Imprimerie Bénard (p. 89-107).


VII.

Où le lecteur apprend que la petite Bourgeoise,
qu’il ne verra point, rentre au bercail.



Nous sommes rentrés à Liège et nous voici dans l’appartement du bon papa Dumortier, un appartement cossu et tranquille où tout respire l’aisance et la joie. Il y a des fleurs dans les vases et des vases sur tous les meubles.

Depuis le matin, Dumortier a couru les magasins pour faire de petites emplettes, car c’est aujourd’hui la fête de Pauline qui, selon la prière de Jean, habite désormais chez le vieux bourgeois, où sa présence a tout transformé. Depuis le voyage à Paris, qui fut prolongé pour eux, Dumortier s’est aperçu ou a cru s’apercevoir que Jean aimait sa petite protégée. Cependant, comme le bonhomme n’est pas très expert en la matière, il doute encore.

Il vient de rentrer chez lui à pas de loup comme un voleur. Il ne veut pas être vu par Pauline et, comme il a vu que celle-ci était sortie, il a caché ses petits colis dans le buffet, afin de faire la surprise à sa chère enfant.

Monsieur Dumortier. — Pauline n’est pas encore rentrée… alors, tout va bien. Allons, bon ! voici du monde, maintenant.

Ce monde, c’est Brayant qui se présente. Le digne pharmacien a perdu toute la morgue qui en faisait jadis un être suprêmement stupide. Il est devenu « comme tout le monde ». Il s’est même fait humble et il entre la tête basse.

Monsieur Brayant (d’une voix caverneuse). — Bonjour, Dumortier. Ma femme n’est pas là ?

Monsieur Dumortier. — Tu le vois. Tout est désert ici…

Monsieur Brayant. — Elle sera venue prendre Pauline pour aller visiter cette pauvre Madame Ramelin. Elles ne tarderont donc pas à rentrer. Je les attendrai, si tu le permets.

Monsieur Dumortier. — Comment donc, Antoine ! C’est donc vrai qu’elle est tombée malade Madame Ramelin ?

Monsieur Brayant. — Oui.

Monsieur Dumortier. — Gravement ?

Monsieur Brayant. — À ce que dit le docteur, du moins. Tu comprends le choc : devoir revenir seule de Paris. Son fils reconnu l’auteur de la mauvaise farce de la douane dont nous, nous avions pâti… Faire pincer ainsi cette digne Madame Brayant pour profiter du désarroi afin de passer une valise de cigares… L’argent de ceux-ci détourné par Hector au détriment de ses complices qui vinrent ensuite dévoiler ses manigances… La menace du Parquet…

Monsieur Dumortier. — Ton beau-fils n’en fit jamais d’autres, Brayant… Ce n’était pas la première fois qu’il volait…

Monsieur Brayant. — Et cette idée de vouloir rester à Paris, lui aussi, où il débute ces jours prochains au café-concert… Lui, un fils de bonne famille… lui, l’ex-candidat professeur à l’université… lui qui jadis empaillait si bien les squelettes…

Monsieur Dumortier. — Paris nous est fatal ; Emerance et lui, cela fait deux de nos enfants qu’il nous dévore.

Monsieur Brayant. — Ainsi donc Madame Ramelin est rentrée à Liège fort déprimée. Pour comble, elle a reçu avant-hier la visite d’un avocat qui avait été chargé par Hector de lui réclamer la part de son père défunt.

Monsieur Dumortier. — Alors, c’est la vente ? On va, sur la place du Marché, disperser les meubles de famille, les vieux souvenirs d’enfance et ceux des jours heureux ?…

Monsieur Brayant. — À cette nouvelle, la mère est tombée dans quelque chose et l’on craint qu’elle ne résiste pas au choc.

Monsieur Dumortier. — Et ta fille, pas toujours de nouvelles ?

Monsieur Brayant. — Comme vous êtes restés à Paris plus longtemps que nous, Mademoiselle Pauline et toi, je pensais que c’était toi qui allais nous en apporter, des nouvelles… Je m’aperçois que toi non plus tu n’as rien trouvé… Emerance est bien perdue, va…

Monsieur Dumortier. — Ne désespère pas, Brayant, Il ne faut jamais désespérer de la bonté de Dieu.

Monsieur Brayant. — Que d’événements et que ce maudit voyage de plaisir nous a mal réussi à tous ! Moi aussi, Nicolas, j’ai fauté, tu le sais. J’ai compromis la dignité du pharmacien…

Monsieur Dumortier. — Ça, c’est une phrase toute faite, empruntée au vocabulaire de ta femme. J’en reconnais la facture. Alors, ça ne va plus avec ta femme ?

Monsieur Brayant. — Ça ne va plus du tout, mais là, plus du tout. À la maison où j’étais l’oracle jadis, je suis aujourd’hui le petit enfant depuis « l’accident ». Chaque fois que je veux élever la voix, Maria enfle la sienne pour me crier : « Polichinelle ! » C’est ça le remords, c’est ça. Et elle a raison, au fond. Quand je pense que je me suis promené au boulevard des Italiens en compagnie d’un charcutier, d’un Spielweg, avec un nez de carton peinturluré, saupoudré de confetti, et ficelé comme un saucisson de six sous dans les serpentins !… Que diraient mes clients s’ils savaient… que diraient tous ceux qui se guérissent en achetant ma spécialité : « Les Cachets Brayant » guérissent toujours la fièvre lente et remplacent les « paquets aux cochons de cave »… dans tous les journaux, à la quatrième page, une tête de mort qui fait la grimace… Dumortier ! tu vois un homme déshonoré dans la pharmacie et dans sa dignité de père de famille…

Monsieur Dumortier. — Mais non, Brayant, n’exagère rien. Tout le monde peut avoir une faiblesse, depuis que saint Pierre en a eu trois sur la même matinée et que les plus grands saints en ont sept par jour, du moins à ce qu’on dit. Il y a plus grave que cela dans la vie. Vois le drame qui se passe chez les Ramelin. Vois leur ménage à la dérive. Voilà le désastre, le vrai…

Monsieur Brayant. — Le nez de carton et le charcutier… C’est le nez de carton et le charcutier que ma femme ne digérera jamais…

Monsieur Dumortier. — Je vois que tous, vous perdez la tête. M’autorises-tu à intervenir auprès de Madame Brayant ? Je tâcherai d’arranger le tout pour un mieux et de rétablir ton ménage. Veux-tu me laisser la direction du mouvement ?

Monsieur Brayant (lui prenant les mains). — Tu ferais cela, toi… (Avec explosion.) Dumortier, sais-tu que tu es plus qu’un homme, que tu es…

Monsieur Dumortier. — Chut ! Brayant. Il ne faut jamais dire des choses pareilles, même si tu les penses… surtout si tu les penses… Il ne faut jamais provoquer l’orgueil humain. Je pourrais croire, vois-tu, que si je te fais du bien, c’est parce que moi aussi je voudrais que le ciel me récompense en réalisant un projet que je caresse depuis longtemps…

Monsieur Brayant. — Le mariage de ton Jean avec Pauline ?

Monsieur Dumortier. — En effet. Il m’a semblé, vois-tu, que ces enfants étaient bien faits l’un pour l’autre. Il m’a semblé que Jean l’aimait et qu’elle ne le regardait pas d’un œil indifférent… Aujourd’hui, je crains m’être trompé et je vais sonder le cœur de Pauline.

Monsieur Brayant. — La dernière fois que les enfants se sont rencontrés…

Monsieur Dumortier. — Jean courtisait déjà la petite, mais…

Monsieur Brayant. — Cela commençait quand il est revenu à Liège pour les obsèques de ta femme…

Monsieur Dumortier. — N’empêche… Je ne suis pas certain… et j’ai peur, vois-tu… j’ai peur d’être trop heureux…

On entend du bruit dans l’escalier.

Monsieur Dumortier. — C’est Pauline qui rentre avec Madame Brayant. Passe un instant dans ma chambre à coucher. Il y a des journaux sur la table de nuit. Va. Je t’appellerai quand je serai certain qu’elle t’aura pardonné. Va.

Monsieur Brayant disparaît dans la chambre voisine et Monsieur Dumortier ouvre à Madame Brayant qui, en effet, lui ramène Pauline.

Madame Brayant. — Monsieur Nicolas, je vous ramène petite Pauline.

Monsieur Dumortier. — Comment va cette malheureuse Madame Ramelin ?

Pauline. — Le docteur ne laisse plus guère d’espoir.

Monsieur Dumortier. — À ce point-là ?

Pauline. — Le coup a été trop rude.

Madame Brayant. — Ah ! si vous étiez revenus de Paris avec nous par le train de plaisir, vous l’auriez prise en pitié. Elle ne faisait plus que gémir… Ce ne sont pas des femmes non plus… J’ai bien perdu mon Emerance, moi… Est-ce qu’on voit quelque chose ? est-ce que je ne résiste pas courageusement ? J’enrage, c’est vrai, mais personne ne le verra jamais… jamais… Les gens auraient vraiment trop bon de sourire sur mes talons quand je passerais le dos courbé. Des femmelettes, ça… Rien que des femmelettes…

Monsieur Dumortier (subitement grave). — Pauline, veux-tu descendre en bas et t’occuper du souper ?

Pauline. — Avec plaisir, bon papa Dumortier…

Et quand la fillette est sortie :

Madame Brayant (un peu interloquée). — Pourquoi éloignez-vous cette chère enfant ? Nous ne disons rien de mal.

Monsieur Dumortier. — Pourquoi je l’éloigne ? Parce que je voudrais que nous puissions parler sérieusement, ma pauvre dame, et que les enfants n’ont pas besoin d’émotions. Laissons-leur leurs belles illusions. Il sera toujours temps de s’apercevoir qu’elles ne sont que des bulles d’air aux jolies couleurs… Les illusions, n’est-ce pas ce qu’il y a encore de plus beau dans la vie ? n’est-ce pas un peu d’idéal dans la froide réalité ? Non, Pauline n’a pas besoin d’émotions, et voyez, moi, ne suis-je pas ému plus que de raison ? Ému de tout ce qui arrive pour l’instant : la partie de plaisir que nous avions entreprise de commun accord, le voyage en train de plaisir, — ô ironie, — qui s’achève par un drame poignant et peut-être par une mort.

Madame Brayant. — Qu’avez-vous ? Vous semblez tout chose…

Monsieur Dumortier. — Mon Dieu, ce que j’ai ? J’ai l’âme chavirée en voyant de bons vieux ménages comme les nôtres, de vieilles familles bourgeoises encore si unies hier, déchirées aujourd’hui. Vous êtes allée à Paris, chère madame, pour rechercher votre Émerance et vous l’y avez cherchée en vain. Si cependant le hasard avait voulu que vous la rencontriez là-bas, l’eussiez-vous reprise avec vous ?

Madame Brayant. — Certes.

Monsieur Dumortier. — Je n’aime pas ce mot. Il fait partie de tout style administratif… Il est vague aussi et j’aime les précisions. Précisons donc. Lui eussiez-vous pardonné, pardonné sérieusement ?

Madame Brayant. — Pour les gens, c’est encore ce que nous avions de mieux à faire…

Monsieur Dumortier, (s’animant soudain et parlant haut). — Pour les gens seulement. Eh ! madame, les gens, toujours les gens. Que peuvent donc bien nous faire ces gens-là ? Quelle est leur puissance pour ou contre nous ? Les gens me rendront-ils ma pauvre femme morte avant d’assister au triomphe du fils qu’elle avait chassé, elle aussi, jadis, pour les gens ? Combien elle a regretté ce geste depuis ! Les gens ont-ils empêché votre beau-fils de voler à la Grande Damasserie pour commencer, de vous filouter vous-même à la douane, de détrousser ses complices ensuite à Paris ? L’empêcheront-ils de ruiner sa mère et de causer son décès ? Les gens ! Mais, mon Dieu, madame, laissons donc les gens un instant et occupons-nous de nous, de nous seuls, si vous le voulez bien.

Et le bonhomme Dumortier, lyrique et très beau, révèle une vigueur de caractère qu’on ne lui connaît pas encore.

Madame Brayant. — Où voulez-vous en venir ?

Monsieur Dumortier. Je veux voir jaillir l’étincelle de votre cœur, de ce cœur qui a trop de respect humain. Je veux l’entendre jaillir, ce cri, le vrai cri de votre douleur qui sera aussi le cri du pardon pour votre fille. Je veux que la bourgeoise que vous êtes disparaisse. Je veux, moi qui vous aime tous en ami sincère, en vieil ami, anéantir votre être conventionnel et banal. Je veux mettre le feu à ce décor qui me cache la vérité toujours belle et je veux que sur ces ruines, dont vous-même ensuite vous détournerez la tête, renaisse la vraie mère, celle que moi, âgé de soixante-douze ans, je voudrais encore pouvoir presser dans mes bras, que je voudrais encore respecter à genoux… la vraie mère qui, sans s’apercevoir que j’ai les cheveux blancs, tout blancs, m’appellerait encore : mon fils… que j’appellerais non pas ma mère, parce que ce mot, tout familier qu’il puisse paraître, est encore trop solennel, mais que je nommerais : ma maman I Voyons, pour votre Emerance, peut-être désabusée maintenant, peut-être repentante, seriez-vous une maman comme cela ?

Madame Brayant (profondément troublée, s’assoit et pleure silencieusement). — Une maman…

Monsieur Dumortier. — Eh ! voici enfin les larmes… Qu’elles soient bénies, ces larmes vraies, sincères et silencieuses ! les vraies larmes qui montent d’un cœur ulcéré et qui ne cherchent ni les applaudissements, ni la publicité… Et c’est ainsi, en effet, que pleurent les mamans dont je vous parle, quand elles souffrent beaucoup… comme vous avez souffert. Or, une bonne maman, madame, pardonne à son enfant quoiqu’elle l’ait blessée dans son orgueil et dans sa chair et elle a d’autant plus de joie à pardonner que la faute a été plus grande et qu’elle en a pleuré davantage. Soyez donc la vraie maman de cet apologue qui, si tout à coup, prenant place d’une bonne fée, je lui jetais sa fille dans les bras, les lui ouvrirait tout larges, ses bras maternels… et qui laverait de ses larmes les dernières traces du péché déjà oublié. Êtes-vous cette maman-là, madame Brayant ?

Mais, Madame Brayant s’est dressée subitement, hagarde, et regarde Monsieur Dumortier souriant, avec un air de folle.

Madame Brayant (avec un cri d’amour). — Où est mon Emerance, Monsieur Dumortier ?

Monsieur Dumortier. — Voilà enfin le cri du cœur, le cri que j’attendais avant de parler…

Madame Brayant (lui saisissant le bras). — Où est mon Emerance, Monsieur Dumortier ?

Mais le vieillard ne lui répond pas et va ouvrir la porte de sa chambre. Il appelle.

Monsieur Dumortier. — Viens, Antoine. Tu n’es pas de trop.

Madame Brayant. — Mon mari !

Monsieur Dumortier (regardant sa montre). — Il est six heures. Le train de Paris arrive aux Guillemins à sept. Conduis-y ta femme, bon ami, car dans ce train, mon fils Jean a fait asseoir ta fille, votre fille. Déjà la petite aperçoit peut-être les fumées de Liège, les tours de la cité natale… Allons donc, mes bons, mes fidèles… des parents comme vous doivent être à la gare pour recevoir celle qui rentre dans sa famille…

Madame Brayant (riant et pleurant à la fois). — Je vais revoir ma fille !

Monsieur Dumortier. — Je l’ai revue avant vous et lui ai parlé à Paris : ne m’en veuillez pas. C’est un peu pour la trouver et vous la rendre que je suis resté là-bas plus longtemps que vous…

Monsieur Brayant (ouvrant les bras). — Ma femme !…

Madame Brayant (s’y jetant, sanglotante cette fois). — Mon homme ! Que c’est donc bon de savoir pardonner… (Puis soudain, se redressant frissonnante.) Allons, viens… viens…

Monsieur Brayant, (se laissant entraîner vers la porte, se retourne vers Dumortier au moment de franchir celle-ci). — Dumortier, que dois-je faire pour te prouver…

Monsieur Dumortier, (avec un sourire où perle une grosse larme d’attendrissement, une larme comme une perle). — Être vraiment heureux, bon ami…

Et le bonhomme les voit partir en se donnant le bras, et une joie immense illumine son cœur d’homme, ce cœur tout empli de bonté souriante.

Or, tandis que les Brayant s’en vont vers la gare pour assister au retour de la petite bourgeoise repentante, — car elles ne sont pas si mauvaises qu’on a pu l’écrire, nos petites bourgeoises, — Dumortier se fait une joie de souhaiter la fête à petite Pauline.

Pauline (entrant). — Comment ! Madame Brayant est déjà partie ?

Monsieur Dumortier. — Les voici qui s’éloignent. Ils sont très pressés, car ils doivent aller attendre quelqu’un au train de Paris.

Pauline (subitement rêveuse). — Au train de Paris ?

Monsieur Dumortier. — Mais oui, fillette. Paris où est mon Jean, Paris où nous étions près de Jean il y a quelques jours à peine… Mais parlons un peu d’autre chose. Savez-vous bien, petite Pauline, que je ne reconnais plus mon grand vilain appartement désert, depuis que j’y fis entrer un jour cette gentille petite fée qui range tout ici, qui donne à tout la gaîté et la lumière, qui fleurit les vieux meubles tout étonnés de se voir ainsi parés, et qui réjouit tout ce qui, jadis, était si triste, si triste… Au fond, c’est à vous que je dois tout ce bien-être… et me voici très égoïste, comme le sont tous les vieux…

Pauline. — Égoïste, vous, Monsieur Dumortier !…

Monsieur Dumortier. — Mais si, petite Pauline, mais si. Que tout est devenu beau ici depuis que, moi qui n’avais plus connu la joie depuis le départ de mon grand, je vous ai trouvée sur mon chemin et que vous vivez ici ainsi qu’il me l’a demandé. Et je tenais à vous dire tout cela aujourd’hui, Pauline…

Pauline. — Pourquoi aujourd’hui spécialement ?

Monsieur Dumortier. — Parce que c’est votre fête aujourd’hui, parce que si vous me fleurissez… si vous me cajolez… Tenez, chère enfant de mon cœur… tenez et prenez… (il va à l’armoire et y prend les cadeaux qu’il offre à Pauline)… ce sont les petits présents du vieux bourgeois. Ils ne sont ni somptueux ni de fort bon goût peut-être, mais je vous les offre de si bon cœur… de si bon cœur…

Pauline (cajolant le vieillard). — Que c’est gentil à vous et que vous dites bien ces choses touchantes…

Monsieur Dumortier. — Et puis, ce n’est pas tout encore. Il y a une lettre que je vous ai cachée jusque maintenant… une lettre arrivée ce matin même de Paris et qui parle beaucoup de vous et même de votre fête… une lettre de…

Pauline (très vivement). — Une lettre de Jean ?…

Monsieur Dumortier (souriant). — Comme vous le prononcez, le nom de mon grand, Pauline !… Et voici que vous rougissez, maintenant… Et moi qui craignais que vous ne vouliez pas devenir ma fille, ma vraie fille cette fois, Pauline… Aimes-tu Jean comme je l’aime ?

Pauline (se blottissant dans les bras du vieillard). — Papa ! Je l’aime autant et de la même façon que Jean vous aime.

Monsieur Dumortier. — Alors, cette lettre que tu ne te hâtes pas d’ouvrir, tu sais ce qu’elle contient, petite cachottière ?

Pauline. — C’est avec mon consentement, mon père, que Jean vous l’a écrite. C’est moi qui le lui ai permis dès qu’il aurait obtenu le consentement de maman… et il faut croire que celle-ci aussi soit d’accord, puisque voici la réponse…

On entend du bruit dans les escaliers.

Monsieur Dumortier. — Au diable les importuns !

Cet importun est le charcutier Spielweg.

Monsieur Spielweg. — Excusez, monsieur et mademoiselle. Je n’en ai que pour un instant, un petit instant. Car voici seulement que je rentre de Paris avec une huitaine de jours de retard. Comme, pour revenir, j’étais sans le spu et que j’avais l’adresse de Monsieur Jean, je me suis rendu à son atelier et il a bien voulu me prêter l’argent du coupon. « Mais — m’a-t-il dit — pour cela, tu dois, Monsieur Spielweg, me rendre deux services. Le premier est de servir de compagnon à Mademoiselle Emerance qui rentre à Liège… — et je viens de la remettre à ses parents qui l’attendaient à la gare, — et le second est de remettre en mains propres de Mademoiselle Pauline cette petite boîte, aujourd’hui sans faute. » Comme voici ma commission faite et que j’ai hâte de rouvrir ma charcuterie, je me sauve. Ne me reconduisez pas, je connais le chemin.

M. Spielweg se sauve, comme il dit. On entend son pas lourd qui s’éloigne.

Dumortier a reconnu la boîte que son fils envoie à Pauline pour sa fête. C’est celle qu’il lui porta à Paris lors de son voyage et qui contient la petite bague de fiançailles de Mme Dumortier. Mais le bonhomme feint d’ignorer tout cela, qu’il approuve, et il ratifie le geste de son gas.

Monsieur Dumortier. — Écoute, Pauline, puisque tu consens à être la femme de mon Jean, tu comprends que j’ai grand’hâte de le rassurer… de le lui écrire. Et comme je voudrais que ma lettre parte par l’express de nuit, je n’ai que le temps de griffonner quelques mots… Pendant que je ferai ma missive, tu ouvriras la boîte mystérieuse…

Dumortier s’assoit devant son bureau d’acajou poli et se met à écrire lentement. Pauline, elle, sur le canapé, ouvre le colis dans lequel elle trouve une lettre de Jean qu’elle commence à lire à mi-voix.

Monsieur Dumortier (écrivant). — Mon grand fils…

Pauline (lisant). — Petite Pauline…

Monsieur Dumortier (écrivant). — Nous nous portons toujours très bien, Pauline et moi…

Pauline (lisant). — Je ne fais que penser à vous depuis votre départ, et comme aujourd’hui c’est votre fête…

Monsieur Dumortier (écrivant). — … et nous nous réjouissons de te voir ici…

Pauline (lisant). — Papa, lors de son voyage à Paris, m’avait remis cette bague que je t’envoie. C’est un bijou de famille…

Monsieur Dumortier (écrivant). — Il faudra d’ailleurs que tu reviennes à Liège avant peu…

Pauline (lisant). — C’est la bague de fiançailles que papa avait donnée à maman quand elle était encore jeune fille comme toi…

Monsieur Dumortier (écrivant). — …que tu reviennes avant peu pour ton mariage…

Pauline (lisant). — Cette bague qu’a portée ma mère, j’ai promis de ne la passer au doigt que de celle que je croirais digne d’être ma femme…

Monsieur Dumortier (écrivant après avoir enlevé ses lunettes pour recueillir une larme douce). — …pour ton mariage avec petite Pauline…

Pauline (lisant). — Je sais, douce enfant, que tu es digne de la porter en souvenir de celle qui n’est plus. Prends-la donc…

Monsieur Dumortier (écrivant). — Hâte-toi, car je veux non seulement bénir votre union, mais aussi voir de petits-enfants avant de mourir…

Pauline (lisant). — Prends-la donc, c’est mon cadeau de fiançailles.