VIII — RÉMINISCENCES


En se levant de table, Joseph avait dit : « Si tu veux dire comme moi, Antoine, pendant que les femmes vont « rapailler » la vaisselle, on va aller tirer une touche dans la cuisine. C’est curieux, mon vieux, comme on prend des habitudes. Tu te rappelles notre défunt père il trouvait son tabac meilleur, quand il était assis dans le coin, les deux pieds sur le devant du poêle. Eh bien ! je lui ressemble. Et c’est plus fort que moi, quand je ne suis pas là pour fumer, il me manque quelque chose.

— Chacun a sa toquade, fit Antoine. Moi, c’est ma berceuse empaillée et mes « savates » qu’il me faut en arrivant. Voilà deux fois qu’Angèle fait poser un fond à ma chaise, parce que je n’en veux pas d’autres. Et les enfants ont toujours soin de mettre mes pantoufles à ma portée, quand j’arrive. En été, je me mets à l’aise, je fais bouffer ma chemise, puis je me verse une rasade de bière d’épinette qu’Angèle fait elle-même et qu’elle tient sur la glace. Je crois franchement que ce sont ces petits plaisirs qui nous attachent à la vie, malgré tous les chagrins qu’elle nous amène.

— Maman, dit la complaisante Mélanie à la mère Leblanc qui commençait à desservir, laissez-moi faire avec la table. Je vais arranger ça en un rien de temps. Allez trouver Antoine. Et sur un signe négatif de la bonne vieille, elle ajouta : « Prenez plutôt le petit, il en cogne des clous sur sa chaise, le pauvre… » La grand’mère n’insista pas. Elle prit, dans ses bras, le bébé qui se frottait les yeux de ses petits poings, et vint le bercer dans la cuisine, en face de ses fils, déjà installés suivant leur mode préféré.

— Joseph, assis devant le poêle, achevait de bourrer sa pipe, et Antoine, en bras de chemise, sortait de sa valise des pantoufles qu’il n’avait pas oublié d’apporter en voyage. Il aperçut le long du mur un vieux sofa, sorte de grand coffre couleur de brique et que l’on voit dans les plus anciennes de nos maisons de campagne.

— Tiens, fit-il, vous l’avez encore, le vieux sofa ?

— Oui, il est trop utile pour s’en défaire, dit la mère. J’ai là-dedans plusieurs souvenirs de vos jeunes années.

On a rudement bien dormi autrefois, au fond de cette boite-là, fit Joseph, en tirant une énorme touche.

— J’te crois, répondit Antoine, tu ne sais pas ce qu’il me rappelle, à moi qui ne l’ai pas vu depuis si longtemps. Et, comme la réponse tardait à venir, il continua : J’avais à peu près l’âge de ton Pierre, on manquait souvent de pain à la maison, je crois même qu’on n’en voyait sur la table que le dimanche. La semaine, on mangeait de la galette de sarrasin et de blé. Vous en souvenez-vous, maman ?

L’aïeule inclina la tête en souriant, afin de ne pas réveiller le petit Jacques qui dormait dans ses bras.

Bien, ajouta Antoine, après dîner, quand vous alliez faire votre somme, je me faufilais vers la huche, et je raflais toutes les tranches de pain qui s’y trouvaient puis j’allais les cacher sous les couvertes, dans le sofa.

— Et la nuit, continua Joseph qui se ressouvenait, on mordait à belles dents dans la mie brune. L’argent était rare dans ce temps-là, n’est-ce pas, maman ?

— Au souper, quand vous vous aperceviez du larcin, reprit Antoine, vous disiez surprise : Pourtant, il me semble qu’il restait des tranches de pain à midi ! mais vous ne poussiez jamais l’enquête plus loin… Je suppose que vous aviez pitié de notre gourmandise.

La bonne vieille, sans répondre, alla coucher le petit Jacques dans la chambre voisine, et revint prendre sa berceuse. Joignant les mains sur ses genoux, et d’un air recueilli, elle dit, l’esprit au loin :

Chers enfants, que le bon Dieu vous préserve d’aussi terribles épreuves ! Cette année-là la récolte s’annonçait belle. Nous avions déjà cinq enfants autour de nous. Marie-Anne, l’aînée, allait sur ses treize ans, et m’aidait déjà comme une petite femme. Un dimanche après midi qu’il faisait une chaleur écrasante, le ciel se couvrit en un rien de temps, un vent froid s’éleva et le temps devint si sombre qu’on n’y voyait presque plus. Dans les champs les animaux étaient apeurés, et plusieurs érables de la cour se brisèrent sous le vent. Ensuite, la grêle tomba pendant une heure, drue et grosse comme des noix, et quand l’ouragan eut passé, il ne restait plus rien dans toute la Plaine de la récolte qui s’annonçait belle comme jamais. Le tonnerre tomba sur la grange du père Moisan et tua tous ses animaux. Le père Laverdure perdit deux de ses meilleurs chevaux. La malchance continua dans la Plaine. Un bon jour, les animaux tombèrent malades : il en mourut plusieurs, et, faute de nourriture, le lait des vaches tarit. On parla de « sorts », les plus chrétiens s’inclinèrent résignés sous la main qui les frappait si cruellement. C’était la misère noire pour tout le monde. C’est curieux dit Joseph, que ni vous, ni le père n’aviez jamais parlé de ça !

De tout le rang, notre ferme fut la moins éprouvée. Michel avait en réserve une bonne quantité de grain de la vieille récolte et le grenier à foin était encore à moitié rempli. Tous nos animaux nous restaient, et c’est à même l’argent fait avec ces produits que nous avons pu acheter tous les dimanches, au village, une couple de pains bruns que vous mangiez avec tant d’appétit.

Mais des malheurs pires que la pauvreté vinrent nous accabler et jeter le deuil dans la maison. En trois jours, Jacques et Rolland, vos petits frères, moururent de la diphtérie ; la petite Lucienne qui vint au monde dans ces jours de larmes, mourut aussi, quelques semaines après. Vous devinez la tristesse des mois qui suivirent. Dieu est bon, puisqu’il m’en a ôté le cruel souvenir ! Mais un jour de printemps où l’espérance renaissait malgré tout, Marie-Anne se plaignit soudain de douleurs dans le corps. Elle se tordait, la pauvre enfant, sa figure devenait toute noire. On courut à la hâte chercher le docteur Saint-Louis. C’est une simple indigestion, dit-il, réchauffez-là ; demain ça n’y paraîtra plus. Et il nous laissa des poudres, pour lui en faire prendre dans la veillée. Je réchauffai autant que je pus la petite martyre qui souffrait de plus en plus. Elle se ramassait, puis se cramponnait après nous en disant : Oh que j’ai mal ! que j’ai mal ! Je lui donnai les prises presque coup sur coup, et malgré mes soins, elle mourut dans nos bras, en moins de six heures. Et la mère Leblanc, la figure encore horrifiée au souvenir de pareilles douleurs, resta quelques instants les yeux dans le vide, le cœur oppressé… Ça fait plus de vingt ans que Marie-Anne est morte, dit-elle d’une voix étranglée et je n’y pense jamais sans pleurer.

Ah ! ce vieux Saint-Louis, dit Joseph avec colère, c’était moins connaissant que rien ! Paresseux, toujours étendu dans sa grande chaise, il n’a jamais eu le cœur d’ouvrir un livre pour apprendre comment soigner ses semblables ! Avec lui c’était toujours la même chose : Une indigestion ! Réchauffez-vous ; ou, un coup de sang ! on va faire une saignée ; ou, un froid qu’on avait pris : réchauffez-vous ! Et l’on crevait sans que sa conscience en fut le moins du monde inquiétée. Aussi quand il est mort, il y a trois ans, il y avait belle lurette que sa clientèle avait passé au docteur Desforges qui était venu s’établir à Sainte-Anne. On lui a toujours reproché avec raison, d’être trop insouciant, reprit la mère Leblanc. S’il avait pris la peine d’étudier un peu la maladie de Marie-Anne il l’aurait sauvée, disait le docteur Brassard, de Saint Lin. C’était un cas d’appendicite, il est vrai, mais quand c’est une première attaque, avec de bons soins on les réchappe toujours, paraît-il.

Après la mort de ma petite fille continua la pauvre mère, Michel était devenu sombre. Il travaillait sans relâche comme un perdu, ou bien il errait dans le bois, des journées entières. Vous commenciez à fréquenter l’école, et dans ce temps-là le village de la Plaine, tu t’en souviens, Antoine, n’était qu’un petit rang, et il vous fallait faire trois milles matin et soir, pour aller à l’école de Sainte-Anne. Alors on vous mit en pension chez la vieille Dupéré, afin que vous ne manquiez pas votre catéchisme.

— Oui, je me souviens bien de cela, dit Antoine. Il y avait de la tristesse dans la maison, et malgré nos rires et notre insouciance on pleurait le départ de la grande sœur, et l’on se disait tous les deux, tu sais Joseph, que le père et la mère pleuraient toujours et qu’ils ne nous aimaient plus…

— Pauvres enfants… fit la mère.

— Mais la neige qui brillait derrière la vitre, et la tasse de café d’orge que nous faisait la mère Dupéré suffisaient à nous mettre en joie. C’est bien insouciant l’enfance, mais comme il est heureux qu’il en soit ainsi, dit Antoine.

— Alors toujours seule à la maison, après avoir eu tant de rires et de tendresses autour de moi, j’ai cru mourir de chagrin, reprit la vieille maman. Mais Dieu mesure les forces à la douleur qu’il envoie, c’est certain. Et quand tu partis, Antoine, il y a quinze ans, mon cœur se brisa comme autrefois, lorsque la mort avait passé.

— Si j’avais connu tout cela, je ne serais jamais parti, dit Antoine d’un ton plein de sincérité.

Il oubliait qu’alors il était jeune et enthousiaste, et que le récit des infortunes qu’on n’avait pas vues pas plus que les conseils de l’expérience qui fait défaut, n’a jamais pu retenir l’emballement d’une jeunesse ambitieuse et têtue.

— Reste ! Ne pars plus, puisque te voilà revenu, fit la mère, sur un ton de prière.

— Je suis pauvre, avoua Antoine en rougissant.

Vous nous voyez bien vêtus, c’est vrai, mais c’est presque obligatoire dans les villes, où le luxe remplace notre besoin de liberté. Les terres d’ici sont riches et belles ; elles ne doivent pas se donner.

Le fermier regarda son frère puis sa mère avec l’intention de dire quelque chose, mais il se pencha, secoua la cendre de sa pipe, et dit simplement en se relevant : Viens donc voir les bâtiments, Toine !

C’est à ce moment que Pierre et Freddy revenaient de leur petite excursion et qu’ils allèrent se mettre au lit sur les instances de la fermière.

Dans la demi-obscurité de la cuisine, la vieille maman a pris son gros chapelet de buis. Tout en murmurant les Ave, son cœur de chrétienne supplie le Ciel de lui garder le fils tant pleuré.