet atteste une ambition suivie et un progrès réel, et la figure couchée de M. Henner obtient un succès mérité malgré le parti-pris de coloration livide. L’artiste s’est garé de ce réalisme charnel qu’on reprochait l’an dernier à M. Jules Lefebvre ; malheureusement il a versé dans le défaut contraire. La Diane de M. Hippolyte Dubois, quoiqu’elle sente un peu trop le modèle parisien, et un modèle qui pèche par les jambes, est une œuvre de bonne école et pleine de qualités sérieuses.

M. Lambron, qui a parfois le scandale heureux, a violé l’attention publique par une manœuvre des plus originales. Supposez qu’un jeune peintre de talent moyen, qui n’est ni dessinateur très savant ni coloriste bien distingué, expose une académie d’homme sous le n° 126 et un portrait de femme du monde sous le n° 127 : les deux ouvrages courront grand risque de passer inaperçus ; mais s’il ose enfermer dans le même cadre un gaillard nu comme l’antique et une femme du monde vêtue à la mode de 1869, le mélange détone comme un coup de pistolet. Le nu, pris en lui-même, n’a rien de choquant ; c’est une abstraction admise de tout temps ; nul esprit cultivé ne refuse à l’artiste le droit de représenter la figure humaine sans ces accessoires de toile, de laine ou de soie qui spécifient une époque ou une condition sociale. Peindre le nu, c’est tout simplement éliminer la richesse, la misère et mille circonstances indifférentes au grand art ; c’est transporter la scène dans une sphère plus haute que la vie réelle, nous ouvrir un pays où il n’existe ni tailleurs, ni corsetières, ni bottiers. C’est une convention que le spectateur admet sans discuter, parce qu’il y trouve son profit, le nu étant plus beau que pas une autre étoffe ; mais, une fois le marché conclu, il n’y a plus à s’en dédire, et celui qui nous l’a proposé ne saurait y manquer sans impertinence. Vous plaît-il de nous peindre un meurtrier poursuivi par les remords ? Libre à vous de le faire aussi nu que le Gladiateur, si vous habillez les remords en gendarmes, vous commettez une indigne caricature. Les personnages épiques de l’histoire moderne pouvaient être et ont été représentés dans le costume élémentaire des dieux ; un Napoléon Ier ne vous choquerait pas dans l’uniforme d’Achille ; s’il donnait le bras à Marie-Louise en toilette, si les douze maréchaux en grande tenue faisaient cercle autour de lui, votre esprit se révolterait sans savoir pourquoi, par un vague instinct de la convention violée. M. Lambron avait le droit de nous montrer l’Amour taquinant le veuvage, et de déshabiller un éphèbe de vingt ans en présence d’une jeune femme légèrement voilée de noir. Il pouvait à son choix agenouiller un petit monsieur bien mis aux pieds de la veuve X…, qui paraît aisément consolable ; mais ce sans-culotte de vingt ans courant les rues derrière une jeune dame de nos jours irrite la logique des yeux, et l’on cherche malgré soi dans tous les coins du tableau le tricorne d’un sergent de ville. Je me suis étendu longuement sur une œuvre qui mérite à peine deux lignes ; c’est que la question soulevée par M. Lambron voulait être discutée.

Rien à dire de bien nouveau sur M. Hébert ; il est dans la force de son talent, au midi de sa journée. Ses qualités natives et acquises, le goût, la grâce, le sentiment, semblent couler de source. Le climat de Rome a guéri cette morbidesse excessive qu’on blâmait dans ses tableaux datés de Paris. Jamais M. Hébert n’a paru plus absolument lui-même, c’est-à-dire plus tendre et plus ardent à la fois. La Lavandara surtout donne la mesure exacte de ce maître sans aïeux et sans enfans, né de lui-même en pleine école, et qui ne saurait faire école, car il mêle des tons d’âme à ses tons de palette, et son âme n’appartient qu’à lui. M. Lévy cherche encore sa voie, et la cherchera longtemps, je le crains. C’est un esprit distingué, délicat, mais indécis et plus souple que vigoureux. On le voit ballotté, flottant entre l’observation et la rêverie, allant de la nature, qu’il connaît bien, à je ne sais quel idéal rêvé et indéfini. Dans ses œuvres de genre historique, il marie volontiers le réel au convenu, le vrai dessin à la fadaise quintessenciée, la couleur franche à la poudre de riz. Dans la décoration, lorsqu’il pourrait donner carrière à l’élément génial de son esprit, il est retenu par des scrupules ; il se cramponne au modèle, il copie des articulations et des muscles qui ne sont pas toujours heureusement choisis ; la mièvrerie n’est point la grâce, la maigreur et l’élégance sont deux. M. Voillemot, qui s’est fait un certain nom comme décorateur en dehors des concours officiels, a voulu frapper un grand coup ; sa Velléda représente un effort louable. Le succès, comme il arrive souvent, n’a répondu qu’à demi. Si cette pâle et austère figure de la druidesse commande l’attention, elle se défend mal contre un examen sérieux ; le modelé paraît un peu vide, l’attache du col est faible, il y a de la rondeur et de la mollesse dans tous les nus, l’insuffisance des études premières se trahit en maint endroit ; cependant le mérite et le progrès sont hors de doute. M. Feyen-Perrin n’a rien gagné, ce me semble ; il a plutôt perdu. Son allégorie de la Voie lactée représente un chapelet de grosses filles rougeâtres et martelées dans un ciel noir. Cela n’est point la voie lactée, et cela n’est pas beau du tout. J’en suis désolé pour l’artiste, qui lutte depuis longtemps avec un vrai courage, et qui ne manque pas de certains dons naturels ; la direction lui a manqué trop tôt. Dans l’atelier d’un vrai maître, je ne dis pas d’un Louis David, mais simplement d’un Drolling, M. Feyen-Perrin serait devenu quelque chose. Y a-t-il encore des ateliers d’enseignement à Paris ? J’ai peur que non : le mètre de terrain coûte si cher depuis les merveilles de M. Haussmann que les restaurans seuls et les cafés peuvent louer un emplacement un peu vaste. L’Europe saura dans vingt ans ce que la transformation de Paris nous a coûté de génie et de gloire. L’Apollon exterminateur de M. Luc Olivier-Merson ressemble plus à un modèle couché qu’à un dieu ; mais c’est l’ouvrage d’un bon débutant qui aura peut-être dans trois mois le prix de Rome. M. Tony Faivre a exposé un joli plafond, frais et coquet, qui représente les Premières heures du jour.


IV

Le portrait est un terrain neutre où les peintres d’histoire coudoient les peintres de genre. Les uns viennent s’y reposer, les autres y arrivent par un louable effort. Quant aux paysagistes, ils n’y paraissent guère, et pour cause : sauf une ou deux exceptions, tous les paysagistes du jour sont de pauvres dessinateurs ; ni M. Corot, ni M. Daubigny, quels que soient leurs autres mérites, ne sauraient pourtraire une servante d’auberge. Le paysage, non certes celui qu’on admire chez Nicolas Poussin, mais celui dont les Parisiens se contentent aujourd’hui, est œuvre de sentiment, de goût, de couleur et de cuisine. L’homme qui fixe sur la toile une impression, un aspect de la campagne, un effet de soleil, de brouillard ou de lune, obtiendra son brevet de paysagiste haut la main, s’il est coloriste passable et cuisinier excellent. Il importe que la facture de son tableau satisfasse les experts ; quant au dessin, il n’en est plus question depuis une vingtaine d’années ; je me ferais lapider, si j’imprimais ici que tous les peintres sans exception devraient débuter longuement et patiemment par l’étude du nu. Donc laissons les paysagistes en dehors de l’enseignement classique, et disons qu’un dessinateur assez savant pour attaquer la figure humaine dans ses proportions naturelles est peintre d’histoire, qu’un artiste assez habile pour la représenter en petit, sans fautes d’orthographe trop scandaleuses, est peintre de genre, et que l’art du portrait se place entre le genre et l’histoire, étant un peu plus difficile que l’un et infiniment plus facile que l’autre.

Une Vénus mal modelée, un Ganymède mal bâti, sont choses intolérables ; ni le charme de la couleur ni le mérite de la composition ne sauraient racheter les défauts de la forme dans le grand art, où la forme est tout. Il est des accommodemens avec la peinture de genre ; la figure y tient moins de place, elle y a moins d’importance, elle y est généralement vêtue, et l’habit économise les trois quarts du dessin. Un portrait de dimension naturelle tient au grand art par la tête et les mains, au genre par tout le reste. Ajoutez qu’une tête est plus facile à dessiner qu’un torse, et la physionomie, ce vêtement impalpable de la face humaine, favorise souvent l’escamotage du modelé. Qu’un portrait soit frappant, vivant, brillant, d’une couleur heureuse et fraîche, le spectateur se contente à ce prix, sans chicaner l’artiste sur l’à-peu-près et le lâché du dessin. La postérité y fera plus de façons, elle enverra au grenier les portraits simplement agréables, ou, s’ils représentent un homme célèbre, elle les cataloguera au bureau des renseignement mais qui est-ce qui pense à la postérité parmi nous ? L’important n’est-il pas de plaire aux contemporains et de faire fortune ? Si le public est admis à comparer un portrait amusant, vif, frais, lestement enlevé, couvert encore du duvet de la pêche, et une œuvre savante, étudiée, creusée à fond, fatiguée au besoin par l’obstination de l’homme qui sacrifie les agrémens futiles aux mérites solides, tous les éloges sont acquis d’avance au talent superficiel.

Plusieurs peintres d’histoire ont exposé des portraits, et rien que des portraits cette année ; M. Baudry en a un, M. Lehmann, M. Cabanel et M. Giacomotti chacun deux. M. Jules Lefebvre n’a pas eu le temps d’achever une vaste décoration qui aurait confirmé, je le crois, son succès de l’année dernière ; il ne nous montre qu’un portrait de femme très étudié, très voulu, tout à fait particulier, d’une beauté étrange et fascinatrice, mais un peu sec dans l’exécution. M. Cabane ! et M. Giacomotti pécheraient plutôt par mollesse, surtout dans leurs grandes toiles, où il y a du goût et de la grâce, mais qui manquent de fermeté.

Le Charles Garnier de M. Baudry est une lettre à l’adresse de la postérité : non-seulement cela vit, mais cela vivra. L’œuvre est forte, intime, profonde, deux fois personnelle ; elle a jailli pour ainsi dire de la collaboration d’un modèle et d’un artiste qui ont vécu leur vie ensemble et n’ont point de secrets l’un pour l’autre, Tous les portraits des hommes marquans devraient être traités ainsi, les séances de pose n’étant qu’une récapitulation, un résumé de mille observations antérieures. Celui qui va s’asseoir dans l’atelier d’un inconnu et lui dit : Voulez-vous me peindre en huit jours ? est un sot. M. Ingres répondait en pareil cas : Je vous peindrai dans une séance, si vous voulez, mais commençons par devenir vieux amis. Le portrait de M. Garnier, s’il arrache un cri d’admiration aux artistes, étonne un peu le gros public. J’ai entendu les visiteurs du dimanche se dire entre eux : Quel est donc celui-là ? un sauvage ? un homme de l’ancien temps ? Pour sûr, il n’est pas d’ici. — Non, bonnes gens, il n’est ni de notre pays ni de notre temps ; c’est un Florentin du XVIe siècle, et son œuvre le dit aussi éloquemment que son visage. Le nouvel Opéra, avec ses formes, ses couleurs, ses marbres, ses métaux et tout ce brio de choses étranges, éclatantes, inouïes, ne pouvait pas sortir d’un cerveau parisien ; c’est l’œuvre d’un homme unique fait exprès pour dévulgariser votre nouveau Paris.

J’arrive sans plus de transition au portrait de M. Haussmann. Ce n’est pas le meilleur que M. Henri Lehmann ait exposé, il s’en faut. Admettons même qu’il arrive en soixantième ligne parmi les cent portraits de cette dimension que l’artiste nous a donnés depuis sa sortie de l’école. Ce qui importe à la critique n’est pas d’enregistrer l’échec tout relatif d’un talent supérieur, c’est de l’expliquer au public et à l’artiste lui-même. Après comme avant cette erreur, M. Henri Lehmann restera le plus intelligent, le plus instruit, le plus curieux, le plus inquiet, le plus passionné des peintres contemporains, le plus expert dans les choses de l’art et dans la connaissance de la nature, le plus ouvert aux idées d’autrui, le plus fertile en aperçus individuels : pas un homme vivant ne s’est fait un horizon plus large ; mais il a manqué M. Haussmann, au moins dans une certaine mesure, et tout le monde en convient, même lui. D’où vient ? pourquoi ? comment ? Justement parce que M. Lehmann est un très savant peintre d’histoire, très difficile à contenter et sévère à lui-même comme on ne l’est guère aujourd’hui. La tête du préfet, telle quelle, lui présentait une surface modelée ; il a voulu l’interpréter à fond, sans rien omettre ; il a manié, remanié, retouché son œuvre à outrance, soutenu et peut-être même aveuglé dans ce travail ingrat par l’espérance d’atteindre au vrai dessin, et la recherche des mérites supérieurs lui a fait sacrifier les secondaires. Rien ne vivra en peinture que ce qui est dessiné, comme rien ne durera dans les lettres que ce qui est écrit ; mais l’écrivain pourrait-il remanier incessamment son style sans lui ôter la jeunesse et la fraîcheur ? Non ; ce n’est pas en vain qu’on reproche à certains écrits de sentir l’huile. La même loi se vérifie en peinture, et souvent une œuvre magistrale se flétrit, s’ardoise et s’attriste en raison de l’effort qu’on y dépense. M. Lehmann a tort lorsqu’il efface le charme et le velouté d’un portrait ; mais il y laisse des qualités du plus haut prix qu’il ne faudrait pas méconnaître. Si vous mettiez son baron Haussmann en parallèle avec une de ces œuvres faciles qui ont la beauté du diable et rien de plus, il répondrait probablement : Mais mon baron Haussmann a été aussi frais et aussi riant que cela ; il ne tenait qu’à moi de le laisser à l’état d’ébauche. Son portrait de M. Pelletier prouve qu’il n’a pas tort de poursuivre le beau dessin à tout prix ; ici, non-seulement les qualités supérieures ont répondu à l’appel ; mais le succès, qui est entier, n’a coûté aucun sacrifice.

M. Edouard Dubufe, après avoir été longtemps le peintre agréable et brillant de nos belles contemporaines, s’est mis un jour en tête de prouver qu’il pouvait mieux faire, et que deux hommes ne lui faisaient pas peur. Le succès l’a suivi dans cette nouvelle carrière, et il y a gagné un redoublement d’estime. Peu d’artistes en notre temps sont capables de quitter le certain pour l’incertain, de recommencer un début à l’âge où les lauriers deviennent un oreiller commode. Les portraits d’homme que M. Dubufe nous présente aujourd’hui sont traités d’une main sûre. Si l’individualité de l’artiste y est moins fortement accusée que celle des modèles, les œuvres n’en ont pas moins une valeur incontestable ; les qualités du dessinateur et du peintre s’y combinent à moyenne dose dans une excellente proportion.

Il y a moins de savoir et de goût dans le portrait de M. Lenepveu, par M. Machard, mais les défauts de la jeunesse y sont couverts par un débordement de qualités jeunes et brillantes. Malheureusement la couleur un peu étuvée ne répond pas à la fougue du dessin. Chez M. Carolus Duran, la couleur étincelle, pétille, éclate. C’est un feu d’artifice que le portrait de Mme D. La figure en pied est d’un aspect noble et d’un mouvement très distingué ; le morceau principal, la tête, n’est pas suffisamment dessiné. La robe, le gant, tous les détails qui relèvent de la nature morte, sont irréprochables ; mais on se demande si l’artiste possède assez la nature vivante. Quand on se reporte à la grande gouache du Christ mort qu’il a exposée sous le vestibule, on se confirme dans l’idée que le dessin est son côté faible ; il lui reste beaucoup à apprendre en tête-à-tête avec le nu.

M. Adolphe Leleux, qui expiait dans un injuste oubli le tort d’avoir été trop tôt célèbre, se relève brillamment par deux portraits. La face d’homme est excellente de tout point ; peut-être a-t-il un peu exagéré dans son portrait de femme le moelleux et le flou de cette jolie tête poudrée avant l’âge par un caprice de la nature. M. Chaplin n’a jamais été plus riant et plus frais que cette année. Mlle Cécile Ferrère a un Prince des Asturies très vivant, et une Dormeuse que M. Chaplin pourrait signer sans se compromettre. Je ne sais si la Femme arrangeant des fleurs est un portrait ; si oui, il faudra le compter parmi les meilleurs de M. Pérignon. La couleur en est un peu triste, mais quel goût dans tout l’arrangement ! La Comtesse ***, par M. Léon Glaize, serait un excellent morceau, si cette peinture claire et lumineuse avait un peu plus de relief. M. Lemonnier, un nouveau-venu, si je ne me trompe, débute par un excellent portrait d’homme, et M. Quesnet révèle un certain sentiment du grand dessin. Le premier est élève de M. Vetter et le second de M. Lamothe. C’est l’enseignement de M. Léon Cogniet qui semble avoir produit la plus abondante récolte de jeunes talens. L’abbé Rogerson, de M. Gaillard, et sa tête de femme, traitée dans un style qui rappelle un peu les primitifs, le portrait jaune de M. Piot, le portrait rouge de M. Cot, les deux têtes d’homme de Mme Félicie Schneider, qui ne dépareraient nullement l’œuvre de son vénéré maître, — voilà les fruits nouveaux et excellens d’une méthode que l’officiel exile de ses écoles. Mlle Nélie Jacquemart, qui s’était fait connaître l’an dernier par un bien beau portrait de jeune fille, vient d’affirmer sa réputation et sans doute de décider sa fortune. Son ministre de l’instruction publique attire et retient l’attention par une abondance de vie, un éclat de ressemblance, un luxe de physionomie. C’est bien l’homme : charpente solide et franchement plébéienne, muscles de lutteur, esprit actif jusqu’à l’inquiétude, âme tendre jusqu’à la faiblesse. Si le dessin de Mlle Jacquemart n’a rien de magistral, son intelligence du modèle est digne de tous les éloges. La jeune artiste a d’ailleurs la palette heureuse ; sa peinture est fraîche, riante et d’un ragoût exquis.


V

Le seul dénombrement des tableaux de genre qui s’exposent chaque année formerait un volume de deux à trois cents pages. Il est même impossible de citer toutes les œuvres de mérite moyen, car elles surabondent, le genre étant depuis vingt ans une spécialité parisienne, j’allais dire une variété de l’article-Paris. Le rôle de la critique se réduit forcément à noter les ouvrages, hors ligne, à saluer les hommes nouveaux, à montrer la vraie route à quelques talens qui s’égarent.

Le Grand Pardon de M. Bireton et ses Mauvaises Herbes, le Marchand ambulant de M. Gérome et son Harem en promenade, sont quatre ouvrages de grand prix ; mais qui n’indiquent pas une évolution nouvelle dans le talent des auteurs. On sait que M. Breton excelle à entasser dans une fête champêtre tout un monde de types vrais, de physionomies vivantes, de costumes exacts, et que l’importance et le dessin de ces compositions les rangent immédiatement à la suite de la peinture d’histoire. Dans le tableau, voisin, le mouvement de l’homme qui brûle les herbes au bout de sa fourche a plus de grandeur et de noblesse qu’on n’en remarque à l’ordinaire chez le paysan de chez nous ; mais ce n’est pas la première fois que M. Jules Breton introduit dans les actes de la vie champêtre l’élément poétique, grandiose et presque biblique. Le grand tableau de M. Gérome, ce harem en bateau qui longe les côtes de la Mer-Rouge, les oiseaux féminins dans la cage, l’eunuque armé du parapluie, le maître fumant son chibouk, la poésie de l’heure tardive, le paysage mystérieux qui s’estompe sur la côte voisine, la finesse des tons gris qui voilent tout en laissant tout voir, cette eau, ce ciel, ces types, ont le charme tout particulier d’une chose exotique rapportée avec soin, sans accident ni cassure ; mais M. Gérome a déjà fait aussi bien dans le même genre. Sa petite toile est remplie à moitié par des détails de nature morte dont la perfection distance tous les spécialistes, messieurs les peintres ordinaires du satin, de la nacre et de l’acier damasquiné. Et l’homme ! Quelle admirable ouverture de bouche ! On voit les cris arabes qui en sortent par aspirations gutturales. Les chiens, les bâtimens, la foule, une vraie foule condensée dans quelques centimètres de toile, tout cela vit et palpite, mais sans nous rien apprendre de nouveau sur M. Gérome. J’ai vu la semaine dernière un Marchand de tapis du même artiste qui valait ce marchand d’habits. La Halle et la Fantasia de M. Fromentin sont ses tableaux les plus brilans et les plus inimitables ; mais n’est-ce pas un peu ce qu’on pense chaque année devant l’exposition de M. Fromentin ?

J’en dirais volontiers autant des derniers ouvrages de M. Comte, de M. G.-R. Boulanger, de M. Toulmouche. Rien d’aussi spirituel que les petits cochons dansant pour égayer Louis XI, sinon dix autres œuvres aussi spirituelles et aussi précieusement peintes par M. Comte lui-même. M. G.-R. Boulanger, dans deux petites toiles de prix, met en lumière les deux côtés les plus brillans de son talent : il a la note algérienne et la note antique ; mais il comprend et rend surtout avec bonheur les sujets simples et familiers, les scènes de mœurs intimes. Son Conteur arabe est parfait en ce sens, et la Promenade à Pompéi excellente. M. Brion n’est pas inférieur à lui-même dans le Mariage protestant en Alsace ; mais il n’a fait aucun progrès. Peut-être même sa couleur est-elle devenue moins sympathique aux yeux en voulant être plus riche. M. Toulmouche poursuit sa route en compagnie des plus jolies, des plus mignonnes et des plus fraîches Parisiennes ; M. Saintin marche derrière lui à quelque distance ; M. Sain exploite une mine de bon dessin et de couleur chaude qu’il a découverte à Capri. M. Tissot n’a pas fini de dépenser son esprit et son goût à des compositions distinguées, mais où tous les détails affectent une égale importance et se logent au même plan, sans que les têtes puissent se croire mieux dessinées que les meubles, les feuilles ou les assiettes. M. Ranvier, comme toujours, étale un coloris délicieux sur un dessin des plus médiocres ; M. Brandon effleure d’une touche piquante et hardie des sujets où l’observation frise la caricature ; M. Edouard de Beaumont applique la facture la plus délicate à des conceptions trop ingénieuses parfois ; M. Hector Leroux enveloppe l’art néo-grec dans une sorte de sentimentalité moderne, et M. Lecomte-Dunouy poursuit le même idéal que M. Leroux. M. Firmm Girard, dans son tableau intitulé une Maladresse, a l’air d’un homme que les lauriers de M. Caraud empêchent de dormir ; son autre composition, Surpris par l’orage, tombe dans la grosse charge. M. Jundt, qui ne craint pas le mot pour rire, est aussi spirituel que jamais. Son tableau intitulé : Iles du Rhin, nous montre deux paysannes effarées par la rencontre de deux chevreuils : beaucoup de grâce, une demi-couleur charmante ; la brume et les roseaux dissimulent fort à propos l’insuffisance du dessin, M. Regamey, qui a gagné une médaille en chiffonnant les lourds manteaux de la cavalerie, revient encore à ses manteaux. M. Tournenrine, ami des flamans roses et des éléphans énormes, s’est donné le plaisir de harnacher ses puissans modèles : il nous montre des éléphans de gala dans leurs plus beaux atours. M. Viger cultive toujours avec succès l’archéologie intime de 1810. Ces souvenirs d’une précision savante et parfois puérile exhalent un parfum de fleur fanée qui doit faire pâmer les survivans de l’époque. Pour nous qui sommes les vivans, il serait temps peut-être que M. Viger essayât d’une couleur plus moderne et d’un faire moins sec. On n’a que trop copié depuis vingt ans les erreurs et les ridicules du premier empire. Les tableaux de M. Viger, tels qu’ils sont, méritent la médaille de Sainte-Hélène ; un peu plus de chaleur et de vie leur permettrait d’en disputer une autre. M. Chenu, bon peintre lyonnais, se cantonne dans la neige, où il a remporté sa première victoire ; on serait curieux de le voir en plein champ, par un beau soleil d’été. M. Reynaud a pris de la vigueur et de la solidité ; il recommence supérieurement ses premiers tableaux : peut être ferait-il mieux d’en essayer d’autres. N’est-ce donc pas assez que les théâtres de Paris, ayant l’Europe entière à régaler, donnent trois cents représentations du même ouvrage ? La clientèle de nos peintres, qui va croissant de jour en jour, nous condamnera-t-elle à revoir le même tableau tous les ans ?

M. Pils n’a pas révélé de qualités nouvelles dans son Retour d’une battue. L’œuvre est plus importante par les dimensions que par la valeur intrinsèque. M. Guillaumet vise à la peinture d’histoire dans son tableau de la Famine arabe, mais le dessin des nus ?… L’Inondation de M. Leullier est strictement aussi intéressante qu’un mélodrame du vieux boulevard, écrit par quelque élève de Bouchardy. On abuse des grandes toiles, parce qu’il faut forcer l’attention, coûte que coûte ; la sagesse serait de peindre la figure humaine au quart de sa mesure naturelle quand on n’est pas au moins de la force de M. Bouguereau. Voyez M. J.-F. Millet, un maître homme pourtant, et pétri de qualités supérieures. Sa Leçon de tricot serait peut-être excellente, et assurément tolérable sur une toile d’un pied carré. L’insuffisance d’une si grande ébauche fait mal à voir ; les paysannes paraissent bouffies, presque décomposées ; la face de la petite fille n’est qu’une énorme engelure. Le Lanjuinais de M. Muller est conçu dans une dimension exactement appropriée à l’importance du sujet ; l’œuvre paraît vivante et dramatique ; il n’y manque qu’un certain je ne sais quoi, ou plutôt je sais bien quoi, qui est la passion de l’art chez l’artiste. On sent qu’on a devant soi l’œuvre d’un habile homme ; on n’est pas persuadé qu’il croie à ce qu’il fait, ni qu’il aime son propre ouvrage ; une sorte de scepticisme ou de détachement amollit l’impression, et gâte tout.

Les deux tableaux de Mme Henriette Browne, mais surtout le plus petit, nous prouvent que l’élégante artiste a profité de son voyage en Orient. Cet intérieur d’un Tribunal à Damas est composé avec plus d’art et d’originalité que pas un des ouvrages précédens de Mme H. Browne ; la vie turque y est bien observée et bien peinte. Ces petits personnages accroupis sur leur divan dans une vaste salle nue, cet appareil familier, mais non sans grandeur, ce calme, cette naïveté, ces colorations vives sur un fond neutre, c’est tout un monde saisi au vol. M. Mouchot, qui possède l’Orient à fond, est allé à Rome tout exprès pour renouveler son répertoire : heureux voyage pour l’artiste et pour nous ; ses Ruines de l’Arc de Titus animées par un chariot attelé de buffles et par quelques paysans du voisinage valent bien le Bazar aux tapis. M. Belly s’est surpassé, à mon avis, dans son tableau d’une Fête au Caire : le mouvement, l’observation, la couleur, tout est progrès dans cette œuvre forte et condensée. M. Protais se représente lui-même au premier plan de son tableau le Percement d’une route, en uniforme de capitaine A la prochaine exposition, il aura le droit de prendre une épaulette à gros grains, car il vient de monter en grade. Ses deux derniers ouvrages, et surtout celui que je viens de citer, attestent un sentiment plus net de la nature, un art plus consommé dans la composition, un surcroît de variété, de vérité et de vie.

J’omets sans doute injustement plus de cinquante tableaux estimables, mais qu’y faire ? On ne s’entendrait plus ici bas, si les trompes sonnaient l’hallali chaque fois qu’on force un lapin. Mieux vaut sacrifier quelques demi-talens et donner aux hommes nouveaux le relief qu’ils méritent. M. James Bertrand vient de faire un grand pas, il s’est tiré du pair, et tout ce qu’il produira désormais est recommandé par avance à l’attention et à la sévérité de la critique. Dans la Mort de Virginie, la précoce maturité du savoir ne nuit point aux grâces naïves et aux aimables suavités de la jeunesse. Ce beau corps roulé par la vague, mais chaste jusque dans la mort, comme la Sainte Cécile de Maderne, cet ajustement coquet, simple, heureux, demi-français, demi-créole, le petit pied dans son bas à jour, la souplesse des membres que la vie abandonne à peine, tout ce qui se voit et tout ce qui se devine fait de cette Virginie une apparition charmante.

Tambour battant, M. Detaille accourt au pas militaire sous les drapeaux de M. Meissonier. On dit qu’il a vingt ans, ce jeune homme ; où n’arrivera-t-il point, s’il continue ? Il a l’esprit, il a la verve, il sait les secrets de son art comme un maître, il connaît les mouvemens, les mœurs, les grimaces du troupier comme un vieux colonel ; bon paysagiste d’ailleurs et nullement embarrassé de loger ses figures en bon air, sur un terrain solide, à l’ombre de vrais arbres. Son Souvenir du camp de Saint-Maur est le coup d’essai d’un jeune Cid, ni plus ni moins. M. Meissonier, quoiqu’il soit jeune encore et dans toute la verdeur de son talent, a la rare fortune d’assister tout vivant au partage de sa succession. Vous verrez que sa défroque enrichira dix peintres sans qu’il soit lui-même obligé d’aller tout nu dans les rues. Chacune de ses qualités, et Dieu sait s’il en a, suffit à mettre un jeune artiste en vue. J’en pourrais citer vingt qui ont tiré pied ou aile de M. Meissonier, qui d’ailleurs a toujours bon pied et un rude coup d’aile.

A la suite de M. Detaille, — ce qui ne veut pas dire après lui, — voici M. Vibert, M. Zamacoïs, M. Worms, qui, ensemble ou séparément, marchent sur les traces du maître. M. Vibert était peintre d’histoire, il l’est encore, et cela se voit. Son éducation l’avait fortement outillé pour tout entreprendre, et le jour où il lui a plu de se naturaliser Flamand, il n’a pas été un Flamand à la douzaine. Le petit tableau qu’il intitule : Matin des noces ne doit rien à personne, et pourtant il rappelle par le goût, pas le savoir et par l’esprit l’Homme à sa fenêtre, un incomparable chef-d’œuvre. La Dime ne vaut pas beaucoup moins, et M. Zamacoïs vaut presque M. Vibert, et M. Worms peut rivaliser avec M. Zamacoïs, et M. Berne-Bellecour avec son Sonnet et son Désarçonné marche sur les talons de M. Worms. Nous avons là toute une veine de talens jeunes, vifs, spirituels, originaux, qui ont eu l’excellente idée de se mettre à bonne école. M. Meissonier doit applaudir à leur succès, qui ne fait aucun tort à sa gloire.


VI

M. le maréchal Vaillant disait l’année dernière à la distribution du 13 août : « Autrefois la peinture de paysage ne présentait guère qu’un intérêt décoratif ; même dans les majestueuses compositions du Poussin, il n’apparaît que comme un cadre magnifique aux faits et gestes de l’homme, du philosophe, du héros. S’inspirant de Jean-Jacques, de Bernardin de Saint-Pierre, et venant après eux, le paysage moderne a pris une valeur d’expression indépendante de la présence de l’homme. » On aurait pu se dispenser d’apprendre à nos jeunes artistes que Rembrandt, Ruysdaël, Berghem et Claude Lorrain se sont inspirés de Jean-Jacques et de Bernardin de Saint-Pierre ; mais on ne devrait jamais se lasser de leur dire que la poésie du paysage, les impressions fugitives, la tristesse et la joie exprimées par le mouvement des terrains et le feuille des chênes, n’ont qu’une valeur secondaire, si les arbres et les terrains ne sont dessinés comme il faut. Nous sommes empoisonnés de prétendus poètes à l’huile, qui tous, ou presque tous, ignorent l’orthographe des arts plastiques. Lorsqu’ils se rachètent par un mérite transcendant, comme M. Corot ou M. Daubigny, non-seulement on leur pardonne, mais on les admire, en regrettant qu’ils ne soient pas complets. Pour ceux qui apportent dans le paysage cette fausse rusticité, cette ignorance maniérée qu’on admirait en 1848 dans les poésies de M. Pierre Dupont, ils devraient être découragés avec un soin persévérant par les protestations de la critique, l’incompétence du ministère étant aussi notoire que celle du bourgeois.

J’ose même affirmer que l’administration des Beaux-Arts est responsable d’un changement qui s’est fait dans les mœurs depuis une douzaine d’années. En 1857, si j’en crois certain document dont la sincérité m’est bien prouvée, les paysagistes sans dessin ne vendaient pas leur peinture ou s’en défaisaient à vil prix. Une critique paradoxale les portait aux nues, et certaine fraction du public ne leur refusait pas la louange courante ; un compliment ne coûte rien. On s’extasiait volontiers sur les brumes de celui-ci, les empâtemens de celui-là ; on commençait même à dénigrer les grands dessinateurs, comme M. Alexandre Desgoffe, au profit de cette école de Barbizon qui improvise un faiseur de pochades en dix-huit mois ; mais personne ne se souciait d’accrocher pour toujours dans une galerie ces prétendus chefs-d’œuvre qui sont des déjeuners de soleil. L’amateur recherchait de préférence les ouvrages nourris de qualités solides, ceux qu’on revoit toujours avec plaisir, parce que le peintre y a beaucoup mis et qu’il y reste toujours des découvertes à faire. Le paysage dessiné, consciencieux, savant, tenait le haut du pavé, sans toutefois enrichir son homme, car, il faut l’avouer, les Desgoffe, les Paul Flandrin, les Aligny, les Lanoue, sacrifiaient au dessin la couleur et le charme, et jetaient dans la circulation des œuvres pétrifiées, aussi tristes que bonnes et belles. Nous avions perdu le secret de Marilhat, le Claude Lorrain du XIXe siècle, qui sut être à la fois grand coloriste et dessinateur sans défaut. L’Académie des Beaux-Arts attendait un Marilhat nouveau pour lui ouvrir ses portes et rendre au paysage un honneur qui lui est légitimement dû.

Dans cet état de choses, l’administration, qui touche à tout et qui peut tout, avait un beau rôle à jouer. Sans recommencer les rigueurs inutiles et parfois injustes du régime précédent, sans expulser du Salon les révolutionnaires qui érigeaient en principe la décadence du paysage, elle devait favoriser ouvertement et classer en première ligne les disciples du grand art, ceux qui se sont exercés par dix ans de labeur assidu à modeler un arbre ou un terrain comme M. Ingres modelait un torse, sauf à leur rappeler que le beau n’exclut point l’agréable, et qu’on peut éveiller l’admiration sans renoncer à plaire. Voilà le plan qui s’imposait à l’administration, si les destins de l’art français avaient été commis à des esprits fermes, dévoués au bien, plus soucieux de notre gloire que de leur popularité. Qu’a-t-on fait ? On a répandu sans mesure, sans discernement, sans parti-pris, une pluie de récompenses uniformes qui placent une ébauche agréable au même plan qu’un tableau d’histoire ; on a donné une sanction officielle aux engouemens de la mode et induit en erreur le public ignorant, futile et moutonnier. Un brouillard surpris dans les saules, un soupir de la brise happé au vol, sont devenus des œuvres aussi considérables qu’une Antiope ou un Orphée ; le ministère a rendu des hommages si pompeux aux raclures de palette appliquées sur un carré de toile, que le public, toujours enclin à juger les choses sur l’étiquette, prend aujourd’hui les pochades au sérieux et paie l’informe au poids de l’or.

Ma conscience soulagée par cette digression, il ne me reste plus qu’à constater le succès persistant de la nouvelle école. M. Corot est toujours le plus aimable, le plus délicat, le plus vaporeux des coloristes. M. Daubigny, quoiqu’il mette trop d’encre dans ses mares et pas assez d’air dans ses vergers, est encore le roi des réalistes ; il a le génie du terre-à-terre et possède toutes les qualités secondaires de son art au suprême degré. M. Chintreuil nage avec beaucoup de grâce et de vivacité dans un filet de couleur aigrelette ; M. Lavieille est sincère, M. Charles Leroux est hardi, large et parfois vigoureux. M. Busson peint bien, M. Bernier se développe et se corse ; M. Saint-François excelle dans le fantastique ; M. Léon Flahaut vient d’exposer un excellent paysage sur deux ; la Vue de la cathédrale de Chartres, par M. van Elven, est remarquable ; M. Japy étale un talent jeune et nerveux sur une toile peut-être un peu trop grande.

Les mâles âpretés de M. Harpignies, la bonhomie intelligente de M. Hanoteau, la finesse de M. Lansyer, la fraîcheur de M. Masure, la verve de M. César de Cock, le procédé savant de M. Appian, méritent une mention élogieuse. M. Courbet n’est pas dans son beau cette année ; mais M. Gustave Doré a deux paysages raisonnables, d’une bonne fabrication, tout farcis de mérites ordinaires. Le talent si personnel et si original de M. Penguilly L’haridon s’est enfermé dans deux petites marines, et il y a fait merveille. Parmi les derniers ouvrages du vaillant et regretté Paul Huet, il faut citer en première ligne la Grève d’Houlgate, une ébauche pleine de vivacité, d’éclat et de grandeur. M. Fabius Brest a deux bons paysages d’Orient, dont une marine remarquable ; le Soleil couchant de M. Émile Breton et son Effet de neige la nuit attestent un sensible progrès. J’ai remarqué certain tableau des bords de la Marne, qu’on pourrait prendre pour un Corot plus vif et plus dessiné ; l’auteur est un jeune Espagnol inconnu à Paris, si je ne me trompe ; il se nomme Martin Rico. Le Mont-Blanc de M. Français représente un effort considérable et un savoir immense ; mais combien il est difficile de faire un panorama qui soit un tableau ! M. Français est un des derniers représentans du beau dessin dans le paysage moderne ; il faut le mettre à part avec M. Bellel, M. de Curzon, M. Jules Didier et quelques autres dont la liste ne serait pas bien longue. La Vue prise sur la côte de Sorrente, par M. de Curzon, est aussi avenante par la couleur que satisfaisante par l’ampleur et la beauté du dessin. Sous le titre modeste de Derniers beaux jours, effet d’automne, M. Bellel nous donne une vaste et noble composition où les terrains, les rochers, les arbres et le ciel concourent à un effet de grandeur sereine et bienveillante. C’est la nature traitée avec une indépendance magistrale par un dessinateur qui la sait et qui l’aime.

Les Piqueurs de bœufs de M. Didier, qui ne déshonoreraient point un peintre d’histoire, nous promettent un animalier hors ligne. M. Schreyer et M. Otto von Thoren hérissent les chevaux hongrois et valaques avec leur verve accoutumée ; M. van Marcke a le dessin large et vrai, ses bœufs sont vivans ; un peu plus de finesse, et tout ira bien, M. Mélin est toujours le peintre sans rival de l’espèce canine depuis l’abdication de M. Jadin ; cependant M. de Balleroy et dans un genre plus intime M. Claude sont véritablement peintres de chasse, et M. Cathelinaux expose des terriers bien souples et bien vifs. M. Palizzi, après une longue absence, reparaît entouré de moutons bondissans et de chèvres fantasques : c’est plaisir que d’aller aux champs derrière un berger de tant d’esprit. M. Lepic, qui gravait à vingt ans des eaux-fortes surprenantes, débute avec succès dans la peinture décorative. Son Roi des Landes a grande tournure, et le trophée de la chasse au loup fait un digne pendant.

Entre les peintres de la nature morte, la dispute du premier rang n’a jamais été si vive qu’aujourd’hui. Tandis que M. Blaise Desgoffe oppose la précision croissante de son dessin et le serré de sa facture à l’ampleur éclatante de M. Vollon, tandis que M. Brunner-Lacoste, M. Maisiat, M. Eugène Petit, livrent bataille à M. Philippe Rousseau sur le terrain de ses victoires, Mme Éléonore Escallier, très longtemps inconnue ou méconnue, se révèle par un succès. Elle a l’éclat, elle a la grâce, elle a la facture large et puissante, et par-dessus tout le reste elle dessine une fleur comme une figure, en artiste classique et en digne élève de Ziégler. Enfin dans un tout autre genre, mais sans sortir de la nature morte, un jeune homme inconnu, M. Servin, se montre observateur très fin, bon peintre et savant coloriste. Voyez le tableau bizarre qu’il intitule le Puits de mon charcutier.

L’exposition des dessins et des aquarelles permet à la plupart des peintres d’éluder le règlement en exposant quatre ouvrages au lieu de deux ; aussi compte-t-elle plus de 750 numéros cette année. Nous y retrouverions, en cherchant bien, tous les artistes que nous avons nommés, avec les mêmes qualités et les mêmes défauts. Je n’y veux signaler que les dessinateurs exclusifs qui n’exposent point de peintures à l’huile : M. Bida, le premier de tous ; M. Paul Balze, qui cherche obstinément un procédé de décoration impérissable dans la mosaïque à grands carreaux, et qui pourrait avoir gagné sa gageure ; M. Tourny, observateur ingénieux, dessinateur excellent et maître passé dans le maniement si vif et si délicat de l’aquarelle ; enfin M. Bellay, qui interprète avec un goût exquis et une patience admirables tous les maîtres de la fresque, hier Raphaël et Michel-Ange, aujourd’hui Léonard de Vinci.

La concurrence de la photographie n’a pas plus découragé les graveurs et les lithographes que la concurrence des chemins de fer n’a supprimé les chevaux. L’eau-forte est plus brillante que jamais : portraits d’après nature comme les Deux Coquelin de M. Gaucherel, études d’architecture comme cet admirable Hôtel Jacques-Cœur de M. Queyroy, études de gemmes et de joyaux comme les merveilles chalcographiques de M. Jacquemart, interprétations des maîtres morts et vivans par M. Flameng, M. Hédouin, M. Courtry, M. Veyrassat, M. Rajon ; illustration des auteurs nationaux comme les Six comédies de Molière esquissées avec tant d’esprit par M. Hillemacher, l’eau-forte aborde tout et réussit dans tout. Le burin est moins actif, hélas ! Combien d’années M. Henriquel a-t-il dû dépenser sur cette belle reproduction des Disciples d’Emmaûs ! Voici la Source d’Ingres, par Calamatta ; ni le peintre ni le graveur ne la verront exposée.

Le bois fait fureur, il ne fait pas toujours merveille ; les exigences d’une production fébrile condamnent les meilleurs artistes à couper souvent au plus court. Cependant, si l’on comparait les gravures de cette exposition aux premiers numéros du Magasin pittoresque, on verrait quel progrès nous avons réalisé en trente ans.

Les lithographies exécutées par M. Bargue ne sont pas seulement excellentes ; elles contiennent peut-être en germe la régénération de l’art français. Qui n’a vu les modèles de dessin qui empoisonnaient autrefois nos écoles, ces études aux deux crayons qui enseignaient le faux goût, la vulgarité, la platitude et la sottise à la jeunesse deux sexes ? Un éditeur intelligent s’est mis en tête de remplacer ces misérables images par les plus belles copies de l’antique et les meilleurs dessins des maîtres : heureuse innovation, qui a coïncidé par fortune avec le bouleversement de notre école des Beaux-Arts.


EDMOND ABOUT.