Le prince de Bülow
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 75-108).
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LE PRINCE DE BÜLOW

I
LA POLITIQUE INTÉRIEURE

Le prince de Bülow a occupé pendant près de neuf années le poste de chancelier de l’Empire d’Allemagne. Il n’en est pas de plus lourd en Europe par l’ampleur des attributions et l’ambiguïté des fonctions. Représentant de l’Empereur vis-à-vis des princes et du peuple, président de la réunion de fonctionnaires qu’on appelle le ministère prussien, responsable en réalité devant le souverain, en apparence devant le Reichstag, forcé de posséder la faveur du premier, obligé de redouter l’hostilité du second, le chancelier allemand n’est sûr du lendemain que s’il est maître du présent. Et, sous le règne actuel, le seul maître est celui qui écrivait naguère sur le livre d’or de Munich : Voluntas regis suprema lex.

M. de Bülow a duré plus qu’aucun de ses prédécesseurs, — Bismarck excepté. Il a fini pourtant par s’avouer vaincu. Il part en pleine force, comblé des marques extérieures de la confiance impériale qu’il semblait avoir perdue l’an passé, mis en échec par une Chambre dont il se croyait sûr, il y a six mois. Dans cette contradiction se résument les difficultés qu’il a surmontées neuf années durant et auxquelles il succombe aujourd’hui.


I

Quand M. de Bülow, le 18 octobre 1900, a été nommé chancelier en remplacement du prince Clovis de Hohenlohe Schillingfürst, qui avait souhaité prendre sa retraite, il n’était pas au pouvoir un inconnu, et ses débuts l’avaient désigné déjà pour le poste auquel l’Empereur l’appelait.

Secrétaire d’État, d’abord intérimaire, puis titulaire à l’Office impérial des Affaires étrangères depuis 1897, il avait conservé à la Wilhelmstrasse le goût et l’habitude de réussir qui avaient caractérisé sa carrière. Je me souviens de sa première apparition au Reichstag en décembre 1897. Sur les bancs des députés comme dans la loge diplomatique passait ce frémissement de curiosité qui est une promesse de succès. Le nouveau ministre ne déçut point ses auditeurs et les conquit dès l’abord. L’aisance, la clarté, la bonne humeur recommandaient son propos. Il parlait à l’assemblée, comme il eût fait dans un salon, avec une simplicité souriante, une méthode naturelle, une limpidité pénétrante. Depuis ce temps, son éloquence s’est étoffée : elle n’a point changé de nature. Analytique et latine plus qu’allemande et synthétique, elle évite les sommets et coule de source. M. de Bülow est un orateur reposant et détendant. Il use plus volontiers de l’ironie que de l’indignation. Il aime à discourir les mains dans ses poches, avec un minimum de gestes, sans rien sacrifier au « beau pathos, » qu’il louait un jour avec un demi-sourire chez l’un de ses contradicteurs. Il se défie du genre oratoire et procède par insinuation.

La carrière de M. de Bülow avait été normale. Fils d’un fonctionnaire de valeur, dont Bismarck, au Parlement de Francfort en 1853, disait : « C’est l’homme le plus intelligent de la compagnie, » — se réservant d’en faire vingt ans après un ministre des Affaires étrangères, — il prit part à la guerre de 1870 comme officier de cavalerie et devint en 1874 attaché d’ambassade. Il traversa avec un avancement rapide, mais non point excessif, Saint-Pétersbourg, Vienne, Athènes, Paris, Bucarest et Rome. Sa vie fut voyageuse comme l’avait été sa jeunesse, partagée entre Francfort, la campagne mecklembourgeoise, les Universités de Halle, de Leipzig, de Berlin et de Lausanne. Une de ses grand’mères était de sang français et il épousa une Italienne. En lui, par conséquent, rien de terrien, comme chez Bismarck, mais une sorte de cosmopolitisme intellectuel, une éducation empirique, étrangère à tout dogmatisme, faite surtout d’observation humaine, de psychologie facile et de généralisation rapide. Un don remarquable d’expression, une souplesse poussée jusqu’à la complication, quelque tendance à créer les difficultés pour les résoudre, un optimisme souvent excessif, tels étaient les traits essentiels de sa physionomie, quand la vieillesse désabusée du prince de Hohenlohe fit place à son allègre maturité.

C’est sur deux questions économiques, la réforme des tarifs douaniers et le canal de l’Elbe au Rhin, que le nouveau chancelier livra, en 1901, sa première bataille. Depuis 1899, Guillaume II avait personnellement insisté sur la nécessité de faire aboutir ce second projet. Il s’agissait de desservir les régions industrielles de la Westphalie et d’alléger ainsi le trafic par voie ferrée. Dès le principe aussi, ce programme s’était heurté à l’opposition des conservateurs agrariens de l’Est et des producteurs de charbon silésiens qui redoutaient la concurrence des provinces occidentales et de l’étranger. Le projet fut rejeté une première fois par la Chambre des députés de Prusse en 1899. En 1900, un nouveau texte fut élaboré, que le chancelier déposa le 12 janvier 1901. Cette fois, pour en assurer le succès, on l’avait étendu et compliqué. On y avait inscrit des mesures de protection contre les inondations de l’Oder, l’amélioration des canaux qui unissent Berlin aux provinces orientales. Le Landtag cependant ne se laissa pas convaincre et renvoya l’affaire à une commission qui traîna les débats en longueur par une sorte d’obstruction passive. Le 3 mai, M. de Bülow résolut d’en finir. Il retira le projet et déclara close la session. Le lendemain, M. de Miquel, vice-président du ministère prussien, M. Brefeld, ministre du Commerce, M. de Hammerstein, ministre de l’Agriculture, donnaient leur démission, aussitôt acceptée. Que s’était-il passé ?

La noblesse a joué toujours en Prusse et conserve en Allemagne un rôle prépondérant. En vingt ans, surtout depuis 1880, elle est parvenue, de succès en succès, à concentrer en elle toute influence et tout crédit. En 1900, dans les Chambres, elle règne et elle gouverne. Dans les administrations publiques, ses représentans détiennent les chemins du pouvoir et y défendent leurs théories où s’expriment les traditions d’une caste et les intérêts d’une classe. Ils sont loyalistes, parce que l’es faveurs vont à eux ; réactionnaires, parce que c’est dans le passé qu’est le principe de leur force ; protectionnistes, parce qu’ils sont propriétaires ruraux. Tant que Bismarck a duré, ils ont dû se contenter de la part qu’il leur faisait ; lui parti, ils ont constamment gagné du terrain. En 1892, ils ont fait sortir le comte de Caprivi du ministère prussien. En 1894, ils l’ont chassé de la chancellerie. Le discours de Guillaume II à Konigsberg mettant la pairie sous la garde de la noblesse, les lois répressives proposées par le prince de Hohenlohe, les élections de 1898 leur ont fait perdre toute mesure.

En 1901, dans l’affaire du canal, ils comptent sur le concours paradoxal de M. de Miquel, ministre des Finances et vice-président du Conseil. Ce vieillard subtil a fait, comme tous les démocrates repentis, le tour complet du cadran politique et sa vieillesse conservatrice n’a gardé nul souvenir de sa jeunesse socialiste. Chargé de défendre le projet de canal, il l’a mollement soutenu. Peut-être, déçu dans ses espoirs par la nomination de M. de Bülow, pense-t-il qu’à l’échec du projet il a tout à gagner : la faveur de la droite d’abord, peut-être aussi la disgrâce du chancelier. Il a manqué la place en 1900. Il peut la conquérir en 1901. Mais il a compté sans l’adversaire, qui soudain lui porte un coup droit, interrompt la partie, écarte un collaborateur douteux, affirme sa faveur et ressaisit sa liberté de manœuvre. Le canal, en tout cela, n’est plus qu’une occasion. Il passe au second plan. C’est un duel qui se poursuit entre le chancelier et M. de Miquel. Il s’agit pour M. de Bülow d’assurer ses derrières. En moins d’un an, il y réussit. C’est bien taillé. Reste à recoudre.

Dans le débat économique, où l’heure est venue pour lui de prendre parti, M. de Bülow essaie d’adopter une attitude de juste milieu fondée sur « la solidarité profonde des intérêts agricoles et industriels[1]. » Dès ce moment, cependant, il reconnaît qu’une élévation des droits de douane est nécessaire et s’engage à hâter le dépôt du projet[2]. Cela suffit à la gauche pour l’accuser de livrer l’Allemagne aux agrariens, qui, dans l’Assemblée générale de leur Ligue (11 février), prennent avec hauteur acte de ses promesses. Il profite alors de la discussion du budget au Reichstag pour revenir sur sa théorie du juste milieu. Il définit a une exacte et juste diagonale. » Il est clair cependant que cette ligne d’équité fléchit du côté de l’agriculture[3]. Quand la Chambre des Seigneurs de Prusse lui demande une « hausse sérieuse » des tarifs, il n’oppose aucune objection[4]. En juin, il réunit les hauts fonctionnaires de l’Empire et les représentans des principaux Etats pour étudier la question. Et, le 29 juillet, il fait publier le projet de tarif, qu’il soutient le 12 décembre en première lecture devant le Reichstag. Un an par conséquent après son arrivée aux affaires, il donne satisfaction au vœu principal des conservateurs agrariens, affirmant ainsi le prix qu’il attache à leur concours.

Pour beaucoup d’entre eux, toutefois, cette satisfaction n’est pas suffisante. Une élévation de droits de 20 marks par tonne pour le froment, de 15 marks pour le seigle, de 10 marks pour l’orge, de 22 marks pour l’avoine, ne répond pas encore à leurs exigences. Comme, d’autre part, les socialistes et une partie de la gauche sont hostiles au principe même du nouveau tarif, le gouvernement risque de se trouver sans majorité, s’il ne réussit pas à ramener à ses propositions une partie des conservateurs et le Centre catholique, et à constituer ainsi un bloc plus fort que les deux extrêmes réunis. C’est la première fois que va se trouver à l’épreuve sur le terrain parlementaire la diplomatie de M. de Bülow. Tout d’abord, on le sent hésitant devant le bluff agrarien. Il procède par avertissemens et déclare dans des notes officieuses que les gouvernemens confédérés sont unanimement décidés à considérer toute augmentation des droits portés au tarif minimum ou toute autre aggravation des obligations de douane (certificats d’origine, etc.,) comme des outrances de nature à compromettre le projet lui-même[5]. Le 7 février, au banquet du Conseil de l’agriculture, il renouvelle ses conseils de modération. Ni les conseils, ni les avertissemens ne produisent d’effet. La Commission propose de hautains compromis que le gouvernement repousse sous les huées (26 février). Elle exige et elle obtient des indemnités pour ses membres (28 avril). Au Reichstag, elle met un moment en échec le vote nécessaire de la révision de la Convention de Bruxelles relative au régime des sucres[6]. Le 2 juin, elle cherche un appui au Landtag de Prusse et fait présenter dans cette assemblée une motion invitant le gouvernement prussien à faire au Conseil fédéral tous ses efforts pour obtenir des autres Etats des droits sur les céréales supérieurs à ceux du projet gouvernemental. Cette fois, c’en est trop. Le chancelier, — sur l’ordre de l’Empereur, assure-t-on, — se lève en sa qualité de président du Conseil. Il déclare la motion inconstitutionnelle et quitte la salle des séances[7]. Pour la première fois, l’agrarianisme sent en face de lui une résistance, qui d’ailleurs n’émeut point ses chefs. Pour la première fois aussi, les hésitans se demandent si ce n’est pas au gouvernement qu’il est opportun de se rallier en vue de la bataille finale.

Les mois passent, et la Commission poursuit son arrogant travail. Le 6 octobre, elle publie ses résolutions, qui maintiennent toutes ses exigences. Au Reichstag, le 16 octobre, le chancelier les repousse. Il montre le péril où l’on va : rejet du tarif et maintien du statu quo, défavorable à l’agriculture en vue des négociations douanières. Le 21, 194 voix contre 145 adoptent cependant contre le gouvernement le texte de la Commission. On parle alors d’une crise de chancellerie. M. de Bülow pourtant ne perd pas espoir. Il laisse le débat continuer et négocie dans la coulisse. On signale ses entrevues avec M. Spahn, chef du Centre, qui, pour lui rendre visite, arbore un chapeau haut de forme, point de mire de tous les regards. L’Empereur, pour marquer sa confiance à son ministre, s’invite à dîner chez lui. Sans qu’on sache dans le public pourquoi ni comment, le vent change. Du 25 octobre au 6 novembre, plusieurs chiffres du tarif gouvernemental passent contre ceux de la Commission. Le 13 novembre, sur la proposition d’un député du Centre, on substitue le vote par bulletin au vote par appel nominal pour enlever à l’obstruction son arme favorite. Le gouvernement reprend le dessus. Et déjà sa victoire, au prix de certaines concessions, paraît probable.

Dès ce moment, en effet, la marche du débat va se précipiter. Au cours de successifs dîners parlementaires chez le chancelier et chez le président du Reichstag, l’accord s’établit. Le 27 novembre, les bases en sont officiellement annoncées. Le gouvernement consent à élever de un mark le droit d’entrée sur les orges de bière. La majorité renonce, en revanche, au droit minimum sur les orges destinés au bétail et, pour le reste du tarif, accepte les chiffres minima du gouvernement. Cette combinaison est originairement l’œuvre du Centre. Mais, en moins d’une semaine, les nationaux libéraux, les conservateurs du parti de l’Empire, les agrariens eux-mêmes, sauf quelques exceptions, s’y rallient. Il ne reste plus qu’à triompher de l’obstruction de la Gauche. Pour cela, M. de Kardorff demande que les 946 articles du projet soient adoptés en bloc. C’est une nouvelle modification du règlement. Elle déchaîne des tempêtes qui vont jusqu’aux voies de fait. Les socialistes crient au coup d’Etat. M. Richter, sans approuver le vote en bloc, en impute la responsabilité à l’obstruction socialiste. Le gouvernement, sûr de son succès, s’abstient de participer à ce tumultueux débat réglementaire, où le tarif n’est plus qu’une occasion et où s’affrontent en une lutte suprême les forces de droite et les forces de gauche. Les injures volent de bancs en bancs. Les séances durent jour et nuit. La majorité cependant creuse son sillon. Le 2 décembre, elle fait voter le rejet de toutes les demandes de renvoi à la Commission et déclare recevable la motion Kardorff. Le 11, elle l’adopte par 184 voix contre 136 et vote en conséquence, par un scrutin unique, le tarif en seconde lecture. Le 13, elle entend le chancelier apporter son acceptation solennelle du tarif dans sa forme nouvelle et exprimer son espoir dans l’heureux renouvellement des traités de commerce. Le 15, à quatre heures du matin, elle adopte le projet en troisième lecture par 202 voix contre 100.

Cette lutte ardente, à laquelle succéda une période de calme plat et d’apparente indifférence, ne pouvait pas ne pas laisser de traces. D’abord, une fois de plus, le Centre catholique avait prêté au gouvernement un appui décisif et, par là, se resserraient les liens noués depuis longtemps déjà entre l’un et l’autre. Au Centre, le gouvernement impérial, redevable du vote de la loi Heinze, de l’augmentation de l’armée, de la création de la flotte, devait désormais le succès du tarif. M. de Bülow n’était point homme à méconnaître le prix de ce concours. Deux catholiques de marque, dont l’un lui avait rendu dans une affaire privée les plus précieux services, le comte Czapski et le prince François d’Arenberg, appartenaient à son intimité et étaient prêts en toute occasion à négocier les transactions. Transactions nécessaires, car les conservateurs et les nationaux libéraux ne suffisaient plus, même unis, à former une majorité. Les socialistes, en lutte ouverte avec l’Empereur depuis la mort de Krupp et les polémiques qu’elle avait déchaînées, étaient d’irréductibles adversaires. Le Centre au contraire, massif et discipliné, dominait la situation et se sentait prêt à en profiter. Il y risquait sans doute, — notamment contre les Polonais, — d’oublier la maxime de Windthorst que jamais le parti catholique ne devait se prêter à opprimer une minorité. Mais que de bénéfices en Allemagne et hors d’Allemagne devait lui rapporter un opportunisme, conforme d’ailleurs aux directions de Léon XIII !

Les premiers mois de 1903 accusèrent ce rapprochement. En février, le chancelier déclara au Reichstag que, sans vouloir abroger la loi d’exil contre la Compagnie de Jésus, il était prêt à autoriser individuellement le séjour des Jésuites en Allemagne[8]. En mars, quand Mgr Korum, évêque de Trêves, dénonça à ses ouailles l’école supérieure mixte de jeunes filles fondée par l’Etat dans son diocèse, M. de Bülow se borna à prier la Curie de conseiller à ce prélat plus de mesure[9] : ce qui permit à M. Barth de dire qu’un évêque français, qui eût tenu le même langage, eût été traité d’autre façon. On vit le comte de Crailsheim, président du Conseil bavarois et protestant, remplacé par un catholique. On vit le baron de Hertling, chef du Centre, réussir au Vatican la difficile négociation tendant à créer à Strasbourg une Faculté catholique. On vit l’Empereur lui-même, entouré d’une escorte de cuirassiers blancs, aller porter au Pape, peu de temps avant sa mort, l’hommage de sa ferveur impériale et chrétienne. L’affaire du tarif portait ses fruits. Elle scellait plus étroitement la solidarité du catholicisme et du pouvoir, provoquant les colères des protestans défians de la Gazette de Voss, préparant en revanche, pour un chancelier ennemi des difficultés, la plus sûre des majorités[10].

En même temps, s’aggravait la crise, ancienne déjà, du libéralisme allemand. Provoquée surtout par des rivalités de personnes, cette crise avait éclaté dans la discussion du tarif. Mommsen avait, en décembre 1902, publié dans la Nation un violent manifeste : Ce qui peut encore nous sauver. Le professeur de Liszt, de l’Union libérale, lui avait répondu dans la Gazette de Voss. Tandis que Mommsen, dénonçant les nationaux-libéraux comme traîtres au libéralisme, prêchait l’alliance avec les socialistes, M. de Liszt semblait les ignorer en s’appropriant cependant certains articles de leur programme. Quant aux socialistes, directement pris à partie par l’Empereur, organisateurs au Reichstag d’une obstruction violente dirigée non seulement contre la Droite, mais contre tous les partis bourgeois, ils considéraient non sans dédain les divisions libérales pour les comparer à leur propre discipline. A eux, d’un mouvement instinctif, allaient d’avance les suffrages de tous les mécontens, de ceux qu’irritaient les interventions impériales, les exigences agrariennes, les affirmations répétées du Sic volo, les coalitions d’intérêts rétrogrades. Par la force des choses, à l’issue de ce grand débat où les forces de gauche avaient été vaincues, celles-là seules bénéficiaient de la faveur de l’opinion qui, du moins, dans leur défaite, avaient su faire preuve d’énergie et de vitalité. La Social-démocratie apparaissait, en dépit de ses excès théoriques et pratiques, comme le seul groupe d’opposition capable de mener la lutte. Et plus cette lutte, aux élections prochaines, serait accentuée, plus risquerait de grossir le succès socialiste.

Le chancelier sans doute s’en rendait compte ; car, le vote du tarif une fois enlevé, il s’abstint de tout acte, de tout discours de nature à préciser la plate-forme électorale et jusqu’au dernier moment refusa de jeter dans la mêlée la Wahlparole, le mot d’ordre, qui eût cristallisé les partis et accusé les positions de chacun. Huit jours à peine avant le premier tour, l’indifférence était générale. Chaque parti travaillait de façon autonome la matière électorale. Il n’y avait pas deux armées en présence, mais une poussière de groupemens qu’aucune unité venue de haut ne rattachait les uns aux autres. Le réveil fut déplaisant. Au lendemain des ballottages, les socialistes remportaient un succès qui dépassait les plus audacieuses espérances que leurs chefs avaient pu concevoir. Au lieu de 58 sièges, ils en détenaient 84. Les conservateurs proprement dits et les conservateurs libres gardaient leurs positions. Le Centre catholique perdait deux sièges, mais restait avec 103 voix le groupement le plus fort du nouveau Reichstag. Les deux groupes libéraux perdaient, celui de M. Barth 5 sièges, celui de M. Richter 8 sièges. En seize ans, les socialistes étaient passés de 11 à 84, réunissant 2 911 317 suffrages, soit 800 000 de plus qu’en 1898. Berlin, Brème, Hambourg, Kiel, Essen, Bochum, tous les grands centres du corps allemand, leur appartenaient. En Saxe, ils avaient obtenu à eux seuls 150 000 voix de plus que tous les autres partis coalisés, et cela, en dépit d’une géographie électorale qui, dans tout l’Empire, avantage sensiblement les circonscriptions rurales et conservatrices aux dépens des circonscriptions urbaines et socialistes.

Sans doute ce n’était pas là un succès qui pût avoir d’immédiates conséquences. Et ceux que l’Empereur, quelques mois auparavant, dénonçait comme des « traîtres indignes de porter le nom allemand » ne devenaient par ce succès les maîtres ni du gouvernement, ni même du Reichstag. Aussi bien, ce n’était pas l’idée collectiviste qui triomphait avec eux. Car si les libéraux s’étaient abstenus même de formuler un programme, si le Centre avait réduit le sien au minimum, les socialistes, eux non plus, n’avaient pas déployé leur drapeau, et leurs revendications, — critique des tarifs protecteurs, réduction des contributions indirectes, impôt sur le revenu, diminution de la journée de travail, — étaient plus radicales que marxistes. Il n’en restait pas moins qu’une leçon se dégageait de l’énormité numérique de leur victoire. L’attitude générale du gouvernement, les sacrifices consentis aux grands propriétaires fonciers, le renchérissement de la vie qui devait en résulter, l’esprit de caste et d’autocratie étaient manifestement impopulaires. L’Allemagne, si disciplinée quand on pose devant elle les questions nationales, avait profilé d’un scrutin où ces questions ne se posaient pas pour marquer de la lassitude et de l’humeur. En méditant le sens des élections, le chancelier ne manqua point de noter cette lacune et se promit de la combler au cours de la législature suivante.


II

Si l’on considère en effet la période qui s’étend des élections de 1903 à la dissolution de 1906, on constate que les questions extérieures y priment les questions intérieures et que c’est sur le champ international que s’exerce pendant ces trois années le plus fort de l’action gouvernementale. En 1904, c’est le voyage de l’Empereur en Espagne et en Italie, les discours inquiets et belliqueux de Darmstadt et de Carlsruhe, réponse au traité franco-anglais. En 1905, c’est le voyage de Tanger, la campagne de presse et de diplomatie contre M. Delcassé, les négociations avec M. Rouvier. En 1906, c’est la Conférence d’Algésiras. Si le peuple allemand n’avait pas trouvé dans les années précédentes un suffisant aliment à son appétit national, le chancelier cette fois le dédommage. Sous son archet vibrent toutes les cordes du patriotisme. La menace de la guerre enfièvre les esprits. L’Allemagne se sent émue à l’annonce de « l’atteinte portée à son prestige. » Et l’ « encerclement » proclamé réveille dans les cœurs le cri traditionnel : Deutschland uber alles !

Ce furent, à l’intérieur, des années d’un intérêt médiocre et d’une pâle couleur, où la politique se traîna parmi les divisions monotones des partis et le règlement au jour le jour d’incidens secondaires. Si l’on avait cru, au lendemain des élections, à une affirmation pratique de la force socialiste, l’événement n’eût pas tardé à démentir cette prévision. Au sein du parti vainqueur, ce n’étaient, tant au Congrès de Dresde de 1903 qu’au Congrès de Brême de 1904, que polémiques et querelles personnelles : querelle entre Bernstein et Kautsky sur la question de savoir si un socialiste peut devenir vice-président du Reichstag et, à ce titre, aller à la Cour (juillet-octobre 1903) ; querelle entre Bebel et Vollmar sur la légitimité du réformisme ; querelle entre Bebel et Braun (novembre 1903), entre Südekum et Mehring (septembre 1904). Au total, la stagnation ; un complet échec électoral aux élections législatives prussiennes ; une impuissance radicale à soulever le Reichstag contre les mesures de police prises par le gouvernement à l’égard des réfugiés russes (procès de Kœnigsberg) ; en un mot, un succès d’un jour avec un lendemain stérile.

Du côté gouvernemental, une politique d’inachèvement et de transaction. Tout d’abord, la négociation laborieuse et pénible des traités de commerce, que le Reichstag fut appelé à sanctionner dans sa session de 1905 ; un essai de réforme financière, qui se manifesta par la substitution au Trésor de M. de Stenge] à M. de Thielman (août 1903), par des conférences préparatoires avec les représentans des Etats (octobre 1903), mais qui, en un an, n’aboutit qu’à la constatation d’un déficit de 100 millions et à l’annonce d’un nouvel emprunt. Au Reichstag, le vote de la loi sur le recrutement, le service de deux ans et l’augmentation de l’effectif ; au Landtag prussien, l’adoption du projet de canal repoussé en 1901, adoption achetée d’ailleurs au prix d’une mutilation du projet ; enfin l’approbation de nouvelles dispositions attentatoires aux droits des Polonais, contraires à la Constitution impériale et à la Constitution prussienne ; point de difficultés parlementaires ; une collaboration facile avec les conservateurs et les catholiques, assurée par des concessions alternantes aux uns et aux autres ; un mécontentement diffus chez les protestans ; à la fin de 1903, un regain d’ardeur loyaliste dû à la maladie de l’Empereur ; dans l’été de 1904, certaines attaques contre le chancelier ; puis, en 1905, l’explosion voulue et systématisée de la passion nationale ; l’assaut contre M. Delcassé ; sa chute pendant les fêtes données pour le mariage du Kronprinz, tel est le bilan de cette période. Le chancelier, en mai 1905, prend nettement l’avantage. Il a le pays derrière lui, l’Empereur avec lui. Et le titre de prince, en récompensant sa politique extérieure, vient fortifier sa situation intérieure.

C’est à ce moment cependant que la situation se complique et que commence à se préparer la crise de l’année suivante. Elle s’ouvre par un malaise économique que cause l’élévation croissante du prix de la viande. Dès 1903, pendant la discussion des tarifs, les partis de gauche avaient annoncé ce renchérissement. L’événement leur donnait raison. Sans doute, en septembre 1905, les agrariens, énergiquement soutenus par le ministre de l’Agriculture, M. de Podbielski, continuaient à nier le mal. D’après eux, les difficultés étaient toutes passagères ; la sécheresse seule était coupable ; le mouvement des abattoirs n’avait pas varié. Cependant les statistiques prouvaient que, dans les huit plus grandes villes d’Allemagne, — Berlin, Hambourg, Breslau, Magdebourg, Stettin, Cologne, Munich et Leipzig, — le nombre des porcs abattus avait sensiblement diminué de 1904 à 1905. Elles établissaient également que les prix avaient constamment monté, le porc passant de 90 marks le double quintal en 1900 à 130 marks en 1905, le bœuf de 100 marks en 1898 à 137 marks en 1903. Les bouchers protestaient et s’écriaient : « A bas les douanes ! » Les maires des grandes villes demandaient par dépêche audience au chancelier. Et malgré la réserve du prince de Bülow, on avait le sentiment de jour en jour plus net que l’optimisme imperturbable du ministre de l’Agriculture commençait à l’irriter. Le « porc cher » produisait dans les masses le même effet que le pain cher en d’autres pays. C’était un germe de désaffection avec lequel on devait compter.

Suivant les principes du marxisme, les socialistes estimèrent qu’il convenait de profiter de ces difficultés économiques pour réveiller l’agitation politique et, en novembre 1905, sur la proposition des comités de Breslau, ils décidèrent de commencer une agitation pour la conquête du suffrage universel en Prusse et dans les Etats de l’Empire. Un mouvement de grèves assez intense favorisa cette agitation. Dès le mois de décembre, la presse conservatrice dénonça ce « complot » socialiste, dont le plan déjà se précisait. On annonçait en effet pour le 21 et le 22 janvier 1906 des manifestations concertées, avec cet ordre du jour : Contre le déni des droits du peuple ! Contre la subjugation du peuple ! à Berlin à la date fixée, 93 réunions furent tenues auxquelles prirent part 200 000 personnes, unanimes à réprouver le régime électoral prussien, dont Bismarck lui-même disait qu’il n’en est point au monde de plus misérable. Grâce à d’imposantes mesures d’ordre, la tranquillité ne fut pas sérieusement troublée, sauf à Hambourg. Peu de jours après cependant, le prince de Bülow, répondant à la Chambre des Seigneurs de Prusse à une interpellation conservatrice, déclarait : « Nous ne plions pas devant la tyrannie de la rue. Nous ne reculons pas devant les démonstrations et les menaces... Le gouvernement ne croit pas cependant nécessaire de demander une augmentation de ses pouvoirs. Mais il est décidé à user énergiquement de ceux qu’il possède. » Il ne faisait pas, il est vrai, démentir l’intention qu’on lui prêtait de proposer une réforme de la loi électorale prussienne. Mais M. de Posadowsky se déclarait hostile à tout changement de principe. Et le projet, déposé en mars, ne faisait en effet que remanier les circonscriptions, provoquant cette exclamation du Vorwærts : « On se moque honteusement du peuple ! » En avril, la Chambre des députés de Prusse repoussa par 188 voix contre 81, d’accord avec le gouvernement, la réforme que proposaient les libéraux. Le « régime de Servius Tullius » était maintenu au profit des hobereaux, comme avaient été votés, à leur bénéfice, les tarifs de 1901.

La réforme financière, rendue nécessaire par la persistance du déficit, était d’autre part impopulaire. A la fin de 1906, ou avait annoncé que les commissions du Conseil fédéral étaient d’accord pour l’établissement d’un droit d’Empire sur les successions et pour l’augmentation de certains impôts existans (bière, tabac, timbre). En novembre, la Gazette de l’Allemagne du Nord publiait une analyse détaillée du projet. La situation qu’il s’agissait de régler n’était point bonne. Le budget constatait qu’en quatre ans, de 1899 à 1903, les États confédérés avaient versé à l’Empire, sous forme de « contributions matriculaires, » une somme supérieure de 119 millions à celle qu’ils avaient reçue de lui sous forme d’ « allocations. » D’autre part, la dette avait passé de 20 millions en 1877 à 4 milliards et demi. Il fallait, tout compte fait, trouver 230 millions de plus par an. Dans le plan Stengel, les taxes sur la bière et le tabac ne faisaient qu’élever le taux d’impôts anciens, — ci 60 millions. Un impôt sur les transports (voyageurs, marchandises, automobiles, etc.) promettait 40 millions. Un droit de timbre (10 pfennig pour toute facture de plus de 20 marks) devait donner 16 millions. Enfin un impôt d’Empire sur les successions, à substituer aux impôts identiques des Etats particuliers, devait produire 72 millions, dont un tiers serait reversé aux Etats. Après la discussion en Commission et au Reichstag[11], les projets du gouvernement furent sensiblement modifiés. Réduction du droit sur la bière, abandon partiel du droit sur le tabac, abandon total du droit de timbre de 10 pfennig, tels étaient les principaux changemens. Le vote, acquis le 19 mai, valut au chancelier, malade depuis avril, les félicitations chaleureuses de l’Empereur. Cette réforme, tout empirique, n’était cependant pas suffisante pour assurer l’avenir et donner à l’Empire les ressources qu’exigeait la pratique simultanée de la politique sociale, de la politique militaire, et de la politique navale[12].

L’heure approchait du reste où devait se briser cet instrument commode. Et sans que nul encore prévît cette rupture, on sentait peser sur l’Allemagne une gêne politique, annonciatrice des orages prochains. La crise marocaine terminée, l’impression se généralisait que, pour l’Empire, le résultat n’était point égal à l’effort. Cette impression se tournait en rancune contre le chancelier et contre l’Empereur même, qui, en cette affaire, avait mis en jeu ses initiatives personnelles. Un vent de révolte intellectuelle soufflait de toute part. Et les dogmes les mieux respectés trouvaient désormais des censeurs. Une série de scandales nourrissait d’ailleurs l’esprit d’indiscipline. Ç’avait été d’abord, l’affaire de la Banque de Poméranie, où le comte de Mirbach, grand maître de la Cour de l’Impératrice, avait été compromis par d’étranges révélations sur la comptabilité des bonnes œuvres qu’il patronnait. Plus récemment, le nom du très agrarien ministre de l’Agriculture, M. de Podbielski, avait été mêlé à une louche histoire de fournitures coloniales. Le chancelier avait paru résolu à l’écarter du pouvoir. Mais, plusieurs mois durant, sa volonté avait été tenue en échec, — par celle de l’Empereur, disait-on. A l’automne de 1906, les journaux, commentant ces incidens, cherchaient des responsables. Les uns s’en prenaient au prince de Bülow. D’autres insinuaient que Guillaume II était le jouet d’une camarilla et qu’il y avait, près du trône, un Etat dans l’Etat, un gouvernement contre le gouvernement. La paisible et déférente Allemagne était secouée de soubresauts d’irrespect. L’escroquerie du capitaine de Kœpenick devenait l’occasion d’un éclat de rire homérique, d’une révolte joyeuse contre « la superstition de l’uniforme. » Et toutes les manifestations critiques obtenaient un inquiétant succès de publicité et de faveur.

Un jour, c’était l’apparition des Mémoires de Hohenlohe, — avec la réplique impériale qu’elle provoqua, la démission du prince Alexandre de ses fonctions de préfet de Colmar, ses explications, parfaitement mesurées d’ailleurs, sur le droit des Allemands à juger par eux-mêmes les hommes et les choses, à enregistrer librement des témoignages authentiques, à ne pas sacrifier leurs sens propre au culte du convenu et de l’indiscuté (octobre 1906). Puis, c’était le comte de Reventlow, — non plus libéral celui-là, comme les Hohenlohe, mais conservateur résolu, — qui mettait en librairie son livre retentissant : L’Empereur Guillaume II et les Byzantins, curieux réquisitoire contre la servilité des courtisans, contre l’abîme creusé entre le peuple et le souverain, contre l’excès du bluff et l’incohérence des directions ; analyse singulièrement sévère des raisons de « la crise monarchique. » En même temps, un « pessimiste, » dans une brochure, Notre Empereur et son peuple : Soucis allemands, signalait la faillite du « nouveau cours » et concluait : « Du temps de Bismarck, on ne prononçait notre nom qu’avec respect. Aujourd’hui, les passans, assourdis par le bruit de réclame que nous faisons, se demandent ce qu’il y a derrière l’énorme façade sur laquelle s’étale avec pompe l’enseigne de l’Ère nouvelle et quel est le banqueroutier qui s’y cache pour guetter le client. » Une autre brochure, L’Allemagne présomptueuse, dénonçait les abus de la politique mondiale. Jamais de telles paroles n’avaient été prononcées. Jamais elles n’avaient rencontré approbation aussi unanime. Et le discours tenu à Breslau par l’Empereur en septembre, sa charge à fond : « A la porte, les pessimistes ! » accusait encore le conflit qu’elles révélaient.

Dans ce trouble moral, l’intrigue trouvait à pêcher. Le Centre, largement payé du concours qu’il avait prêté au gouvernement, jugeait que l’heure était venue d’affirmer la nécessité de ce concours par de croissantes exigences et quelque indépendance d’allure. Il avait obtenu en Prusse un grand succès par le vote d’une loi d’enseignement primaire nettement confessionnelle[13]. En revanche, la politique antipolonaise du gouvernement le gênait de plus en plus. Enfin il était irrité des résistances inattendues que rencontrait son intervention traditionnelle dans les affaires coloniales. Tous ces motifs concordans le décidèrent à se mettre en mouvement. L’heure était mal choisie. Car autour de l’Empereur, surtout autour de l’Impératrice, profondément et activement protestante, on commençait à s’émouvoir du joug catholique pesant sur le Reichstag et sur la chancellerie. D’abord, en août 1906, entre la majorité et le gouvernement, on put croire qu’il ne s’agissait que de querelles d’amoureux, nourries par l’agitation juvénile du député Erzberger. En septembre, M. Spahn n’était-il pas à Norderney l’hôte du chancelier ? La querelle s’aigrit pourtant à la rentrée par les répliques du nouveau ministre des Colonies, M. Dernburg, homme nouveau, homme d’affaires, Israélite, antipathique à tous ces titres aux orateurs du Centre.

C’est le Centre qui, en mai 1906, avait fait repousser en troisième lecture la loi créant un ministère des Colonies au profit du prince de Hohenlohe-Langenburg, protestant notoire, mal vu dans le monde catholique. Le 26 du même mois, il avait refusé de voter 5 millions de crédits demandés pour le chemin de fer de l’Ouest africain. A la rentrée d’automne, il poursuivit cette opposition hargneuse. Au gouvernement qui réclamait le maintien en Afrique d’un effectif de 8 000 hommes et 29 millions de crédits, il répliqua par d’amères attaques, que soutinrent, par tactique, les socialistes, les Guelfes et les Polonais. Le chancelier qui, le 3 décembre, avait esquissé un replâtrage, perdit-il patience ? Saisit-il plutôt l’occasion d’exécuter un plan concerté avec l’Empereur ? Quoi qu’il en soit, le 13 décembre, il lit front et prit l’offensive. « Si vous voulez, la crise, s’écria-t-il, vous l’aurez ! » M. Spahn accepta le défi. Par 177 voix contre 168 et une abstention, les crédits furent rejetés. Le prince de Bülow se leva aussitôt et prononça la dissolution du Reichstag. La majorité, qui le soutenait depuis son arrivée aux affaires, était désormais rompue. Une nouvelle ère parlementaire s’ouvrait, dont la paradoxale incertitude éclatait d’avance à tous les yeux.


III

Étant donné les conditions dans lesquelles survenait la dissolution, le chancelier avait pour premier devoir de trouver une majorité. Mis en échec par la coalition des catholiques, des socialistes, des Guelfes et des Polonais, il devait nécessairement s’efforcer de leur opposer devant le pays l’union des conservateurs et des libéraux. Et de cette nécessité résultait la tendance générale de la campagne électorale. Pour les partis de gouvernement, cette campagne ne pouvait être que nationale, puisqu’elle était dirigée contre quatre partis qui, l’un par l’ultramontanisme, l’autre par l’internationalisme, les deux autres par l’autonomisme étaient tous trois antinationaux ou du moins non nationaux. Conclusion captieuse, dira-t-on, puisque de ces trois partis, le plus fort numériquement, le Centre, avait, pendant quinze ans, constamment voté avec le gouvernement et joué, notamment en matière militaire, le rôle le plus national qui se pût concevoir. Conclusion conforme, en tout cas, à la volonté réfléchie de l’Empereur et du chancelier qui, en ouvrant une campagne patriotique, en choisissant pour plate-forme la défense du drapeau engagé aux colonies, en élargissant cette plate-forme par une propagande systématique, cherchaient un dérivatif à la crise de mécontentement et de lassitude qui avait précédé la dissolution.

Le Centre abordait la lutte avec confiance. Janus à double face, il oubliait momentanément son rôle gouvernemental pour ne retenir que ses tendances démocratiques et se posait en parti d’opposition, défenseur des droits du Reichstag contre le pouvoir personnel et l’arbitraire administratif. « Aucune voix catholique aux nationaux-libéraux ! Aucune voix catholique aux social-démocrates ! » tel était le double mot d’ordre qu’il lançait au début de la période électorale, réservant ainsi sa liberté de manœuvre vis-à-vis des conservateurs, que son grand dessein, dès ce moment, était de reconquérir un jour. Les socialistes, alliés le 13 décembre aux catholiques, ne rencontraient pas en 1907 un terrain aussi favorable qu’en 1903. Le vote des tarifs douaniers et les coups de majorité qui précipitèrent ce vote avaient, quatre ans plus tôt, merveilleusement servi leur cause. La question coloniale et nationale, occasion de la dissolution, devait leur être moins propice. Bien que le congrès d’Iéna de 1906 eût plutôt accru leur force électorale par l’échec qu’il avait infligé aux théories extrêmes d’internationalisme et d’antimilitarisme, bien que leur situation financière fût excellente, ils ne trouvaient plus dans les circonstances du moment l’instrument de succès que leur avait valu la campagne de 1903. Les nationaux-libéraux, déchus de leur splendeur historique, tombés de 150 élus à 47, n’avaient point de peine à lutter pour la politique coloniale qu’ils avaient toujours soutenue ; mais nul ne pensait qu’il leur suffit de lutter pour reconquérir leur force perdue. Les radicaux s’accoutumaient, avec une surprise inquiète et satisfaite à la fois, à la pensée de devenir parti de gouvernement ; mais leurs divisions pesaient sur eux, comme aussi le souci d’obtenir du chancelier des garanties positives et de sceller avec lui une réconciliation qu’ils craignaient. Les conservateurs enfin acceptaient mélancoliquement qu’ils souhaitaient sans s’exposer à une duperie la fin de leur collaboration amicale avec le Centre et se préparaient sans entrain à voisiner avec la gauche dans la majorité hétérogène que Bebel appelait le bloc hottentot. Avant même d’aller aux urnes, la difficulté de l’entreprise tentée par le prince de Bülow ne faisait doute pour personne.

Confiant dans le sens national du pays, le chancelier renonça à la réserve qu’il avait gardée en 1903, se jeta dans la bataille et donna lui-même la consigne : « Pour l’Empereur et pour l’Empire ! Contre les rouges et contre les noirs ! » Dans une lettre publique au général de Liébert[14], il développa cette double idée, en habillant d’argumens avantageux le changement soudain de son orientation parlementaire. « Le vote du 13 décembre était une attaque contre les gouvernemens confédérés et la dignité nationale. Je travaille avec tout parti qui respecte le point de vue national. Dès que ce principe est violé, il n’y a plus d’amitié possible. » La rupture ainsi justifiée, le prince expliquait pourquoi il avait accepté depuis 1901 la collaboration du Centre : « Le chancelier, surtout depuis les élections de 1903, ne pouvait pas ne pas travailler avec le Centre. Il était forcé de s’assurer son concours pour les projets de loi économiques et nationaux que l’intérêt du pays rendait nécessaires. Mais je nie absolument qu’il ait abandonné par complaisance pour le Centre les droits de l’Etat. » Restait l’avenir : le prince de Bülow l’envisageait en ces termes : « Certes, je ne crois pas que les élections créeront le grand parti libéral centralisé, qui pourrait occuper la place du Centre. Mais les fractions de la Droite, le parti national-libéral et les groupes radicaux plus voisins de la Gauche, pourraient par une tactique habile dans la lutte électorale trouver assez de terrain pour constituer une majorité de cas en cas... Malgré les différences de situation dans les circonscriptions électorales, les fractions qui ont voté le 13 décembre pour le gouvernement ne devront pas oublier ce qui les a unies ce jour-là. C’était la lutte pour l’honneur et le bien de la nation contre les socialistes, les Polonais, les Guelfes et le Centre. »

Les électeurs, par leur vote, justifièrent l’espoir du prince de Bülow. Les socialistes perdirent 36 sièges, les Guelfes, 5. Les Polonais n’en gagnèrent que 5, le Centre 2. Le gouvernement disposait ainsi de 30 voix environ de majorité. Les conservateurs avaient 5 sièges de plus que dans le précédent Reichstag. Le gain des nationaux-libéraux était de 5 sièges aussi, celui des groupes de gauche de 12. Toutefois la défaite du Centre eût été pour le chancelier plus rassurante que celle des socialistes. Car, entre Bebel et les conservateurs, il n’y avait pas à redouter de rapprochement, tandis qu’entre la Droite et le Centre une réconciliation, toujours possible, faisait peser sur le « Bloc » la menace d’une irréparable fissure. Cependant, quand le Reichstag s’ouvrit le 19 février 1907, la politique nouvelle du prince de Bulow n’y connut d’abord que des succès. Un conservateur, le comte de Stolberg-Wernigerode, fut élu président par 214 voix contre 164 à M. Spahn. Les vice-présidens furent M. Paasche, national-libéral, et M. Kœmpff, radical. La discussion du budget, commencée par l’aveu d’un déficit persistant, fut marquée par un duel entre le chancelier d’une part, M. Spahn et M. Bebel de l’autre, duel qui accusa la brouille et brisa les derniers liens. A l’attaque violente du leader du Centre, M. de Bülow répliqua par l’énergique affirmation que, « malgré les rivalités des partis, le gouvernement dispose d’une majorité écrasante dans le peuple allemand aux heures solennelles où il s’agit du prestige de l’honneur et de la situation de la patrie. » A M. Bebel, il répondit, avec plus de verve encore, en dénonçant le socialisme ; en répudiant avec lui tout accord ; en prêchant contre lui l’union de la bourgeoisie ; en lui déniant le droit de représenter seul les intérêts des travailleurs ; en refusant de livrer à un élément antinational les destinées de la nation[15]. La partie était gagnée contre les deux adversaires. En vain, dans les séances suivantes, les orateurs du Centre crièrent au Kulturkampf. Leur voix fut sans écho. Le 12 mars, l’Assemblée vota les crédits pour le Sud-Ouest africain ; le 3 mars, la transformation de la direction des colonies en ministère indépendant ; quelques semaines après, elle adopta l’ensemble du budget. Un succès complet effaçait le souvenir de l’échec de décembre.

Ce succès pourtant n’était point de ceux qui durent. A la veille de la rentrée du Reichstag, à l’automne de 1907, la situation déjà était difficile. D’une part, une réforme administrative de la marine réduisant la durée de service des vaisseaux de ligne, augmentant par conséquent les charges ; d’autre part, des difficultés financières, sur la solution desquelles le chancelier n’était pas d’accord avec M. de Stengel, secrétaire d’Etat aux finances ; un projet, encore indéterminé, de réforme de la loi électorale prussienne ; deux projets sur les bourses et sur le droit de réunion, qui ne donnaient satisfaction ni à la Gauche ni à la Droite, tel était l’édifice législatif, malaisément habitable, où le prince de Bülow comptait faire vivre sa majorité de 216 députés. Le 4 décembre, un vif incident éclatait entre le ministre de la Guerre, général von Einem et M. Paasche, vice-président national-libéral du Reichstag. Le chancelier, à plaisir, semble-t-il, grossit l’affaire, comme s’il eût voulu trouver un réconfort dans la déclaration de fidélité qu’il exigea et obtint des groupes du Bloc. « Vous venez, lui dit la Gazette de Voss, de vous conduire en ministre parlementaire ! » Ce n’était ni la première, ni la dernière fois que cette inquiétude devait s’exprimer. Et la nature même de la majorité, hybride et disparate, voulait qu’il en fût ainsi. En janvier 1908, le prince de Bülow donna un gage aux conservateurs en déclarant sèchement au Landtag qu’il n’accepterait jamais, pour la Prusse, ni le suffrage universel, ni le vote secret. Huit jours plus tard, il réveilla la fidélité des trois groupes libéraux en leur promettant quelques concessions (loi sur les bourses et droit de réunion). L’attelage commençait cependant à ruer dans les brancards. Des radicaux comme MM. Barth, Frédéric Naumann et le docteur Gothein, attaquaient vivement le gouvernement. La loi sur les réunions n’était votée que grâce à une capitulation des Gauches, qui en gardaient rancune au chancelier. Le Congrès tenu en avril par l’Union libérale allemande et la sécession de M. Barth affaiblissaient plus encore la majorité. Enfin l’entrée de sept socialistes à la Diète prussienne était un échec nouveau pour la politique de M. de Bülow[16]. On sentait le Bloc à la merci d’une brusque rupture. Il fallait, pour ne point le briser, n’y pas toucher. Le chancelier, afin de le mieux préserver, changeait de ministre des Finances, substituant M. Sydow à M. de Stengel. L’impression de malaise et d’insécurité n’en subsistait pas moins.

Cette impression s’aggravait d’ailleurs de l’étrange atmosphère de scandale où vivait l’Allemagne. Un ancien acteur, devenu journaliste, — et journaliste redoutable, — M. Maximilien Harden, jadis instrument et défenseur de Bismarck, plus récemment inspiré par M. de Holstein, qui ne se résignait pas à la retraite où il vivait depuis 1906, avait commencé dans Ia Zukunft une campagne d’insinuations, bientôt précisées, avec une double tendance personnelle et politique. M. Harden laissait entendre, s’il ne l’énonçait explicitement, que plusieurs hauts personnages, le prince Philippe d’Eulenburg, ancien ambassadeur à Vienne, le comte Kuno de Moltke, gouverneur militaire de Berlin, d’autres encore, étaient depuis longtemps adonnés à une forme d’amitié masculine que ne justifient point les précédens empruntés à l’antiquité. M. Harden déclarait d’ailleurs que, s’il abordait ce sujet délicat, c’était par patriotisme et parce que ces hommes, groupés autour de l’Empereur, constituaient une « camarilla » néfaste pour la politique allemande. Au mois de novembre 1906, le prince de Bülow, répondant à une interpellation de M. Bassermann, avait dit, — sans qu’on comprît nettement la nécessité de cette affirmation : « La camarilla n’est pas une plante allemande. » Quand parurent les articles de la Zukunft, on se rappela ces paroles du chancelier. Et la légende d’un grand complot dirigé contre lui par la « Table ronde de Liebenberg » se répandit dans la presse.

Que M. Harden eût une arrière-pensée politique ; qu’il servît une rancune, celle de M. de Holstein ou toute autre, on doit l’admettre. Les mésaventures du comte de Moltke ? Sa brève carrière conjugale ? Ses fautes à l’égard d’une femme, que l’on eût crue plus apaisée après dix ans passés et deux mariages heureux ? Prétextes assurément, et rien que prétextes. Le but était d’atteindre l’entourage immédiat de l’Empereur, ceux qui, à de certaines heures, avaient pu être ses conseillers ; qui, en tout cas, n’avaient jamais cessé d’être ses amis. Guillaume II, informé brusquement par le Kronprinz, n’eut, semble-t-il, qu’un souci : se laver de toute solidarité avec les suspects. Pendant quelques heures, la peur régna sans partage au Palais ; peur de résister à une campagne acharnée, peur de marquer une borne au scandale le mieux agencé qui fut jamais, brisant en un instant, sans explication, une intimité de vingt ans. Et le champ resta libre pour la parade judiciaire, qu’avec un art infini de ménager et de corser les effets M. Harden avait organisée.

Ce que fut cette suite de procès, — intentés les uns par les diffamés, les autres par le parquet, aboutissant tantôt à l’acquittement, tantôt à la condamnation du diffamateur, s’enchaînant les uns aux autres, rebondissant les uns sur les autres, finissant par traîner à la barre du tribunal le lit d’un mourant, — on le sait, et ce n’est pas ici le lieu d’y revenir. Pris au piège d’un adversaire plein de ressources, le prince d’Eulenburg s’exposa, par une réponse trop vague faite sous serment, à une accusation de faux témoignage, sous le coup de laquelle il est encore, disputé par un mal implacable à une haine plus implacable encore. Mois douloureux, où le patriotisme allemand souffrit profondément, 011 furent révélées des tares indiscutables, sans qu’on eût le sentiment que ceux qui les mettaient au jour fussent mus par une conviction sincère ; où l’on vit le Kronprinz salué au Thiergarten des cris paradoxaux de : « Vive Harden ! » ; où l’aristocratie et l’armée, victimes des généralisations simplistes de la foule, furent dénoncées devant le pays pour les égaremens de quelques-uns ; où le chancelier lui-même dut aller, en personne, faire condamner un accusateur, qui avait dirigé contre lui des imputations pareilles à celles dont était l’objet l’entourage impérial : riche matière pour les pessimistes, stigmatisés à Breslau deux ans plus tôt. Après cette crise de suspicion, l’opinion publique restait secouée d’une sorte de tremblement nerveux. Une inconsciente rancune montait du peuple vers le trône, comme si l’on en voulait au souverain d’avoir ou mal choisi ou mal défendu ses amis. Le prestige de l’autorité était ébranlé. Un déséquilibre moral livrait l’Allemagne aux surprises, exposait le pouvoir impérial aux représailles de l’indiscipline.

Ces représailles ne tardèrent point. Le 28 octobre 1908, le Daily Telegraph publiait une interview de Guillaume II destinée, d’après son préambule, à rassurer l’Angleterre sur les desseins de l’Allemagne. C’était un long factum, où la politique franco-russe pendant la guerre du Transvaal était ouvertement accusée d’hostilité contre la Grande-Bretagne et où des faits inexacts soutenaient faiblement une thèse désobligeante. On y retrouvait la vieille tendance bismarckienne à diviser pour régner. On réfuta les erreurs matérielles. On blâma l’intention. Et l’on garda l’espoir qu’un démenti donnerait à l’incident la seule solution qui convînt. Un jour passa, et le démenti ne se produisit pas. Bien plus, la Gazette de l’Allemagne du Nord cautionna, en le reproduisant, l’article du Daily Telegraph. L’étonnement grandit, exprimé avec une sévérité particulière par la presse allemande. Le 31 octobre, nouvelle note de la Gazette de l’Allemagne du Nord. L’opinion allemande, à peine remise des affaires Harden, s’élevait contre cette manifestation nouvelle et inopportune du pouvoir personnel. L’organe officieux venait déclarer qu’il était faux « que l’Empereur eût provoqué cette publication, sans en avoir, au préalable, averti les personnalités responsables de la politique de l’Empire. » L’interview avait été envoyée au chancelier. Celui-ci l’avait transmise à ses bureaux. Les bureaux n’avaient pas formulé d’objections. Le bon à tirer avait été donné : l’Empereur avait par conséquent été correct. Au contraire, le chancelier et ses fonctionnaires, qu’il couvrait, avaient péché par négligence. Le prince de Bülow logiquement s’était offert en victime expiatoire et avait remis sa démission, que l’Empereur avait refusée : récit authentique, officiel, qui dépassait en extravagance tout ce qu’on avait pu supposer.

La suite est plus étrange encore. Puisque l’Empereur avait soumis son texte au chancelier, il n’y avait rien à lui reprocher. Et cependant, voici qu’éclate contre lui une formidable campagne, qui ne peut s’expliquer que par un arriéré de griefs et une nervosité momentanée. Dans la presse, c’est un concert d’imprécations qui bientôt trouve écho au Reichstag. La Gazette de Voss dénonce « les graves défauts de l’organisation gouvernementale, » et demande un « remède énergique. » Le Berliner Tageblatt écrit : « Le peuple allemand, qui est majeur, désire se protéger contre le retour de semblables interventions personnelles. » D’autres journaux de toutes nuances protestent contre « la politique impulsive de l’Empereur, » et déclarent que « cette politique n’est pas celle du peuple allemand. » M. Bassermann, national-libéral, dépose une interpellation : « Le chancelier assume-t-il la responsabilité constitutionnelle de la publication dans le Daily Telegraph d’une série de conversations de S. M. l’Empereur et des faits qui s’y trouvent mentionnés ? » La Gazette de Cologne préconise la formation au Reichstag d’une commission permanente des Affaires étrangères. Le 10 novembre, M. Bassermann, en termes mesurés, résume les critiques à la tribune. D’après lui, ce sont les conversations de l’Empereur, plus encore que la publication de l’article, qui constituent une faute grave. On est ainsi au vif du débat.

Dans sa réponse à l’interpellation, le prince de Bülow parle d’un ton modéré et attristé. — Il a, dit-il, pris la plus pénible décision de sa carrière en restant en fonctions sur le désir de l’Empereur. Son rôle, en effet, est difficile. Il est obligé de défendre Guillaume II sans se compromettre. Le défendre en couvrant ses actes, ce serait les aggraver. Les critiquer, il n’y peut songer, étant devant le Reichstag le « représentant » du souverain. Une seule ressource, par conséquent, prendre le débat de biais, en atténuant la gravité des faits. Il commence par en démentir quelques-uns. Le mal, ajoute-t-il, n’est pas aussi grand qu’on l’a dit. Enfin l’expérience « conduira l’Empereur à observer dans ses entretiens privés une réserve aussi indispensable pour la continuité de la politique allemande que pour l’autorité de la couronne. S’il en était autrement, ni le prince de Bülow, ni aucun successeur ne pourrait porter le poids d’une telle responsabilité. » Fort de cette conviction, il demeurera donc à son poste, sans savoir toutefois « combien de temps ce lui sera possible. » — A la séance suivante, d’autres orateurs se lèvent, et dès lors, la borne est franchie. M. Schrader, de l’Union démocratique, se plaint amèrement des absences continuelles de l’Empereur. M. Zimmermann, antisémite, déclare que Guillaume II a perdu tout contact avec le peuple. M. Haussmann, démocrate, s’écrie : « Où sont les garanties pour l’avenir ? » M. Heine, socialiste, estime que, demain comme hier, « l’Empereur continuera à mettre ses doigts partout, à cultiver son dilettantisme, à se tenir pour un génie méconnu. » Une réponse courte de M. de Kirderlen, ministre des Affaires étrangères par intérim, remplaçant M. de Schoen malade, est accueillie par des rires et des huées. Comme l’orateur porte à son gilet un large galon noir, on lui crie : « De qui êtes-vous en deuil ? » Le lendemain, les journaux propagent dans tout l’Empire le récit de cette journée de révolte, en l’aggravant de leurs commentaires. Un jour plus tard, le Centre et les socialistes déposent des motions invitant le gouvernement à préparer un projet de loi sur la responsabilité ministérielle.

Est-ce la menace de ce débat qui détermine le chancelier à jeter du lest ? Peut-être. Quoiqu’il en soit, dès ce moment, on sent dans les articles de la presse officieuse sa résolution de donner une leçon courtoise, mais très ferme, au souverain absent qui, installé à Donaueschingen, s’obstine à écouter, chez le prince de Furstenberg, les chansons du Chat-Noir. La Post écrit : « En face des droits des souverains, il y a des devoirs. Et leur méconnaissance peut ébranler les fondemens de la monarchie. » La Gazette de l’Allemagne du Nord reconnaît « qu’une ombre s’est glissée entre l’Empereur et la nation. » Elle explique que le chancelier n’a pas voulu, par un second discours, prolonger le débat et qu’il attend maintenant que l’Empereur le reçoive. Cette audience a lieu le 17 novembre et, le lendemain, la Gazette de Cologne, dans un article précédé de l’astérisque officielle et daté de Berlin, résume l’entrevue en forme de réquisitoire. Elle commence par prendre acte des promesses de l’Empereur. Elle admet que, théoriquement, il n’y aurait rien à objecter contre le principe de garanties plus positives. L’Empereur, au surplus, ne peut pas souhaiter que se renouvellent les événemens des dernières semaines. Depuis longtemps, il y avait désaccord et contradiction entre lui et le pays. Le peuple, la presse, le Parlement ont été unanimes à dire : « Cela ne peut pas durer. » Le ministère prussien, le Conseil fédéral, la Commission fédérale des Affaires étrangères ont estimé, comme le chancelier, que certaines manifestations du pouvoir personnel étaient incompatibles avec l’intérêt du pays. L’Empereur l’a reconnu. Merci à l’Empereur.

Jamais remontrance aussi rude n’avait été adressée à prince plus autoritaire. En se décidant à la formuler, M. de Bülow n’en avait certes pas méconnu les risques. S’il avait passé outre, c’est sans doute que, suivant sa propre déclaration, il jugeait nécessaire d’apaiser le pays. Une fois de plus, il agissait donc en ministre parlementaire. Une fois de plus, il s’éloignait de sa maxime d’autrefois : « Nous n’avons pas un vrai parlementarisme, et c’est un grand bonheur. » Le temps n’était plus où il disait : « Le droit d’initiative qui appartient à l’Empereur ne sera limité, ne peut être limité par aucun chancelier. Cela ne répondrait ni aux tendances du peuple allemand, ni à ses intérêts. Le peuple allemand ne veut pas d’une ombre d’empereur. Il veut un empereur en chair et en os. Les ombres d’empereur ont fait assez de mal à l’Empire. » Les événemens expliquaient ce changement. Mais les institutions, autant que les événemens, le déterminaient. Aux termes de la Constitution allemande, l’Empereur a des droits à peu près illimités. Cette absence de limite était sans péril, quand l’Empereur était Guillaume Ier, et le chancelier, Bismarck. La Constitution de l’Empire était un vêtement fait à leur taille. Depuis lors, tout a changé. L’absolutisme impérial, peu gênant pour le chancelier avec un empereur effacé, devient un danger quotidien avec un empereur autoritaire. Bismarck avait fait Guillaume Ier. C’est Guillaume II qui a fait le prince de Bülow, comme il avait fait le comte de Caprivi, — comme il avait défait Bismarck. Peut-on s’étonner dans ces conditions que le souverain empiète sur les attributions de son délégué, alors surtout que ce délégué n’est ni retenu, ni protégé par une responsabilité parlementaire ?

Ce défaut d’harmonie et d’équilibre entre les personnes et les choses, les tempéramens et les textes, venait, en éclatant, de compliquer encore la situation. Le prince de Bülow eût dit volontiers comme un autre ministre : « L’incident est clos. » Mais il ne dépend pas des volontés humaines de clore à leur gré les grandes émotions collectives. La Gauche et le Centre réclamaient des garanties. La Droite, déjà, se demandait avec une inquiétude repentie si, en attaquant le souverain, elle n’avait pas sapé les bases de sa propre puissance : et elle en gardait rancune au chancelier. Le comte Hompesch préconisait le vote d’une loi sur la responsabilité ministérielle. Les démocrates et les socialistes proposaient eux-mêmes la réglementation de cette responsabilité. Les conservateurs protestaient de |leur résolution de repousser toute motion de ce genre. Le prince de Bülow, qui, le 19 novembre, avait déçu le Reichstag en ne soufflant mot de la crise récente, affirmait qu’il ne participerait pas au débat. Et le 2 décembre en effet, M.de Bethmann Hollweg, ministre de l’Intérieur, déclarait, au début de la discussion, que le Conseil fédéral refusait de se prononcer, sans d’ailleurs méconnaître l’importance de l’opinion du Reichstag. Un renvoi à la Commission du règlement fournit une solution commode. Mais il fut clair que les conservateurs avaient contre eux tous les autres partis et que, sur cette question vitale, le Bloc était brisé : rupture d’autant plus grave que simultanément s’ouvrait le débat sur la réforme financière, débat que le chancelier n’avait pu ajourner davantage, quelques raisons qu’il eût d’en redouter les suites.

Les tentatives partielles de réforme financière poursuivies depuis 1904 n’avaient pas suffi à assainir la situation et un effort nouveau, d’une ampleur et d’une intensité supérieures, était devenu nécessaire. La réforme fiscale de 1906 n’avait pas réussi à équilibrer le budget. Le déficit avait été de 372 millions de francs en 1906, de 431 millions en 1907, de 469 millions en 1908. A considérer les neuf dernières années, il s’élevait au total à 2 milliards 400 millions. La dette avait parallèlement augmenté, passant de 4 430 000 000 francs en 1905 à 5 317 000 000 francs en 1908. Le crédit de l’Empire en avait reçu-une grave atteinte. L’intérêt moyen des consolidés anglais en 1907 avait été 2,98 pour 100, celui de la rente française 3,18 pour 100, celui de la rente allemande 3,57 pour 100. Pendant la même année, le taux moyen de l’escompte avait été de 4,93 pour 100 en Angleterre, de 3,46 pour 100 en France, de 6,03 pour 100 en Allemagne. « Je n’ai pas besoin de dire, ajoutait le chancelier en citant ces chiffres, combien ces différences ont réagi sur les finances de l’Etat, sur toute notre industrie, sur notre agriculture ; combien par là nos conditions de production sont devenues plus onéreuses ; combien aussi notre faculté de concurrence a été influencée[17]. »

Pour remédier à ces faiblesses, la réforme proposée par les gouvernemens confédérés proposait l’institution d’un amortissement suffisant et régulier, l’établissement de nouveaux impôts, la réorganisation des rapports financiers entre l’Empire et les États confédérés. La charge moyenne annuelle prévue pour l’amortissement était de 67 millions de francs. Les impôts nouveaux devaient produire 625 millions de francs, que l’on demandait à de nouvelles taxes sur l’alcool, la bière, le vin, le tabac, le gaz, l’électricité, les appareils d’éclairage, les affiches, les annonces de journaux. De plus, pour que la richesse acquise contribuât à l’effort, et que la réforme ne portât pas exclusivement sur les intérêts de consommation, le projet superposait à l’impôt de succession, établi le 3 juin 1906, une taxe d’Empire progressive frappant la masse successorale au-dessus de 25 000 francs sans distinction de parenté. En récapitulant, on obtenait les évaluations suivantes : alcool (125 millions), bière (125 millions), vin (25 millions), tabac (96 millions), gaz et électricité (63 millions), annonces (31 millions), successions (115 millions). Les 35 millions manquant devaient être demandés aux contributions matriculaires. Enfin, pour limiter la charge des Etats, tout en maintenant ces contributions, qui sont la seule recette d’Empire soumise au vote annuel du Reichstag, les reversemens de l’Empire aux Etats devaient être bornés au produit du monopole de l’alcool et le montant des contributions matriculaires non couvertes par les reversemens devait être fixé pour une période de cinq ans, soit pour la période 1909-1913, à 60 millions environ.

Dès avant la discussion, il était facile de prévoir que l’impôt sur les successions serait la pierre d’achoppement. Les Etats particuliers tiennent, en effet, à conserver exclusivement les impôts directs pour satisfaire à leurs propres besoins qui grandissent aussi régulièrement que ceux de l’Empire. Et les conservateurs craignent d’autre part que de tels impôts aux mains du Reichstag ne deviennent tôt ou tard des instrumens d’expropriation. En dépit d’un éloquent discours du chancelier[18], l’accueil fait à la réforme au Parlement et dans la presse fut donc des plus froids. Dès le 26 novembre, un conservateur, M. de Schwerin, protesta au nom de son parti contre l’impôt sur les successions et dit : « Ce sera la fin du Bloc. » Au terme de la première lecture, rien ne restait du projet primitif, et la Commission, à laquelle il était renvoyé, semblait vouée à une œuvre de reconstruction totale. Les libéraux protestaient contre les impôts indirects, les conservateurs contre les droits de succession. Le Centre était sévère pour les uns et pour les autres. Les socialistes réclamaient un impôt d’Empire sur le revenu. Beaucoup pensaient enfin que, sans les nouvelles dépenses navales, on aurait pu se suffire avec 375 millions de francs.

En avril, le conflit était aigu, et le bloc plus qu’à demi brisé. Le 1er mai, la Commission rejetait l’impôt sur les successions grâce à une coalition du Centre, des conservateurs et des Polonais. Il ne restait plus qu’à en appeler au Reichstag. Pour y trouver une majorité, il aurait fallu solliciter et obtenir le concours des socialistes : c’était là une hypothèse difficile à envisager. Le 8 mai, la Gazette de la Croix suggérait une autre solution : « Que le chancelier, écrivait-elle, et les gouvernemens confédérés s’entendent pour remplacer les droits de succession en ligne directe par un autre impôt. Et surtout, qu’ils acceptent le concours de partis qui se trouvent en dehors du Bloc, c’est-à-dire du Centre, et le sort de la réforme financière est assuré. » C’était supposer que le chancelier et le Centre se prêteraient à une réconciliation. Or ni l’un ni l’autre n’y étaient disposés, surtout le chancelier. Restait la dissolution ; mais d’une part, on risquait, en la prononçant, de préparer aux socialistes une facile victoire. Et d’autre part, comment mener la lutte électorale contre le parti conservateur, invariable soutien du trône ? Le bruit de la retraite du prince de Bülow commença aussitôt à se répandre, confirmé par l’impossibilité de recourir aux expédiens qui eussent pu conjurer cette retraite. Les nationaux-libéraux, qui avaient évité jusqu’alors tout acte de nature à gêner le gouvernement, jugèrent ainsi la situation. Et, le 13 mai, leur chef, M. Paasche, donna sa démission de président de la commission des finances, notifiant par là qu’il tenait la partie pour perdue et le Bloc pour condamné.

Dès lors, la Commission, présidée par M. Spahn, vice-président, poursuivit son travail, par la collaboration du Centre et des conservateurs, sans tenir compte du projet gouvernemental et en cherchant des impôts nouveaux destinés à remplacer ceux qu’elle venait d’écarter : impôts sur les valeurs et sur les plus-values immobilières, droits d’entrée sur le café et le thé, impôts sur les lampes électriques, les allumettes, la parfumerie, etc. Le chancelier, reçu par l’Empereur à Wiesbaden le 18 et le 19 mai, répondit à ces initiatives en déclarant dans la Gazette de l’Allemagne du Nord : « Le gouvernement présentera son projet d’impôt sur les successions et fera tous ses efforts pour qu’il soit accepté par le Reichstag. En outre, les gouvernemens confédérés et le chancelier ne se laisseront imposer aucun projet d’impôt qui porterait préjudice au commerce et à l’industrie. » Cette résistance résolue était conforme aux intérêts de l’Empire : car les taxes inventées par la Commission étaient d’une puérilité fiscale sans précédent. Le 1er juin, les ministres de Finances des Etats confédérés réunis à Berlin venaient à la rescousse et rejetaient l’impôt sur les plus-values immobilières ainsi que le droit d’admission à la cote proposés par la Commission. Le 12, le Conseil fédéral écartait à son tour les droits sur les lampes électriques, les allumettes et la parfumerie, ainsi que les droits de douane sur ces divers articles. Le 15 enfin, le gouvernement faisait distribuer un projet définitif, maintenant le droit sur les successions avec certaines modifications d’application, introduisant de plus un impôt sur les polices d’assurance au-dessus de 5 000 marks et un droit sur les mutations de propriétés immobilières, abandonnant enfin l’impôt sur les annonces et celui sur l’électricité. C’était le dernier mot du chancelier avant la discussion en séance.

Le 16 juin, cette discussion s’engage. « N’oubliez pas, dit le chancelier aux conservateurs, que, même si vous triomphez, ce succès pourra être l’origine de graves défaites ultérieures par l’impression mauvaise qu’il fera sur le peuple allemand… » Un conservateur, M. Westdorp, répond aussitôt en combattant l’impôt. M. Spahn appuie M. Westdorp au nom du centre. M. Singer, socialiste, écarte aussi les droits de succession comme dérisoires. Le baron de Rheinbaben, ministre des Finances de Prusse, adjure la majorité de faire un sacrifice. Le duc de Trachenberg renouvelle cet appel. Le lendemain, M. Sydow, secrétaire d’Etat aux Finances, défend une fois encore les propositions du gouvernement et critique celles de l’opposition. Le 19, l’impôt sur les successions est renvoyé à la Commission, qui, le 22, en rejette l’essentiel. Le même jour, le Reichstag vote en deuxième lecture l’impôt sur les valeurs admises à la cote repoussé par le gouvernement. L’Empereur intervient alors au débat et, dans un discours à Hambourg, il exprime le vœu que le bon sens triomphe de l’esprit de parti. C’est en vain. Le lendemain, 24 juin, commence en séance la discussion en seconde lecture de l’impôt sur les successions. L’article 9, qui est le paragraphe capital, est rejeté par 193 voix contre 187 sur 333 votans. L’ensemble de l’impôt est lui-même repoussé.

Voici que, pour le prince de Bülow, sonne l’heure des résolutions décisives. S’il était un ministre parlementaire, il se retirerait sans plus attendre. Mais son devoir lui rappelle qu’il n’est responsable que devant l’Empereur, et qu’il ne peut laisser se dresser en face du pouvoir impérial le contrôle parlementaire. Son premier soin est donc de déclarer qu’il réserve sa décision. Cette déclaration est-elle de pure forme ? D’après de sûrs renseignemens, non. Le prince hésite en effet, parce qu’il n’a pas, au fond, de convictions politiques ; parce qu’il est un négociateur né ; parce qu’il se sent capable de trouver de nouvelles transactions. Au surplus, le parlementarisme est en Allemagne si peu de chose que toute majorité est bonne à prendre. Alors interviennent des amis dévoués, au premier rang desquels il faut placer M. Hammann, chef du service de la presse à la chancellerie. Par de forts argumens, il montre à son chef, avec une éloquence de vieux libéral, que, s’il reste, il livre au Centre, au cléricalisme la politique allemande ; qu’il humilie l’Allemagne en s’humiliant lui-même. La princesse de Bülow, présente à l’entretien, est la première convaincue. Aussi bien le chancelier ne ferme pas les yeux aux attraits d’un départ qui lui laissera dans l’histoire de » l’Empire un rôle unique, celui du chancelier libéral, soutenu de la confiance impériale, qui part pour ne pas abaisser le programme national devant les exigences de l’ultramontanisme. Dans cet entretien capital, on arrête, jusque dans son texte, la déclaration qui, le lendemain, sera portée à l’Empereur, l’appel à la bienveillance du souverain qui ne peut vouloir « déshonorer » son ministre en le maintenant de force au pouvoir.

Vingt-quatre heures après, M. de Bülow est à Kiel. Quel est au fond le sentiment de Guillaume II ? S’il eût voulu sauver le chancelier, — battu à huit voix seulement, ne l’oublions pas — il aurait pu exercer sur les conservateurs une action plus directe, rallier par son influence personnelle la demi-douzaine de suffrages dont M. de Bülow avait besoin. Mais sans doute n’a-t-il pas oublié la dure leçon de novembre. Est-ce pour cela qu’en juin il est resté strictement constitutionnel, perdant peut-être par sa réserve celui-là même qui lui avait huit mois plus tôt rappelé la nécessité de cette réserve ? Hypothèse à coup sûr et rien de plus, mais hypothèse qu’il faut envisager pour rester dans le cadre des sentimens humains. Quoi qu’il en soit, le prince rentre de Kiel, ayant, aux termes d’une note officieuse, offert sa démission que l’Empereur a refusée « dans le moment présent, » en le priant de rester au pouvoir jusqu’au vote de la réforme financière. Le surlendemain, nouvelle note qui confirme la première, mais qui insiste sur l’irrévocable résolution du chancelier d’abandonner son poste. C’est en dehors de lui d’ailleurs que se poursuit à la hâte le vote des impôts substitués à son projet. En réalité, ce n’est pas pour diriger ces votes de la dernière heure que Guillaume II lui a demandé d’ajourner sa retraite ; c’est pour atténuer l’impression parlementaire qui se dégage de cette crise, où l’on voit un parti, hostile au gouvernement, imposer sa volonté, soit en ce qui regarde les idées, soit en ce qui regarde les hommes.

Tout le monde, — Empereur, chancelier, députés, M. de Heydebrand, conservateur, M. de Hertling, catholique, — prend part à cette conspiration de pudeur autocratique. Mais, en dépit de ce concours de bonnes volontés, la vérité ressort en pleine lumière. Le prince de Bülow se retire en ministre parlementaire, et sa défaite lègue à son successeur l’obligation de gouverner avec la majorité qui a précipité sa chute.


IV

Telles furent ces neuf années, singulièrement remplies, pendant lesquelles le prince de Bülow, sans obtenir de succès éclatans, sut donner la mesure d’une grande ingéniosité, d’une richesse singulière de moyens, d’une ténacité soutenue, — même dans ses variations, — d’une éloquence enfin qui le place au premier rang des orateurs contemporains.

Qu’il eût à l’égard du Reichstag une doctrine politique, on ne peut le soutenir après avoir suivi l’histoire de son gouvernement. Il a, selon sa propre expression, travaillé avec tous les partis. Pour mieux dire, il s’est servi de tous. Il a maté les conservateurs grâce au Centre en 1901. Il a combattu le Centre grâce aux libéraux depuis 1906. Il a moins recherché leurs approbations que leurs voix, bornant son ambition à être suivi par eux dans le labyrinthe des débats parlementaires. En agissant ainsi, il s’est conformé d’ailleurs à la tradition bismarckienne : « J’ai eu recours, disait Bismarck, au suffrage universel pour effrayer les monarchies étrangères et les empêcher de mettre les doigts dans notre omelette nationale. Je n’ai jamais douté que le peuple allemand, dès qu’il comprendra que le droit de suffrage actuel est une institution nuisible, ne soit assez fort et assez sensé pour s’en défaire. S’il ne le peut pas, la phrase d’un de mes discours, qu’il saurait bien trotter une fois en selle, aura été une erreur[19]. » Erreur, à coup sûr, à considérer le peuple allemand qui tient à son bulletin de vote. Vérité, à considérer ses gouvernans, pour qui l’expression de ce vote n’est jamais impérative et qui, dans les partis élus, ne voient que les élémens indifférens de la chimie politique qu’ils ont mission de mettre en œuvre.

Le prince de Bülow a donc usé de son droit en changeant de majorité. Mais il a commis une erreur dans son appréciation de la force relative de ses majorités. Manieur d’hommes cependant expert, il a succombé pour s’être trompé. Le Centre allemand, dont il a cru pouvoir affronter la rancune, n’est pas seulement le plus fort numériquement des partis qui siègent au Reichstag ; il est aussi, par suite peut-être des rudes épreuves qu’il a subies dans l’opposition, le plus discipliné et le plus actif. Il a d’ailleurs l’heureuse fortune de résumer en lui les deux tendances dominantes de la politique impériale. Il est conservateur dans le sens parlementaire de ce mot, soucieux des grands besoins nationaux et du principe indispensable d’autorité. Il est audacieux dans l’acception sociale du terme, ne reculant point devant les lois de solidarité sociale auxquelles aucun régime ne saurait se soustraire s’il a laissé se dresser en face de lui le suffrage universel. Il est puissant, parce qu’il est à la fois pour la flotte de guerre et pour les retraites ouvrières. C’est ce double motif de puissance qu’a méconnu le chancelier. Et c’est pourquoi, dès le jour de sa rupture avec les catholiques, on pouvait prévoir l’échec final auquel il était condamné.

Sous sa direction ondoyante, la politique intérieure de l’Allemagne est demeurée conforme à ses traditions essentielles. Un constant souci des forces militaires, le développement de l’armée et la création de la flotte ; une lutte vigoureuse contre les socialistes ; quelques lois, moins nombreuses pourtant que dans la période précédente, de prévoyance et d’assurance sociales ; un grand souci des intérêts conservateurs, conséquence des liens étroits qui attachent la noblesse au trône ; l’affirmation brutale à l’égard des vaincus, notamment des Polonais, du Faustrecht germanique ; un compromis constant entre la volonté du prince et le vœu du pays ; une prodigieuse dépense de diplomatie à l’intérieur ; quelque subtilité dans l’intrigue et le goût des complications superflues : ce sont là les traits principaux de la politique du prince de Bülow. Mais ce sont ceux aussi de la politique allemande et du caractère allemand.

Les adversaires du chancelier tombé lui reprochent d’avoir diminué le prestige du souverain. Il faudrait être Allemand pour juger d’une question où le sentiment a plus de part que la raison. Dans l’orage qui secoua l’Allemagne à la fin de 1908, M. de Bülow fut-il mal inspiré de découvrir l’Empereur ? Ou, comme il l’a toujours affirmé, dut-il, pour prévenir de pires violences, consentir un sacrifice et faire la part du feu ? Il n’appartient pas à des étrangers de se prononcer à cet égard. Aussi bien ne convient-il pas d’attacher trop d’importance à la crise monarchique de l’an passé. Le souffle d’indiscipline n’a pas duré, et on a senti du remords dans la soudaineté de l’apaisement. Le roi de Wurtemberg disait que le premier mot de ses sujets en venant au monde était Nein ! L’esprit de fronde existe en effet en Allemagne comme ailleurs. Mais, pour le contenir, le sens national y est plus fort qu’ailleurs, et la cohésion patriotique qui unit, à l’appel du gouvernement, ce peuple de 60 millions d’hommes, reste la vérité profonde, que la France, plus que tout autre pays, doit se garder d’oublier.


ANDRE TARDIEU.

  1. Chambre des députés de Prusse, 9 janvier 1901.
  2. Chambre des députés de Prusse, 26 janvier 1901.
  3. Reichstag, 5 mars 1901.
  4. Chambre des Seigneurs de Prusse, 28 mars 1901.
  5. Gazette de l’Allemagne du Nord, 4 février 1902.
  6. Reichstag, 6 mai 1902.
  7. Chambre des députés de Prusse, 2 juin 1902.
  8. Reichstag, 3 février 1903.
  9. Chambre des députés de Prusse, 2 mars 1903.)
  10. C’est cette même majorité qui permit au chancelier de poursuivre au Landtag sa politique antipolonaise (Voyez dans la Revue du 1er novembre et du 1er décembre 1908 1es articles de M. H. Moysset sur la Politique de la Prusse et les Polonais.)
  11. Reichstag (janvier-novembre 1905).
  12. Grâce à ces impôts nouveaux, le chancelier fit voter par la coalition du centre, des conservateurs et des nationaux-libéraux une nouvelle augmentation de la flotte (loi du 26 mai 1906).
  13. Chambre des députés de Prusse, 28 mai 1906.
  14. 31 décembre 1906.
  15. Reichstag, 25 février-5 mars 1907.
  16. 17 juin 1908.
  17. Reichstag, 19 novembre 1908.
  18. Reichstag, 19 novembre 1908.
  19. Bismarck, Pensées et Souvenirs.