Le procès de Marie-Galante (Schœlcher)/I

E. de SOYE & Cie (p. 5-8).


LE
PROCÈS DE MARIE-GALANTE
Séparateur


CHAPITRE I.

Faits préliminaires


La transformation sociale qui s’est accomplie aux colonies, par l’abolition de l’esclavage, a soulevé beaucoup de mécontentements dans l’ancienne classe des maîtres. En pouvait-il être autrement ? L’habitude d’une longue domination, le préjugé de couleur, si puissant parmi les propriétaires d’esclaves noirs, leurs intérêts matériels momentanément froissés, le regret des privilèges perdus, tout devait faire craindre l’opposition que rencontrerait cette grande mesure d’humanité, si légitime et si nécessaire qu’elle fût, si prudente et si sage qu’ait été la manière dont elle s’opéra. À la résistance que les abolitionnistes avaient éprouvée de la part des colons avant l’affranchissement, on pouvait mesurer l’ardeur de la lutte qui allait s’engager après la proclamation de la liberté. Cependant les faits ont dépassé les plus tristes prévisions. Le mauvais vouloir des adversaires du régime nouveau, comprimé un instant par la révolution de Février, ne tarda pas à éclater aux Antilles surtout, où le mouvement des agitations de la mère-patrie se transmet avec plus de force que dans nos autres établissements d’outre-mer. — Les tendances des pouvoirs successeurs du Gouvernement provisoire contribuèrent aussi à développer, au plus haut degré, l’antagonisme qui divisait déjà les différentes classes de la société coloniale.

Cet état de choses s’est plus particulièrement révélé lors des élections pour l’Assemblée législative, et les troubles dont les opérations électorales de juin 1849 ont été l’occasion à la Guadeloupe, servent encore aujourd’hui à motiver les mesures répressives que l’oligarchie coloniale sollicite et obtient contre les affranchis.

Le procès qui a suivi les événements de Marie-Galante, une des dépendances de la Guadeloupe, n’est en réalité qu’un procès intenté à la majorité des électeurs de cette colonie. Aussi, le meilleur moyen de faire justice des accusations monstrueuses répandues sur le compte des nouveaux citoyens, et d’éclairer l’opinion publique sur la véritable situation de nos départements d’outre-mer, est-il d’analyser ces importants débats.

Tel est le but que nous nous proposons.

À la prétendue conspiration générale et permanente qui est la base des impostures des ennemis de l’égalité civile et politique dans les colonies, nous opposerons les vains efforts tentés par le ministère public pour rattacher les unes aux autres les différentes affaires nées de la crise électorale de 1849. À l’accusation de complot organisé, nous répondrons par les débats eux-mêmes : en face de la condamnation d’un grand nombre des accusés de Marie-Galante, nous mettrons l’acquittement de ceux de la Gabarre, que les réquisitoires du procureur général signalaient comme les chefs de la conjuration ; enfin, pour réduire à néant l’affreuse imputation de massacre, sans cesse renouvelée contre les affranchis, nous prouverons que pas un blanc n’a été tué, que plusieurs d’entre eux, au contraire, ont été protégés par des noirs, tandis que cinquante noirs au moins sont tombés sous les balles de la troupe et de la milice !

Après avoir fourni à tous les esprits impartiaux les éléments indispensables pour se prononcer avec connaissance de cause, nous laisserons à la conscience publique le soin de conclure, mais tout en respectant les arrêts de la justice coloniale, nous aurons établi ce que nous disons dès à présent : qu’il n’y a jamais eu de conspiration de noirs ni de mulâtres à la Guadeloupe ; que les troubles sont dus aux menées et aux rancunes de quelques éternels incorrigibles, encouragés par la conduite des autorités locales.

Avant d’entrer dans le détail des faits, exposons la situation au milieu de laquelle ils se sont produits. On ne peut isoler les conséquences de leur cause ; d’ailleurs, quelques mots suffiront.

Nous l’avons dit, c’est aux élections de juin 1849 que remontent les nombreux procès jugés dernièrement à la Basse-Terre. À cette époque, la direction supérieure de la Guadeloupe était confiée à M. Favre, capitaine de vaisseau, nommé gouverneur provisoire en remplacement de M. Fiéron, qui venait d’être rappelé en France pour rendre compte de sa conduite. Peu de mois auparavant, en effet, M. Fiéron avait embarqué d’un seul coup, brutalement, le procureur général, le préfet apostolique, et plusieurs autres fonctionnaires. Ces violences administratives, et le rappel qui en était résulté, auraient suffi seuls à exalter la coterie dont M. Fiéron était l’instrument, si déjà elle n’avait tout disposé, depuis les élections de 1848, pour tâcher de réparer l’échec qu’elle y avait essuyé. Il est bon aussi de noter que l’un des principaux chefs de service, M. l’ordonnateur Guillet, avait obtenu en 1848 les voix de la minorité, et que la majorité eut de nouveau à lutter contre son active hostilité.

Les choses en étaient là lorsque, par un hasard fatal, les élections de la Martinique précédèrent de quelques jours le moment fixé pour celles de la Guadeloupe, et compliquèrent la situation par le triomphe des candidats avoués du parti de la résistance. L’un des élus vint se présenter de nouveau aux suffrages des électeurs guadeloupéens, afin d’appuyer la combinaison des grands propriétaires, et surtout de faire échouer les candidats abolitionnistes.

Nous ne parlerons pas de cet agent électoral : nous avons dit ailleurs notre opinion à son égard[1]. Nous nous bornerons à constater qu’avant son arrivée, la colonie jouissait d’une tranquillité qui n’avait pas été interrompue depuis l’émancipation, et que partent où il passa, à la Gabarre, à Sainte-Rose, au Lamentin, à Port-Louis, ses paroles soulevèrent des collisions et provoquèrent de graves désordres. Marie-Galante, connue par la violence de ses antipathies de castes, Marie-Galante, la Corse des Antilles, comme l’appelait un des défenseurs des accusés, n’avait pas besoin de sa présence pour être également agitée ; ses patronnés y pourvurent.

Pour apprécier le caractère de cette inqualifiable propagande, il suffit de citer les paroles de M. Vernhette, parlant au nom du bureau chargé de la vérification des élections de la Guadeloupe. Dans la séance du 17 octobre 1849, tout en concluant à l’invalidation, ce rapporteur disait : « Nous sommes demeurés convaincus que le voyage de M. Bissette à la Guadeloupe avait été en lui-même un événement malheureux. »

Malgré tout, M. Perrinon et M. Schoelcher obtinrent 14, 000 voix sur 18, 000 votants. Les ennemis du nouveau régime colonial durent éprouver d’autant plus de colère de leur défaite qu’ils se croyaient mieux assurés de la victoire.

Tel était l’état des choses quand se produisit la conflagration de Marie-Galante.

Examinons les moyens employés par la réaction pour tirer parti des désordres.


  1. La vérité aux ouvriers et cultivateurs de la Martinique.