Le problème de l’Université de Gand

H. Carton de Wiart
Le problème de l’Université de Gand
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 606-625).
LE PROBLÈME
DE
L’UNIVERSITÉ DE GAND

L’opinion française suit avec une profonde émotion les débats soulevés autour de l’Université de Gand. Afin de renseigner nos lecteurs, nous avons demandé à M. H. Carton de Wiart, l’éminent homme d’État belge dont on sait l’amitié pour la France, de leur exposer la façon dont il envisage le problème et le point de vue auquel il s’est placé dans la discussion à laquelle il a pris une part si brillante.


Ce problème a suscité et suscite encore d’ardentes controverses en Belgique. Hors de Belgique, il est souvent mal connu ou mal compris. Ceux qui s’y intéressent sont naturellement portés à l’étudier et à le juger sous l’angle de leurs préférences personnelles. Les informations ou les commentaires que lui consacre la presse quotidienne laissent forcément dans l’ombre quelques-uns de ses aspects principaux, qui sont d’ordre historique ou d’ordre statistique. De tout ce qui se dit et s’imprime à son sujet, il subsiste, dans beaucoup d’esprits, des impressions confuses ou des opinions inexactes. Parfois même il s’en dégage, pour les meilleurs amis de la Belgique, je ne sais quel soupçon d’inquiétude sur la solidité du lien national qui unit les Belges de langue française et les Belges de langue flamande.

C’est pourquoi, bien que cette question appartienne au domaine de la politique intérieure et que les Belges soient jaloux, à juste titre, de la régler entre eux et en toute liberté, il n’est pas inutile d’en exposer les éléments essentiels dans un recueil aussi autorisé et aussi répandu que l’est la Revue. Après avoir résumé l’histoire de l’Université de Gand et rappelé les principales étapes du mouvement pour la création d’une Université flamande, mon dessein est de mettre en lumière les deux thèses entre lesquelles, au moment où j’écris, le Sénat de Belgique est appelé à choisir : la formule radicale qui tend à substituer progressivement le flamand au français dans l’enseignement des quatre Facultés gantoises, et la solution modérée qui voudrait simplement y juxtaposer des cours flamands aux leçons professées en français, de telle sorte que tous les étudiants de l’Université de Gand eussent désormais l’option individuelle de langue et de culture.

De ce simple exposé se déduira sans doute la conclusion que, si le problème est embarrassant, il ne justifie cependant pas toutes les alarmes qu’il a pu éveiller, de ci de là, en d’excellents esprits.


On sait qu’il existe en Belgique deux Universités organisées par l’État et dont tout l’entretien est à la charge du Trésor public. L’une a son siège à Gand, l’autre à Liège. Toutes deux furent créées en 1816, pendant la fragile existence du Royaume des Pays-Bas qui plaça la Belgique jusqu’en 1830 sous le sceptre de Guillaume Ier de Hollande. A côté de ces deux Universités officielles, l’Épiscopat belge restaura, en 1834, sous le nom d’Université catholique, l’antique Alma Mater de Louvain. Presque en même temps, le parti libéral bruxellois édifia de toutes pièces, dans la capitale, une Université libre, dont le programme exclut toute conception dogmatique. La prospérité de ces quatre grandes institutions d’enseignement supérieur n’a cessé de s’accentuer, suivant un rythme régulier et à peu près uniforme. Entre elles, se sont établies des relations confraternelles qui, au lendemain de la guerre, sont devenues plus étroites et plus cordiales à la faveur du souci commun qui les anime d’aider au progrès scientifique de la nation, ralenti par les quatre années de l’occupation allemande.

En effet, dès le début de cette période tragique, les conseils rectoraux des quatre Universités, d’accord avec le Gouvernement belge, avaient décidé de ne pas rouvrir les cours, afin de laisser à toute la jeunesse des écoles la liberté, dont elle usa si noblement, de rejoindre l’armée en campagne. La consigne patriotique fut strictement obéie jusqu’à la libération du territoire. En vain, le gouverneur général von Bissing invita-t-il tout d’abord les professeurs de l’Université de Gand à renouer le fil interrompu de leur enseignement. Le corps professoral, réuni en conseil académique, s’y refusa à l’unanimité. A ce moment, inaugurant par une première manœuvre le plan de la « séparation administrative » qu’elle devait poursuivre dans nos provinces jusqu’à la veille de l’armistice, l’autorité ennemie annonça son intention de transformer l’Université de Gand en une institution de langue flamande, sous le nom de « Vlaamsche Hoogeschool. » Un décret du général von Bissing du 31 décembre 1915 consacra cette transformation.

S’il avait pu s’imaginer un moment que cette tactique fût de nature à séduire les leaders du mouvement flamingant qui, avant la guerre, avaient souhaité et demandé que la langue flamande fût reconnue comme la langue de l’enseignement supérieur à Gand, le lourd Machiavel teuton ne put conserver longtemps cette illusion. De toutes parts, les protestations surgirent indignées, et ceux qui avaient qualité pour parler au nom des populations flamandes, ne furent ni les moins empressés, ni les moins énergiques à dénoncer l’astuce du procédé. S’adressant directement au gouverneur général, ils lui écrivaient : « L’honneur et la dignité sont aussi, pour un peuple occupé, des biens inappréciables. Comment l’histoire nous jugerait-elle, nous autres Flamands, si, à une époque où nos fils combattent encore dans les tranchées, nous acceptions des avantages des mains du conquérant, même sous forme de rétablissement du droit ? Dans le passé, notre peuple a toujours tenu à régler lui-même dans son propre pays ses propres affaires. »

Pour terroriser le corps professoral gantois, qui refusait de se prêter à ses vues, le gouverneur général fit brutalement arrêter et expédier en Allemagne, le 18 mars 1916, sans aucune forme de procès, deux des maîtres les plus éminents de l’Université, M. Henri Pirenne et M. Paul Frédéricq, dont il redoutait l’influence sur leurs collègues. Le seul résultat fut qu’au lendemain de cette déportation, les professeurs envoyèrent au gouverneur général une protestation collective, aussi digne de ton que de pensée, par laquelle ils se déclaraient tous solidaires des deux grands citoyens qui venaient d’être ainsi frappés.

Dans l’embarras qu’elle éprouvait à exécuter sa propre décision, l’autorité allemande fit appel à un professeur de l’Université de Munich, le docteur von Dyck, qui fut officiellement chargé de mettre sur pied la nouvelle « Hoogeschool » et de recruter le personnel enseignant et le personnel enseigné qui lui faisaient également défaut. Pitoyable comédie que celle donnée par ce Geheimrat, dans sa mission de racoleur aux enchères ! Après avoir multiplié les marches, démarches et contremarches et essuyé les refus les plus humiliants, il parvint enfin à former, à prix d’or, une équipe hybride où quelques Belges dévoyés et déclassés voisinèrent avec beaucoup d’Allemands et peu de Hollandais, appartenant surtout au monde des privat-docent en besogneux et sans notoriété. Quant aux étudiants, — bien que les moyens les plus extraordinaires et les plus nouveaux fussent prodigués pour les attirer dans cet antre, — le professeur von Dyck, à l’ouverture des cours en octobre 1916, évaluait leur nombre à « quarante inscrits et trente environ qui se sont annoncés. » Telle une mascarade qui s’évanouit dès les premières lueurs de l’aube, toute cette « Ersatz-Universität » s’effondra comme par enchantement aux rayons précurseurs de la victoire des Alliés.


Le 21 janvier 1919, l’Université de Gand rouvrit solennellement ses portes. Son recteur, M. Paul Frédéricq, accablé par les souffrances d’une longue captivité (il mourut quelques mois plus tard), prononça une émouvante allocution de rentrée, rendant hommage aux étudiants revenus de la guerre et surtout à ceux « qui ne reviendront plus et qui dorment le sommeil éternel sous les petites croix de bois de nos champs de bataille. » Et bientôt, au Palais de l’Université nettoyé à grande eau, dans les auditoires, les laboratoires, les amphithéâtres aérés et désinfectés, la vie studieuse reprit son essor d’avant-guerre. Le statut actuel de l’Université de Gand groupe, non seulement les quatre Facultés (Philosophie et Lettres, Sciences, Droit, Médecine), mais aussi plusieurs institutions annexées à ces Facultés : l’Institut supérieur d’art et d’archéologie (rattaché à la Faculté des Lettres), l’École spéciale de Commerce (rattachée à la Faculté de Droit), l’Institut supérieur d’éducation physique, (rattaché à la Faculté de médecine). En dehors des Facultés, mais obéissant à la même autorité académique, l’Université comprend aussi des Ecoles spéciales : celle du Génie civil et celle des Arts et Manufactures, ainsi que les cours préparatoires à ces écoles. Avant la guerre, la population de ces Écoles spéciales, dont la réputation est depuis longtemps répandue à l’étranger, s’élevait à 749 élèves. Ce nombre a diminué, et cette réduction momentanée s’explique surtout par les phénomènes du change qui attirent ou retiennent encore ailleurs des jeunes gens appartenant à des pays à monnaie plus dépréciée que la nôtre. 554 étudiants suivent aujourd’hui les cours des Écoles spéciales, et 511, les leçons des Facultés.

La renommée scientifique de l’Université de Gand est établie solidement et de longue date. Parmi ses professeurs de jadis, des noms comme ceux du physicien Plateau et du jurisconsulte François Laurent sont auréolés d’une célébrité mondiale.

Quetelet fut de ses élèves, tout comme Maurice Maeterlinck et Georges Rodenbach. Elle a donné à l’Université de Louvain des professeurs comme MM. Cousin, Pasquier, Albert Nyssens, Van den Heuvel, Helleputte, et à celle de Liège des maîtres tels que MM. Émile de Laveleye et Stecher. Son corps professoral compte, dans les diverses Facultés, des savants d’un rare mérite. Il n’en faudrait pas d’autre preuve que l’énumération de quelques distinctions récentes. M. Pirenne, que les Universités américaines fêtaient, il y a quelques semaines, avec éclat, vient d’obtenir le prix quinquennal d’histoire nationale. M. J. Bidez, correspondant de l’Institut de France, vient d’obtenir le prix décennal de philologie. M. F. Swartz vient d’obtenir le prix décennal de physique et de chimie expérimentales. M. J. Cornet, qui a exploré avec tant de succès les richesses minérales du Congo, vient d’obtenir le prix décennal des sciences minéralogiques.


Jusqu’à ce jour, les leçons ont été professées en langue française à l’Université de Gand. Seuls, quelques cours du programme, tels que la procédure pénale, sont aussi donnés en flamand. Ils sont surtout destinés à permettre aux étudiants d’aborder, à la sortie de l’Université, certaines carrières judiciaires ou administratives où la connaissance et l’emploi du flamand leur seront nécessaires ou très utiles.

Mais qu’adviendra-t-il demain ? Dans sa séance du 22 décembre 1922, la Chambre des Représentants a voté, par 89 voix contre 85 et 7 abstentions, une proposition de loi dont l’article 1er décide que, désormais, l’enseignement à Gand sera donné en flamand dans les quatre Facultés. Il a été admis, en même temps, que dans les Ecoles spéciales, par égard pour les étudiants étrangers qui y sont nombreux, les cours seraient donnés dans les deux langues. Quant aux professeurs des Facultés qui sont actuellement en fonctions, ils seront invités, dit l’article 8 de la loi, à donner leurs leçons en flamand. S’ils n’y consentent pas (et beaucoup d’entre eux ne seraient pas en état de le faire), il sera créé un cours fait en flamand à côté du cours fait en français, et les étudiants auront le choix. A cette réserve près, tous les professeurs nommés après la promulgation de la loi donneront leurs cours en flamand, et l’enseignement en langue française s’éteindra ainsi à petit feu, au fur et à mesure que l’âge ou la mort frapperont dans les rangs des professeurs actuels. Reconnaissant toutefois l’utilité que présenterait, dans ce régime futur, la connaissance de la langue française pour des étudiants destinés à exercer des fonctions ou des professions libérales en Belgique, un article 3, qui a été introduit dans la proposition à titre d’amendement transactionnel, prévoit que « le récipiendaire, pour mériter son diplôme final, doit avoir été interrogé en français sur les matières enseignées dans l’un des cours prescrits au programme des examens et avoir obtenu dans cet interrogatoire la moyenne des points. »

Cette importante réforme, qu’il appartient désormais au Sénat de ratifier ou de modifier, est de nature, on le comprend, à retentir profondément sur les destinées de l’Université gantoise. Elle donne satisfaction à ceux qui réclament l’organisation d’un enseignement supérieur complet en langue flamande. Mais elle va au delà de cette revendication parce qu’elle entraîne la suppression graduelle d’un enseignement universitaire de langue française dont l’utilité est appréciée à Gand depuis un siècle et dont beaucoup de familles désirent le maintien. A la satisfaction des uns répondent les protestations ou les inquiétudes des autres. Tel est, dans ses aspects les plus apparents, le problème de l’Université de Gand. Mais ce serait une erreur de croire qu’il se réduit à ces données. Il ne prend toute son ampleur et sa complexité véritables, que si on le rattache à quelques considérations générales sur la coexistence en Belgique des deux principales langues qui y sont usitées de temps immémorial.


La Belgique, qui possède l’unité nationale, et qui n’est parvenue à assurer cette unité dans la plénitude de la souveraineté et de l’indépendance qu’au prix d’un très long et très dur effort, n’a jamais connu l’unité linguistique. Sa population se partage, presque par moitié, entre deux langues maternelles différentes. Le dernier recensement officiel, qui date de 1910, donne, pour les neuf provinces du royaume, le chiffre de 7 423 784 habitants de tout âge. Dans cette population, 2 833 334 habitants parlent exclusivement le français ; 3 220 662 habitants parlent exclusivement le flamand ; 871 228 habitants parlent à la fois le français et le flamand.

L’exactitude de ces chiffres a été contestée. On peut admettre qu’ils n’ont qu’une valeur approximative, ainsi qu’il en est d’ailleurs de toutes les statistiques. En tout cas, on s’accorde à reconnaître que plus de la moitié des citoyens belges d’âge adulte a le flamand pour langue maternelle, et que si le flamand parlé dans les deux Flandres n’est pas tout à fait le même que celui employé dans le Brabant ou dans le Limbourg, tous ces dialectes régionaux tendent de plus en plus à s’unifier et ne diffèrent guère de la langue néerlandaise que par des locutions particulières et certains idiotismes de prononciation, d’orthographe et de construction grammaticale.

A côté de la langue flamande, la langue française n’a jamais cessé d’être employée dans les provinces flamandes par une partie considérable de la population de ces provinces. Considérable en nombre, mais surtout en importance sociale. En effet, à un niveau intellectuel quelque peu élevé, à un certain degré de développement et de culture, le besoin de s’assurer une langue d’un rayonnement plus étendu, joint à la pénétration constante de l’influence gallo-romaine, puis de l’influence française, a toujours fait qu’en Flandre l’aristocratie, la bourgeoisie des rentiers, des industriels, des carrières libérales, les « intellectuels, » les hommes d’affaires, et la majorité des négociants et des commis, tout au moins dans les villes, connaissent le français et l’emploient couramment. Il arrive même que, dans ces milieux, le flamand soit délaissé au point d’être à peu près ignoré. Il n’est pas rare de rencontrer dans des localités importantes ou même secondaires situées en plein pays flamand, des gens aisés qui y ont toujours vécu, dont l’origine et l’ascendance sont toutes flamandes et qui ne font guère usage dans la conversation, dans la lecture, dans l’écriture, d’une autre langue que de la langue française. Ce phénomène, que l’on constate depuis le Moyen-âge, s’explique par des considérations économiques, politiques et morales, par des traditions familiales ou par des préférences individuelles. Il a permis d’affirmer que les Flandre ; forment une région bilingue, où la langue française n’est nullement une langue étrangère.

Toutefois, ce phénomène ne doit pas masquer la réalité des choses, telle que l’expriment les statistiques et que la révèle une observation un peu attentive. Qu’on l’appelle ou non une élite, cette partie de la population flamande dont le français est la langue courante, constitue, au point de vue du nombre, une très faible minorité. Auprès d’elle, vit et se renouvelle la masse de la population de quatre provinces et demie dont le flamand est le moyen d’expression, non seulement usuel, mais unique.

A cette masse il serait bien vain de dire que sa langue ne lui rend pas tous les services que pourrait lui assurer tel autre idiome européen, qu’elle ne lui facilite pas les relations internationales et que mieux vaudrait en apprendre une autre. Tous ces discours ne lui toucheraient point l’âme. Or, la langue tient à l’âme d’un peuple, et les arguments de raison pure font un bien médiocre contrepoids à la prédilection et à la fidélité instinctives que ce peuple lui voue. Les hommes gardent et garderont toujours un attachement invincible pour la langue dans laquelle se sont extériorisés leurs premiers désirs, leurs premières idées, leurs premières prières, leurs premières tendresses. Ce sentiment est plus fort que tout le reste, et un délicat poète west-flamand, Guido Gezelle, l’a très bien analysé en un quatrain fameux :


Mijn Vlaandren spreekt een eigen taal,
God gaf elk land de zijne
En laat ze rijk zijn, laat ze kaal
Z’is Vlaamsch en z’is de mijne ! [1]


A cette affection instinctive pour la langue maternelle, est venue s’ajouter une sorte d’amour-propre ou de juste fierté, qui a grandi dans le cœur des Flamands, au fur et à mesure que leur langue a pris une valeur littéraire et intellectuelle de plus en plus remarquable. Depuis moins d’un siècle, toute une pléiade,— riche en talents, — est née et a essaimé : poètes, romanciers, nouvellistes, critiques d’art, dramaturges, orateurs, musiciens, journalistes, qui a révélé à ce peuple le génie, les ressources et le charme de sa propre langue, ou qui lui a, tout au moins, appris à les apprécier davantage. Cette école a cultivé deux tendances traditionnelles de l’âme flamande que l’on aurait tort de croire en contradiction fatale : son goût pour la rêverie, qui va volontiers jusqu’au mysticisme, et sa propension au réalisme, qui la pousse parfois jusqu’à la violence.

En défrichant de très nombreux esprits, cette école contribua du même coup aux progrès d’un mouvement politique qui s’était dessiné à partir de 1850, afin de conquérir à la langue flamande une plus large participation à notre vie nationale. Répondant à ce mouvement, toute une législation s’édifia peu à peu, réglant l’usage du flamand dans les actes de l’autorité, dans les publications officielles, dans le domaine judiciaire et administratif, dans l’enseignement primaire et moyen.

Il s’en faut toutefois, et de beaucoup, que cette législation, pour touffue qu’elle soit déjà, ait donné satisfaction aux aspirations des « flamingants. » (C’est de ce nom qu’on appelle en Belgique les militants du mouvement linguistique flamand.)

Leurs griefs ont pris, depuis la guerre, un ton plus vif et une allure plus accentuée. Pourquoi ? On a cherché le motif de cette recrudescence dans la diffusion des formules wilsoniennes qui ont eu partout pour résultat de réveiller les particularismes de race ou de langue. Il semble bien que l’explication soit moins lointaine, et qu’elle se trouve plutôt dans l’avènement en Belgique, peu après l’armistice, du suffrage universel pur et simple (un homme, une voix). Cette levée des vannes devait faire grossir les revendications flamandes, puisque ces revendications sont nettement démocratiques et qu’elles touchent à l’intime de l’âme populaire.

Les associations politiques leur ont donc été de plus en plus accueillantes. De nombreux candidats, que guettait le soupçon de modérantisme, se sont engagés à défendre un programme dit « programme minimum, » qui constitue le cahier actuel de ces revendications. Au sein des assemblées délibérantes, des « noyaux » se sont formés pour en assurer le succès. Ils agissent sans relâche au cœur des divers partis politiques et surtout de la droite parlementaire, qui recrute dans les régions flamandes le meilleur de ses forces.


Parmi ces revendications, le principe de la création d’un enseignement supérieur en langue flamande, qui ne se confond pas nécessairement avec la « flamandisation » de l’Université de Gand, avait depuis longtemps cause gagnée.

En effet, de quel droit refuser aux Flamands la possibilité de se développer complètement, s’ils le veulent, dans leur langue maternelle ? A supposer que cette langue n’assure pas d’emblée à un tel enseignement supérieur nouveau tout le personnel scientifique, toute la documentation, toute la terminologie qui seraient souhaitables, c’est à eux d’en courir le risque, c’est à l’État de leur permettre d’en faire l’expérience. Au point de vue social, ajoutaient les promoteurs de cette réforme, comment contester l’utilité de combler le fossé qui sépare, dans les provinces flamandes plus qu’ailleurs, l’élite et les classes populaires ? Et comment combler ce fossé ? Comment établir un contact direct et bienfaisant entre les intellectuels et les autres ? Puisqu’il ne peut être question de plier les populations flamandes à l’usage du français, il faut donc que les classes aisées connaissent de mieux en mieux et emploient de plus en plus la langue des populations au milieu desquelles elles vivent. C’est ainsi que se relèvera le niveau général. Rien n’y contribuera mieux qu’une Université flamande...

Ces considérations ne rencontraient que peu ou point de contradicteurs, et les vérités qu’elles traduisent eussent abouti déjà à faire donner par l’État un enseignement supérieur flamand, si la prétention des leaders flamingants n’avait été et ne demeurait concentrée sur un objet précis : la « flamandisation » de l’Université de Gand. Toutes les autres solutions : création d’une Université nouvelle à Anvers ou même à Gand, en face de l’Université existante, — organisation de cours flamands à côté de cours français, — se heurtent auprès d’eux à une formule intransigeante : Gent of niets (Gand ou rien).


Dès le 31 mars 1911, cette formule avait été longuement et brillamment développée dans l’exposé des motifs d’une proposition de loi, rédigée par MM. Van Cauwelaert, Franck et Anseele, — proposition qui fut reprise par ses auteurs en 1912, en 1919, puis en février 1922 et dont le texte, atténué par quelques concessions et quelques amendements, fut, ainsi qu’il a été dit, voté par la Chambre des Représentants dans sa séance du 22 décembre 1922. Prévoyant l’objection qui devait leur être faite : « Pourquoi détruire une institution existante et qui rend service ? Pourquoi ne pas créer plutôt une Université nouvelle ou doubler les cours de l’Université de Gand ? » les auteurs de la proposition de loi répondaient :

« Au point de vue flamand, la proposition de créer ailleurs une Université flamande nouvelle ne donne pas satisfaction à ce principe essentiel, qu’une égalité entière doit régner entre les deux langues nationales pour tout ce qui relève des pouvoirs publics. Ce régime maintiendrait entre elles une inégalité évidente, puisque l’Etat aurait deux Universités françaises pour une Université flamande. Pareille solution ne serait pas définitive. « Mais il y a plus : l’Université de Gand est une admirable institution d’enseignement supérieur ; avec ses laboratoires, ses cliniques, ses écoles spéciales, l’esprit et la méthode qui sont en honneur chez elle, elle représente une grande force de civilisation. Les populations flamandes ont souffert et souffrent encore de l’injustice qui a été commise à leur égard du fait que celte puissance intellectuelle est sans effet utile pour leur culture propre et leur langue nationale. Ce n’est que leur accorder une partie de la réparation à laquelle elles ont droit, que de les faire bénéficier de l’acquis représenté par la situation actuelle de l’Alma Mater gantoise ; celle-ci aurait dû, en toute justice, être flamande dès le début ; qu’on ne l’oublie pas. Il faudrait de longues années pour amener une nouvelle Université au même degré de développement et d’influence. A elle seule, l’organisation matérielle prendrait un temps très considérable, et il n’est pas exagéré de dire que plus d’un demi-siècle s’écoulerait avant qu’une nouvelle Université fût, au point de vue du bon fonctionnement, des méthodes, de la cohésion, de l’esprit général, au niveau de l’Université actuelle. Pendant toute cette période, l’infériorité serait marquante. De quel droit infligera-t-on cette situation, ce retard de la justice, aux populations flamandes qui (en ont déjà été trop longtemps privées ? »

« Sans doute, disaient encore les promoteurs de la « flamandisation, » après avoir écarté le doublement des cours comme contraire aux conditions d’une bonne formation scientifique, sans doute, pour les jeunes gens nés à Gand ou dans les environs, qui désirent suivre des cours universitaires français, le système nouveau présente quelques inconvénients, mais ils se trouvent fortement atténués par les mesures de transition. Les objections de cet ordre disparaîtront graduellement, à mesure que l’on reconnaîtra davantage que la connaissance parfaite du flamand est une nécessité essentielle pour quiconque, en pays flamand, ne veut pas devenir étranger au milieu et au peuple parmi lequel il vit. C’est une vérité qu’on reconnaît de plus en plus et à bon droit, surtout pour les professions libérales. Enfin l’objection que nous rencontrons n’est pas décisive, car il faut bien reconnaître que les Universités ne sont point des institutions locales et que les mêmes inconvénients existent, indépendamment de toute question linguistique, pour presque tous les Belges, c’est-à-dire pour tous ceux qui n’habitent pas une ville universitaire. Il ne saurait y avoir sous ce rapport de droits acquis. »

Toute cette dialectique gravite, on l’aura remarqué, autour de deux arguments qui se retrouvent, plus ou moins nets et précis, dans la plupart des innombrables discours prononcés en faveur du « Gent of niets. » Un de ces arguments invoque la nécessité d’une parfaite égalité entre les deux langues nationales. « Que dans un pays comme la Belgique, écrit M. Poullet, un des parlementaires qui ont défendu la thèse de la flamandisation avec le plus d’ardeur et le plus de talent, on puisse maintenir, ne fût-ce qu’une ombre d’inégalité entre les deux races, les deux cultures, les deux langues et les deux régions du pays, c’est, qu’on me pardonne l’expression, de l’aberration ! » La faiblesse de cet argument est d’attribuer aux langues, comme telles, une égalité de droits que l’on peut revendiquer, à juste titre, au profit des citoyens qui emploient l’une ou l’autre de ces langues, mais qu’il est peu raisonnable et d’ailleurs tout à fait vain de vouloir établir artificiellement entre une langue d’usage international comme le français, et une langue d’usage local comme le flamand.

Toutes les lois du monde n’empêcheront pas que le français, instrument de haute civilisation dans le temps et dans l’espace, ne possède, — vis à vis du flamand, — une supériorité telle que de nombreux jeunes gens des provinces flamandes continueront de le préférer au flamand lui-même pour l’achèvement, de leur propre formation intellectuelle et scientifique.

Le second de ces arguments n’est pas plus péremptoire. Il s’inspire d’une sorte de dogmatisme régional et pourrait se formuler en une maxime de style tout classique : Cujus regio, ejus lingua. Le mouvement flamingant l’a d’ailleurs à peu près traduit dans une de ses devises favorites : « In Vlaanderen Vlaamsch ; » et un de ses mandataires au Parlement, M. le sénateur Carnoy, l’exposait sans ambages, dans un article que la Libre Belgique publia le 30 août 1922 : « Il faut, écrit M. Carnoy, organiser le pays flamand à la flamande, que l’éducation s’y donne normalement en néerlandais, que la vie officielle se fasse en cette langue et que tout tende à y favoriser une unité linguistique fondamentale et organique dans ce sens que le langage des classes supérieures influe constamment sur celui du peuple et, tout en permettant la différence des idées, contribue à affiner les sentiments et les manières. »

A cet idéal d’unification linguistique, dont la suppression des cours français à l’Université de Gand leur apparait comme une importante étape et un symbole, les antiflamingants ne manquent pas d’opposer le bilinguisme traditionnel des Flandres, le désir de nombreuses familles flamandes d’assurer à leurs enfants les avantages de l’enseignement en français et même l’intérêt qu’il y a à respecter, par le maintien de cet enseignement, un lien spirituel entre toutes les provinces belges.


Pour comprendre la permanence du « bilinguisme » en Flandre, il faut se rappeler, tout d’abord, que la différence qui existe entre Flamands et Wallons, est bien plutôt d’ordre ethnographique que d’ordre ethnique. En effet, les uns et les autres, tout comme la population du Nord de la France, se rattachent, dans leurs origines lointaines, à des tribus qui, venues de l’Est par vagues successives, se sont arrêtées et acclimatées en cette province des Gaules, et s’y sont mélangées de types divers. Les Wallons ont subi plus fortement l’influence de la culture latine. Les Flamands, dans la masse, y ont échappé davantage, à cause de deux obstacles naturels qui contrariaient cette infiltration : la forêt charbonnière qui fut peu à peu défrichée, et les marais qui se transformèrent peu à peu en polders et qui marquèrent longtemps, dans les Flandres et la Hollande, le cours moyen et inférieur des fleuves. Mais cette pénétration, pour être malaisée, a été constante, et les progrès du christianisme y contribuèrent singulièrement. Dès que la langue française commença à remplacer la langue romane, elle fut employée en Flandre, concurremment avec la langue thioise ou flamande, aussi bien dans la vie privée que dans la vie publique. Cet usage ne résultait pas seulement des circonstances politiques qui rattachèrent longtemps le comté de Flandre à la couronne de France, tandis que la Principauté ecclésiastique de Liège dépendait de l’Empire germanique ; il était dû aussi aux contingences économiques qui dominent la vie industrielle et commerciale des populations du bassin de l’Escaut. Des historiens et des chroniqueurs flamands, tels que Philippe de Comines et Georges Chastellain d’Alost, se servent du français dans leurs ouvrages, et c’est en français que sont écrites, au XIVe siècle, les trois lettres de Jacques van Artevelde, le fameux « tribun de Gand » qui ont été conservées. Ce phénomène, qui n’a cessé de s’affirmer, en dépit de toutes les secousses de l’histoire, a fait l’objet de publications très intéressantes parmi lesquelles il sied de signaler celle du comte Visart de Bocarmé, bourgmestre de Bruges et doyen du Parlement belge, et celle de M. Jacques des Cressonnières, ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats à la Cour d’appel de Bruxelles. Les alliances et les migrations de familles ou d’individus, les relations commerciales qui s’opèrent chaque jour, depuis tant de siècles, à travers la frontière linguistique, ont aidé à ce bilinguisme.

D’ailleurs, à supposer qu’il soit besoin de longues et savantes recherches pour établir l’existence d’un tel régime dans le passé, il suffit aujourd’hui, à tout passant, d’ouvrir les yeux et les oreilles à Ostende, à Bruges, à Courtrai, à Gand, à Anvers, à Malines, à Louvain, à Hasselt ou à Tongres, — bref, dans toutes les cités flamandes, — pour que, à lire les enseignes, à surprendre des bribes de conversations, il soit convaincu de la persistance d’un fait évident qu’il est permis d’opposer à toutes les théories qui voudraient poursuivre par l’action des lois une « unification linguistique » qui n’est ni dans les habitudes, ni dans l’intérêt, ni dans les vœux des populations flamandes.

« Depuis le Moyen âge, dit une pétition de l’Association indépendante de la jeunesse catholique flamande, il est de tradition dans nos provinces que la partie cultivée de la population se serve couramment de la langue française. Cette tradition n’exclut de Flandre, ni l’originalité dans les domaines artistique et intellectuel, ni l’esprit d’indépendance politique vis à vis de la France. De plus en plus notre peuple, laissé aux libres appréciations de son bon sens et de sa saine raison, donne sa sympathie à cette tradition féconde en résultats utiles et désire s’y associer, à condition qu’en toute matière on reconnaisse pleinement et effectivement les droits qu’il tient de sa langue propre. C’est cette même tradition que nous voulons maintenir, parce qu’en elle nous participons à la culture française, forme la plus indiquée pour nous de cette culture gréco-latine, qui, épurée et fécondée par le christianisme, peut être appelée la culture fondamentale de l’humanité civilisée. »

A ceux qui méconnaissent cette tradition ou qui veulent lui substituer l’unification linguistique, un publiciste catholique, M. F. Passelecq, auteur d’un livre excellent sur la Question flamande et l’Allemagne, a opposé avec vigueur les droits de la liberté et les principes constitutionnels qui garantissent à tous les Belges l’emploi facultatif des langues nationales : « L’exigence de la flamandisation de Gand, écrit-il, plonge ses racines dans une idée d’exclusivisme : effectuer par décret le nivellement de langue et de culture de la région flamande. Elle prend son point d’origine et d’appui dans la doctrine de l’unification flamingante de toute la Flandre ; elle consacre le système de substituer, en Flandre, l’option de la région à celle de l’individu dans le choix de la langue et du type d’éducation.

« Par suite, le fond de l’affaire de Gand, le voici. Ce n’est pas uniquement pour réserver aux Flamands flamandisants un centre universitaire sur quatre, et ménager, ce faisant, les finances de l’Etat, que l’on revendique pour soi seul celui de Gand : c’est surtout pour priver du leur les Flamands non-flamandisants. Ce n’est pas seulement pour doter la Flandre d’un enseignement supérieur flamand qu’on veut substituer à l’Université française une Université flamande : c’est surtout pour que dorénavant la Flandre n’en ait plus d’autre. »

La thèse exclusiviste, — qui se devine plus qu’elle ne se découvre dans la propagande en faveur du « Gent of niets, » — ne se concilie pas davantage avec le souci d’innombrables familles flamandes, parmi les plus humbles, d’assurer à leurs enfants la connaissance d’une langue de grande circulation telle que le français, sans laquelle elles savent bien qu’un homme est condamné en Belgique à ne pouvoir faire rayonner son activité que dans un cercle très restreint. Que de fois j’en ai recueilli l’écho dans les cantons flamands des environs de Bruxelles où je compte, depuis plus d’un quart de siècle, mes plus fidèles électeurs ! Parmi mes documents de guerre, je conserve, avec piété, une lettre d’un modeste héros civil, un ouvrier cordonnier du pays de Waes, nommé Joseph Loucke, qui fut fusillé à Gand par les Allemands, le 14 juillet 1917, pour crime de patriotisme. Quelques heures avant d’être exécuté, il écrivait à sa femme ses derniers adieux et ses dernières volontés.

Voici le texte de sa lettre, que je traduis du flamand : Ma chère femme, je meurs en martyr et je me soumets entièrement à la volonté de Dieu. Notre enfant, qui nous aime tant, sera un jour votre appui et votre consolation. Donnez-lui une bonne éducation, qui lui permette de gagner sa vie... Je pars tranquille. Une seule chose me préoccupe ; le sort de ma femme et de mon enfant. Apprenez-lui bien le français, pour qu’il puisse faire son chemin dans le monde.

Ce même souci explique que de nombreux parents, en Flandre, souhaitent que leurs fils fassent leurs études universitaires en langue française. Cette préférence, ils pourront continuer à la réaliser, si les cours français subsistent à Gand. Ce n’est point y satisfaire que de leur dire : « Ces cours disparaîtront, mais vos fils pourront, en toute liberté, s’ils le désirent, aller s’instruire à Bruxelles, à Louvain ou à Liège. » C’est à propos d’un raisonnement du même genre que Montalembert raillait « la liberté des pères de famille qui ont vingt mille livres de rente. » Autre chose est d’ailleurs de considérer théoriquement quel serait le meilleur parti à prendre au cas où il n’existerait point une école supérieure française à Gand, et autre chose est d’ordonner la suppression de celle qui existe. Le fait de la possession, — qu’il s’agisse d’un droit ou d’un simple avantage, — n’est jamais chose négligeable.

Les anti-flamingants invoquent enfin, contre l’unification linguistique en pays flamand, que la diffusion d’une langue commune dans toutes les provinces belges, en facilitant rechange des idées et des sentiments, multiplie les rapprochements, les contacts, les sympathies, — et, pour tout dire, l’amitié nationale. Et voici un point sensible du problème, auquel il importe de s’arrêter un moment, ne fùt-ce que pour dissiper des malentendus ou des erreurs que la vivacité des polémiques a pu provoquer ou accréditer en dehors des frontières belges.


Rien ne permet de prêter à ceux qui poursuivent la « flamandisation » de l’Université de Gand un dessein séparatiste quelconque. Les plus qualifiés d’entre eux s’en sont toujours défendus avec énergie. Ils n’ont rien de commun avec un groupe d’activistes qui a pris le nom de « Frontpartij » et qui ne compte que quatre députés à la Chambre. Non seulement leur dévouement à l’unité nationale s’est manifesté pendant la guerre de la façon la plus loyale ; mais, avec une bonne foi entière, ils estiment et ils professent que l’attachement grandissant des populations flamandes à leur langue, la certitude qui leur sera donnée de pouvoir développer en cette langue toutes leurs ressources intellectuelles natives, l’essor nouveau que ces qualités connaîtront dans une atmosphère de plus en plus appropriée à leur originalité et favorable à leur expansion, contribueront à la solidité du patriotisme belge. « L’esprit de clocher, a écrit M. H. Lavedan, c’est l’école primaire du patriotisme. » La même idée se retrouve, avec des nuances diverses, dans les manifestations si variées des particularismes régionaux que connaissent tous les Etats contemporains, les plus grands comme les plus petits. Une conscience nationale commune n’exclut nullement des modes d’expression différents. Il est juste et il peut être utile de poursuivre en Belgique comme en Suisse, comme au Canada, comme dans l’Afrique du Sud et dans maints autres pays dépourvus de l’unité de langage, la consolidation du groupement commun par le respect des groupes secondaires.

Un autre reproche contre lequel les leaders du mouvement flamingant se défendent avec non moins de sincérité est celui de vouloir l’éviction du français en Flandre. Voici comment ils s’expliquent à ce sujet dans un de leurs manifestes :

« On ne s’imagine pas, disent-ils, un Flamand cultivé, ignorant la langue française au point de ne pouvoir la lire ou de ne pouvoir communiquer avec ses compatriotes wallons. Nous savons très bien quels immenses bienfaits nous devons au rayonnement du génie français, nous évaluons exactement la merveilleuse influence spirituelle et morale de la France dans le monde et nous ne désirons nullement nous en appauvrir.

« Cependant il faut s’entendre une bonne fois là-dessus, et distinguer : nous voulons accueillir aussi largement que possible l’influence française, mais nous sommes d’irréductibles adversaires de la francisation.

« Nous voulons savoir le français, mais nous voulons être des Flamands, et l’être tout à fait. Que l’on répande le français, du moment que la base est flamande, rien de mieux : mais qu’on ne le substitue pas à la langue maternelle. Voilà tout. »

A la vérité, la suppression de l’Université française de Gand n’apparaît point de nature à favoriser l’expansion de la langue française en Flandre... Mais les promoteurs de cette suppression ne manquent pas de faire état de la concession qu’ils ont acceptée : doublement des cours des Ecoles spéciales et inscription, au programme des examens des Facultés, d’une épreuve en français sur une des matières du programme. Ils ajoutent que la culture française se développera en raison directe du niveau d’intellectualité du peuple et que ce niveau ne se relèvera que par une culture complète dans sa langue maternelle. A ces considérations quelque peu conjecturales, on peut en ajouter d’autres moins spécieuses. C’est que la tradition et surtout la force des choses continueront à exercer leur empire. Il n’est pas probable que la langue française voie son aire de diffusion réduite en pays flamand, parce qu’il y existe et y subsistera des exigences générales et économiques plus puissantes que tous les moyens artificiels auxquels on voudrait recourir. Dans cette région du monde où, suivant l’image d’Emile Verhaeren,


La Lys et l’Escaut
Joignent les gestes clairs et souples de leurs eaux,


le courant des relations économiques et intellectuelles continuera fatalement à suivre la pente du sol et le cours des rivières. Cela est inévitable autant que cela est heureux.


Quelle que soit la formule législative qui réglera finalement la destinée de l’Université de Gand, il ne faut donc pas trop redouter que celte formule puisse contrarier de façon profonde la force naturelle de pénétration du français en pays flamand.

Il ne faut pas davantage s’exagérer les effets fâcheux du débat actuel sur la solidité d’un lien national qui a été tissé au cours des siècles par une communauté constante de besoins moraux et matériels, d’intérêts politiques et économiques et qui a résisté à toutes les épreuves, qu’elles vinssent du dehors ou du dedans.

Le problème linguistique n’est pas neuf pour les Belges. Ce n’est pas une difficulté qui a surgi brusquement dans leur vie publique et à laquelle rien ne les aurait préparés. C’est, au contraire, un problème permanent qui a toujours été mêlé à notre vie nationale, et dont toute notre histoire est imprégnée. Bien plus, c’est un problème qui est en quelque sorte dans notre sang, à nous qui charrions presque tous dans nos veines quelque chose d’une hérédité wallonne et d’une hérédité flamande, à tel point que, pour beaucoup, il est difficile de dire à laquelle de ces deux sèves ils doivent le plus.

Les grands fiefs qui furent, dans le passé les poutres maîtresses de notre charpente nationale : la Flandre, le Brabant et la principauté de Liège, étaient tous trois taillés du Nord au Sud à travers une frontière linguistique qui demeura à peu près immuable. Chacune de ces grandes provinces, chacun de nos anciens diocèses comprenait, au Moyen-âge, une population de langue wallonne ou française et une population de langue flamande ou thioise. Que cette situation ait présenté certains inconvénients et entraîne quelques complications, assurément, et le débat sur l’Université de Gand en est une nouvelle preuve, qui ne sera certes point la dernière. Mais ce dualisme ne va pas sans quelques avantages compensatoires. L’originalité belge est faite, pour une bonne part, de la rencontre, dans un pays de « marches, » triangle de jonction et triangle de sécurité de l’Europe occidentale, des deux grands courants latin et germanique qui s’y sont mêlés depuis les premiers temps de l’ère chrétienne. Analysant ces réactions réciproques, un de nos plus éminents moralistes, Adolphe Prins, écrivait dans un livre publié au lendemain de l’armistice : « Chacun des deux facteurs ethniques, mis à part, ne donne pas à la Belgique sa vraie signification. Le secret de notre force est leur interpénétration. Nous comptons pour quelque chose en Europe, parce que nous combinons en nous les qualités du génie flamand et celles du génie latin ; la profondeur, la solidité, la ténacité, la patience, l’énergie, parfois la rudesse du Nord, — la sensibilité, la verve, la grâce, la sociabilité, la délicatesse, l’éclat, le coloris du Midi. Ce mélange, qui nous a donné dans le passé, comme dans le présent, nos grands artistes et nos grands écrivains, a permis aux Wallons et aux Flamands de verser leurs qualités propres au trésor commun de l’âme nationale. L’âme nationale les a fondues ensemble pour en faire le métal solide qui est la marque distinctive de notre caractère. »

Toute notre histoire nationale confirme la vérité de ce jugement et nous apprend que les difficultés soulevées par le dualisme des idiomes n’ont jamais rien eu d’irréductible en Belgique, qu’elles n’y ont nullement contrarié la constitution unitaire du pouvoir et qu’elles y ont toujours été résolues en fin de compte par des concessions mutuelles, grâce au bon sens des populations, qui retentit jusque dans les assemblées délibérantes. Dans le passé comme dans le présent, ces différences de langage ont été atténuées et conciliées par le besoin séculaire de vivre associés, par la similitude des institutions, des traditions religieuses, des idées juridiques, des intérêts économiques et des goûts artistiques. Il en sera toujours ainsi entre les deux groupes belges qui obéissent aux mêmes exigences sociales, qui partagent les mêmes aversions et les mêmes amours, qui mélangent leur sang dans des milliers de familles et qui l’ont versé ensemble si souvent pour des causes communes.

Dans notre vie nationale, le débat de l’Université de Gand n’est donc qu’un nouvel épisode d’un problème millénaire qui n’a jamais pu être réglé par l’exclusivisme ou la contrainte, mais seulement par la conciliation. La meilleure solution qui pourra être donnée à cette querelle de ménage sera celle qui ne lésera aucun intérêt respectable et qui organisera, dans l’enseignement de cette Université, la coexistence de deux langues auxquelles les étudiants pourront librement demander leur formation supérieure.


H. CARTON DE WIART.

  1. Ma Flandre parle une langue qui est bien à elle. A chaque contrée Dieu a donné la sienne. Que m’importe que cette langue soit riche ou qu’elle soit misérable ! C’est la langue flamande et c’est la mienne !