Le procès de Marie-Galante (Schœlcher)/III

E. de SOYE & Cie (p. 22-39).


CHAPITRE III.

origine des événements de Marie-Galante.


§ 1er. — une arrestation arbitraire est le première cause des désordres.


Le 1er février 1850, par arrêt de la Cour d’appel de la Guadeloupe, chambre des mises en accusation, sur cent cinquante inculpés dans les événements de Marie-Galante, soixante-neuf étaient relaxés et soixante-douze renvoyés devant la Cour d’assises de la Pointe-à-Pitre. Cinq prévenus décédés en prison, les trois blancs, accusés du meurtre de Jean Charles, à qui on faisait la faveur de les juger séparément, un autre accusé, dont le jugement avait été ajourné pour supplément d’instruction, complétaient le personnel de ce procès-monstre. La plupart des inculpés, détenus depuis neuf mois, avaient insisté vainement pour être rendus à la liberté ou pour obtenir des juges ; on est en droit de s’étonner d’une détention préventive infligée à soixante-neuf citoyens et prolongée, pour quelques-uns, jusqu’à neuf mois, dans une petite colonie où tous les éléments de l’instruction sont sous la main du juge.

Pendant tout le temps que durèrent les enquêtes, contre-enquêtes, interrogatoires, etc., les malheureux prévenus restèrent entassés dans les casemates trop étroites du fort Richepanse. Cinq y périrent, cinq ! faute par l’administration de tenir compte du rapport de M. Cornuel, médecin en chef de la marine. L’homme de l’art avait courageusement déclaré que, dans l’état des choses, le séjour des casemates était mortel.

Enfin, le 11 mars 1850, les débats s’ouvrirent.

Nous allons d’abord démontrer, avec les dépositions des témoins à charge eux-mêmes, que les tristes événements de Marie-Galante ont été provoqués par une arrestation arbitraire. Tout l’intérêt du procès se concentre sur ce point. S’il est prouvé que la mesure prise à l’égard d’un citoyen qui distribuait des bulletins de vote est la cause directe des désordres, il est évident que l’accusation de complot organisé tombe d’elle-même. S’il est prouvé de plus que l’arrestation était illégale, le fait de provocation rejette la responsabilité des événements sur les provocateurs, et il détruit de fond en comble la prétendue complicité.

Nous ne sommes pas tentés d’excuser les excès, les crimes commis, mais on les a tant exploités contre les nègres, que nous voulons dire quelques mots, non pas, loin de nous cette pensée, non pas pour justifier, mais pour expliquer l’égarement des coupables. Les électeurs noirs, réunis au Grand-Bourg, voient arrêter arbitrairement et garroter un homme à qui ils accordent leur confiance ; ils ont le tort, dans le premier moment d’indignation, de demander sa mise en liberté : ils ont le tort de vociférer autour de la troupe. Comment réprime-t-on ces fautes ? En fusillant des groupes désarmés qui se bornaient à crier, qui n’avaient commis aucune voie de fait. L’autorité était dans son droit légal, elle tirait sur des hommes qui ne voulaient pas cesser de réclamer un prisonnier ; soit : mais ce droit, n’en a-t-elle pas trop cruellement usé ? Voilà la question que nous posons hardiment. Quant à nous, rien au monde ne pourra nous empêcher de soutenir qu’avec la puissance morale qu’exerce sur les anciens esclaves la présence de la troupe sous les armes, il était facile de ramener l’ordre sans effusion de sang. Ceux qui ont vu les morts sont devenus fous de colère : ils ont cru, nous disons, ils ont cru, que les blancs qu’ils savaient occupés depuis longtemps à préparer leurs fusils[1], voulaient les massacrer : ils ont cru « que la guerre était déclarée ; » c’est une expression qui s’est cent fois retrouvée dans les débats ; ils n’avaient pas de fusils, ils ont pris des torches !… Parmi ces incendiaires, ces dévastateurs, il y avait plus d’un malheureux horriblement aveuglé par le désespoir, qui pensait venger ainsi la mort d’un frère, d’un père, d’un fils tués sous leurs yeux par la mousqueterie. Encore une fois, nous ne prétendons pas excuser des crimes, nous expliquons, on jugera.

Tels sont les faits en masse, arrivons aux charges. Voici comment le procureur général formule son accusation contre l’honorable M. François Germain :

« À son arrivée, il fut aussitôt entouré par un groupe nombreux. Il recommença les mêmes manœuvres que la veille. Le garde-champêtre Bacot et le gendarme Caire s’en aperçurent. Il s’emparait des bulletins des électeurs et en distribuait d’autres, il parlait avec chaleur et se laissa emporter jusqu’à dire que Bacot serait cassé, qu’un fonctionnaire public n’avait pas le droit de s’occuper d’élection, faisant allusion sans doute aux invitations du maire, transmises par cet agent aux cultivateurs, qui refusaient de voter avant l’arrivée de leur chef. Conduit devant le maire, l’accusé n’avait pas eu le temps de faire disparaître les bulletins qu’il venait d’arracher aux cultivateurs sans les consulter. (Acte d’accusation.)

Il se laissa emporter jusqu’à dire qu’un fonctionnaire public n’avait pas le droit de s’occuper d’élection ! Voilà un des crimes de M. François Germain. Dans son impartialité, M. le procureur général oublie qu’il existe une circulaire de M. le gouverneur général des Antilles, où il est dit : « J’userai de tous les moyens de répression qui me sont attribués contre les fonctionnaires qui s’immisceraient dans les opérations électorales, et qui y concourraient autrement que par l’émission de leur vote. »

De son côté, dans son rapport au procureur de la République, le maire explique les faits de la manière suivante :

« Le lundi 25, les bureaux se sont ouverts il sept heures du matin. Un grand nombre d’électeurs, parmi lesquels se trouvaient ceux mêmes qui avaient voté la veille, entouraient la mairie ; deux ou trois se sont présentés et ont déposé leurs votes ; puis, personne ne se présentant plus, je suis sorti, et j’ai engagé les citoyens qui n’avaient pas encore déposé leur bulletin à le faire. Le garde champêtre Michel Bacot et le gendarme Caire m’amenèrent alors le citoyen Sans-culotte de l’habitation Beaurenom, qui engageait les cultivateurs à ne pas voter avant l’arrivée de leur chef. Ce fait a été constaté par un procès-verbal. (Quel crime !) Vers dix heures est arrivé le citoyen Jean-François Germain, qui ne faisait pas partie du bureau et qui avait voté la veille. Il a été immédiatement entouré par un groupe considérable, qu’il s’est mis à pérorer dans un but de désordre. Il leur demandait leurs bulletins, les déchirait et leur en distribuait d’autres. (Vous leur en aviez donc déjà distribué, monsieur le maire ?) Le garde Bacot et le gendarme Caire, ayant entendu ses propos séditieux, l’ont arrêté et conduit devant moi. Après avoir dressé procès-verbal de ce fait, j’ai requis de M. Nicolas Hoüelche, capitaine des chasseurs à cheval, deux hommes de sa compagnie et deux gendarmes pour opérer la conduite au Grand-Bourg du citoyen Jean-François. »

Voyons maintenant ce que dit M. François Germain dans son interrogatoire.

« À mon arrivée, j’ai trouvé ces messieurs réunis sur les glacis de M. Théophile Bonneterre. Tous les citoyens sont venus me dire que Bacot distribuait des bulletins Bissette et Richard. Je leur ai dit qu’un garde champêtre n’avait pas le droit de faire de la propagande, et que j’allais me plaindre. Quelques personnes étaient réunies près de moi et parlaient haut. C’est alors qu’on est venu m’arrêter et me frapper. M. Desondes m’a insulté et m’a dit que c’est d’ordre du commandant que l’on m’arrêtait. M. Roussel et d’autres personnes, pendant que j’étais arrêté, m’ont craché à la figure, en me disant que nous étions des scélérats qui voulaient voter pour d’autres scélérats comme nous : Schœlcher et Perrinon. » (Audience du 12 mars, compte-rendu du Progrès.)

Le maire qui a ordonné l’arrestation de M. Germain maintient ses dires ; mais le gendarme Caire et le garde champêtre Bacot, qui ont exécuté ses ordres, font les dépositions suivantes. Nous les copions, à dessein, dans le compte-rendu de l’Avenir, l’un des organes de la réaction, qui ne saurait être suspect de partialité en faveur des accusés.

« M. le président, à Bacot : Qu’avez-vous dit à M le maire, en lui conduisant Germain ?

« — J’ai dit à M. le maire que, lorsque Germain est arrivé il a été entouré ; mais je n’ai entendu que ces mots : « Bacot sera cassé. » Caire doit avoir entendu autre chose ; il était plus près que moi.

« M. le président, à Caire : Qu’avez-vous dit à M. le maire, en lui conduisant Germain ?

« — J’avais entendu Germain demander à quatre ou cinq cultivateurs : « Qui vous a donné ces bulletins ? — C’est Bacot, lui répondit-on. — Eh bien ! Bacot sera cassé[2].

« D. Vous n’avez rien entendu autre chose. — R. Non.

« D. à Théophile Bonneterre : Vous persistez à dire que l’on vous a rapporté que Germain tenait des propos séditieux ? — R. Oui.

« D. à Caire : Quelle consigne le maire vous avait-il donnée ? — R. Celle de faire attention à ceux qui viendraient comme la veille changer les bulletins et empêcher de voter librement.

« M. Pory-Papy (l’un des défenseurs) : Ainsi la consigne était de conduire devant le maire ceux qui changeaient les bulletins.

« M. Bonneterre : Non, mais ceux qui excitaient en disant que l’on voulait retirer la liberté.

« D. à Bacot. Quelles instructions aviez-vous reçues de M. le maire ? — R. Comme la veille M. Germain avait été vu au milieu de tous les groupes, et que ce jour-là les cultivateurs refusaient de venir voter, M. le maire me dit de surveiller et d’amener devant lui ceux qui les empêcheraient de voter ou leur prendraient leurs bulletins, de surveiller surtout Germain. » (Audience du 26 mars. Avenir du 3 avril.)

À l’audience du 28 mars, un témoin, M. Pasquier Philéas, propriétaire au Grand Bourg, dit qu’il a su par Caire et Bacot que M. Germain cherchait à faire croire que la liberté était menacée, « mais qu’il n’ose pas affirmer que Germain ait tenu les propos qu’il vient de rapporter ; il ne les a point entendus. » (Avenir du 3 avril, 2e sup.) En réponse à M. Desondes, autre témoin à charge, qui soutient que Bacot lui a fait part des excitations de M. Germain, le garde champêtre, interrogé, renouvelle sa première déposition en ces termes :

« Bacot : Je ne me rappelle pas avoir parlé à M. Desondes. Il se peut cependant que je lui aie parlé, mais je n’ai pas dit que Germain tenait des propos séditeux.

« D. à Bacot : Avez-vous entendu dire que Germain inspirait des craintes sur la liberté ? — R. On le disait de tout le monde ; on voyait bien que Germain formait toujours des groupes. » (Avenir.)

Après la lecture de ces différentes dépositions ne reste-t-il pas démontré que M. Germain ne tenait pas de propos séditieux et que, malgré les efforts du maire pour se justifier, l’arrestation de ce citoyen a été un acte arbitraire ? Rapprochez cette violence de la déclaration du commandant particulier de Marie-Galante, confessant à l’audience du 26 mars que pour empêcher Germain de retourner le lundi aux élections, il le fit, en sa qualité de chef de la milice, commander de service, et vous demeurerez convaincu que ce citoyen a été arrêté uniquement parce qu’on craignait son influence sur les cultivateurs qui l’attendaient, uniquement parce que sa présence dérangeait les calculs de ceux qui espéraient engager les noirs, à leur insu, dans leur combinaison électorale.

Est-il difficile maintenant de comprendre l’irritation de la population en présence d’une telle atteinte à la liberté individuelle ? Comment ! des électeurs sont réunis : aux invitations qu’on leur fait de déposer leurs votes, ils répondent unanimement « que pour voter ils attendent l’arrivée de leur chef » (Réquisitoire du procureur général), et quand ce chef, c’est-à-dire l’homme investi de leur confiance paraît, on l’arrête ! pourquoi ? Parce qu’il distribue, dans le plein exercice de son droit, des bulletins de vote et déchire, sur la présentation des cultivateurs, ceux que le maire, fort illégalement, leur avait fait distribuer ! Viendra-t-on dire qu’il usait de fraude, de violence ? Impossible. N’a-t-on pas avoué que les nègres l’attendaient ? dès lors, n’est-ce pas sur leur demande directe qu’il change leurs bulletins ? Est-il rien de plus innocent, de plus constitutionnel ? Est-il dès lors rien de plus coupable que de le garroter sous les yeux mêmes de ses amis, malgré son offre de se rendre avec un seul gendarme près de l’autorité compétente ? En vérité ! en fallait-il davantage pour porter le trouble parmi les cultivateurs ? Non, certes, et l’accusation l’a reconnu elle-même en disant que « l’arrestation de Germain devait inévitablement trouver une résistance bien forte de la part des noirs. » Si un pareil fait se passait en France, l’opinion publique le flétrirait comme un scandaleux abus de pouvoir. Aussi quand le procureur général, M. Rabou, s’efforce de justifier la conduite de M. Bonneterre, il en est réduit à s’appuyer sur les dépositions de ce maire et sur celle de M. Desondes, infirmées, comme on l’a vu, par les réponses aussi nettes, aussi catégoriques qu’invariables du gendarme Caire et du garde-champêtre Bacot. Prétendra-t-on que ces deux témoins ont atténué les faits ? Dans quel but ? On doit, au contraire, non pas s’étonner de leur sincérité ; mais l’admirer ; il leur a fallu beaucoup de conscience et de courage pour soutenir la vérité ; leur intérêt, en raison de leur position tout à fait dépendante, aurait pu les entraîner à ne pas contredire d’une manière aussi formelle les assertions d’un maire blanc et celles de l’accusation. Leur position inférieure même augmente le poids de leurs déclarations, qui restent acquises au citoyen François Germain.

Voilà donc un premier point inébranlablement établi : l’arrestation du citoyen François Germain, cause de tous les malheurs qui ont désolé Marie-Galante, était illégale.


§ 2. — violences de la répression.


Le témoignage de M. Hoüelche, que nous reproduisons d’après l’Avenir, montrera aussi que la conduite de ce capitaine des chasseurs à cheval (milice composée presqu’entièrement de blancs propriétaires) n’a pas peu contribué à amener des représailles de la part de la foule.

« Je dis au maire, dépose ce témoin, qu’il me fallait conduire Germain avec une partie de ma compagnie. Je partis en effet avec seize hommes ; nous étions entourés, j’engageai les assaillants à se retirer. Nous ne tardâmes pas à être assaillis. On disait : Il ne faut pas les laisser passer… Sainte-Rose Arsonneau particulièrement excitait les masses. Au même moment, je reçus un coup de pierre entre les deux épaules ; mon lieutenant fut blessé. Je fus obligé de commander le feu. Plus loin, Germain tombait de cheval et il tombait volontairement. Arrivés devant la maison de Bonhomme, un millier de piques[3] barraient la route. Je demandai le passage : Non ! non ! cria-t-on ; vous ne passerez pas ! Zami Claudie, en avant, criait aux armes. Il s’approcha de moi avec une pique ; je me renversai sur mon cheval pour éviter le coup et je tirai en appuyant mon pistolet sur la poitrine à Zami Claudie, qui tomba ; je crus l’avoir tué[4]… Je remontai chez M. Bonneterre qui me dit qu’il ne savait plus que faire, que les nègres empêchaient même qu’on fit boire les chevaux des chasseurs que j’avais laissés chez lui. Le maire se décida alors à faire les sommations, qui furent répétées à plusieurs reprises. Les groupes ne bougèrent pas ; alors je me vis contraint de commander le feu, qui fut réitéré trois fois. » (Audience du 26 mars, Avenir.)

Zami Claudie est un vieux nègre boiteux, infirme, qui nie en ces termes avoir même menacé M. Hoüelche : « Pendant que j’étais à mon jardin qui est à la limite de la grande route, j’ai entendu la cavalerie qui s’avançait au milieu d’un grand bruit. Au même instant j’ai entendu trois coups de fusil ; étant infirme et ne pouvant pas bien marcher, j’ai voulu me mettre à l’abri. Ne pouvant pas courir aussi bien qu’un autre, je ne me battais pas, et si je n’étais pas infirme, je n’aurais pas été blessé, car j’aurais fui. C’est M. Hoüelche qui m’a tiré une balle. » (Progrès du 17 mars.) « J’étais appuyé sur ma petite canne, c’est ce que M. Hoüelche a pris peut-être pour une pique. » (Progrès, 7 avril). Mais ce n’est pas seulement sur Zami Claudie que le capitaine de milice a tiré à bout portant : quelques heures avant, il avait tué un autre noir. « Je m’adressai, dit-il, à un individu que je connaissais, le nommé Jean-Pierre, je lui dis de s’éloigner ; il me porta un coup de pique qui m’atteignit à la jambe ; le sang en rejaillit. Je saisis mon pistolet et le déchargeai sur lui. Cet homme est mort à l’hôpital, » (Compte-rendu du Progrès.)

Quant aux décharges faites en dernier lieu sur les groupes, le Progrès complète ainsi les détails que nous fournit l’Avenir : « Il me fallut, dit M. Hoüelche, commander le feu, puis un second, puis un troisième, exécutés par les quinze hommes d’infanterie de marine. Ce n’est qu’après ces trois feux que le rassemblement quitta la savane. Il alla se porter à six ou sept cents pas pour mettre le feu à une pièce de cannes. Mais je dois dire que les individus qui mettaient le feu ne tardèrent pas à l’éteindre eux-mêmes. » Progrès du 7 avril.)

Cependant M. Hoüelche, qui tire à bout portant sur deux hommes, tue l’un et traverse le corps de l’autre d’une balle, qui fait fusiller par trois fois des malheureux sans armes, sous prétexte d’agression et de blessures, M. Hoüelche, le héros de cette funeste journée, récompensé, sur la proposition de M. Tracy, par l’étoile des braves, est de tous ceux qui l’accompagnaient celui qui a été atteint le plus sérieusement ; encore n’a-t-il été touché à la jambe que par une pique de bois, ce qui ne l’a pas empêché de faire son service toute la journée. Ce simple rapprochement peut faire apprécier, d’une part, le danger des attaques des assaillants ; d’autre part, ce que l’accusation appelle les nécessités de la défense ! En tous cas il reste constant, d’après la propre déposition de M. Hoüelche, que « c’est seulement après les trois feux de peloton que le rassemblement alla incendier une pièce de cannes. » L’incendie fut donc un acte de vengeance, toujours très-coupable, mais provoqué par la fusillade.

Nous nous sommes imposé la loi de respecter la vie privée des personnes dont nous discutons les actes officiels : cependant, il nous est impossible de dissimuler un trait particulier propre à faire apprécier le caractère qu’a pu avoir l’intervention de M. Hoüelche dans ces événements. À notre sens, de même que la conduite de M. Bonneterre est la cause originelle des désordres, de même, l’emportement de caractère du capitaine des milices est la cause de la collision sanglante. Or, nous trouvons une constatation nouvelle de cet emportement de caractère dans une condamnation pour voies de faits encourue par M. Hoüelche, le 18 mars 1850[5].

On prétend que M. Rabou, toujours impartial et surtout jaloux de l’honneur de la magistrature, aurait dit en apprenant cette condamnation : « C’est un arrêt politique, » et il semble avoir fait partager son opinion au ministère, car au nombre des magistrats dernièrement révoqués se trouvent précisément MM. Hardouin, Turek et Leroy, trois des juges qui prirent part avec MM. Cleret (colon), Darchis et Guasco, à l’arrêt de condamnation ! Avis aux autres. Il est vrai qu’après un tel jugement il devenait fort embarrassant pour M. Rabou de vanter la modération et la mansuétude de son principal témoin. Ce tempérament trop porté à tout résoudre par les moyens violents, se révèle chez M. Hoüelche en maintes circonstances, et nous insistons, parce qu’en raison de son grade il nous paraît avoir eu la plus funeste influence sur les événements de Marie-Galante. Ainsi nous l’entendons encore dans l’audience du 27 mars déposer en ces termes : « M. Pory-Papy : Il y avait alors un ordre général d’arrestation. — Le témoin : J’avais ordre de l’amiral Bruat et du gouverneur de faire une tournée à la campagne, d’arrêter tous ceux qui, à ma connaissance, avaient pris part aux désordres et même de faire feu si je rencontrais de la résistance. » (Progrès, 7 avril.) C’est déjà, chacun en conviendra, une chose exorbitante au dernier degré de donner à un particulier, sans caractère judiciaire, mission d’arrêter qui il lui plaît ; bien qu’aux colonies les autorités se croient trop dispensées d’observer les formes de la loi, c’est déjà beaucoup d’admettre que M. Bruat et M. Favre n’aient pas craint de les mépriser à ce point. Mais comment supposer que leur amour de l’ordre ait été jusqu’à cette monstruosité, en autorisant un citoyen à mettre la main sur tout le monde, de l’autoriser aussi à tuer tous ceux qui résisteraient à l’arbitraire le plus révoltant qui fut jamais. À moins que les deux gouverneurs n’en conviennent, nous penserons toujours que le capitaine des milices de Marie-Galante s’est encore laissé dominer là par sa déplorable facilité à user de l’ultima ratio.

On sait les fatales conséquences de ce qu’on appelle l’héroïsme de M. Hoüelche. Les noirs, fuyant les coups de fusil tirés sur eux à bout portant, se répandirent dans la campagne et mirent le feu à plusieurs habitations. Quelques misérables profitèrent du tumulte pour satisfaire de criminelles rancunes. Autant que personne, nous réprouvons de semblables excès, mais si nous en flétrissons les auteurs, nous n’en devons pas moins protester contre les déclamations dont ces excès ont été le prétexte. À côté d’actes sauvages, n’a-t-on pas après tout à placer des exemples d’une générosité sublime ? Les récompenses accordées à des nègres pour leur conduite dans les événements de Marie-Galante, et enregistrées au Moniteur, ne viennent-elles pas attester que la masse n’est point solidaire des attentats commis par quelques-uns ? On n’est donc pas plus fondé à rendre tous les affranchis responsables de crimes isolés, qu’à reprocher à tous les anciens maîtres le meurtre de Jean-Charles assassiné par trois blancs.


§ 3. — quelques colons seuls coupables des craintes que les nègres peuvent avoir sur leur liberté.


Arguant du soulèvement qui suivit les fusillades, l’accusation a prétendu que l’arrestation de M. François Germain n’a pas été la cause, mais bien le prétexte dont se sont emparés les agitateurs. Quoi ! c’est le moment où toutes les autorités étaient sur pied, où la milice et la troupe de ligne étaient sous les armes, où le Cygne, brick de guerre, venait de débarquer ses marins et ses batteries ; c’est ce moment que les électeurs noirs et mulâtres eussent choisi pour s’insurger, eux sans armes, eux assurés de la majorité incontestablement acquise à leurs candidats ! On n’imaginerait jamais, d’ailleurs, quelles raisons ont été invoquées par le ministère public pour donner créance à cette version. Il incrimine le calme même qui avait accompagné, à Marie-Galante, la proclamation de la liberté ! Lisez : « La proclamation de la liberté eut lieu à Marie-Galante au milieu d’un calme apparent. Les noirs de la campagne affluaient en ville, et recevaient, avec une joie tranquille, la nouvelle de ce grand événement : des danses, des chants, telles étaient les seules manifestations : le jour suivant les retrouvait sur leurs habitations respectives, concluant des marchés avec leurs anciens maîtres, et montrant les dispositions les plus pacifiques. Ces débuts dépassaient toutes les espérances et devaient faire craindre pour l’avenir. » (Acte d’accusation.) Ou saisît bien dans ce passage les étranges préoccupations de M. Rabou. Comment des dispositions pacifiques donnent-elles à craindre pour l’avenir ? Nous lui laissons le soin de l’expliquer, nous n’avons pas à juger, nous racontons ; mais n’est-il pas permis de dire qu’avec une semblable disposition d’esprit le ministère public ne pouvait apprécier bien sainement toutes choses ? On l’entend constamment parler de mauvaises influences exercées auprès des cultivateurs. Les appréhensions que des affranchis de la veille ont naturellement pour leur liberté, trop longtemps désirée, trop tardivement acquise, M. Rabou ne manque jamais de les attribuer à de prétendus meneurs mulâtres. — Il n’existe de mauvais projets ni contre la liberté des nègres, ni contre la propriété des blancs : voilà la vérité ; mais pourquoi donc, lorsque M. Rabou trouve si simple que des blancs croient à des complots de nègres contre leurs propriétés, lorsqu’il y croit lui-même, trouve-t-il impossible que des nègres croient également tout seuls à des complots de blancs contre leur indépendance ? Le cerveau des noirs est pareil à celui des blancs ; les soupçons qui naissent dans l’un peuvent parfaitement naître dans l’autre. L’histoire d’ailleurs expliquerait encore de pareilles craintes, surtout pour les noirs de la Guadeloupe, qui, déjà libérés une fois par la grande Révolution, se sont vus barbarement rejetés dans l’esclavage. M. Rabou suppose des menées occultes de la part des mulâtres ; il s’attache, pour les incriminer, à des fantômes, et il ne veut pas écouter quelques anciens maîtres dont le langage inconsidéré compromet réellement la tranquillité publique[6]. C’est encore un des organes des rétrogrades qui nous fournit la citation suivante :

« Louis Nelson, dit Beaurenom, renvoyé à sa place, redemande à parler. Il revient et dit que les blancs, sur la savane, disaient tout haut qu’on avait besoin des nègres pour travailler, non pour voler ; que c’était la dernière fois qu’ils votaient et qu’on leur ôterait leur liberté. Il ajoute que les blancs les ont attaqués, les ont tués à coups de fusils.

« M. le procureur général : L’accusé a dit avoir entendu dire par des blancs qu’on ôterait leur liberté aux noirs ; peut-il nommer ceux qui ont tenu ce propos ? — R. M. Ducos père, M. Bonneterre. » (Avenir du 20 mars.)

Un autre accusé, Antoine, s’exprime ainsi :

« J’ai été voter dimanche à la Capesterre ; M. Saint-Georges Lacavé nous a dit : « Allez voter, c’est la dernière fois ; vous recevrez après cette fois vingt-neuf coups de fouet. »

L’accusé Cétout ajoute encore :

« Je voyais les blancs descendus à cheval, armés : ils disaient qu’il fallait leur payer notre liberté. Je craignais pour elle, j’ai été alors prendre un fusil !

« Le président : Personne ne veut prendre votre liberté. — R. Vous dites cela, vous, mais les blancs de Marie-Galante ne disent pas cela ! Ils disaient que notre liberté c’est feuille banane. Je n’ai rien fait. Je voulais défendre ma patrie. Je voyais un gros bâtiment mouillé à Marie-Galante ; les blancs courir avec leurs pistolets dans les chemins ; je voyais le vesou (jus de canne) surir dans les bacs ; c’était la première fois que je voyais une pareille chose. J’ai cru que c’était pour retirer noire liberté. » (Compte-rendu du Progrès.)


§ 4. — les nègres persuadés qu’on leur avait déclaré la guerre.


Quand d’anciens maîtres tiennent ce langage, où nous ne voyons, nous, qu’une légèreté imprudente, mais que d’anciens esclaves peuvent prendre à la lettre, n’est-il pas inconcevable que le ministère public vienne, comme les journaux de l’ordre, parler d’émissaires mulâtres qui s’en iraient dans les campagnes répandre des bruits alarmants pour agiter le pays ? Et pourtant, on n’a jamais pu saisir, jamais ! un seul de ces prétendus malfaiteurs ? Pour lui, tout mulâtre qui a la confiance des cultivateurs est un artisan de désordre ; c’est ainsi que l’on a emprisonné les hommes les plus honorables de la classe jaune comme instigateurs de dévastations et d’incendies !

Les nègres ont été poussés à la révolte par les mulâtres ! Eh ! mon Dieu, avaient-ils besoin d’être excités, les malheureux qui voyaient tomber à leur côté leurs camarades, coupables de réclamer la délivrance d’un prisonnier arrêté arbitrairement ? Qu’on lise attentivement le procès, et l’on s’assurera que l’exaspération de tous, comme les inquiétudes de plusieurs, prennent uniquement leur source dans les propos de quelques colons, que nous venons de rapporter ; dans la cruelle violence dont ils venaient d’être victimes et dans le désespoir égaré où les avait jetés la perte de leurs frères, de leurs amis, de leurs parents, de tout ce qu’ils avaient de cher.

« Arrivé aux Basses, le feu était dans une pièce de cannes. Il y avait beaucoup de monde. Je leur fis des reproches. Je leur recommandai d’éteindre le feu, en leur disant qu’ils se faisaient tort à eux-mêmes, et qu’ils me forceraient à rougir. J’étais dans ce moment entouré d’une foule de personnes qui me dirent qu’ils ne me connaissaient pas ; que l’on avait tué leurs frères, qu’ils devaient les venger. » (Interrogatoire de M. Alonzo, Progrès du 21 mars.)

« D. Qu’avez-vous fait à Gagneron ? — R. J’ai fait comme les autres.

« D. Et à Vidon ? — R. Comme les autres.

« Qui vous a engagé à faire cela ? — R. C’est la mort de mes frères. » (Interrogatoire de Michel Charleson, Progrès du 28 mars.)

« Les blancs ont tué trop de nègres, il faut que les nègres fassent aussi quelque chose. » (déposition du témoin Alexandre, rappelée dans la plaidoirie de Me Percin, Progrès, 21 avril.)

« D. Que vous a-t-on fait ? — R. On a tué mon frère.

« D. Mais ce n’est pas M. Bonneterre qui a tué votre frère. — R. Si ! c’est lui-même qui a ordonné aux soldats de tirer sur mon frère, qui était devant une pièce de cannes.

« Le président : Il fallait obéir aux sommations de l’autorité. — R. Et nos camarades qui étaient tués ? Si c’étaient vos camarades, vous auriez fait comme nous ; nous faisions la guerre.

« D. Quelle idée aviez-vous quand vous apportiez la paille ? — R. Quelle idée avait aussi M. Théophile Bonneterre ? C’était la guerre. » (Interrogatoire de Faustin, Jean-Baptiste, Progrès.)

Cette idée de guerre se retrouve partout, Claude (habitation Mayoubé) s’écrie : « Tout ce monde, qui vient aujourd’hui pour déposer contre nous, a fait la guerre aussi ; maintenant ils viennent faire des mensonges ! » Les noirs ne comprenaient pas autrement l’injustifiable arrestation de M. François Germain, et l’usage que la milice et les marins avaient fait si précipitamment de leurs armes.

L’accusé Antoine dit encore : « Un gendarme m’a assommé de coups de chaînes ; il tue disait : oh ! le coquin ! on ne donne plus de coups de fouet, mais je f… des coups de chaînes. Tous les béquais (tous les blancs) de la Capesterre n’entendent pas plus raison que les soldats : pour rien ils tirent des coups de fusil sur les nègres. »

Cétout, au président, qui lui demande pourquoi il a pris un fusil, répond de même : « Les blancs étaient armés, tuaient mes camarades ; j’ai pris un fusil pour me défendre ; la mairie de M. Théophile Bonneterre a toujours eu du désordre. Depuis le dimanche matin, M. Hoüelche disait qu’il ne voulait plus la liberté ; que le fouet allait arriver. Dans un jour, on a tué douze des nôtres, et on les a jetés sans les enterrer. On voulait prendre notre liberté ! Personne ne m’a jamais donné de mauvais conseils ; tout ce que je dis est vrai. Vous ne connaissez donc pas, M. le président, les blancs de Marie-Galante ! Je connais M. Hoüelche, depuis mon enfance je suis à son service, il ne peut pas sentir la liberté ! Quand on a travaillé un an chez certains maîtres de Marie-Galante, ils vous donnent 1 franc ; et, si vous faites des réclamations, vous recevez des coups de pieds et des coups de poings. »

À l’appui de cette assertion de Cétout, outre la condamnation de M. Hoüelche, vient un jugement correctionnel, du 19 février 1850, qui condamne M. Pelissier Montémont, propriétaire dans cette dépendance à vingt jours de prison et 200 fr. d’amende, pour avoir frappé un charpentier mulâtre de son habitation, qui, chassé depuis trois jours, avait l’incroyable insolence de venir réclamer le paiement de son salaire.

Par ce qu’on vient de lire, on peut juger quelles étaient les appréhensions des noirs et qui les leur avait inspirées. Me Pory-Papy a tracé, de cette situation, un tableau tellement saisissant, que nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ses paroles.

« La Guadeloupe et Marie-Galante, dit l’éloquent défenseur, à l’époque des élections, se trouvaient, en quelque sorte, en état de siège. Dès le 23 juin, veille des élections, et, par une coïncidence remarquable, la Cour d’appel avait évoqué les troubles nés et à naître dans la colonie, tous tes maires avaient pris des précautions militaires inusitées pour une lutte présumée. Le 24 juin, les électeurs blancs du Grand-Bourg (campagne), revêtus de leurs uniformes, traînaient le sabre devant la mairie, et leurs plumets flottaient aux yeux des noirs, comme un signal de guerre civile. Le surveillant de l’habitation Pirogue, José Moreau, à leur vue, se frappait la poitrine, et disait hautement qu’il braverait la mort pour la liberté. Un détachement d’infanterie stationnait dans la cour. Cet appareil formidable, appuyé de deux cent quarante cartouches à balles, mises à la disposition des chasseurs à cheval, faisait présager un conflit imminent. Le brick de guerre le Cygne avait jeté l’ancre, depuis trois jours, sur la rade ordinairement déserte de Marie-Galante. Vont comprenez, messieurs, l’effet que de pareilles dispositions guerrières durent produire sur l’imagination défiante des noirs. Cependant la journée du dimanche se passa partout avec calme, au dire de tous les documents, de tous les fonctionnaires, de tous les maires, de tous les témoins. M. Théophile Bonneterre ne sanctionna pas l’arrestation du sieur Sainte-Luce, qui distribuait des bulletins de vote aux cultivateurs, et se borna à inviter Chéri et Germain à ne point s’immiscer dans la police du collège électoral. Plût à Dieu qu’il eût persisté dans cette voie de légalité jusqu’à la fin des élections ; mais il devait subir toute une pression atmosphérique, chargée, pour ainsi dire, de courants électriques contraires. » (Compte-rendu du Progrès, n° du 18 avril 1850.)


  1. « Les travailleurs venaient souvent me dire que les blancs faisaient des balles ; que les blancs nettoyaient leurs armes ; qu’ils voulaient gourmer. » (Interrogatoire de M. Alonzo, Progrès, 21 mars.)

    « Nous sommes entrés chez M. Bauséjour ; j’ai pris deux poids en plomb ; je les ai jetés dehors, en disant : C’est avec cela que les blancs font des balles pour tuer nos frères. » (Interrogatoire d’Hippolyte, Progrès, 28 mars.)

  2. M. Germain, dans cette réponse, faisait sans doute allusion à la circulaire du gouverneur général, que nous avons mentionnée plus haut.
  3. Le lecteur ne doit pas oublier que ces piques sont de longues gaules de bois dont l’extrémité est simplement durcie au feu.
  4. Zami Claudie a eu le corps traversé par la balle de M. Hoüelche ; la conservation de sa vie est un miracle.
  5. M. Jean-Sébastien, le 28 décembre 1849, se présente chez M. Hoüelche pour réclamer le paiement d’un billet de 194 fr., souscrit à son ordre, Je 25 septembre 1848, pour solde de ses gages d’économe. Le débiteur déclare qu’il ne peut donner ni total ni à-compte, M. Sébastien se plaint et insiste. Aussitôt M. Hoüelche, qui se croit toujours au bon vieux temps de l’esclavage, se précipite sur son créancier et lui applique un si rude coup de poing sur le visage que le sang jaillit par le nez et injecte l’œil droit. Les mulâtres ne respectent plus rien, ils ne reçoivent plus les coups des blancs sans les rendre ; M. Sébastien commence par se défendre vigoureusement, et ensuite il porte plainte, après avoir fait constater par un médecin la gravité de sa blessure. M. Hoüelche porte également plainte comme ayant été battu par son ancien économe. Aux débats, les témoins renouvellent les dépositions qu’ils ont faites dans l’instruction, et il en résulte que c’est le capitaine qui a le premier frappé son créancier. La Cour, jugeant en police correctionnelle et composée de six magistrats, condamne M. Hoüelche à vingt jours de prison et 200 francs d’amende, et acquitte M. Sébastien.
  6. Nous renvoyons aux annexes, lettre A, la discussion d’un article du Journal des Débats, où l’on verra si ce sont les mulâtres qu’il est juste d’accuser.