Le roman de Julie Hasdeu

Stamboulannée 31, n° 167 (p. 2-5).


Variété Littéraire


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LE ROMAN DE JULIE HASDEU

C’est un roman en effet que la vie et l’œuvre de cette Roumaine qui est morte depuis dix ans et qui avait marqué sa place parmi celles dont on se souvient.

Nous l’avions vue aux cours de la Sorbonne à Paris. Et nous nous plaisons aujourd’hui à évoquer cette vision du passé. Elle était née le 2 décembre 1869 à Bucarest.

À l’âge de 15 ans, elle arriva à Paris, où la maturité précoce de sa pensée et de son style émerveilla les professeurs.

La muse chantait en elle, et elle lui donnait les heures les plus douces et les plus intimes de sa vie d’écolier. Ces heures, elle les prenait, hélas ! sur le sommeil, sur le repos, sur la santé elle-même. Cette poésie, qui a charmé sa rêveuse adolescence, l’a peut-être arrêtée au seuil même de la vie. La flamme de la pensée brûlait dans ce jeune cerveau avec tant d’intensité qu’elle a fini par dévorer tout entiers jusqu’aux grands ressorts de l’existence.

Dès l’âge de seize ans, au sortir du collège Sévigné, Julie Hasdeu s’était essayée à écrire des vers dans notre langue ; avec quel succès, on le verra plus loin. Les maîtres dont elle s’inspirait, ce n’étaient pas ces classiques qu’on apprend à l’école ; elle allait tout droit aux modernes : à Lamartine, à Victor Hugo, à Musset. à Sully Prudhomme, à Coppée. Mais ces poèmes, écrits pour elle seule et qu’elle n’a de son vivant, croyons-nous, communiqués à personne, elle les marquait d’une empreinte originale. Elle ne traduisait en vers que des impressions réelles. Elle ne savait de l’amour que ce qu’elle en avait lu chez les maîtres ou ce qu’elle pouvait soupçonner par des confidences ingénues :


L’amour au sournois regard
Est là qui nous guette,
Mais nous connaîtrons bien tard
Sa peine secrète.

Amour, nous avons quinze ans
Et c’est le bel âge ;
Nous rions des jeunes gens
Au pâle visage.

Blond amour aux traits perçants
Tu produis des larmes,
Mais ce n’est pas à quinze ans
Que l’on craint tes larmes.


Elle écrivait ces vers en septembre 1885 ; deux ans plus tard, au retour d’une soirée, elle notait les impressions que venait de lui faire éprouver la vue de deux fiancés tendrement épris : « J’ai vu une de mes amies, belle et charmante, qui venait de se fiancer à un homme de trente ans, beau, intelligent, en tout point digne d’elle. Ils étaient tous les deux, et je les trouvais vraiment gentils. Ils avaient l’air si heureux ! Moi qui me moque sincèrement de l’amour, ne l’ayant pas encore éprouvé, je me disais en les regardant : Décidément ils sont heureux ! Ils sont fous, mais ils sont honteux ! Et, en rentrant, presque machinalement, j’ai composé ces vers :


S’il est vrai que les amoureux
Sont partout et toujours heureux
En germinal comme en brumaire,
C’est qu’il n’est pas d’effroi pour eux,
Car ils ont foi dans la chimère.

S’ils aiment les sentiers ombreux
Et la paix des soirs vaporeux,
Et la nature, auguste mère,
S’ils sont rêveurs et langoureux,
C’est qu’ils adorent la chimère.

On se rit de leurs songes creux ;
Mais ici bas les amoureux
De nos jours, comme au temps d’Homère,
Sont peut-être les seuls heureux :
Car c’est le bonheur, la chimère !

Ce scepticisme aimable n’allait pas sans une pointe de mélancolie ; comme beaucoup d’esprits supérieurs, Julie Hasdeu était timide ; elle craignait de s’épancher, elle se repliait sur elle-même, elle semblait froide et indifférente à ceux qui ignoraient les rares qualités de son cœur et de son esprit. Elle se rendait compte de l’effet que pouvait produire sur certaines personnes cette froideur apparente, elle s’en excusait auprès de ses amis dans des vers délicats que nous regrettons de ne pouvoir citer tout entiers :


… Pourtant je sais bien aimer,

Mon cœur n’est pas insensible,
Mais je ne peux m’exprimer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


On dit qu’un cœur de femme est une étrange chose,
Que c’est un labyrinthe où la raison se perd :
C’est quand on le croit plein qu’il est le plus désert,
C’est quand il est heureux qu’il semble plus morose.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Il souffre le premier à cacher sa douleur
Et saigne abondamment sous son masque rieur :
La nature l’a fait ferme et pourtant timide.

Il te faut donc mentir toujours, ô pauvre cœur !
Va, ne sois pas honteux s’ils l’appellent perfide,
Ta perfidie est un tribut à la pudeur.


Notre Paris, avec l’intensité de sa vie littéraire et artistique, avait conquis tout entière cette âme ardente, son souvenir poursuivait Julie Hasdeu même dans les trop rares visites qu’elle faisait à son pays natal. Dans des vers datés de Bucarest, septembre 1887, elle se plaisait à évoquer le Paris du moyen âge, la ville des escholiers, des ribauds et des moines, et à lui opposer le Paris moderne :

Où la science est reine, où tous les arts sont rois ;
Honte à qui, sans fléchir le genou, le contemple !

Mais la capitale du monde intellectuel, avec toutes ses splendeurs, n’était cependant pour la jeune Roumaine qu’un lieu d’exil : dans une pièce exquise, où l’on sent d’ailleurs l’influence évidente de M. Sully Prudhomme (la Rose au Vase), elle se comparait à la fleur arrachée au sol natal et qui meurt du regret des jours envolés :


Le souvenir qui la dévore,
Qui la consume lentement,
C’est l’ombre des bois qu’elle adore,
C’est l’azur chaud du firmament.

Bien plus que l’eau dont on l’arrose
Pour retrouver son teint vermeil,
Elle aimerait, la pauvre rose ;
Sentir un rayon de soleil.

Telle je suis, ô fleur flétrie,
Arrachée à mon sort natal.
Je languis loin de ma patrie
Comme toi dans ton fin cristal.


À force de languir, la rose finit par s’effeuiller tout à fait ; la pensée de la mort avait de bonne heure hanté Julie Hasden. En mars 1888, au moment même où ceux qui l’entouraient commençaient à concevoir sur sa santé les plus graves inquiétudes et s’efforçaient de lui faire entrevoir l’espérance mensongère d’une prochaine guérison, elle envisageait avec une sérénité bien rare pour son âge et son sexe l’idée de l’éternelle séparation. Est-ce bien une jeune fille de dix-neuf ans qui a écrit ces vers si fermes, empreints d’une philosophie si haute et si résignée ?


Je ne hais point la vie et ne crains pas la mort,
Car la mort est féconde et source de lumière,
Ce n’est pas d’un sommeil éternel que s’endort
Le mourant qui s’affaisse en fermant la paupière.

Mais l’âme prend sa course et dans un autre monde
Va dans de nouveaux corps tour à tour aborder,
Comme une coupe-fée où l’on boit à la ronde,
Dont chacun a sa part, sans jamais la vider.

Le corps même, qui reste ici-bas solitaire,
Quand l’âme l’a quitté pour s’envoler ailleurs,
Sert encore au travail incessant de la terre,
Et ce sont nos cercueils qui la parent de fleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


« La vie, disait elle encore dans un cahier de Pensées dont nous ne connaissons que de trop rares fragments, la vie, c’est une rivière qu’on traversé à la nage ; ceux qui arrivent le plus tôt à l’autre bord sont les plus heureux ». Et la mort finissait par lui apparaître comme le but désiré ; elle chantait un véritable hymne en son honneur.

Voici des vers datés du 16 avril 1888, deux ou trois semaines avant le départ de Julie Hasdeu pour cette patrie roumaine qu’elle aimait tant, cinq mois avant le suprême départ pour cette patrie idéale dont rêvait son âme inquiète. Elle n’a même pas eu le temps de les revoir ni de les corriger. À notre avis ils méritent de prendre place parmi ce que la poésie contemporaine a produit de plus exquis et de plus élevé :


Allons mon âme, allons bien loin,
Allons dans l’invisible espace.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Allons-nous-en dans l’infini
De l’idéal sonder les cimes,
Errer dans les hauteurs sublimes,
Dans le ciel bleu, séjour béni…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ô viens… ainsi nous jouirons
Du bonheur dans sa plénitude,
Si la route nous semble rude,
À la fin nous arriverons.
Et puis là-haut nous goûterons
Le silence et la solitude.

Et nous dévoilerons soudain
L’éternel et profond mystère
Que l’infini s’obstine à taire
À l’homme qui le cherche en vain ;
Et nous sourirons de dédain
Aux vains systèmes de la terre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Hélas ! ineffable tourment !
Âme qui te sais immortelle,
Tu voudrais bien ouvrir ton aile
Et t’élancer au firmament,
Mais tu ne peux — cruel tourment,
Te délivrer du corps rebelle.

En vain tu prends un fol essor
Afin de rêver solitaire,
De rêver au problème austère
Comme un avare à son trésor ;
Le corps t’arrête en ton essor,
Et malgré toi t’attire à terre.

Mais patience ! il vient un jour
Où l’âme n’est plus prisonnière,
Où brisant ses entraves, fière,
Elle s’élance avec amour
Vers son aérien séjour
Pour s’y noyer dans la lumière !

Ô mon âme ! ayons bon espoir,
Dieu, sans doute, a marqué notre heure ;
Jamais l’éternité ne leurre ;
Un beau jour amène un beau soir ;
Ô mon âme, ayons bon espoir,
Car si tout passe, Dieu demeure !


C’est dans ces hautes et sereines pensées que Julie Hasdeu s’est endormie. Elle est morte de la phtisie, dit la médecine ; du désir du vrai, de la soif de l’infini, dit une science plus haute et plus idéaliste.