Le prince de Talleyrand



LE PRINCE
DE TALLEYRAND.

Il y a bientôt un an que le dernier grand représentant du XVIIIe siècle, l’homme d’esprit qui s’était entretenu avec Voltaire, le constituant célèbre qui avait pris une part si considérable aux actes de la première révolution, l’ami de Sieyès, l’exécuteur testamentaire de Mirabeau, le conseiller de Napoléon pendant les huit premières années de sa puissance, l’auteur de la restauration, qui s’est si tôt éloigné d’elle, le diplomate consommé qui avait participé si souvent à la distribution des états, est mort à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.

J’ai à retracer aujourd’hui sa vie, si étroitement mêlée à l’histoire de notre époque ; à apprécier ses œuvres dont la plupart se confondent avec les évènemens contemporains eux-mêmes. C’est une tâche bien vaste pour être resserrée dans les bornes étroites d’un discours, et bien difficile à remplir dans un temps encore si rapproché des actes que j’ai à rappeler. Je m’efforcerai d’y suffire ; j’essaierai de ne rien omettre d’important, de ne rien dire que de vrai. Tout en accordant, ce que je dois au corps devant lequel je parle[1], aux souvenirs personnels qui me restent, je me croirai devant l’histoire. Mais, si je remplis dans cette enceinte les devoirs de l’historien, j’espère que j’y trouverai les sentimens de l’équitable postérité.

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord naquit à Paris, le 13 février 1754. Il appartenait à une ancienne et grande famille. Il était l’aîné de sa branche, et, quoiqu’il fût dès-lors destiné à en devenir le chef, les soins de la prévoyance comme ceux de l’affection manquèrent à ses premières années. Il fut abandonné dans un des faubourgs de Paris à la négligence d’une nourrice. Une chute qu’il fit à l’âge d’un an le rendit infirme pour toujours et donna un autre cours à sa vie. Ses parens ignorèrent d’abord ce malheureux accident, et, lorsqu’ils l’apprirent, il devint une cause de disgrace pour lui. À cette époque, on assignait d’avance aux enfans des grandes familles la place qu’ils devaient occuper dans la vie ; il y avait pour eux une sorte de prédestination sociale. L’aîné était voué aux armes, les cadets à l’église. L’un était chargé de continuer la famille, les autres étaient condamnés à s’éteindre dans une stérilité profitable à sa splendeur.

M. de Talleyrand, qui était appelé à se mettre à la tête de la sienne par droit d’aînesse, fut destiné à la carrière des cadets par son infirmité. Ses parens disposèrent de lui sans égard pour ses goûts. L’église devint son partage. Il passa des mains mercenaires auxquelles il avait été confié, au collége d’Harcourt, et de là à Saint-Sulpice et à la Sorbonne, sans avoir couché une seule fois depuis sa naissance sous le toit paternel. Livré à lui-même pendant son enfance et sa jeunesse, il se forma seul. Il réfléchit de bonne heure, et apprit à concentrer des sentimens qu’il ne pouvait pas exprimer et répandre. M. de Talleyrand était né avec des qualités rares. L’éducation qu’il reçut à Saint-Sulpice et à la Sorbonne en ajoutèrent d’autres à celles qu’il tenait de la nature et dont quelques-unes prirent même une autre direction. Il était intelligent, il devint instruit ; il était hardi, il devint réservé ; il était ardent, il devint contenu ; il était fort, il devint adroit. L’ambition qu’il aurait eue partout, et qui, inséparable de ses grandes facultés, n’était en quelque sorte que leur exercice, emprunta aux habitudes de l’église sa lenteur et ses moyens. Témoin, depuis qu’elle existe, de tant d’arrangemens mobiles et de tant d’idées passagères, l’église a mis sa politique dans sa patience ; se croyant l’éternité, elle a su toujours supporter le temps et attendre en toutes choses le moment propice pour elle. C’est à cette grande école que M. de Talleyrand s’instruisit dans l’art de pénétrer les hommes, de juger les circonstances, de saisir les à-propos, de s’aider du temps sans le devancer, de se servir des volontés sans les contraindre.

Lorsqu’il eut achevé ses études théologiques, il entra dans le monde sous le nom d’abbé de Périgord. Contrarié dans ses goûts, il y entra en mécontent, prêt à y agir en révolutionnaire. Il y obtint, dès l’abord, la réputation d’un homme avec lequel il fallait compter, et qui, ayant un beau nom, un grand calme, infiniment d’esprit, quelque chose de gracieux qui captivait, de malicieux qui effrayait, beaucoup d’ardeur contenue par une prudence suffisante et conduite par une extrême adresse, devait nécessairement réussir.

Ses parens, qui l’avaient tenu long-temps au séminaire pour l’entretenir dans leurs vues, le conduisirent au sacre de Louis XVI. Ils pensèrent que le jeune sulpicien serait ébloui par ces magnifiques pompes de l’église, et que l’ambition viendrait en aide à la vocation. Mais l’expérience ne réussit que jusqu’à un certain point, et, deux années après, Voltaire ayant quitté Ferney pour revoir la France avant de mourir, l’abbé de Périgord montra pour lui un empressement plus volontaire. Pendant ce voyage où le célèbre vieillard jouit de sa domination alors acceptée comme son génie, où il bénit le fils de Francklin au nom de Dieu et de la liberté, et où il expira des fatigues de sa gloire, M. de Talleyrand lui fut présenté et le vit deux fois. Voltaire fut la première puissance devant laquelle il s’inclina. Il conserva de ces entrevues, dans lesquelles l’esprit ne manquait certainement d’aucune part, des souvenirs ineffaçables. Il aimait à en parler jusque dans les derniers temps de sa vie, et la vivacité de son admiration pour Voltaire ne s’affaiblit jamais. On le conçoit d’autant plus qu’il y avait entre eux quelque chose d’analogue : M. de Talleyrand, par la grace de son esprit, la simplicité de son bon sens, et le naturel exquis de son langage, était de la famille même de Voltaire.

Ses admirations assez peu orthodoxes ne l’empêchèrent pas de devenir deux ans après, en 1780, agent général du clergé de France. Ces fonctions, qu’il exerça pendant huit ans, étaient très importantes. L’église de France avait alors de vastes propriétés, des revenus considérables, des assemblées régulières, se gouvernait et s’imposait elle-même. Son agent général était son ministre. C’est là que M. de Talleyrand apprit les affaires. Il avait la réputation d’un homme spirituel ; il acquit celle d’un homme capable. Le haut clergé n’était point alors séparé du monde et ne demeurait pas étranger à ce qui s’y passait, et je citerai à ce sujet un fait qui montrera jusqu’à quel point il s’en mêlait. La guerre d’Amérique excitait un intérêt universel ; l’abbé de Périgord, agent général du clergé de France, de concert avec son ami le comte de Choiseul-Gouffier, arma un corsaire contre les Anglais. Le maréchal de Castries, ministre de la marine, leur fournit les canons. L’armement d’un corsaire par un abbé peint ce temps singulier où le pape Benoît XIV avait reçu de Voltaire la dédicace de Mahomet, et où la cour allait applaudir aux saillies de Beaumarchais contre la noblesse.

L’esprit était le vrai souverain de l’époque. Il avait tout effacé sans rien détruire encore. Il avait rendu l’autorité plus douce, le clergé plus tolérant, la noblesse plus familière. Il avait rapproché les personnes sans confondre les classes. Il avait introduit une fleur de politesse et un charme de savoir-vivre dans cette vieille société qui semblait avoir perdu ses passions pour ne conserver que des manières. On était heureux et confiant, car on l’est toujours dans les momens où les révolutions ne s’opèrent encore que dans les intelligences, où l’on ne change que les idées, où les croyances qui succombent ne font encore souffrir personne, où l’action qui s’exerce est purement morale, et où l’enthousiasme de ce qu’on espère ne permet pas de regretter ce qu’on perd. C’est au milieu de ce temps et de ce monde que vécut M. de Talleyrand, appartenant à l’école qui avait Voltaire pour maître, des souverains et de grands seigneurs pour disciples, les droits de l’esprit pour croyance et les progrès de l’humanité pour dessein.

Le moment de la révolution, annoncé par les nouvelles idées, approchait. M. de Talleyrand, nommé évêque d’Autun en 1788, fit partie de l’assemblée des notables réunis bien plus pour constater les besoins publics que pour y satisfaire. Lorsque les états-généraux, seuls capables d’opérer les réformes, eurent été convoqués, M. de Talleyrand prononça, devant le clergé des quatre bailliages de son diocèse qui le choisit pour son député, un discours dans lequel, grand seigneur, il aspirait à l’égalité des classes et à la communauté des droits ; évêque, il réclamait la liberté des intelligences. C’est avec ces engagemens qu’il entra dans les états-généraux, où il devint un des coopérateurs les plus zélés de la révolution populaire. Il mit au service de cette grande cause son habileté, comme Sieyès y mit sa pensée, Mirabeau son éloquence, Bailly sa vertu, Lafayette son caractère chevaleresque, et tant d’excellens hommes leur esprit et leur dévouement.

À peine M. de Talleyrand fut-il introduit dans l’assemblée constituante, qu’il y prit sa place naturelle, celle qui lui était assignée par son mérite supérieur et son expérience précoce. Après la réunion des ordres, le point le plus important était la liberté des votes que ne permettaient point les mandats impératifs, imposés aux députés par les bailliages. M. de Talleyrand fit une motion contre eux. Il prouva très bien l’inopportunité de ces mandats qui réduisaient les députés à être de simples messagers des bailliages. Conformément à son vœu, l’assemblée, qui s’était délivrée de l’opposition des ordres, se débarrassa des entraves des mandats, et il ne lui resta plus qu’à triompher de la force pour marcher librement vers son grand avenir.

C’est ce qui lui arriva, à l’aide du peuple, le 14 juillet. Dans la soirée de ce jour mémorable, le comité de constitution qui devait consacrer les résultats de la victoire populaire fut nommé. Il se composait de huit membres. M. de Talleyrand fut élu le second entre Mounier et Sieyès. Associé aux hommes qui avaient le plus médité sur l’organisation des sociétés, il contribua avec eux au remaniement complet de la France. Mais outre la part qu’il prit à ce travail général, le plus extraordinaire et le plus étendu auquel on se soit jamais livré, il fut chargé de présenter un plan d’instruction publique qui préparât les générations futures à leurs destinées nouvelles.

L’éducation parut à l’assemblée constituante le meilleur moyen de compléter son œuvre et d’assurer la durée de ses autres changemens en les opérant dans les intelligences elles-mêmes. Aussi le système qui fut alors projeté en son nom et qui s’est réalisé plus tard avec des modifications, avait-il pour principal caractère de séculariser l’enseignement en le fondant, comme tout le reste, sur une base civile et en le faisant donner par l’état et non par l’église. Le vaste et beau rapport que M. de Talleyrand présenta à l’assemblée obtint et a conservé une grande célébrité. Il y considérait l’instruction dans sa source, dans son objet, dans son organisation et dans ses méthodes. C’est le premier travail de cette nature conçu d’une manière philosophique et approprié, par son ensemble, à l’usage d’une grande nation. L’éducation y est offerte à tous les degrés, destinée à tous les âges, proportionnée à toutes les conditions. Elle ne s’adresse pas seulement à l’intelligence qu’elle développe dans la mesure de sa capacité et de ses besoins, mais à l’ame qu’elle cultive dans ses meilleurs sentimens, au corps dont elle exerce l’adresse, et dont elle soigne la force. Sans négliger les belles connaissances et les savans idiomes qui placent les peuples modernes dans l’intimité des anciens peuples et qui conservent l’union spirituelle du genre humain, elle a surtout pour objet d’apprendre ce qu’il est aujourd’hui nécessaire de bien savoir pour bien agir.

Des écoles primaires, établies dans chaque canton, doivent apprendre à l’enfance tous les principes des choses qu’elle a besoin de connaître, sans qu’il lui soit utile de les approfondir. Des écoles secondaires, placées au chef-lieu du district, sont appelées à préparer la jeunesse, par des notions plus étendues, à tous les états qu’elle embrassera plus tard dans la société. Des écoles spéciales de département ont pour but, en enseignant le droit, la médecine, la théologie, l’art militaire, de former l’adolescence à certaines professions publiques qui réclament, pour être exercées, une instruction particulière. Enfin, un institut national, à la fois corps enseignant qui professe ce qui se sait de plus haut, corps académique qui perfectionne ce qui se sait le moins bien, a la grande mission de centraliser l’esprit de la nation, comme l’assemblée législative en centralise la volonté.

Dans ce système d’éducation nationale les études étaient bien définies, mais le professorat était faiblement organisé. D’un autre côté, quoique les principes moraux y fussent l’objet d’une forte sollicitude et d’un enseignement suivi, on cherchait trop leur certitude dans le raisonnement et leur sanction dans l’utilité. Les sentimens que l’esprit ni ne donne, ni ne démontre, y prenaient la forme d’idées ; la morale y reposait sur l’intérêt qui peut bien la servir, mais non la fonder ; l’honnêteté y était professée comme une science, et la vertu recommandée comme un calcul. Telle était, du reste, la disposition du temps, qui, entraîné par une confiance sans bornes dans les forces de l’intelligence humaine, n’admettait que ses conceptions et préférait ce qui se prouve à ce qui se sent.

Pendant cette période rénovatrice, M. de Talleyrand se livra aux travaux les plus étendus et les plus variés. Il proposa l’adoption de l’unité des poids et mesures, afin que le peuple qui se donnait les mêmes lois et qui introduisait l’uniformité dans l’état pût se servir d’une règle commune dans ses transactions privées. Il rechercha l’élément invariable de cette unité dans une division du degré terrestre ou dans la longueur du pendule simple à secondes par une latitude déterminée. C’était le principe de la révolution appliqué à l’évaluation matérielle des choses. Il s’éleva contre le maintien des loteries en exposant l’énorme inégalité de leurs chances comme jeu, et l’immoralité de leurs produits comme impôt. Il concourut à la déclaration des droits et il provoqua l’abolition des dîmes d’après le principe équitable du rachat. Membre du comité des contributions, il coopéra au savant et ingénieux mécanisme qui, appliquant le dogme de l’égalité aux biens comme aux personnes, fonda le système actuel des impôts publics. Dans ce système dont j’ai déjà eu occasion de parler avec quelque étendue, en retraçant la vie d’un autre membre de cette académie[2], toutes les richesses étaient atteintes d’une manière prévoyante et mesurée. M. de Talleyrand eut la mission d’organiser la partie du revenu public assise sur les actes de la vie civile et économique ; il présenta la loi de l’enregistrement qui subsiste dans ses principales bases depuis bientôt un demi-siècle à peu près telle que la décréta l’assemblée constituante, et qui a été l’une des ressources les plus fécondes de l’état et dès-lors l’un de ses plus sûrs moyens de grandeur.

Mais M. de Talleyrand se distingua pour le moins autant comme financier que comme l’un des fondateurs de la constitution et l’un des auteurs du système d’impôts. Il s’était formé aux idées les plus élevées et les plus pratiques sur ces difficiles matières dans le commerce intime de M. Panchaud, l’un des profonds financiers du temps, le fondateur de la caisse d’escompte et de la caisse d’amortissement, cet habile opérateur qui, dans un moment de pénurie, procura six cent millions au trésor public, le seul homme en France, j’emprunte les paroles fortement colorées de Mirabeau, qui sût faire pondre la poule aux œufs d’or sans l’éventrer.

Le désordre des finances avait provoqué la révolution, qui était peu propre à le réparer. Placée entre ses théories politiques et ses besoins pécuniaires, l’assemblée constituante ne pouvait pas réaliser les unes sans aggraver les autres. Tout ce qu’elle accordait à ses idées dérangeait encore plus ses finances, puisque le bouleversement économique qui était la suite des réformes paralysait momentanément la richesse publique. M. de Talleyrand appuya les divers emprunts qui furent proposés par M. Necker. Il recommanda fortement la fidélité envers les créanciers de l’état. Il essaya, dans des discours beaux et savans, de fonder le crédit de la nation, qui offrait, selon son heureuse expression, la plus belle hypothèque de l’univers, sur une caisse d’amortissement qui le facilitât et sur le bon ordre qui le rassurât. Cependant, s’il s’était borné à proposer ces moyens des gouvernemens réguliers, dans un moment de crise sociale où les imaginations ont peu de confiance et les pouvoirs peu de conduite, il aurait faiblement pourvu aux besoins publics ; mais il alla plus loin, et, par un expédient hardi, aussi conforme à l’esprit de la révolution qu’aux principes de la science économique, il mit deux milliards à la disposition du trésor.

On voit que je veux parler de la célèbre motion par laquelle M. de Talleyrand provoqua la vente des propriétés ecclésiastiques. Il s’attacha à prouver que ces biens étaient une propriété nationale, qu’ils avaient été donnés, non dans l’intérêt des personnes, mais pour le service des fonctions, et que l’état pouvait en disposer, s’il assurait l’exercice du culte et le traitement des ecclésiastiques. Il proposa en même temps d’améliorer le sort du clergé inférieur. L’assemblée adopta sa motion, mais ne suivit pas le plan équitable et habile qu’il indiqua pour acquitter l’état envers ses créanciers. Cette masse de propriétés servit, malgré lui, d’hypothèque à une masse équivalente d’assignats dont le cours fut forcé, et dont il prédit l’histoire avec une savante précision. Aussi qu’arriva-t-il ? Cette grande opération retarda la ruine des finances sans l’empêcher. Mais, la crise passée, elle eut pour effet d’augmenter la richesse en déplaçant et en divisant une propriété jusque-là frappée de main-morte ; de détruire le régime particulier du clergé comme corps en changeant les revenus de ses biens en traitemens pour ses fonctions, et en le faisant rentrer dans l’état par le budget.

M. de Talleyrand n’offrit pas les biens de son ordre en holocauste aux besoins publics sans encourir son animadversion. Mais cet acte, l’un des plus radicaux qui aient été accomplis à cette époque, ne fut pas le dernier témoignage de son concours à la révolution. Ce fut sur la proposition de M. de Talleyrand que l’assemblée constituante fixa le 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille et berceau de la liberté publique, pour rassembler à Paris, dans une patriotique fédération, les députés de la France entière. Ce jour solennel, l’évêque le plus dévoué à la cause populaire célébra le grand accord qui devait unir la nation nouvelle et le pouvoir nouveau sous la même loi, par le même serment. À la vue de trois cent mille spectateurs enivrés d’enthousiasme, au milieu des fédérés de tous les départemens animés des mêmes désirs que Paris, en présence de la famille royale et de l’assemblée nationale un moment confondues dans les mêmes sentimens, il monta sur l’autel élevé dans le Champ-de-Mars pour inaugurer en quelque sorte les destinées futures de la France.

Après avoir consacré la révolution à laquelle il avait offert un système d’éducation publique et rendu la disposition d’une partie jusque-là immobilisée de son territoire, M. de Talleyrand s’associa à une mesure destinée à placer encore plus le clergé dans la dépendance de l’état, en le soumettant à une constitution civile. Cette constitution ne portait pas atteinte à la croyance, mais aux usages de l’église ; elle était moins un empiétement religieux qu’une faute politique. M. de Talleyrand, sans avoir été au nombre de ceux qui la provoquèrent, lui donna toutefois son assentiment. Il se prononça néanmoins avec force pour que les membres du clergé, qui n’obéiraient pas à la loi, jouissent de sa protection et pratiquassent librement le culte catholique. Presque tous les anciens évêques ayant refusé de prêter le serment exigé d’eux, les électeurs nommèrent leurs successeurs auxquels l’évêque d’Autun et l’évêque de Lida donnèrent l’institution canonique. Alors M. de Talleyrand, qu’on avait mis dans l’église malgré lui, brouillé avec le clergé de son diocèse, menacé d’excommunication par le pape, refusa d’être nommé archevêque de Paris, donna sa démission de l’évêché d’Autun et rentra dans la vie civile.

Peu de temps après, M. de Talleyrand, qui, avant la révolution, avait reçu la première confidence de Sieyès sur la fameuse brochure Qu’est-ce que le tiers-état ? recueillit les dernières pensées de Mirabeau. Leur liaison, long-temps étroite, avait cessé depuis le jour où Mirabeau avait vendu et publié les lettres secrètes sur la cour de Berlin, écrites au moment de la mort du grand Frédéric et dans une mission qu’il devait surtout à l’entremise de M. de Talleyrand. Mais lorsqu’il fut frappé de la maladie soudaine qui plongea tout Paris dans la stupeur et qui l’enleva si tôt à l’admiration publique, M. de Talleyrand se réconcilia avec lui. Mirabeau ayant exprimé le désir de le voir, il fut conduit le 1er avril au chevet de son lit ; « Une moitié de Paris, lui dit-il, reste en permanence à votre porte ; j’y suis venu, comme l’autre moitié, trois fois par jour, pour avoir de vos nouvelles, en regrettant amèrement, chaque fois, de ne pas pouvoir la franchir. » Il demeura deux heures seul avec le glorieux mourant que toucha ce retour d’amitié et qui lui remit son discours sur la loi des successions en ligne directe pour le lire à l’assemblée. Aussi, le lendemain, quelques heures après la mort de Mirabeau, M. de Talleyrand étant monté à la tribune pour accomplir ce devoir, l’émotion de l’assemblée fut inexprimable, lorsqu’il dit : « M. Mirabeau n’est plus ; je vous apporte son dernier ouvrage, et telle était la réunion de son sentiment et de sa pensée également voués à la chose publique, qu’en l’écoutant vous assistez presque à son dernier soupir. »

Avant de terminer cette importante époque de la vie de M. de Talleyrand, je ne dois pas oublier de dire que l’assemblée constituante lui avait confié la tâche de justifier, dans une adresse à la nation, son œuvre, attaquée par les partis. Dans cette adresse, M. de Talleyrand prête à l’assemblée un noble et spirituel langage. Au reproche d’avoir tout détruit, elle répond qu’il fallait tout reconstruire ; au reproche d’avoir agi avec trop de précipitation, elle répond qu’on ne parvient à se délivrer des abus qu’en les attaquant tous à la fois ; au reproche d’aspirer à une perfection chimérique, elle répond que les idées utiles au genre humain ne lui ont pas paru destinées à orner seulement les livres, et que Dieu, en donnant à l’homme la perfectibilité, ne lui a pas défendu de l’appliquer à l’ordre social. « Élevés au rang de citoyens, dit-elle aux Français, admissibles à tous les emplois, censeurs éclairés de l’administration quand vous n’en serez pas les dépositaires, sûrs que tout se fait et par vous et pour vous, égaux devant la loi, libres d’agir, de parler ou d’écrire, ne devant jamais compte aux hommes, toujours à la volonté commune, quelle plus belle condition ! Pourrait-il être un seul citoyen vraiment digne de ce nom qui osât tourner ses regards en arrière, qui voulût relever les débris dont nous sommes environnés, pour recomposer l’ancien édifice ? »

M. de Talleyrand eut bientôt l’occasion d’entrer dans la carrière où il devait acquérir sa principale renommée et se placer au rang des plus grands négociateurs. Nommé membre du directoire du département de la Seine avec Sieyès, le duc de La Rochefoucault, Rœderer, etc., il fut chargé, sous l’assemblée législative, d’une importante mission en Angleterre. L’interdiction des fonctions exécutives que s’étaient imposée les députés de la constituante ne permit pas de lui conférer le titre d’ambassadeur, dont M. de Chauvelin avait été revêtu ; mais il fut spécialement accrédité auprès du gouvernement anglais, dès le printemps de 1792, pour établir une alliance nationale, en opposition à l’alliance de famille, que les agens de la cour resserraient sur le continent, avec les maisons d’Autriche et de Bourbon.

L’état précaire de la révolution et le désaccord violent des partis disposaient peu le gouvernement anglais à s’engager dans une union étroite avec la France ; mais, à défaut d’alliance, M. de Talleyrand obtint une déclaration de neutralité qui était presque aussi utile, et qui désespéra les partisans de la coalition européenne, dont le désir était de presser la révolution entre les armées continentales et les flottes britanniques. Telle fut la première négociation de M. de Talleyrand, qui commençait sa carrière diplomatique par où il l’a finie, poursuivant, à quarante ans de distance, le même but, dans le même pays.

Revenu à Paris peu de temps avant le 10 août, il fut témoin de la chute du trône. Cette catastrophe et ses terribles suites lui inspirèrent le désir de retourner promptement à Londres. Quoiqu’il n’y fût chargé d’aucunes fonctions, voulant être encore utile à la cause de la révolution, sinon par ses actes, du moins par ses conseils, il lui adressa des règles de conduite extérieure, empreintes d’une modération prévoyante. Il dit à la nouvelle république qu’elle devait se montrer désintéressée en devenant victorieuse ; que le territoire de la France suffisait à sa grandeur et au développement futur de son industrie et de sa richesse ; qu’il était de son utilité comme de son honneur de ne rien y ajouter par la conquête ; que toute incorporation de pays serait une cause de péril pour elle, en excitant de plus nombreuses inimitiés, et une atteinte à sa gloire, en démentant les déclarations solennelles faites au commencement de la révolution, et que sa politique serait plus habile en se fondant, non sur l’acquisition des territoires, mais sur l’émancipation des peuples.

Peu de temps après la communication de ses vues, dont les passions ne pouvaient permettre d’aucune part l’accomplissement, la révolution devint plus violente et l’Angleterre cessa d’être neutre. Aussi, M. de Talleyrand fut-il décrété d’accusation par le parti de Robespierre et reçut-il de M. Pitt l’ordre de quitter Londres en vingt-quatre heures. L’Europe lui était entièrement fermée, et il se rendit en Amérique avec M. de Beaumetz, son collègue à la constituante. Il y vécut plus de deux ans. Fatigué de son exil et de son inaction, il était près de s’embarquer sur un navire qu’il avait frété pour les grandes Indes, lorsqu’il apprit qu’un décret de la convention, devenue indépendante et modérée, le rappelait en France. Ce décret, provoqué par Chénier qui le demanda au nom des services que M. de Talleyrand avait rendus à la révolution, lui ouvrit, en même temps que le chemin de la patrie, les portes de l’Institut et bientôt l’accès des affaires.

L’Institut national avait été fondé vers cette époque, et, quoique encore absent, M. de Talleyrand en avait été nommé membre. Cet hommage était dû à celui qui, dès l’assemblée constituante, avait proposé l’établissement de ce grand corps et lui avait donné d’avance le nom que tant de travaux et tant d’hommes illustres ont rendu immortel. Appelé à faire partie de la classe des sciences morales et politiques, il y siégea à son arrivée et il en devint secrétaire. Il paya le tribut de ses observations et de ses pensées en y lisant deux mémoires tout-à-fait supérieurs sur les Relations commerciales des États-Unis avec l’Angleterre, et sur les avantages à retirer des colonies nouvelles après les révolutions. Le premier de ces mémoires était un tableau complet de l’Amérique du Nord dont M. de Talleyrand jugeait l’état politique avec le sens ferme d’un homme formé dans les révolutions, exposait les relations commerciales en économiste savant, retraçait les mœurs en observateur que tout frappe, et reproduisait l’aspect avec les couleurs naturelles qui peignent d’autant mieux les objets qu’elles les reproduisent dans toute leur simplicité. Le second contenait des vues élevées sur l’établissement de colonies destinées à réparer la perte des anciennes et à faciliter la fin et l’oubli des révolutions. M. de Talleyrand y proposait d’ouvrir de nouvelles routes à tant d’hommes agités qui avaient besoin de projets, à tant d’hommes malheureux qui avaient besoin d’espérances.

Avec sa haute capacité, M. de Talleyrand ne pouvait pas rester long-temps étranger au gouvernement de son pays. Les circonstances lui étaient favorables, car il fallait à la révolution des politiques habiles qui achevassent l’œuvre de ses irrésistibles soldats. L’Europe, pénétrée d’un effroi respectueux, s’empressait de la reconnaître pour l’arrêter. Déjà les rois d’Espagne et de Prusse avaient traité avec elle à Bâle, et le roi de Sardaigne lui avait fait sa soumission à Cherasque, lorsque M. de Talleyrand devint ministre des relations extérieures sous le directoire. Ce fut alors que se réalisèrent les idées qu’il avait émises en 1792 sur l’extension du principe démocratique par la guerre et sa consolidation par la paix. D’une part, les républiques ligurienne, cisalpine, romaine, helvétique, batave, se fondèrent sur le modèle français ; de l’autre, la paix de Campo-Formio, conclue avec la maison d’Autriche par le puissant négociateur qui l’avait vaincue, les conférences de Rastadt avec l’empire d’Allemagne et les pourparlers de Lille avec l’Angleterre, semblaient annoncer la résignation universelle de l’Europe à notre liberté et à notre grandeur.

Malgré les éclatans triomphes de la révolution, le directoire était trop faible pour que M. de Talleyrand crût à sa durée. Il le servait sans illusion, et son regard, plus perçant que celui de tout le monde, avait déjà vu poindre sur l’horizon de l’Italie son infaillible successeur. Il savait que l’imagination humaine a besoin d’enthousiasme, et que l’imagination française surtout ne saurait s’en passer long-temps. À un peuple qui ne veut pas rester dans l’indifférence, il faut la foi en quelque chose ou en quelqu’un. Comme on ne croyait plus aux idées, M. de Talleyrand comprit qu’on allait croire aux personnes. Il reconnut l’objet du culte nouveau dans ce jeune général, déjà tout environné de l’auréole de feu des batailles, formé à cette école de la guerre d’où sortent les plus grands hommes, qui y apprennent à penser vite, à agir avec précision, à disposer des hommes, à traiter avec les gouvernemens, à décider du sort des empires, et à se posséder au milieu des plus terribles extrémités. Aussi, lorsque le vainqueur d’Italie revint à Paris après avoir gagné cinq grandes batailles, détruit quatre armées ennemies, fait cent cinquante mille prisonniers, pris cent soixante-dix drapeaux et plus de six mille pièces de canon, forcé les gouvernements italiens à la soumission et la maison impériale d’Autriche à la paix, les espérances comme les admirations commencèrent à se tourner vers lui. On ne l’appelait que le jeune héros, et dans l’ovation qui lui fut préparée au Luxembourg, lorsqu’il alla porter au directoire, au milieu des drapeaux qu’il avait conquis et du bruit presque royal du canon, le traité de Campo-Formio, M. de Talleyrand, qui le présenta au directoire comme ministre des relations extérieures, annonça hautement ses destinées prochaines. Il ne craignit pas de dire : — « Loin de redouter ce qu’on voudrait appeler son ambition, je sens qu’il nous faudra peut-être un jour la solliciter. »

Aussi, après le retour d’Égypte, M. de Talleyrand, qui depuis six mois avait cessé d’être ministre du directoire, s’entendit avec le général Bonaparte et le directeur Sieyès pour opérer le 18 brumaire. Ayant participé à l’entreprise qui venait de fonder un gouvernement, il s’associa au système qui restaura l’ordre social. Nommé de nouveau ministre des relations extérieures, il eut une assez grande influence sur la politique du premier consul par la vivacité de son admiration, la prudence de ses avis et la conformité de leurs pensées. Il savait à la fois le flatter et le conseiller. Il le quittait rarement, et lorsqu’il fut obligé, dans l’été de 1801, d’aller aux eaux de Bourbon-l’Archambaud, il lui écrivit : « Je pars avec le regret de m’éloigner de vous, car mon dévouement aux grandes vues qui vous animent n’est pas inutile à leur accomplissement. » — « Du reste, ajoutait-il, quand ce que vous pensez, ce que vous méditez et ce que je vous vois faire ne serait qu’un spectacle, je sens que l’absence que je vais faire serait pour moi la plus sensible des privations. »

Associé aux divers projets du premier consul, il l’aida à accomplir la pacification religieuse par la négociation du concordat. Ce fut alors que, par un bref particulier, M. de Talleyrand reçut du pape l’autorisation, qu’il s’était donnée tout seul dix années auparavant, de rentrer dans la vie civile.

La pacification intérieure fut suivie d’une pacification générale, que facilitèrent les victoires de Marengo et d’Hohenlinden. M. de Talleyrand en fut le négociateur. Le traité de Lunéville, qui étendit en Allemagne l’esprit de la révolution en sécularisant les principautés ecclésiastiques ; le traité d’Amiens, qui fit reconnaître par l’Angleterre les conquêtes de la France et les œuvres de la révolution sur le continent ; la consulte de Lyon, qui constitua la république cisalpine, furent les grandes transactions politiques auxquelles M. de Talleyrand eut à cette époque la principale part.

Mais la guerre ayant recommencé un peu plus tard avec l’Angleterre, les complots de l’émigration suivirent de près le retour des hostilités. Le premier consul, qui, en 1802, avait miraculeusement échappé à l’explosion de la machine infernale, se voyant en butte à de semblables périls, voulut faire trembler ceux qui voulaient le faire tuer. Excité par l’indignation et entraîné par les apparences, il porta sa terrible main sur le plus jeune et le plus chevaleresque des princes de la maison de Bourbon, qui, placé à une marche de la frontière du Rhin, attendait, par ordre du conseil privé d’Angleterre, ce qui allait éclater en France, sans y tremper, et même, à ce qu’il paraît, sans le savoir. Le duc d’Enghien, amené le soir au château de Vincennes, y fut jugé dans la nuit, et y reçut la mort comme complice de ceux qui avaient projeté celle du premier consul. M. de Talleyrand fut-il mis dans le secret de ces meurtrières représailles, ou concourut-il seulement à l’arrestation du duc d’Enghien sans connaître le sort qui lui était réservé ? Rien n’indique qu’il ait été consulté sur cet acte sanglant, qui d’ailleurs était contraire à sa douceur et à sa modération naturelles. Mais, il faut le dire, M. de Talleyrand a coopéré, en exécution des ordres du premier consul, à l’enlèvement du duc d’Enghien sur un territoire étranger, et, ministre des relations extérieures, il a consenti à la violation d’un principe sacré du droit des gens. Si, dans la fougue de son ressentiment et pour la sûreté de sa personne, le premier consul ne tenait aucun compte de la seule sauvegarde des états faibles, celui qui en était le conservateur obligé ne devait pas au moins la méconnaître.

Le premier consul sut tirer parti des dangers qu’il avait courus ; il se fit empereur. Il voulut monter plus haut pour que les complots pussent moins facilement l’y atteindre, et rendre son pouvoir héréditaire, afin que sa vie devînt plus sûre. Mais la fondation de l’empire entraînait au dehors un changement de système à l’égard des républiques confédérées qui devait conduire à la guerre. La première république érigée en royaume fut la Cisalpine. L’Autriche, qui n’attendait qu’un prétexte ; la Russie, qui ne demandait qu’une avant-garde, se déclarèrent sur-le-champ ; et, sans la rapidité des coups que leur porta l’empereur, la Prusse, qui hésitait, se serait jointe à elles. Lorsque Napoléon partit pour cette immortelle campagne, M. de Talleyrand se rapprocha des bivouacs, afin que l’homme de la paix fût toujours près de l’homme de la victoire. Il était à Strasbourg, quand il apprit que, par une savante marche, l’empereur venait de faire mettre bas les armes dans Ulm à toute une armée autrichienne. C’est alors que, regardant le succès comme infaillible, il adressa à l’empereur un plan de traité avec l’Autriche, et lui proposa un vaste arrangement de l’Europe. Ce plan, entièrement écrit de sa main, et jusqu’à ce jour inconnu, mérite de fixer l’attention de l’histoire. Je dois donc m’y arrêter.

« Il ne m’appartient point, disait M. de Talleyrand à l’empereur, de rechercher quel était le meilleur système de guerre : votre majesté le révèle en ce moment à ses ennemis et à l’Europe étonnée. Mais, voulant lui offrir un tribut de mon zèle, j’ai médité sur la paix future, objet qui, étant dans l’ordre de mes fonctions, a de plus un attrait particulier pour moi, puisqu’il se lie plus étroitement au bonheur de votre majesté. » Lui exposant alors ses vues, il ajoutait qu’il y avait en Europe quatre grandes puissances, la France, l’Autriche, l’Angleterre, la Russie, — la Prusse n’ayant été placée un instant sur la même ligne que par le génie de Frédéric II ; que la France était la seule puissance parfaite (ce sont ses expressions), parce que seule elle réunissait dans une juste proportion les deux élémens de grandeur qui étaient inégalement répartis entre les autres, les richesses et les hommes ; que l’Autriche et l’Angleterre étaient alors les ennemies naturelles de la France, et la Russie son ennemie indirecte par la sollicitation des deux autres et par ses projets sur l’empire ottoman ; que l’Autriche, tant qu’elle ne serait pas en rivalité avec la Russie, et la Russie, tant qu’elle resterait en contact avec la Porte, seraient facilement unies par l’Angleterre dans une alliance commune ; que du maintien d’un tel système de rapports entre les grands états de l’Europe naîtraient des causes permanentes de guerre ; que les paix ne seraient que des trêves, et que l’effusion du sang humain ne serait jamais que suspendue.

Il se demandait dès-lors quel était le nouveau système de rapports qui, supprimant tout principe de mésintelligence entre la France et l’Autriche, séparerait les intérêts de l’Autriche de ceux de l’Angleterre, les mettrait en opposition avec ceux de la Russie, et par cette opposition garantirait l’empire ottoman et fonderait un nouvel équilibre européen. Telle était la position du problème. Voici quelle en était la solution. Il proposait d’éloigner l’Autriche de l’Italie en lui ôtant l’état vénitien, de la Suisse en lui ôtant le Tyrol, de l’Allemagne méridionale en lui ôtant ses possessions de Souabe. De cette manière, elle cessait d’être en contact avec les états fondés ou protégés par la France, et elle ne restait plus en hostilité naturelle avec elle. Pour surcroît de précaution, l’état vénitien ne devait pas être incorporé au royaume d’Italie, mais être interposé comme état républicain et indépendant, entre ce royaume et l’Autriche. Après avoir dépouillé celle-ci sur un point, il l’agrandissait sur un autre, et lui donnait des compensations territoriales proportionnées à ses pertes, afin que, n’éprouvant aucun regret, elle ne fît aucune tentative pour recouvrer ce qui lui aurait été enlevé. Où étaient placées ces compensations ? Dans la vallée même du Danube, qui est le grand fleuve autrichien. Elles consistaient dans la Valachie, la Moldavie, la Bessarabie, et la partie la plus septentrionale de la Bulgarie.

Par là, disait-il en concluant, les Allemands seraient pour toujours exclus de l’Italie, et les guerres, que leurs prétentions sur ce beau pays avaient entretenues pendant tant de siècles, se trouveraient à jamais éteintes ; l’Autriche, possédant tout le cours du Danube et une partie des côtes de la mer Noire, serait voisine de la Russie et dès-lors sa rivale, serait éloignée de la France et dès-lors son alliée ; l’empire ottoman achèterait, par le sacrifice utile de provinces que les Russes avaient déjà envahies, sa sûreté et un long avenir ; l’Angleterre ne trouverait plus d’alliés sur le continent, ou n’en trouverait que d’inutiles ; les Russes, comprimés dans leurs déserts, porteraient leur inquiétude et leurs efforts vers le midi de l’Asie, et le cours des évènemens les mettrait en présence des Anglais, transformant en futurs adversaires ces confédérés d’aujourd’hui.

Ce beau projet, M. de Talleyrand ne se contenta pas de le soumettre à l’empereur après le succès d’Ulm. Le jour même où il reçut, à Vienne, la grande nouvelle de la victoire d’Austerlitz, il écrivit à l’empereur : « Votre majesté peut, maintenant, briser la monarchie autrichienne ou la relever. L’existence de cette monarchie, dans sa masse, est indispensable au salut futur des nations civilisées… Je supplie votre majesté de relire le projet que j’eus l’honneur de lui adresser de Strasbourg. J’ose, aujourd’hui plus que jamais, le regarder comme le meilleur et le plus salutaire. Vos victoires le rendent facile, et je serai heureux si vous m’autorisez à faire un arrangement qui, j’en ai la conviction, assurerait la paix du continent pour plus d’un siècle. »

Ce plan, exécutable à une époque où rien n’était impossible, aurait sans doute préparé un autre avenir à l’Europe, en donnant à l’Autriche un vaste territoire, du côté même où il importait le plus de la jeter et de l’agrandir ; en la rendant homogène, ce qu’elle n’était pas ; en l’intéressant à la civilisation du monde, au lieu de la laisser immobile dans un passé qu’elle s’usait à défendre. Ce plan aurait fondé une paix durable par des combinaisons nouvelles et sur des intérêts satisfaits. Mais il ne fut point agréé par l’empereur. Napoléon procéda comme il l’avait fait jusqu’alors, sans gagner le vaincu et sans le détruire. Il se contenta de se renforcer et de l’affaiblir. Il abolit le saint empire romain, qui existait depuis Charlemagne, et il forma la confédération du Rhin, dont il se fit le protecteur. Il agrandit les états secondaires de l’Allemagne, qui se trouvaient dans son alliance naturelle, et en érigea plusieurs en royaumes. Il y étendit le principe de la révolution, en y supprimant les souverainetés féodales de la noblesse immédiate, comme il y avait supprimé, trois ans auparavant, les souverainetés ecclésiastiques. Il réduisit l’Autriche, à laquelle il ôta ce qu’elle possédait encore en Italie, sans lui accorder ce qui pouvait la dédommager sur le Danube, et il l’abattit sans la dompter. Tels furent les résultats de la bataille d’Austerlitz et du traité de Presbourg. L’empereur, en adoptant un système politique fondé sur de simples affaiblissemens de territoire, ne fit que créer des mécontens ; il se condamnait à toujours combattre ceux qu’il ne pourrait pas toujours soumettre. Les trêves qu’il signa ne furent, en quelque sorte, que les haltes d’un conquérant en Europe, et marquèrent les étapes de sa grande armée.

Le désaccord des vues sur ce point entre Napoléon et M. de Talleyrand n’empêcha pas celui-ci de rester son ministre jusqu’après le traité de Tilsitt, qui, conclu à la suite des victoires d’Iéna, d’Eylau, de Friedland, amoindrit la Prusse, soumit la Russie, étendit la confédération du Rhin du midi au nord de l’Allemagne, et porta à son comble la grandeur de l’empire et la gloire de l’empereur. Mais à cette éblouissante époque, et au moment de ses prospérités les plus inouies, M. de Talleyrand cessa volontairement de diriger la diplomatie de Napoléon. Était-il fatigué d’un rôle où sa modération était quelquefois condamnée à des sacrifices, et pensait-il que le déclin devait commencer au point où avait été atteinte la plus extrême hauteur ? Ou bien préférait-il le titre de vice-grand électeur qui lui fut donné, à la conduite des plus importantes affaires ? Peut-être y avait-il à la fois le vague instinct de l’avenir, et le vain empressement pour une dignité qui n’était qu’une apparence, dans la résolution qu’il prit le 9 août 1807, en déposant le portefeuille des relations extérieures entre les mains du duc de Cadore, pour devenir grand dignitaire de l’empire, étant déjà grand chambellan et prince de Bénévent.

Son éloignement fut regrettable pour l’empereur. Le grand esprit de Napoléon et le bon sens de M. de Talleyrand semblaient faits l’un pour l’autre. Ce qu’il y avait d’inventif, de fécond, de hardi, d’impétueux, dans le premier avait besoin de ce qu’il y avait de net, de froid, d’avisé, de sûr, dans le second. L’un avait le génie de l’action, l’autre celui du conseil. L’un projetait tout ce qu’il y avait de grand, l’autre évitait tout ce qu’il y avait de dangereux, et la fougue créatrice de l’un pouvait être heureusement tempérée par la lenteur circonspecte de l’autre. M. de Talleyrand savait faire perdre du temps à l’empereur lorsque sa colère ou sa passion l’auraient poussé à des mesures précipitées, et lui donnait le moyen de se montrer plus habile en devenant plus calme. Aussi, disait-il avec une exagération spirituelle dans la forme, mais non sans vérité, « l’empereur a été compromis le jour où il a pu faire un quart d’heure plus tôt ce que j’obtenais qu’il fît un quart d’heure plus tard. » La perte d’un pareil conseiller dut être un malheur pour lui en attendant qu’elle devînt un danger.

Toutefois, ils se séparèrent sans se brouiller encore ; et même, un an après, lors de cette fameuse entrevue d’Erfurt entre l’empereur Napoléon et l’empereur Alexandre, dans laquelle celui-ci abandonna l’Espagne à l’autre qui lui céda en retour la Moldavie et la Valachie, et où tous deux convinrent de combattre en commun l’Angleterre, si elle ne consentait pas à la paix, et l’Autriche, si elle ne demeurait pas soumise, ce fut M. de Talleyrand qui, en qualité de grand chambellan, fit les honneurs de la cour impériale au peuple de rois et de princes souverains qui formaient la suite des deux arbitres du monde. Au milieu de ces fêtes splendides qui couvraient de si importantes négociations, l’empereur ne consulta pas sans utilité son ancien ministre et lui dit un jour avec regret : « Nous n’aurions pas dû nous quitter. » Ce fut entre eux le dernier témoignage d’accord.

L’empereur continua le cours de ses entreprises. Jusque-là il avait affaibli les autres pour se défendre lui-même ; mais alors il alla plus loin : emporté par sa position, il n’attendit plus d’être attaqué pour conquérir. Par l’invasion de l’Espagne, il souleva contre lui tout un peuple ; par l’enlèvement du pape, il encourut la redoutable hostilité du vieux et puissant principe avec lequel il avait cru devoir transiger au début de sa domination. M. de Talleyrand en aperçut le danger. Quel qu’ait été le moment où il désapprouva l’entreprise d’Espagne, il est certain qu’en 1809 il cacha si peu son blâme, que l’empereur irrité lui ôta, à son retour de la Péninsule, le titre de grand chambellan. Il s’était séparé des affaires, l’empereur l’éloigna de sa personne. Ainsi fut brisé le dernier lien qui rapprochait encore ces deux hommes, dont l’un pouvait tout tant que duraient les succès, et dont l’autre pourrait beaucoup si jamais commençaient les revers. Dès ce moment M. de Talleyrand devint plus frondeur, et l’empereur plus défiant. Dans des sorties peu mesurées Napoléon le blessa, et il eut le tort de le rendre mécontent sans le rendre impuissant.

C’est ainsi que se passèrent pour M. de Talleyrand les cinq dernières années de l’empire dont il prévit et calcula la chute dès 1812. En effet, lorsque Napoléon porta ses armes en Russie, attaquant une puissance presque inaccessible, tandis qu’il avait à résister aux attaques de l’Angleterre qui depuis dix ans ne lui avait laissé aucun repos, à comprimer l’insurrection de l’Espagne qu’il avait appelée lui-même un 14 juillet contre sa conquête, à ranimer la lassitude de l’Allemagne dont la patience était à bout, à craindre le soulèvement de la Prusse amoindrie et humiliée, à surveiller l’opiniâtre ressentiment de l’Autriche dont les mariages ne changeaient pas les maximes, et qui aspirait à recouvrer les huit millions d’habitans qu’elle avait successivement perdus par les traités imposés à ses défaites, M. de Talleyrand considéra sa fin comme très prochaine.

Ayant à examiner ici comment M. de Talleyrand fut conduit à jouer le rôle extraordinaire qui lui échut ou qu’il prit en 1814, il est nécessaire de signaler les dernières ouvertures de paix faites par l’Europe à l’empereur. Napoléon eut deux momens où il lui fut permis de traiter avec honneur, à Prague avant le désastre de Leipzig, à Francfort avant l’entrée des coalisés en France. À Prague, il aurait obtenu le maintien d’une partie de ses établissemens européens ; à Francfort, il aurait conservé les limites naturelles de la France. Les propositions de Francfort, faites par M. de Metternich au nom de l’Autriche, lord Aberdeen au nom de l’Angleterre, M. de Nesselrode au nom de la Russie, se portant fort pour M. de Hardenberg au nom de la Prusse, furent les dernières propositions raisonnables que l’Europe coalisée et victorieuse offrit, le 10 novembre 1813, à Napoléon isolé, vaincu, mais encore puissant.

D’après ces propositions à jamais regrettables, les souverains alliés étaient unanimement d’accord (c’était leur propre langage) sur la puissance et la prépondérance que la France devait conserver dans son intégrité, en se renfermant dans ses limites naturelles, qui étaient le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. Ils assuraient donc vouloir fonder sur l’indépendance continentale et maritime de toutes les nations la paix et l’équilibre du monde. Équitable et habile projet, bien différent de celui qui fut exécuté quelques mois plus tard ! Aucun grand intérêt n’était sacrifié, et il n’y avait pas un état du premier ordre opprimé par tous les autres, abusant à leur tour de la victoire envers lui comme il en avait abusé envers eux. L’arrangement des territoires aurait été conçu avec prévoyance, réglé d’après les frontières naturelles, et fondé sur le besoin réciproque d’indépendance.

Napoléon accepta les bases de Francfort, mais pas assez nettement et pas assez vite. Il aurait dû prendre son parti et consommer le sacrifice en vingt-quatre heures. La fortune était depuis deux ans contre lui, et dès-lors le temps aussi. Mais, si l’empereur perdit quelques momens avant de renoncer d’une manière générale aux territoires qu’il avait acquis, et d’abandonner les princes qu’il avait créés, de leur côté les souverains se repentirent de leur modération. Ils retardèrent l’ouverture des négociations, franchirent le Rhin, pénétrèrent sur notre territoire, et lorsqu’ils envoyèrent leurs plénipotentiaires à Chatillon, au lieu de la France indépendante, appuyée à ses barrières de montagnes, retranchée derrière ses grandes lignes d’eau qu’ils avaient voulue à Francfort, ils voulurent une France réduite à ses anciennes dimensions, ouverte aux entreprises des autres états sur une frontière de cent cinquante lieues, et perdant même la puissance relative qu’elle avait en 1792, car depuis lors tous les états principaux s’étaient agrandis. Ce fut sur ces nouvelles bases que les souverains alliés, excités par leurs succès à d’immodérées représailles, proposèrent de traiter à Chatillon-sur-Seine.

Ici il faut admirer l’empereur. En recevant ce nouvel ultimatum, il fut saisi d’une noble et patriotique colère. Il écrivit de ses bivouacs, entre Seine-et-Marne, à son plénipotentiaire, le duc de Vicence, une lettre que je suis heureux de faire connaître : « J’ai reçu, lui disait-il, les propositions qui vous ont été remises. Il n’y a pas un Français dont elles ne fassent bouillir le sang d’indignation. La France, pour être aussi forte qu’elle l’était en 1788, doit avoir ses limites naturelles en compensation du partage de la Pologne, de la destruction du clergé d’Allemagne, et des grandes acquisitions faites par l’Angleterre en Asie. Je suis si ému de cette infâme proposition, que je me crois déshonoré rien que de m’être mis dans le cas qu’on me l’ait faite. Je crois que j’aurais mieux aimé perdre Paris que de voir faire de telles propositions au peuple français, et je préférerais voir les Bourbons en France avec des conditions raisonnables. »

Il refusa donc. S’enfermer dans la France de 1792, lui qui l’avait trouvée portée jusqu’aux Alpes et jusqu’au Rhin par la république, et qui avait prêté serment de maintenir l’intégrité de son territoire, c’était au-dessus de sa volonté et même de sa position. Le soldat devenu empereur n’était plus rien s’il n’était grand. Humilié par la défaite et perdant son prestige par un pareil traité, il restait incapable de commander. Il n’avait pas, comme les vieilles familles qui gouvernaient les états de l’Europe, l’appui du temps. Celles-ci pouvaient beaucoup céder dans un moment de détresse. Leur puissance territoriale était diminuée, mais leur autorité politique n’était pas compromise. Elle reposait sur l’habitude et non sur la victoire. La victoire était l’origine, le principe, la base du gouvernement impérial. Il perdait sa légitimité en perdant sa grandeur. Napoléon le sentait. Il aurait pu s’arrêter en montant, il ne le pouvait pas en descendant ; car on modère ses progrès et non sa chute.

Aussi avait-il écrit à son plénipotentiaire dès le 19 janvier, avant d’entrer en campagne : — « Si l’on propose les anciennes limites, j’ai trois partis à prendre, ou combattre et vaincre, ou combattre et mourir glorieusement, ou enfin, si la nation ne me soutient pas, abdiquer. Le système de ramener la France à ses anciennes frontières est inséparable du rétablissement des Bourbons. » Ce qu’il avait annoncé, il l’exécuta. Il entreprit cette immortelle campagne, faite, non comme celle d’Italie dans la jeunesse, en pays ennemi, en temps de succès, avec espérance, contre un seul ennemi, mais dans les fatigues de l’âge, sur le territoire de la patrie, au milieu des revers et des défections, contre toute l’Europe et sans illusion. Jamais son activité ne fut plus infatigable, sa volonté plus forte, son ame plus fière, son génie plus grand, ses victoires plus inutiles, mais plus admirables. L’astre, avant de disparaître, jeta de magnifiques lueurs.

Ayant vaincu sans réussir, s’étant exposé sans être tué, Napoléon exécuta la troisième partie de son plan : il abdiqua.

C’est dans ce dénouement du drame impérial que M. de Talleyrand reparaît sur la scène et joue le principal rôle. Des ouvertures lui avaient été faites en 1813 pour qu’il reprît le portefeuille des relations extérieures ; mais il n’avait pu s’entendre avec l’empereur. Membre de la régence en qualité de vice-grand-électeur, il ne s’était point rendu avec elle à Blois, la garde nationale l’ayant arrêté avec l’architrésorier Lebrun à la barrière du Maine sans que cette violence apparente le contrariât et même le surprît. Resté dans Paris, il y était le plus important personnage et le seul grand fonctionnaire au moment où le sort des armes y fit entrer les étrangers victorieux.

Quand on n’a eu qu’une opinion, quand on n’a été l’homme que d’une seule cause, le jour où cette cause succombe, on se tient à l’écart et on s’enveloppe dans son deuil ; mais lorsqu’ayant traversé de nombreuses révolutions, on considère les gouvernemens comme des formes éphémères d’autorité, lorsqu’on a pris l’habitude de ne les admettre qu’autant qu’ils savent se conserver, on se jette au milieu des évènemens pour en tirer le meilleur parti. M. de Talleyrand n’était pas assez dévoué au régime impérial et il était trop accoutumé à se diriger d’après les circonstances pour hésiter. Il y avait, dans ce triste moment, trois choses à faire : un gouvernement à établir, des institutions à fonder, un traité à conclure.

M. de Talleyrand reçut dans son hôtel l’empereur Alexandre, et il devint auprès de lui et des autres souverains coalisés le négociateur de la situation. Il s’agissait d’abord de savoir quel serait le gouvernement de la France. L’empereur Alexandre hésitait entre l’établissement d’une régence et la restauration des Bourbons. M. de Talleyrand pensa que l’empire venant de succomber avec son fondateur, un enfant serait hors d’état de se maintenir sur un trône où n’avait pu s’affermir un grand homme ; que sans la puissance du génie, le secours de l’âge, la ressource de la gloire, il ne saurait résister aux idées nouvelles qui allaient reprendre leur cours, ni contenir le parti royaliste, qui recommencerait ses tentatives en reprenant ses espérances, et il se déclara hautement pour le retour des Bourbons, dont il voulut toutefois limiter l’ancien pouvoir par l’exercice des droits nationaux et la consécration des libertés publiques.

Ce changement, après l’avoir fait accepter, par qui l’accomplir ? On n’a jamais opéré de révolution en France sans qu’elle fût préparée par les événemens et légalisée par le principal corps de l’état. Il faut à la fois le sentiment de la nécessité et la décision du droit. L’invasion avait malheureusement donné l’un, le sénat donna l’autre. C’est à l’aide de ce corps, qui avait été le premier sous l’empire, et dans le sein duquel, malgré sa dépendance, s’étaient conservées, par les hommes de la révolution, les idées de 1789, que M. de Talleyrand fit prononcer la déchéance de Napoléon, former un gouvernement provisoire dont il fut le chef, et rappeler les Bourbons, sous la condition expresse qu’ils reconnaîtraient tous les intérêts nouveaux en acceptant la constitution du sénat.

M. de Talleyrand, appuyé sur les restes du vieux parti de la révolution, n’ayant pu imposer cette constitution à Louis XVIII, finit du moins par en exiger la charte. Ce ne fut qu’à la suite des engagemens formels du nouveau roi que le sénat, qui avait refusé d’aller le complimenter à Compiègne avant qu’il les eût pris, se rendit auprès de lui à Saint-Ouen. M. de Talleyrand était à sa tête et demanda en son nom une charte constitutionnelle. La déclaration de Saint-Ouen promit cette charte qui devait consacrer toutes les garanties contenues dans la constitution du sénat et être soumise à la fois à son approbation et à celle du corps législatif. C’est ce qui eut lieu, et la charte, quoique octroyée en apparence, fut imposée en réalité. Nécessité des circonstances, prix du trône, il est juste de dire qu’on la doit en grande partie à M. de Talleyrand, qui essaya d’en faire le contrat d’union entre la famille ancienne et le pays nouveau.

Outre cette transaction politique de la nation avec les Bourbons, il négocia la transaction territoriale de la France avec l’Europe. Les étrangers, qui n’avaient pas voulu accorder à Napoléon après les victoires de Champaubert, de Château-Thierry, de Montmirail et de Montereau, au-delà des limites de 1792, traitèrent alors sur la même base ; et M. de Talleyrand obtint d’eux la conservation d’Avignon et du comtat venaissin, le comté de Montbelliard, le département du Mont-Blanc composé d’une partie de la Savoie, et des annexes considérables aux départemens de l’Ain, du Bas-Rhin, des Ardennes et de la Moselle. Il fit respecter ces monumens des arts qui étaient les derniers fruits de nos conquêtes ; il crut avoir opéré une transaction habile et générale, en signant pour l’Europe la paix, pour la France l’évacuation et l’indépendance de son territoire, pour les amis des Bourbons le rétablissement de leur royauté, pour les défenseurs de l’empire la conservation de leurs intérêts, et pour les partisans de la révolution le maintien de ses résultats et le retour de ses idées.

Nommé alors ministre des affaires étrangères, M. de Talleyrand se rendit comme plénipotentiaire de la France au congrès de Vienne où devait se régler l’arrangement territorial du reste de l’Europe. Il y arriva des derniers. Il y trouva les quatre grandes puissances décidées à prononcer seules sur la distribution des états, et à garder ce qui leur plaisait dans les dépouilles impériales en vertu du droit de leur force et de la règle de leurs convenances. Représentant d’un pays abattu et d’un gouvernement faible, M. de Talleyrand semblait peu en état de déranger leur accord et de donner à la France dans le congrès une place que paraissaient lui refuser ses désastres. La force qu’il ne reçut point de son gouvernement, il la puisa en lui-même.

À l’exemple de tous les politiques, selon les occasions, il variait ses moyens ; mais, venu dans un temps où l’on raisonnait beaucoup, il avait pris l’habitude d’ériger ses moyens en principes. Il faisait donc une théorie pour chaque circonstance. Cette théorie lui servait de direction. Il inventa alors la théorie de la légitimité. C’est avec elle qu’il se présenta à Vienne. Il espéra s’en aider pour faire cesser, en Europe, le régime de la force que voulaient y maintenir les vainqueurs. Dans le partage du territoire, il dit qu’il apportait un principe à ceux qui n’étaient réunis que par des intérêts, et que seul il pouvait donner la sanction du droit à ce qui ne reposait que sur la conquête.

Il s’introduisit de haute lutte dans le comité dirigeant, d’abord uniquement composé des quatre puissances auxquelles il fit associer, outre la France, l’Espagne, le Portugal et la Suède. En possession d’une influence conquise, que fit-il de son vote et quels furent les résultats de son habileté ? Les divers arrangemens étaient sur le point d’être conclus en grande partie d’après les bases convenues au traité de Paris. L’Allemagne devait être réorganisée en corps fédératif indépendant. La Suisse devait reprendre son ancienne forme et sa neutralité, la Belgique être réunie à la Hollande, pour constituer, sous le prince d’Orange, le royaume des Pays-Bas ; l’Autriche, obtenir la possession de l’Italie du nord et s’étendre, par ses archiducs et archiduchesses, dans l’Italie du centre ; la Sardaigne, recevoir Gênes ; la Suède, acquérir la Norvége ; l’Angleterre, conserver, dans les diverses parties du monde, les points maritimes qui convenaient le mieux à son commerce ou à sa puissance.

Il restait seulement quelque incertitude sur la possession du royaume de Saxe et du grand-duché de Varsovie. La Prusse, qui obtenait des compensations sur les deux rives du Rhin, voulait s’arroger le premier ; et la Russie, qui n’avait pas cessé de s’agrandir sous la révolution et sous l’empire, prétendait garder en entier le second, dont la population s’élevait presque à quatre millions d’ames, et que l’empereur Alexandre destinait à former un royaume de Pologne avec une constitution indépendante. L’Autriche cédait, sans hésiter, la Pologne, mais avait quelques scrupules sur le sacrifice entier de la Saxe, tandis que l’Angleterre abandonnait volontiers la Saxe et la Prusse, mais craignait d’agrandir la Russie de ce reste de la Pologne.

M. de Talleyrand changea les hésitations de l’Autriche et de l’Angleterre en refus et fit surgir de ces refus des inimitiés entre les quatre grandes puissances qui s’étaient unies par la crainte et qu’il divisa par l’intérêt. Arrivé à Vienne avec le principe de la légitimité au nom duquel il devait chercher à rétablir Ferdinand Ier sur le trône de Naples, il avait l’ordre et l’intention d’en couvrir le roi de Saxe, le seul prince de l’Allemagne qui, agrandi par Napoléon, fût resté jusqu’au bout fidèle à la France, et que les liens du sang unissaient d’ailleurs à la maison de Bourbon. M. de Talleyrand dit qu’il ne consentirait jamais à ce que le roi de Saxe fût dépouillé de tous ses états par la Prusse ; à ce que la Russie, possédant tout le grand duché de Varsovie, avançât ses frontières jusqu’à l’Oder et pesât de toute sa masse sur l’Europe. Il fit sentir à l’Autriche le danger du voisinage de la Prusse, à l’Angleterre celui de l’agrandissement de la Russie. L’empereur Alexandre essaya vainement de le ramener à ses vues en rappelant ce qu’il venait de faire en France et en menaçant de ce qu’il pouvait faire en Europe. N’ayant pas pu vaincre sa résistance, il dit avec humeur : « Talleyrand fait ici le ministre de Louis XIV. »

En effet, l’influence exercée par M. de Talleyrand fut telle, que la Prusse, pour garder la Saxe, offrit de céder à son roi tout le territoire situé entre la Sarre, la Meuse, la Moselle et la rive gauche du Rhin, qui devait lui servir de compensation à elle-même et qui éloignait trop de ce côté ses frontières de son centre. M. de Talleyrand refusa cette proposition de la Prusse. Ce fut une faute, et une faute grave. Gêné par ses instructions, il préféra le maintien du roi de Saxe dans son royaume amoindri, à son établissement sur la rive gauche du Rhin. Tandis que le roi des Pays-Bas occupait la Belgique, que la Bavière était à Spandau, que la confédération germanique possédait Mayence et Luxembourg, ne valait-il pas mieux placer entre la Sarre et le Rhin, à quelques marches de notre capitale, un petit état qu’un grand, un souverain nécessairement inoffensif qu’une puissance du premier ordre qui servait alors d’avant-garde à l’Europe ? Ne valait-il pas mieux la Prusse sur les flancs de la Bohême que sur la frontière de la France ? Ne valait-il pas mieux augmenter sa rivalité avec l’Autriche en Allemagne en multipliant leurs points de contact et rendre ses futurs rapports avec la France plus faciles en l’éloignant de son territoire ?

Il est vrai, et c’était un des résultats de sa dextérité, que M. de Talleyrand était parvenu à diviser les puissances ; qu’il avait décidé l’Autriche et l’Angleterre à repousser les prétentions absolues de la Russie et de la Prusse, même par les armes ; qu’il avait signé avec lord Castlereagh et le prince de Metternich, le 5 janvier 1815, un traité secret d’union et même de guerre éventuelle ; qu’il avait contraint, par la persévérance de ses efforts, la Prusse à se contenter d’un tiers de la Saxe et la Russie à se dessaisir d’une partie du grand-duché de Varsovie.

M. de Talleyrand croyait avoir formé une alliance dans l’alliance, il croyait avoir séparé pour long-temps l’Autriche et l’Angleterre de la Prusse et de la Russie ; il croyait avoir divisé l’Europe, relevé la politique de la France, lorsqu’un évènement inattendu, mais provoqué par les fautes des Bourbons, vint déjouer son habileté, de telle sorte que la Prusse resta sur la Sarre et que la coalition européenne fut renouée. Napoléon quitta l’île étroite où avait été enfermée sa souveraineté, et vint montrer à l’armée son général, à la France son empereur. En le sachant débarqué sur les côtes de Provence, les souverains et les négociateurs réunis à Vienne, tout émus par cette prodigieuse hardiesse, ne s’étaient pas mépris sur son résultat. Le retour du danger suspendit toutes les divisions. Le traité de Chaumont fut renouvelé, et Napoléon fut mis au ban de l’Europe.

Ces mesures, auxquelles M. de Talleyrand participa, auraient probablement été prises sans lui ; mais il n’en est pas moins à déplorer, pour un Français, d’y avoir coopéré, puisqu’elles amenèrent une invasion de la France. Il y a des sentimens qui doivent être au-dessus de tout ; il y a des principes qui sont supérieurs à tous les droits, et plus vrais que tous les systèmes. Le sentiment qui fait aimer son pays, le principe qui défend de provoquer contre lui les armes étrangères, sont de ce nombre. L’indépendance de la patrie doit l’emporter sur la forme des gouvernemens et sur les intérêts des partis. Ni les douleurs de l’exil, ni l’ardeur des convictions, ni la force des attachemens, ni la violence des haines, ne justifient de méconnaître ce premier des devoirs. Séparer son pays du gouvernement qui le régit, dire qu’on attaque l’un pour délivrer l’autre, n’excusent pas davantage. Ces distinctions subtiles conduiraient à la ruine des états. Un pays qui n’a pas le droit de choisir son gouvernement n’a plus d’indépendance. D’ailleurs, est-on toujours sûr que la guerre dirigée contre le gouvernement d’une nation ne sera pas fatale à son territoire, et qu’après avoir attenté à son choix, on n’attentera pas à sa grandeur ? Ces plaies qu’on fait à sa patrie sont profondes, et nul ne sait d’avance si elles ne seront pas mortelles.

La guerre recommença entre Napoléon et tout le monde. Le grand homme qui avait tant de génie dans le succès, et dont la contradiction faisait chanceler la volonté, ne retrouvant plus la France aussi obéissante qu’il l’avait laissée, ayant en face de lui toute l’Europe, derrière lui le parti royaliste qui s’était formé depuis 1814, et qui, pas assez fort pour défendre son propre gouvernement, l’était assez pour en inquiéter un autre ; à côté de lui le parti libéral, qui discutait ses droits dans un moment où il n’aurait dû songer qu’à l’indépendance du pays, et à faire un dictateur au lieu d’une constitution ; le grand homme lutta avec découragement et fut vaincu. La France perdit la bataille de Waterloo, et l’Europe rétablit une seconde fois les Bourbons sur leur trône, autour duquel elle se proposa de faire camper ses armées pour lui servir d’appui et de garde.

M. de Talleyrand s’attacha alors à réparer ce grand désastre. Il croyait que la victoire étrangère se bornerait à la chute d’un gouvernement et au retour d’un autre. Il voulait qu’une liberté plus grande la dédommageât de ce nouveau revers. Déjà de Vienne il avait écrit à Louis XVIII toutes les fautes qu’on reprochait à son gouvernement en 1814 : l’abandon de la cocarde tricolore, qui n’aurait jamais dû être quittée ; les restrictions apportées aux garanties établies par la charte ; l’éloignement dans lequel le parti constitutionnel avait été tenu des emplois publics, presque uniquement accordés à d’anciens royalistes ; l’ignorance et la maladresse avec laquelle on avait donné la France à régir à des hommes nourris dans l’émigration, étrangers aux idées et aux sentimens de la nation nouvelle, qui avaient alarmé ses intérêts et soulevé ses haines, et l’absence d’un ministère homogène, formant un conseil responsable, dirigé par un président, et capable de gouverner.

À son retour auprès de Louis XVIII, il réalisa ce qu’il avait conseillé. Il dicta la proclamation de Cambrai, qui avouait les fautes de 1814 et promettait de les réparer. Il inspira l’ordonnance datée du même jour et du même lieu, qui était un commentaire plus libéral de la charte, abaissait l’âge de la députation de quarante à vingt-cinq ans, augmentait le nombre des députés de deux cent soixante-deux à trois cent quatre-vingt-quinze, permettait l’initiative des lois aux chambres, admettait les légionnaires dans les colléges électoraux, fixait l’âge des électeurs à vingt-un ans, et ne confiait plus la direction des intérêts nouveaux aux générations anciennes. Ces révisions de la charte, tout avantageuses qu’elles fussent, n’étaient point un coup d’état libéral, et devaient être soumises au pouvoir législatif. En même temps qu’il constituait plus démocratiquement la chambre élective, il demanda l’hérédité de la pairie pour mieux assurer son indépendance, et à composer un cabinet dont il fût le président.

Mais ce retour aux idées de la révolution dura peu. À peine Louis XVIII fut-il de nouveau assis sur son trône, que les emportemens du parti de l’émigration éclatèrent et que les étrangers notifièrent leurs exigences. Ces derniers, après avoir dépouillé notre musée, demandèrent, par une note du 20 septembre, que les territoires cédés à la France, en 1814, lui fussent repris ; que le roi des Pays-Bas rentrât en possession des districts qui avaient anciennement appartenu à la Belgique ; que le roi de Sardaigne occupât la totalité de la Savoie ; que les places de Condé, de Philippeville, de Marienbourg, de Givet, de Charleroi, de Sarrelouis, de Landau, fussent comprises dans les cessions demandées à la France ; que les fortifications d’Huningue fussent démolies ; que la France payât une contribution de huit cent millions, dont deux cents devaient être consacrés à la construction de nouvelles places fortes dans les pays limitrophes de ses frontières ; qu’elle indemnisât en outre, par une somme de sept cent trente-cinq millions, les pertes qui avaient été causées par ses propres invasions en Europe ; enfin qu’une armée de cent cinquante mille hommes, commandée par un général étranger et entretenue aux frais de la France, occupât pendant sept ans la partie septentrionale de son territoire.

M. de Talleyrand repoussa ces propositions accablantes et humiliantes, qui n’étaient qu’un indigne abus de la force, qu’une violation éclatante des promesses faites et des engagemens pris, qu’un acte d’oppression envers la France, qu’un acte de colère et d’imprévoyance de l’Europe. Dans sa note du 21 septembre, il établit qu’on ne pouvait imposer de pareilles conditions qu’en vertu du droit de conquête, et qu’ici ce droit n’existait point. « Pour qu’il y ait conquête, disait-il, il faut que la guerre ait été faite au possesseur du territoire, c’est-à-dire au souverain, droit de possession et souveraineté étant identiques. Mais lorsque la guerre est faite contre le détenteur illégitime du pays et pour son légitime possesseur, il ne saurait y avoir conquête ; il n’y a que recouvrement de territoire. Or, les hautes puissances ont considéré l’entreprise de Bonaparte comme un acte d’usurpation, et Louis XVIII comme souverain réel de la France ; elles ont agi en faveur de ses droits, elles ont donc dû les respecter. C’est l’engagement qu’elles ont pris dans la déclaration du 13 et dans le traité du 25 mars, où elles ont admis Louis XVIII comme allié contre l’ennemi commun. Si l’on ne peut pas conquérir contre un ami, à plus forte raison ne le peut-on point contre un allié. »

« Nous vivons dans un temps, ajoutait-il, où plus qu’en aucun autre il importe d’affermir la confiance dans la parole des rois. Les cessions exigées de S. M. très chrétienne produiraient un effet tout contraire après la déclaration où les puissances ont annoncé qu’elles ne s’armaient que contre Bonaparte et ses adhérens, après le traité où elles se sont engagées à maintenir contre toute atteinte l’intégrité des stipulations du traité du 30 mai 1814, qui ne peut être maintenue si celle de la France ne l’est pas, après les proclamations de leurs généraux en chef où les mêmes assurances sont données. »

Il les invita à considérer que la France conserverait le désir de recouvrer ce qu’elle ne croirait jamais avoir justement perdu ; qu’elle imputerait à crime à Louis XVIII ces cessions comme étant le prix de l’assistance étrangère ; qu’elles seraient un obstacle perpétuel à l’affermissement du gouvernement royal ; qu’elles altéreraient en outre un équilibre établi avec tant d’efforts en diminuant l’étendue que la France devait avoir et qui était nécessaire aujourd’hui, puisqu’elle avait été jugée nécessaire un an auparavant.

Mais cette invocation du droit public, cet appel aux engagemens contractés, ces hautes raisons de bonne foi, de sûreté, de prévoyance, ne prévalurent point contre des passions haineuses et des volontés inexorables. M. de Talleyrand n’était plus soutenu, comme en 1814, par l’empereur Alexandre, dont il avait contrarié les desseins à Vienne, et qui ne lui pardonnait pas le traité secret du 5 janvier, signé par l’Autriche, l’Angleterre et la France, contre la Russie et la Prusse. Quatre jours après la remise de la note des puissances, trois jours après l’envoi de sa réponse, M. de Talleyrand quitta le ministère. Il le quitta devant les excès du dedans et les volontés du dehors ; il le quitta parce qu’au lieu d’une extension des libertés publiques, il y avait un débordement d’excès révolutionnaires, parce qu’au lieu de l’intégrité et de la délivrance du territoire, on opérait son démembrement et l’on y établissait une garnison européenne. Il le quitta pour ne pas assister aux violences du parti dominant, et ne pas signer l’humiliation de la France. Il le quitta le 24 septembre, deux mois avant le désastreux traité qui coûta deux milliards à la France, et lui enleva plus que les annexes dont son territoire avait été agrandi en 1814.

Dès ce jour M. de Talleyrand ne fut plus pour rien dans les conseils et dans les affaires de la restauration. Il se sépara d’elle politiquement, dix-huit mois après l’avoir fondée, et quatre mois après l’avoir rétablie. Il resta quatorze ans avec une dignité de cour, mais sans aucun pouvoir et sans aucune influence. Il fit partie de l’opposition libérale. Il mit à son service, dans les salons, tout son esprit, et, dans la chambre des pairs, toute l’autorité qui s’attachait à son nom et à son expérience. Il ne ménagea point les entreprises du parti dont la domination, un moment renversée par l’ordonnance du 5 septembre, s’était rétablie en 1821, et qui conduisit la restauration à sa perte. Il défendit la liberté de la presse contre la censure, et, la regardant comme l’instrument principal du gouvernement représentatif, il dit que, désirée par tous les grands esprits du siècle précédent, établie par la constituante, promise par la charte, elle avait le caractère d’une nécessité, et que la retirer, c’était compromettre la bonne foi royale. Il ajoutait à ce propos la phrase qui est restée dans tous les souvenirs : « De nos jours il n’est pas facile de tromper long-temps. Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, plus d’esprit que Bonaparte, plus d’esprit que chacun des directeurs, que chacun des ministres passés, présens et à venir : c’est tout le monde. » Il se prononça pour le maintien du jury dans les délits de la presse, et, s’autorisant de ce que son opinion avait été celle de Malesherbes, il dit : « Je vote, avec M. de Malesherbes, le rejet de la loi. » Mais il fit entendre des paroles plus solennelles et plus sévères lorsque, rappelant son âge, son expérience, les services qu’il avait rendus à la maison de Bourbon, il condamna l’invasion contre-révolutionnaire de l’Espagne en 1823, déclara que le renouvellement d’alliance accompli par ses soins, entre cette maison et la France, était compromis par les passions folles et téméraires d’un parti, et qu’il sembla annoncer au monde la fin prochaine de la restauration.

Ce moment arriva pour achever l’œuvre de la grande révolution commencée en 1789. Cette révolution n’était pas terminée parce qu’elle n’était pas entièrement accomplie et admise. Il était nécessaire qu’il se fondât un régime dont les régimes précédens n’étaient que les essais, qui s’appropriât leurs divers principes et se préservât de leurs passions, qui empruntât à 1789 la liberté et l’égalité sans l’anarchie, à 1800 l’ordre sans l’arbitraire, à 1814 la paix, mais la paix sans la crainte, au passé une dynastie en lui donnant la consécration nationale, au présent ses idées en leur imprimant une direction habile. Tels devaient être le but, la condition, la règle et la force de l’établissement de 1830.

M. de Talleyrand s’associa au régime nouveau. Dans ce grave moment où il s’agissait de savoir si la cause populaire pourrait triompher en France, et même s’étendre en Europe sans ramener la guerre, M. de Talleyrand, regardant la paix comme utile aux progrès réguliers de la liberté renaissante, aida puissamment à son maintien. Nommé ambassadeur en Angleterre, il alla reprendre, pour ainsi dire les grands desseins qui l’y avaient conduit en 1792. Mais, plus heureux à la fin de sa carrière qu’à son début, il contribua à lier étroitement deux nations que la rivalité de puissance avait long-temps séparées, et que des institutions analogues et des intérêts extérieurs communs devaient alors plus que jamais réunir. Les cabinets de l’Europe, voyant ce vieux et profond politique dont ils connaissaient la sagacité de plus en plus expérimentée et la constante modération, venir représenter auprès d’eux la révolution, crurent encore plus à la force de celle-ci, et se trouvèrent mieux disposés à traiter avec elle. À la tête de la conférence de Londres, par l’ascendant de sa renommée et de son esprit, M. de Talleyrand négocia avec succès la destruction du royaume des Pays-Bas par les puissances mêmes qui l’avaient formé en 1814 contre la France, et fit consacrer diplomatiquement la révolution et l’indépendance de la Belgique, qui devait désormais couvrir notre frontière du nord au lieu de la menacer. Cet utile résultat obtenu, M. de Talleyrand acheva sa mission et consomma son œuvre en signant le traité de la quadruple alliance qui lia la France, l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal, en faveur de la civilisation péninsulaire, et opposa l’union de l’Occident à celle du Nord dans l’intérêt de la grande cause constitutionnelle sur le continent.

C’est alors qu’il se retira pour toujours de la scène du monde. Il mit un intervalle entre les affaires et la mort. Le seul évènement qui marqua cette dernière période de sa vie fut l’éloge historique si spirituel et si simple qu’il prononça au milieu de vous, du savant et modeste comte Reinhard, qu’il avait depuis long-temps rencontré dans la carrière diplomatique et qui le précéda de bien peu dans la mort. Il mit du prix à finir dans le paisible sanctuaire de la science une existence remplie d’évènemens et agitée par les révolutions.

Quelque avancé que fût son âge, en voyant en lui tant de force, en lui retrouvant toujours tant d’esprit, on était loin de prévoir que sa fin serait si prochaine. Deux mois après cette mémorable séance, M. de Talleyrand sentit les atteintes soudaines du mal qui devait l’emporter en quelques jours. Soumis à de douloureuses opérations, en proie à de cruelles souffrances, il les supporta avec le calme courageux qui ne l’avait jamais abandonné. Pendant qu’au milieu de sa famille éplorée il luttait avec simplicité, sans attendrissement et sans faiblesse contre les douloureux progrès de la mort, il fut honoré d’une royale visite et d’augustes adieux. Peu de temps après, il rendit le dernier soupir à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, dont plus de cinquante s’étaient passés dans les grandes affaires.

Avec lui disparut une intelligence forte, l’un des restes les plus brillans de l’ancien esprit français, la dernière grande renommée de la révolution. M. de Talleyrand devait quelque chose à son origine, mais encore plus à lui-même. Introduit de bonne heure dans la carrière des honneurs par le crédit de sa famille, il ne put s’y maintenir long-temps que par sa propre habileté ; car, dans notre époque d’extrême agitation et de vaste concurrence, ce n’était pas à l’aide des souvenirs et des ancêtres qu’on s’élevait, se soutenait, se relevait, après avoir été renversé. Dès sa jeunesse, l’ambition lui ayant été offerte comme perspective et laissée comme ressource, il s’habitua à subordonner la règle morale à l’utilité politique. Il se dirigea surtout d’après les calculs de son esprit. Il devint accommodant à l’égard des désirs dominans, facile envers les circonstances impérieuses. Il aima la force, non par le besoin qu’en a la faiblesse, mais par le goût qu’elle inspire à l’habileté qui sait la comprendre et s’en servir. Il s’associa aux divers pouvoirs, mais il ne s’attacha point à eux ; les servit, mais sans se dévouer. Il se retira avec la bonne fortune, qui n’est pas autre chose pour les gouvernemens que la bonne conduite. Se mettant alors à l’écart, son grand mérite fut de prévoir un peu plus tôt ce que tout le monde devait vouloir un peu plus tard, et d’agir avec résolution après avoir attendu avec patience. Comme il se possédait entièrement, et qu’il était sûr de se résoudre à propos, il aimait à perdre du temps pour mieux saisir les occasions, croyant que le cours naturel des choses en offre de meilleures que l’esprit n’en saurait trouver, ni la volonté faire naître. Il avait dans ces momens l’activité et l’ascendant des hommes supérieurs, et il retombait ensuite dans la nonchalance des hommes ordinaires.

Pendant le cours de si nombreuses révolutions et de prospérités si diverses, il ne fit de mal à personne. Il ne sévit contre ses adversaires que par de bons mots. Il éprouva et il inspira de longues amitiés, et tous ceux qui l’entouraient ou qui l’approchaient étaient attirés par sa grace, attachés par sa bonté. Il jugeait tout avec un sens exquis ; il aimait à raconter, et ses récits avaient autant d’agrémens que ses mots ont eu de célébrité. Ce visage que les évènemens n’avaient pas ému, ce regard que la fortune n’avait pas troublé, s’animaient lorsqu’il parlait des beaux jours du XVIIIe siècle et des grands travaux de l’assemblée constituante. M. de Talleyrand, comme la grande génération à laquelle il appartenait, aimait sincèrement sa patrie et a toujours conservé de l’attachement pour les idées de sa jeunesse et les principes de 1789, qui ont survécu chez lui à toutes les vicissitudes des évènemens et de la fortune. Il s’entretenait sans aucune gêne des gouvernemens qu’il avait servis et quittés. Il disait que ce n’étaient pas les gouvernemens qu’il servait, mais le pays, sous la forme politique qui, dans le moment, lui semblait convenir le mieux, et qu’il n’avait jamais voulu sacrifier l’intérêt de la France à l’intérêt d’un pouvoir.

Telle était l’explication qu’il donnait à ses changemens. Toutefois, quels que soient les services qu’on puisse rendre à son pays en conformant toujours sa conduite aux circonstances, il vaut mieux n’avoir qu’une seule cause dans une longue révolution et un seul rôle noblement rempli dans l’histoire.


Mignet.
  1. M. Mignet a lu cette notice devant l’Académie des Sciences morales et politiques, dans la séance du 11 mai.
  2. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1838 : article Rœderer.