Le rôle des moustiques dans la propagation des maladies

Le rôle des moustiques dans la propagation des maladies
Revue des Deux Mondes5e période, tome 8 (p. 216-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE RÔLE DES MOUSTIQUES DANS LA PROPAGATION DES MALADIES

Serions-nous revenus au temps où Réaumur intéressait non seulement les savans, mais encore les gens du monde à l’histoire naturelle des cousins ? et où son treizième mémoire consacré à la description de ce petit insecte, de sa larve et de sa nymphe, et à la connaissance de ses habitudes et de ses mœurs, trouvait des lecteurs à la fois à la Ville et à la Cour ? On le croirait, à voir l’empressement du public actuel pour tout ce qui se dit sur les moustiques, à l’Académie de médecine ou dans les Sociétés savantes. Mais il est aisé de voir que ce n’est pas un zèle désintéressé pour l’histoire naturelle des petits animaux qui se manifeste aujourd’hui. Nos intérêts les plus chers, notre santé, notre vie même sont en jeu. Nous avons découvert que les moustiques nous étaient nuisibles bien au delà de ce que nous croyions. Ils ne sont pas seulement des hôtes incommodes, gênans, insupportables, exaspérans ; ils sont de redoutables ennemis qu’il faut bien connaître pour en triompher. Ils sont les agens de transmission de quelques-unes des affections les plus redoutables dont l’homme ait à souffrir dans les pays chauds, le paludisme, la filariose, la fièvre jaune, et peut-être la lèpre.


I

Cousins, moustiques, mosquitos ou maringouins sont les noms employés dans le langage courant pour désigner ces insectes, très semblables, qui ont tous un air de famille, et qui forment, en effet, pour les entomologistes, dans l’ordre des diptères, la famille assez homogène des Culicidés. Ce sont des insectes grêles, de petite taille, dont les larves et les nymphes vivent dans les eaux stagnantes et dont beaucoup d’espèces, à l’état adulte, se font redouter par leurs habitudes sanguinaires. Tous sont munis d’une trompe rigide, cornée, longue comme la moitié du corps, ou davantage. La plupart sont crépusculaires ou nocturnes, se tenant cachés pendant le jour dans tous les abris qu’ils peuvent trouver, ravins, fossés, grottes, haies, feuillage, granges, étables, écuries, caves, appartenions, tentures ou meubles. Les cales de navires sont très propres à leur pullulation. Leur trompe est une sorte de gaine faite de l’emboîtement de deux gouttières à l’intérieur sont logées cinq longues aiguilles extraordinairement effilées, provenant de l’allongement des pièces buccales ordinaires des insectes. La finesse de cet instrument permet au moustique de percer, sans résistance, la peau et les tégumens des êtres vivans et d’aspirer le sang et la lymphe des animaux ou les sucs des plantes. Pourquoi faut-il qu’en même temps cette trompe instille dans la plaie une infime quantité d’une salive extrêmement cuisante et, avec elle, les germes de la maladie infectieuse ? C’est là une disposition sans raison d’être et sans utilité pour le moustique, et comme une aberration d’une loi naturelle. Les animaux qui, en effet, s’attaquent aux proies vivantes versent souvent dans la blessure un venin capable d’engourdir leur victime ou de la tuer. Dans le cas présent, l’instillation du venin est purement malfaisante, sans profit.

On connaît environ deux cent cinquante espèces de Culicidés. Les naturalistes les répartissent en douze genres, dont deux sont particulièrement intéressans à notre point de vue : ce sont les cousins ordinaires ou Culex et les Anophèles. Le public les confond, mais les naturalistes les distinguent. De même, toutes les espèces d’Anophèles (on en compte vingt-huit) n’ont pas une égale importance pour notre objet : il n’y en a que sept où l’on ait trouvé l’hématozoaire du paludisme[1], au moins jusqu’à présent.

Les Culex sont beaucoup plus nombreux : on en connaît 172 espèces : le plus commun est le cousin ordinaire, C. pipiens. La plupart, au moins dans nos climats, sont considérés comme inoffensifs. Jusqu’ici, tout au moins, on n’a mis à leur compte la propagation d’aucune maladie. Il n’en est pas de même dans les pays chauds. C’est un cousin, C. ciliavis, qui propage la grave affection connue maintenant sous le nom de filariose, et qui n’est autre que la fièvre hématurique ou hémato-chylurique des Asiatiques et des Australiens et l’éléphantiasis des Arabes. C’est à un autre cousin, C. fasciatus, que l’on attribue, depuis les récentes expériences de MM. Reed, Jas, Carroli et Agramonte, la transmission de la fièvre jaune ou vomito negro, qui ravage les contrées littorales d’une partie de l’Afrique et de l’Amérique… Enfin, l’on soupçonne un Culex, d’espèce indéterminée, d’être l’agent de contamination de la lèpre.

Quant à l’extension géographique des moustiques, elle est très considérable. On en trouve dans les cinq parties du monde. Si l’Europe n’en héberge que trois genres, les Culex, les Anophèles et les Aëdes, en revanche les espèces y sont assez nombreuses : on y compte vingt-cinq espèces de Culex, quatre d’Anophèles et deux d’Aèdes. La situation est à peu près la même pour l’Asie et l’Afrique. L’Amérique et l’Océanie sont plus riches.

Il importe de remarquer que, si les moustiques se développent avec une abondance incroyable dans les climats chauds, ils ne font pas entièrement défaut dans les zones froides. On en rencontre jusque dans le cercle polaire. Il y a des régions froides qui sont rendues intenables par la pullulation de ces diptères : par exemple, à Terre-Neuve. Il est vrai de dire que, dans ce cas, ce n’est point aux véritables Culicidés que l’on a affaire, mais à une famille voisine, celle des Simulies.

Si l’on veut bien considérer la direction générale des notions acquises, et, d’autre part, le peu de temps qui s’est écoulé depuis que l’attention a été appelée sur ce mode de propagation des maladies, on sera amené à penser que la liste des affections dues à l’intervention des moustiques ne demeurera pas restreinte aux trois ou quatre que nous venons d’énumérer. La première pour laquelle la preuve du rôle des moustiques ait été faite, c’est la filariose. Il y a longtemps que Patrick Monson, l’éminent parasitologiste anglais, a montré que la filaire du sang avait pour hôte, pendant une partie de son cycle évolutif, une espèce de cousin, le Culex ciliaris. Il n’y avait qu’un pas à faire pour appliquer cette notion au paludisme. Après que Laveran eut fait connaître le parasite de cette affection, P. Monson eut l’idée que les lacunes constatées dans le cycle.évolutif de cet hématozoaire pourraient être trouvées chez le moustique, ainsi que cela avait eu lieu pour les lacunes du cycle de la filaire. Ses élèves, R. Ross surtout, vérifièrent cette vue. Elle découlait trop naturellement des faits acquis à propos de la filariose pour ne s’être pas présentée à l’esprit de Laveran, de R. Koch et de tous ceux qui ont étudié le paludisme. On supposait, avant de savoir. Enfin, en ce qui concerne la fièvre jaune, les travaux de Ross, de Grassi, et de P. Monson, sur les deux affections précédentes, tracèrent la voie aux médecins américains. Le plan des expériences était tout indiqué MM. Ames, Cook, Rees et la commission cubaine ont eu le mérite de les exécuter d’une manière irréprochable. Leurs expériences semblent entièrement démonstratives.


II

Il y a environ vingt ans que Patrick Monson a montré l’intervention du cousin domestique d’Australie (cilliaire) dans la propagation de la filariose. C’est une affection grave des pays chauds, dont les manifestations sont variées, mais offrent le caractère commun d’être provoquées par la pénétration dans l’organisme d’une sorte de ver nématode, la filaire. La filaire du sang de l’homme, ou filaire de Bancroft, est plus ou moins commune dans les contrées marécageuses de l’Égypte, aux Barbades, au Brésil, dans l’Inde et en Australie. C’est dans ce dernier pays, à Brisbane, dans le Queensland, que le Dr J. Bancroft l’a découverte, en 1876, en ouvrant un abcès lymphatique du bras chez un malade. Son aspect est celui d’un petit ver, comptant 5 à 6 centimètres de longueur, et fin comme un cheveu. Le mâle et la femelle vivent côte à côte. Celle-ci produit à un certain moment des œufs qui se développent, dans son corps même, en embryons filiformes, et sont expulsés à l’état vivant ; elle est donc vivipare.

Les vers adultes se tiennent logés dans les vaisseaux lymphatiques c’est leur siège d’élection. Ils entravent plus ou moins le cours de la lymphe et amènent, en amont du point où ils séjournent, une dilatation irritative de l’appareil lymphatique cutané et une infiltration du tissu conjonctif. De là un épaississement et une tuméfaction qui déforment le membre et donnent, au pied par exemple, un aspect massif qui le fait ressembler vaguement à celui de l’éléphant. C’est l’éléphantiasis des Arabes. Ces tumeurs, habitées, au début, par une filaire, peuvent se former encore en d’autres points que le bras ou la jambe et prendre quelquefois un développement véritablement monstrueux. D’après M. R. Blanchard, à qui nous empruntons beaucoup de nos renseignemens, on peut voir, en Chine, des individus chez lesquels la masse éléphantiasique, placée entre les jambes, atteint de telles dimensions qu’ils ne peuvent aller et venir qu’en se servant d’une petite brouette pour soutenir leur énorme tumeur. Le docteur Kieffer a opéré, à l’hôpital de Saint-Louis du Sénégal, en 1899, un nègre qui était porteur d’une tumeur de ce genre pesant 42 kilos.

Parvenue au terme de sa croissance, la filaire femelle, qui habite quelque vaisseau lymphatique, pond les embryons vivans qui ont grandi dans son ovaire. Cette ponte se fait par à-coups successifs, avec une régularité singulière. La longueur de ces vermisseaux ne dépasse point 2 à 3 dixièmes de millimètre. Leur sort ultérieur mérite attention. Ils se répandent dans la lymphe, et, de là, tombent avec celle-ci dans le sang, qui est l’aboutissant dernier de la circulation lymphatique. Ils provoquent dans ce liquide nourricier des altérations diverses et engendrent divers troubles morbides, parmi lesquels une espèce de fièvre hématurique. Mais, en fin de compte, ils ne peuvent pas subsister longtemps dans le sang : ils s’y détruisent donc et disparaissent en quelques heures, après avoir ajouté quelques désordres à ceux qu’avait produits la filaire adulte. Le tableau complet des symptômes de la filariose comprend ainsi : les varices lymphatiques, l’éléphantiasis, l’hématurie et la chylurie.

Pendant longtemps, et jusqu’aux travaux de P. Monson, on n’a pas connu autre chose de la filaire. On ne savait point comment elle commençait ; et, d’autre part, on croyait qu’elle périssait comme nous venons de dire, dans le sang de l’homme. Mais cette fin apparente n’est qu’une illusion. Les embryons ne finissent dans les vaisseaux sanguins de l’homme que s’il ne s’offre pas d’autre issue. Mais, précisément, il peut s’en offrir une, à laquelle on n’avait point pensé. Il peut arriver que le malade atteint de filariose soit piqué par un moustique qui absorbera une certaine quantité de sang et, par conséquent d’embryons.

Comment cette idée de l’intervention possible des moustiques s’est-elle présentée à l’esprit de P. Monson ? L’histoire en est intéressante. L’observateur anglais avait été étonné de voir le passage des embryons dans le sang, c’est-à-dire la ponte de la filaire femelle, se faire par à-coups successifs avec une périodicité très régulière. Il n’est pas moins surprenant que cette périodicité soit précisément celle du jour et de la nuit qui se succèdent. Pendant le jour, on ne trouve jamais le parasite dans le sang : il n’apparaît que pendant la période de repos et de sommeil de l’homme, pendant la nuit.

Or les moustiques, dans leurs habitudes, présentent la même périodicité. Eux aussi, invisibles pendant le jour, sont actifs pendant la nuit : ils piquent l’homme et en sucent le sang précisément pendant que celui-ci charrie les embryons nocturnes (filaria nocturna). Les choses semblent donc réglées de la manière la mieux appropriée pour qu’ils puissent absorber ces petits vers destinés, sans cela, à la destruction. Il y a là une adaptation tout à fait remarquable de l’émission nocturne des vermisseaux filariens aux habitudes du moustique. C’est cette coïncidence qui inspira à P. Monson l’idée de rechercher si, en effet, le moustique avalait ces petites filaires nocturnes, et avait un rôle dans leur évolution.

L’expérience a répondu positivement. Dans l’estomac du moustique qui a piqué à la tombée du jour ou pendant la nuit l’homme atteint de filariose, on retrouve quelques-uns des embryons de filaire qui circulaient à ce moment dans le sang. Douze heures après, ces embryons traversent la paroi de l’estomac du moustique et se logent dans les muscles du thorax, où ils se transforment en larves.

C’est là qu’on les perd de vue. Ne sachant plus ce que devient la larve jusqu’au montent où on la retrouvera dans un vaisseau lymphatique de l’homme, il fallut suppléer à cette lacune de l’observation. On le fit au moyen d’une supposition très plausible. On imagina que le moustique, dont l’existence est limitée à une durée de cinquante jours environ, venant à mourir, son cadavre se détruisait dans l’eau et que les jeunes filaires, mises en liberté, y menaient alors une vie libre et active. Il arrive souvent, en effet, qu’en pondant, ou après avoir pondu ses œufs à la surface de l’eau, la femelle du moustique s’y noie. Son corps se détruit. Les larves de filaire mobiles, nageuses, ainsi libérées, pourraient être avalées par l’homme, qui prendrait alors le germe de la maladie. La transmission à l’homme, d’après cela, se ferait par une eau contaminée ; l’usage d’eau filtrée ou bouillie devait mettre à l’abri de la filariose.

P. Monson, depuis longtemps déjà, avait donc constaté que la filaire, au cours de son existence, avait deux habitats successifs l’homme et le moustique, — l’homme infestant le moustique. Mais, ne sachant point encore comment le cycle évolutif se complétait et comment le parasite faisait retour à l’homme, le savant anglais acceptait l’idée de ce troisième habitat, les eaux, ensemencées par les cadavres des moustiques.

Voilà ce que l’on a cru jusqu’à ces toutes dernières années. C’était une erreur ; et l’histoire est, à la fois, plus compliquée et plus simple.

P. Monson a repris, en 1897, cette étude de l’évolution de la filaire de Bancroft, en s’adjoignant précisément comme collaborateurs Bancroft lui-même et le docteur G. Low. Ces trois observateurs ont suivi l’évolution des embryons de filaire à travers l’estomac du moustique et leur passage dans les muscles du thorax où ils grandissent et se transforment en larves. Ils ont constaté, alors, un fait inattendu. C’est que ces larves ne demeuraient point enfermées dans la masse musculaire comme dans une prison sans issue. Après y être restées environ dix-sept jours et y avoir grandi, elles quittent leur abri et se mettent en marche. Elles ont alors un demi-millimètre de longueur et sont sensiblement constituées comme l’adulte. Elles se dirigent toutes vers la bouche et pénètrent, enfin, dans la trompe. Cet organe en est, pour ainsi dire, bourré.

Il est clair, maintenant, que, si le moustique, le Culex ciliaris, vient à piquer un homme à la jambe ou au bras, il insinuera dans la plaie avec sa salive quelques-unes de ces jeunes filaires. Celles-ci pénètreront dans les vaisseaux lymphatiques et reproduiront le développement dont nous venons de parcourir les étapes. Le cycle évolutif du parasite est, ainsi, fermé sur lui-même. La filaire va de l’homme au moustique ; elle retourne du moustique à l’homme. À aucun moment elle n’est libre dans le milieu extérieur. Elle n’a pas trois habitats successifs, mais seulement deux. C’est à tort, par conséquent, que l’on a incriminé les eaux de transmettre la maladie. Il ne servira à rien de les filtrer ou de les bouillir.

On remarquera que cette évolution de la filaire, allant de l’homme au moustique et du moustique à l’homme, c’est précisément celle même de l’hématozoaire du paludisme[2]. L’une est calquée sur l’autre. En fait, c’est l’histoire de la filaire qui a éclairé celle du parasite de Laveran. La connaissance préalable de la filariose a guidé les observateurs et les a amenés à la connaissance de l’étiologie du paludisme.


III

La fièvre jaune, typhus des tropiques ou vomito negro, est la plus grave des affections qui sévissent dans les pays tropicaux. Ses ravages s’étendent, à l’état endémique, sur une grande partie des côtes de l’Amérique et de l’Afrique orientale. Elle règne sur les contrées littorales, sur les terres basses, à l’embouchure et le long des rives des grands fleuves, c’est-à-dire précisément dans les régions riches en moustiques. Il n’y a point de doute que ce ne soit une maladie infectieuse. Mais l’agent en est mal connu. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les opinions qui ont été mises en avant, au sujet de sa nature parasitaire et, particulièrement, de décider si le bacille de Sanarelli caractérise la maladie elle-même ou quelqu’une de ses complications possibles. Cette ignorance où nous sommes de la nature exacte du parasite de la fièvre jaune n’est pas pour nous gêner. Elle n’empêche point, puisque nous sommes certains de sa nature épidémique et contagieuse, de rechercher quels peuvent être les modes et procédés par lesquels elle se transmet. La question paraît, aujourd’hui, bien près d’être résolue, grâce aux expériences exécutées l’année dernière par la commission américaine de Cuba. Il semble établi qu’ici encore c’est le moustique qui propage le mal au sujet sain et qui sert ainsi de courtier à la contagion.

Il n’est pas nécessaire, pour comprendre l’économie de ces expériences, de posséder des notions très étendues sur la maladie. Il suffit de savoir que la marche en est toujours rapide et quelquefois foudroyante. On peut s’en faire l’idée, plus ou moins schématique, que voici : le mal débute, le plus souvent, d’une manière brusque, par un violent mal de tête, avec courbature, frissons et fièvre. Puis surviennent des nausées et des vomissemens accompagnés d’une sensation douloureuse à l’épigastre. Cette première période dure trois à quatre jours, après quoi les accidens digestifs s’accentuent ; les vomissemens deviennent hémorragiques, noirs ; et pendant ce temps les troubles viscéraux se manifestent par un ictère plus ou moins prononcé (jaunisse). Le malade est emporté du quatrième au huitième jour, ou bien il entre en convalescence. L’issue est, le plus souvent, funeste. — Il faut savoir encore qu’il existe une immunité naturelle contre la fièvre jaune, et une immunité acquise par une attaque antérieure de la maladie. Il faut connaître, enfin, ce fait qui, d’ailleurs, a été vérifié à nouveau par la commission cubaine, que l’agent infectieux existe dans le sang. En effet, le sang d’un malade injecté sous la peau d’une personne saine donne à celle-ci la fièvre jaune.

Ces notions très simples étaient certainement familières à tous les auditeurs qui assistaient, pendant le mois d’octobre 1900, aux séances du Congrès tenu à Indianopolis par les membres de l’Association américaine pour la santé publique, et qui entendirent l’exposé des recherches de MM. Reed, Jas, Carroli et Agramonte sur la propagation de la fièvre jaune. Ces expérimentateurs avaient essayé d’obtenir des cultures avec le sang d’une trentaine de sujets atteints du vomito negro et ils s’étaient assurés que le bacille de Sanarelli n’y existe qu’accessoirement. Ils s’étaient livrés, enfin, à une expérience plus hasardeuse en essayant de contaminer onze personnes ; ils les avaient exposées aux morsures de moustiques (Culex faciatus) qui, auparavant, avaient piqué des malades en cours de vomito negro. Deux de ces sujets avaient pris la maladie.

L’expérience avait donc réussi en partie ; mais la proportion des échecs était encore trop grande pour autoriser une conclusion ferme. Il fallait connaître la raison de ces échecs. Une nouvelle campagne était nécessaire.

Elle fut entreprise immédiatement. On établit, dès le mois de novembre 1900, une sorte de camp sanitaire, dans les environs de Quemado (île de Cuba), sur un terrain inculte, salubre, bien drainé et bien exposé. Le personnel de la mission comprenait treize personnes, dont quatre seulement immunisées, et deux docteurs, MM. Ames et Cook. C’étaient d’ailleurs des individus jeunes, vigoureux, bien portans, qui venaient de subir une quarantaine d’observation et étaient, par conséquent, indemnes de toute contamination extérieure. Le camp était protégé, enfin, par un cordon sanitaire. Les médecins avaient à leur disposition une collection de cousins vivant dans des tubes et qui avaient piqué, à des époques plus ou moins rapprochées, des malades atteints de fièvre jaune. Ils eurent aussi des caisses de linges contaminés provenant des hôpitaux de Las Animas et de Columbia barracks, — caisses qui ne devaient être ouvertes qu’au moment nécessaire. Des hommes de bonne volonté consentirent à se prêter aux expériences. Disons tout de suite qu’aucun ne fut victime de son dévouement.

Le résultat de ces recherches peut se dire en deux mots : à peu près tous les sujets qui furent piqués, dans les délais convenables, par les moustiques contaminés contractèrent la maladie. Inversement, restèrent indemnes tous ceux qui, dûment préservés de la piqûre des moustiques, s’exposèrent aux causes banales jusqu’ici invoquées, couchant dans les draps souillés par les déjections des malades, dans une chambre à ventilation défectueuse, à la chaleur humide de 33°. Ce régime, continué pendant trois semaines de suite, en renouvelant chaque jour les linges, les draps, les couvertures souillés, resta sans aucun effet. Les trois personnes qui s’y étaient prêtées sortirent de l’épreuve en parfaite santé.

La commission cubaine a même imaginé une sorte d’expérience comparative que l’on pourrait qualifier de cruciale. L’intérieur d’une baraque fut divisé en deux compartimens exactement semblables, par une toile métallique fine étendue du plancher au plafond. Dans l’un des compartimens, on lâcha quinze moustiques contaminés : un jeune Américain, Moran, y pénétra et s’exposa à leurs piqûres ; dans l’autre compartiment, deux hommes non immunisés s’établirent et restèrent en permanence. Le jeune homme fut atteint de la fièvre jaune : ses deux compagnons conservèrent leur bonne santé. La contamination par les seuls moustiques était évidente.

Nous avons parlé tout à l’heure de délais convenables pour que la piqûre du moustique contaminé soit efficace. Que faut-il entendre par là ? Les expériences précédentes ont appris qu’un moustique qui vient de piquer un sujet affecté de fièvre jaune n’est pas apte immédiatement à transmettre la maladie. Ce n’est que douze jours plus tard qu’il le devient. Il lui faut un délai de douze à dix-huit jours pour devenir contaminateur : avant ce terme, sa piqûre reste bénigne. D’ailleurs, elle ne confère point l’immunité : elle ne produit pas une maladie atténuée. Ce fait semble bien indiquer que le moustique n’est pas un agent de transport pur et simple. Le parasite infectieux de la fièvre jaune exécute, sans doute, dans les tissus de l’insecte une évolution qui exige une douzaine de jours, après laquelle, faisant retour à l’organisme de l’homme, il peut y développer la maladie.

Ces expériences ont encore fait connaître la véritable durée de l’incubation de la fièvre jaune. La maladie se déclare et les accidens de début éclatent, dans un délai qui varie de deux à cinq jours après que l’homme a été piqué par le moustique contaminateur.

En résumé, le moustique (Culex fasciatus) est l’agent propagateur du parasite spécifique, encore inconnu, de la fièvre jaune. Il emprunte le parasite à l’homme malade, et ce n’est que douze jours plus tard qu’il peut, en piquant un sujet sain et non immunisé, lui restituer le parasite et lui communiquer la maladie. Celle-ci se déclare de trois à six jours plus tard. Quant aux poussières, aux linges souillés, au matériel de couchage, aux objets qui ont été en, rapport avec les malades, aux marchandises provenant des localités où règne l’épidémie, leur contact est sans danger : leur désinfection est inutile, à moins qu’on ne se propose de détruire quelque moustique qui s’y serait conservé vivant. La désinfection efficace consiste dans la destruction des moustiques.

Rien n’est plus judicieux, au point de vue de la prophylaxie de la fièvre jaune, que les prescriptions portées à l’ordre de l’armée américaine de Cuba par le major général Word, dans une circulaire du 27 avril 1902. En voici la substance

« La malaria, la fièvre jaune et la filariose étant transmises par les piqûres des moustiques, le général prescrit l’emploi des moustiquaires dans toutes les casernes et dans les hôpitaux. Il recommande la destruction des larves au moyen du pétrole versé à la surface des réservoirs et des citernes. Par là, l’eau n’est pas rendue impropre à la, boisson ou au lavage, à la condition d’être soutirée par le bas. — L’infection d’une chambre ou d’un bâtiment, signifiant qu’ils contiennent des moustiques contaminés, c’est-à-dire qui se sont nourris du sang d’un homme atteint de fièvre jaune, la désinfection devra consister à détruire ces moustiques par des fumigations d’aldéhyde formique, de soufre ou de poudre insecticide. — Les malades doivent être isolés aussitôt que le mal est reconnu, et mis à l’abri de tout contact avec les moustiques. Ce sont les cas ambulans, c’est-à-dire les malades qui ne le sont pas assez pour s’aliter, qui sont la cause principale de l’extension de la maladie. Les moustiques ne voyageant point et ne s’écartant jamais bien loin du point où ils sont nés, la présence prolongée de la malaria dans un poste indiquerait un manque de soin et de diligence de la part du chirurgien et du commandant. »


IV

Cette doctrine absolue et rigide de la propagation des trois maladies par les moustiques n’a pas, dans toutes ses parties, le caractère d’une vérité démontrée. Sans doute, l’ensemble présente une solidité expérimentale incontestable ; mais il y a quelques points de moindre résistance. On peut trouver trop rigoureuse, par exemple, l’affirmation que l’évolution des parasites spécifiques consiste, toujours et partout, dans un va-et-vient périodique de l’homme au moustique et du moustique à l’homme. En ce qui concerne le paludisme, certaines observations s’accordent mal avec cette assertion intransigeante. Comment se fait-il que, dans des pays neufs, déserts ou très peu habités, les explorateurs puissent contracter les fièvres ? Il y existe des légions de cousins, et même d’Anophèles, nous le voulons bien. Mais d’où ceux-ci ont-ils pris l’infection et comment l’ont-ils conservée, puisque la venue de l’homme y est si rare ? Si l’on admet le fait, et il paraît incontestable, que les rares voyageurs qui traversent de loin en loin ces contrées neuves y prennent la fièvre, on sera obligé d’admettre aussi que les générations innombrables de moustiques qui se succèdent peuvent se communiquer de l’une à l’autre le germe de la maladie, l’hématozoaire de Laveran. Celui-ci, qui ne peut pas accomplir toute son évolution chez l’homme, doit pouvoir l’accomplir chez le moustique. Dès lors, c’est le moustique qui est l’hôte normal du parasite ; et l’homme, au contraire, n’en est que l’hôte accidentel, occasionnel. Il peut faire défaut. Comment les choses se passent-elles alors ?

Le cycle évolutif de l’hématozoaire du paludisme, d’où l’homme serait exclu, peut se concevoir de diverses manières. La femelle, infectée, pourrait transmettre le germe de l’hématozoaire à l’œuf, et, par là, à une nouvelle génération. C’est ce qui arrive chez le ver à soie atteint de la maladie de la pébrine, qui est une affection due précisément à un sporozoaire. La même chose est vraie encore pour la tique qui communique aux bœufs la fièvre du Texas : la femelle s’infecte sur le bœuf malade et transmet, par ses poufs, le germe infectant à sa progéniture. Les choses pourraient se passer ainsi pour le moustique relativement à l’hématozoaire du paludisme.

Le moustique mâle a un appareil buccal incomplet et mal disposé pour percer les tégumens des mammifères. Il ne pique pas l’homme. La femelle est mieux armée : c’est elle exclusivement qui nous tourmente et devient l’agent des contaminations morbides. À l’origine de tous les désordres dus aux moustiques, il faut chercher la femelle. Le sang des animaux lui est un aliment nécessaire ou au moins très utile pour amener ses veufs à maturité. Quant au mâle, il vit innocemment du suc des plantes et du nectar des fleurs. La femelle elle-même se contente de ce régime quand on ne lui en fournit pas un autre, et c’est ainsi que les naturalistes, après Bancroft, conservent en captivité les moustiques qu’ils destinent à leurs expériences. Ils mettent à leur disposition des bananes ou d’autres fruits.

Rien ne prouve, jusqu’à présent, que le parasite du paludisme passe réellement, en effet, par l’œuf du moustique, d’une génération à l’autre. Ce procédé, s’il était celui de la nature, réaliserait cependant très parfaitement ses vues. La perpétuité de l’espèce serait assurée sans inutile gaspillage, puisque les femelles qui, seules, sucent le sang de l’homme, et qui sont, à l’exclusion des mâles, les hôtes de l’hématozoaire, seraient capables, à leur exclusion aussi, d’en transmettre les germes aux générations suivantes.

Mais, si la transmission ne se fait point par les œufs, elle pourrait se faire par l’alimentation. Les hématozoaires parasites de la femelle, sous la forme de ookystes ou de sporozoïtes, seraient mis en liberté quand son corps se détruit. Ils seraient avalés avec les débris de ce corps, par les jeunes larves. C’est possible : c’est ce que l’on croyait exister pour les moustiques de la filariose : mais l’on a vu que l’expérience a contredit cette supposition. — A défaut de ces mécanismes directs, il faut en imaginer quelque autre indirect, où le milieu extérieur, c’est-à-dire la terre ou les eaux, jouerait le rôle d’intermédiaire et hébergerait l’hématozoaire, entre une génération de moustiques et la suivante. Par là, rentreraient en scène ces influences telluriques ou hydriques, que la médecine de tous les temps a fait intervenir dans la transmission du paludisme.

Ces discussions n’ont pas seulement un caractère académique. Elles entraînent des conséquences importantes pour la pratique. La prophylaxie du paludisme et les espérances qu’elle a fait naître seront profondément modifiées, suivant celle de ces alternatives qui est vraie.

En effet, d’après la doctrine rigoureuse du va-et-vient alternatif de l’hématozoaire entre le moustique et l’homme, on voit que la guérison de l’homme entraîne celle du moustique et vice versa. De telle sorte que la tactique des hygiénistes doit tendre à l’un de ces trois objets : écarter le moustique, le tuer, ou le guérir. Pour empêcher le moustique d’atteindre l’homme, on a recours aux moustiquaires, au grillage des fenêtres et des portes ; c’est ce que l’on a fait dans les régions infestées de l’Italie méridionale. — En second lieu, on peut chercher à détruire le moustique en drainant les entours des habitations, yen supprimant toutes les collections d’eau stagnante ou en y répandant du pétrole. — Enfin, on peut chercher à préserver le moustique en isolant l’homme malade et en empêchant l’insecte de s’infecter à lui. De ces trois moyens, il est permis de juger que c’est, aujourd’hui, le dernier qui semble le plus efficace. Le médecin et naturaliste italien Grassi, qui a récemment entrepris de faire disparaître la malaria de la campagne romaine, et de rendre à Ostie son antique salubrité, semble y avoir réussi précisément en soignant avec un mélange merveilleux de quinine et d’arsenic, l’esanophèle, tous les fiévreux qui fréquentent dans ces plaines au moment de la moisson. Il est évident que, si la doctrine n’est pas exacte, si la transmission se fait par le sol, cette grande espérance de régénérer l’insalubre Italie ne serait qu’un rêve incertain.


A. DASTRE

  1. Ce sont : les Anophales bifurcatus, claviger, pseudopictus, superpictus qui existent en Europe et qui ont été étudiés en Italie par Grassi ; l’A. Costalis et l’A. funestus trouvés à Sierra-Leone ; et enfin l’A. Bossii qui est spécial à l’Inde et à une partie de l’Asie.
  2. Voyez la Revue du 1er février 1902