Le premier maire constitutionnel de Strasbourg – Frédéric de Dietrich 1748-1793

Le premier maire constitutionnel de Strasbourg – Frédéric de Dietrich 1748-1793
Henri Welschinger

Revue des Deux Mondes tome 47, 1918


LE PREMIER MAIRE CONSTITUTIONNEL
DE STRASBOURG
FRÉDÉRIC DE DIETRICH
1748-1793


I

Le chant de la Marseillaise, redevenu si populaire en ces jours de luttes héroïques contre les ennemis de la France, a rappelé le nom de Frédéric de Dietrich, premier maire constitutionnel de Strasbourg, chez lequel cet hymne de guerre fut chanté le 25 avril 1792. Je voudrais, d’après des notes inédites recueillies aux Archives et à la Bibliothèque nationale, les attestations des journaux et brochures de l’époque, les notes originales de son petit-fils et de quelques-uns de ses biographes, reconstituer la vie et surtout la fin si noble de ce généreux citoyen, exemple admirable de courage et d’honneur. C’est le but de cette étude, qu’en ma qualité d’Alsacien, je suis heureux de consacrer à la mémoire d’un tel compatriote.

Né à Strasbourg, le 14 novembre 1748, de Jean de Dietrich, banquier chargé du paiement des armées françaises en Allemagne et secrétaire interprète de l’Ordre du Mérite militaire, il avait pour mère Anne-Dorothée Hermanni, fille d’un banquier strasbourgeois, mêlé, à de grandes affaires financières. Jean de Dietrich avait obtenu du roi Louis XV des lettres de noblesse pour d’éminents services rendus à l’Etat pendant la guerre de Sept Ans. Ayant acquis une importante partie de seigneuries et domaines alsaciens, il avait pu porter légitimement les titres de baron de Dietrich, seigneur de Reichshoffen, d’Oberbronn et Niederbronn, de comte du Ban de la Roche et Ramskein, et seigneur d’Angeot. — Il parait que l’origine des Dietrich serait plutôt lorraine et qu’au XVIe siècle, celui qui fonda cette famille s’appelait Didier. Il était né à Saint-Nicolas en 1549 et s’était établi à Strasbourg en changeant son nom de Didier contre celui de Dietrich, de forme plus alsacienne. Ce Lorrain, transformé en Alsacien, avait épousé la fille de l’Ammeister Heller. — Grâce à une fortune loyalement acquise, Jean de Dietrich était devenu le particulier le plus riche de la province d’Alsace. A ses titres nobiliaires il avait ajouté de hautes fonctions, comme celles de secrétaire des Suisses et Grisons, de Commissaire général des Mines, Foyers et Hauts Fourneaux de France. Il devint échevin de la Tribu des Drapiers en 1745, membre du grand Sénat de Strasbourg en 1747 et du Comité les XV en 1756 ; puis Ammeister-Régent, comme son bisaïeul Dominique Dietrich et enfin Stattmeister honoraire en 1762. Il eut de Dorothée Hermanni trois fils. Le premier s’appelait Jean comme son père et fut officier de cavalerie au régiment Royal-Alsace ; le second s’appelait Philippe-Frédéric ; c’est celui-là même qui est l’objet de ce travail ; le troisième, Henri, mourut en bas-âge.

Philippe-Frédéric montra, dès sa jeunesse, plus de goût pour le travail et de dispositions savantes que l’aîné et, par-là même, s’attira de son père une affection toute particulière. Ce fut sur lui, en effet, que Jean de Dietrich plaça toutes ses espérances pour la continuation des traditions familiales, tant pour le nom et la dignité que pour les études et les affaires. Il le fit voyager en Italie, en Hongrie, en Allemagne, en France, en Angleterre et porta son attention laborieuse sur les mines et usines de divers pays, notamment des Pyrénées et de la Lorraine, sur des travaux de chimie, de physique, d’histoire naturelle et d’économie politique. Ces études mirent le jeune savant en relations avec Turgot et Condorcet et l’amenèrent à être élu correspondant, puis membre de l’Académie des Sciences.

Frédéric était luthérien de religion, mais non de pratique, et l’un de ses meilleurs biographes, Louis Spach, regrette que, disciple de J.-J. Rousseau et pénétré des idées du Vicaire Savoyard, « il n’eût pas tout à fait compris la nécessité de cette régénération intime qui est, de nos jours, le fond de toutes les consciences délicates, de tous les esprits élevés et de toutes les natures droites, à quelque condition sociale et à quelque confession religieuse qu’elles appartiennent. » Toutefois il reconnaît que cet homme était bon chrétien par l’affection et l’intérêt qu’il portait aux travailleurs placés sous ses ordres.

Un de ses descendants, M. Albert de Dietrich, vice-président du Comité des Bibliothèques d’Alsace-Lorraine et publiciste distingué, nous apprend qu’il avait remplacé son père dans la charge de secrétaire de l’Ordre du Mérite militaire et autres emplois. Sa correspondance avec les savants de toute l’Europe était immense ; les questions économiques et sociales le passionnaient. Les sciences n’étaient pas seules à l’intéresser ; il était musicien d’instinct et de goût, chantait agréablement, composait même et jouait du violon. Nous verrons que, peu de temps avant sa mort, il copiait, arrangeait et composait des morceaux de musique qu’il devait laisser pour tout héritage à son fils aîné. Sa femme était d’origine bâloise, et sœur du chancelier Ochs. C’était une femme accomplie, d’un mérite rare, d’une haute éducation et d’un dévouement à toute épreuve. La baronne d’Oberkirch la mettait « au nombre des trois Alsaciennes qui avaient de l’esprit et savaient causer avec tous les invités français et étrangers de distinction. » Commissaire royal à Strasbourg, le 6 juillet 1789, en remplacement du préteur royal qui s’était créé, par la mauvaise gestion des affaires, de nombreux ennemis dans la tribu des Bouchers, Dietrich avait quarante ans à peine et entrait dans la carrière politique avec la vigueur physique et morale d’un homme conscient de ses devoirs, prêt à se dévouer à ses concitoyens. Comme son père, il avait fait le sacrifice de ses privilèges de gentilhomme et contribuait aux impositions publiques à l’égal de beaucoup d’autres, quoique la Noblesse en général persistât à réclamer le maintien de ses droits seigneuriaux. Les Bouchors, qui avaient demandé la réduction du droit d’entrée sur les bestiaux et n’avaient pu s’entendre avec les autorités, avaient transmis leurs doléances aux députés des États généraux de Strasbourg et réclamé un médiateur. Dietrich ne craignit pas d’assumer cette charge et y apporta une énergie dont sa ville natale reconnut la sincérité et l’efficacité.

Ses mérites particuliers, son nom, sa fortune, ses titres, sa science, son intelligence et sa bonne volonté lui avaient attire une foule de partisans. Aussi, sa nomination fut-elle parfaitement accueillie. Il promit au Conseil de la Cité de consacrer tous ses instants au bien de la ville de Strasbourg et de ses concitoyens, mais jura en même temps de maintenir les droits et la dignité de l’autorité.

Il fut fidèle à son serment jusqu’au sacrifice même de sa vie. Quelques jours après, son autorité fut soumise à une rude épreuve. La prise de la Bastille, annoncée au Conseil le 20 juillet, causa dans Strasbourg des désordres affreux. L’Hôtel de Ville fut mis littéralement à sac par une bande d’émeutiers sortis on ne sait d’où. Les Bouchers réclamèrent à grands cris l’abolition de l’impôt sur la viande et brisèrent les vitres de l’Hôtel en menaçant les membres du Grand Conseil des pires violences. Le baron de Klinglin, fils du préteur royal qui avait dû quitter son poste à la suite de malversations, détestait le nouveau commissaire royal en qui il voyait un dangereux rival. Il avait lui-même parcouru les rues de la ville en disant qu’un accord donnait satisfaction à toutes les exigences du peuple, espérant mettre ainsi Dietrich dans une situation fâcheuse et le montrer impuissant à dominer les mouvements populaires. La garnison d’ailleurs, mal commandée par le comte de Rochambeau qui n’était pas du pays alsacien et venait de prendre la direction militaire, laissait tout faire. L’Hôtel de Ville fut dévasté et les membres du Grand Conseil n’eurent que le temps d’échapper par une fuite rapide aux violences d’une foule en délire. Sans l’intervention spontanée du prince Frédéric-Louis de Hesse-Darmstadt et de son régiment au service de France, l’émeute eût dominé à Strasbourg.

Le baron de Dietrich avait, pendant ces scènes de pillage et d’orgie scandaleuses, montré un réel sang-froid et, sans compromettre l’autorité, promis les concessions nécessaires. Mais, devant l’attitude perfide et méchante de Klinglin qui laissait les révoltés libres d’agir, il n’avait point été entendu. Après la réaction qui suivit naturellement l’émeute et la punition des meneurs, après la disparition de l’ancien Comité des XV, des Conseils et des Echevins, il offrit sa démission, mais les patriotes le désignèrent pour remplir les fonctions de maire constitutionnel de Strasbourg, en abolissant la charge de préteur royal dont il avait été investi.

Ce n’était pas un poste facile à remplir, car, ainsi que le lui écrivait un de ses amis : « Tout était changé et l’on était à la veille d’une grosse révolution. » Autour de lui s’agitaient des gens sournois et perfides, de misérables intrigants comme Klinglin, des individus qui, suivant l’expression de Louis Spach, « voulaient à la fois le noir et le blanc, » le progrès et la conservation, la fin sans les moyens, la destruction de l’ancienne Constituante strasbourgeoise et le maintien d’une ferme autorité… Dietrich brava tout cela et, le 18 mars 1790, inaugura ses fonctions de premier maire de Strasbourg, par un discours énergique et libéral. S’adressant au corps municipal, il lui dit : « Travaillez avec moi à faire fleurir dans nos murs le commerce, les sciences et les arts, à maintenir l’abondance, à secourir la misère, à faire revivre, sur les rives du Rhin, les beaux jours de Rome, de Sparte et d’Athènes ! Unissons tous nos efforts pour réchauffer le patriotisme et maintenir les lois nationales… » Puis, au pied de l’autel du Temple-Neuf, il répéta le serment fait devant le peuple et jura de défendre la Constitution et la liberté de toutes les forces de son être, de tout son bien, de tout son sang « prêt, disait-il « à vivre, à mourir pour la Nation, pour la Loi et pour le Roi. »

Hélas ! ce serment allait être littéralement tenu… et des mains scélérates devaient anéantir l’homme généreux qui avait sincèrement promis d’assurer le bien-être et les droits de ses concitoyens. Tous ses efforts eurent ce noble but et tous furent méconnus. Pendant plus de deux ans, il avait maintenu à Strasbourg le respect de l’ordre et des institutions démocratiques, et tout cela fut oublié ou transformé en grief ou même en crime. Il lui aurait fallu, comme à un autre Pétion, pactiser avec les hypocrites et les violents, renoncer à ses convictions libérales, mentir au droit et à la liberté pour garder un semblant de popularité. Il préféra simplement la mort.


Pour le moment, il était l’homme de la situation et semblait ne pas avoir d’ennemis notoires. Ses vrais amis cependant l’engageaient énergiquement à ne pas s’y fier. Raymond de Carbonière, le bailli de Flachslanden, La Fayette lui-même lui recommandaient la prudence et la fermeté. « Vous êtes entouré d’obstacles et d’intrigues, lui mandait ce dernier à la date du 10 juin 1790, mais votre patriotisme et vos talents en triompheront. Je serai toujours prêt à solliciter auprès de l’Assemblée nationale et du Roi tout ce qui pourra faciliter vos travaux et déjouer les projets de vos ennemis[1]. » Dietrich avait cru devoir, pour éviter d’être accusé d’esprit réactionnaire, se faire inscrire parmi les adhérents au club des « Amis de la Constitution » qui devint plus tard une ramification du club des Jacobins de Paris, sans se douter que cette adhésion lui causerait un jour de grandes difficultés pour le libre exercice de ses fonctions municipales.

À la fête de la Fédération, il recueillit tous les suffrages des Alsaciens qui étaient venus loyalement attester leur amour pour la France et leur union intime avec elle, ainsi que leur attachement aux idées de fraternité et de liberté. Son éloquent discours, puis son serment sur l’autel de la Fédération, répété par son jeune fils qui commandait le détachement des « Enfants de la Patrie, » émurent profondément les soldats de la garnison, les gardes nationaux, les députations des diverses corporations et les nombreux spectateurs réunis en cette grande manifestation de fête et de concorde. Tout était fait d’ailleurs pour émouvoir l’immense auditoire : sa physionomie grave et belle, son front large, ses yeux expressifs, sa bouche fine et spirituelle, sa tenue digne et haute, sa voix superbe, la conviction qui enflammait ses paroles, enfin le serment que l’on savait si sincère de rester fidèle au Roi, à la Nation et à la Loi.

Heureux moment, mais qui ne devait durer qu’un moment ! Si l’on se laissait aller à une impression naturelle de scepticisme, on serait tenté de se demander à quoi bon toutes ces ardentes déclarations en faveur de la liberté et de la fraternité, puisque, aux yeux des révolutionnaires, elles ne devaient compter que pour peu de chose ou même pour rien. À quoi bon s’associer au mouvement de régénération qui semblait être celui de la Nation tout entière, puisque les meilleures preuves de patriotisme et de dévouement à la chose publique allaient être transformées par des sectaires en autant d’actes répréhensibles et même criminels ?… Mais Dietrich voyait plus haut et plus loin. Sûr de sa conscience et confiant dans le jugement des hommes de cœur et dans celui de la postérité, dédaigneux des injustices, des outrages et des violences, il obéissait à ses convictions et à ses devoirs. La Loi, le Droit, la Justice incarnés dans la Patrie, tel était le but auquel visaient tous ses efforts et vers lequel se portaient irrésistiblement ses regards. Il avait cru devoir écrire, le 15 octobre, à l’Assemblée une lettre où il protestait de son respect pour ses décrets et de son zèle à les faire appliquer.

Un premier incident lui créa un ennemi farouche, le greffier de la mairie de Haguenau, Westermann. Cet individu avait suscité contre la nouvelle municipalité une agitation injuste, car elle avait été élue pour remplacer une municipalité dont l’administration avait été à bon droit incriminée comme irrégulière. Dietrich avait été choisi pour arbitre et avait donné raison à la nouvelle magistrature qui, en la personne de ses notables, le remercia d’avoir justement rétabli le calme et l’harmonie dans la ville, et lui donna même comme au Roi le titre flatteur de« Restaurateur de la Liberté. » Westermann, qui avait suscité des désordres publics, fut arrêté, envoyé à Paris, puis acquitté et renvoyé à Strasbourg. Il conserva contre le maire une rancune qui, en raison de ses relations avec le parti révolutionnaire, devait nécessairement avoir des suites funestes.

Dietrich eut à réprimer ensuite d’autres désordres causés par des factieux contre la nouvelle municipalité de Schlestadt. Or, dans des jours troublés, celui qui veut maintenir l’ordre, s’expose naturellement à se créer de redoutables inimitiés. Mais le maire de Strasbourg était par nature trop intrépide pour s’en préoccuper. Il allait au-devant des plus grandes difficultés, le cœur fort et le front haut.

Les menées et intrigues du cardinal de Rohan, le trop fameux cardinal du Collier, réfugié à Ettenheim et entouré d’émigrés bruyants, les vives protestations des princes allemands dépossédés par l’Assemblée Constituante, les réclamations des Juifs qui voulaient être considérés comme citoyens français, les incessantes récriminations des prêtres catholiques menacés dans leurs droits et dans la pratique du culte, la faute impardonnable de l’obligation du serment à la Constitution civile du clergé, les plaintes du Commerce gêné dans ses affaires, la rébellion de certains régiments contre leurs officiers, toute cette série de troubles et de désordres était pour le maire de Strasbourg une cause cruelle d’embarras.

Dans une échauffourée qui aurait pu devenir une véritable émeute, le baron de Dietrich sut apaiser cependant les discordes de deux régiments et mériter ainsi d’être approuvé et loué par le prince Victor de Broglie qui l’avait vu bravement à l’œuvre.

Il faut bien reconnaître que la situation de Dietrich était fort délicate en ce moment où, par une certaine sorte de fièvre inexplicable, l’Assemblée Constituante avait déchaîné la guerre religieuse. Les catholiques, nombreux à Strasbourg, ne voyaient pas, sans quelque inquiétude, installé à la mairie un protestant chargé de sévir contre les ecclésiastiques insermentés, au moment où, sur les ordres du Pape, l’évêque invitait les curés et les fidèles à refuser d’obéir au décret néfaste du 12 juillet 1790. Des mesures sévères durent être prises, au grand regret du maire lui-même ; mais il s’était cru obligé, en vertu de sa position, d’appliquer strictement la loi et les décrets. Le 23 janvier 1791, la presque totalité du clergé alsacien avait rejeté le serment, et des commissaires de l’Assemblée, Mathieu Dumas, Hérault de Séchelles et Foissey étaient venus à Strasbourg avec mission de soutenir le maire et de révoquer le Directoire du département qui lui avait paru trop faible. Les fautes commises par le gouvernement, au lieu de s’amoindrir, furent aggravées. Dans ce milieu si libéral et si constitutionnel de l’Alsace, on venait de jeter un brandon qui allait allumer le pire des incendies. Quatre cents électeurs choisirent alors pour évêque l’abbé Brendel qui avait prêté le serment civique, et cette élection amena de grands troubles. Il fallut défendre le nouveau prélat contre les colères de la foule. En divers endroits, comme à Obernai, il en fut de même quand on voulut installer des curés constitutionnels. C’est à propos de ces événements qu’il importe d’appeler l’attention des esprits sages sur la nécessité absolue de respecter, en tout lieu et particulièrement chez nous, les traditions, les mœurs et les croyances. Nul pays, plus que la province d’Alsace, n’était aussi attaché à la France et à ses institutions. En aucun lieu, on n’avait par instinct et par goût naturel autant d’amour de la vraie liberté, et voilà que, par un esprit d’innovation aussi impolitique que funeste, quelques sectaires à l’Assemblée Constituante avaient déchaîné un vent de fureur qui devait amener un véritable cataclysme.

En 1914, le généralissime Joffre, puis le président de la République, sont venus dire à Thann, à nos chers compatriotes, que la France les reprenait dans son sein maternel et les assurait loyalement de son respect pour leurs traditions et leurs croyances. Que cette promesse solennelle, que ce serment soient fidèlement respectés, car si l’Alsace est républicaine depuis bien longtemps, elle l’est avec la conviction qu’on la laissera libre d’exercer publiquement sa foi et ses traditions solennelles et qu’on ne troublera, par aucun décret imprudent ni par aucune loi inique, l’exercice du culte et la pratique de ses coutumes !

Que l’exemple du passé, que l’Histoire et ses leçons servent enfin à quelque chose ! Dans des réunions où s’étaient assemblés des Alsaciens notables, j’ai eu l’occasion plus d’une fois de rappeler ces faits et de redire que nous comptions entièrement sur les promesses que nos compatriotes avaient été heureux d’enregistrer. L’Alsace, qui a été fidèle à ses engagements pendant près d’un demi-siècle et les tiendra toujours, exige une pareille réciprocité. Elle est aussi respectueuse des idées et croyances d’autrui que des siennes. Elle n’entend pas qu’on persécute les catholiques, ni les protestants, ni les juifs. Elle désire un régime de liberté et d’équité qui a toujours été l’objet de ses désirs et pour elle-même une réalité. Elle repousserait avec énergie ceux qui voudraient, sur un mot d’ordre néfaste parti de milieux sectaires et impolitiques, la conduire en dehors de ses voies libérales et modérées. Elle veut être libre. C’est le fond de son caractère. Je dirai même que c’est sa physionomie originale et sa personnalité propre.

En 1791, on ne le comprenait malheureusement pas, et Dietrich, quoique apôtre d’une sage tolérance, crut devoir subir les exigences que lui dictaient ses fonctions, qui lui avaient été renouvelées par l’élection du \ï novembre 1791, et suivre les instructions des commissaires de l’Assemblée.

Ce qui le préoccupait encore, c’étaient les opérations projetées par l’armée de Condé qui voulait passer le Rhin à Marckolsheim et à Rhinau pour entrer en France, ou déboucher par le Val des Marches en Lorraine. L’agitation, déjà grande à Strasbourg, s’accentua par ces menaces, puis par la fuite de Louis XVI et son arrestation à Varennes. Il fallut remplacer le général de Klinglin par le général Gelb, appeler le maréchal de Luckner au commandement de l’armée du Rhin, armer la garde nationale, susciter des volontaires, refaire une partie des fortifications, approvisionner la ville, prendre enfin toutes les mesures de salut public nécessaires devant la crainte d’une guerre qui allait éclater. Le zèle notoire de Dietrich en ces circonstances, lui valut l’honneur d’une couronne civique et les sincères félicitations de tous les patriotes. Malheureusement, la Société des Amis de la Constituante dévia alors de son but franchement libéral et versa dans le mouvement révolutionnaire.

De nombreux membres qui n’étaient nullement Alsaciens et dont l’esprit était imbu du, plus violent fanatisme, tels que le prêtre apostat Euloge Schneider, le Savoyard Lyonnet, le Lyonnais Téterel, causèrent au maire les plus graves soucis. Dietrich avait demandé de mettre en état de siège la place de Strasbourg, et ces sectaires l’accusèrent aussitôt de vouloir livrer la liberté civique à la force militaire. Le club patriotique prit le nom de club des Jacobins, obligea le parti modéré à en sortir et dénonça les agissements réactionnaires du maire dans le Courrier du Bas-Rhin, rédigé par Laveau, et dans l’Argus, journal allemand rédigé par Schneider. Une polémique violente s’engagea entre ces journaux et la Gazette, de Strasbourg rédigée par les libéraux Dalzmann et Ulrich. Un acte d’accusation contre Dietrich fut adressé au club central des Jacobins et fut le point de départ de la campagne abominable qui devait aboutir à l’assassinat de cet excellent patriote.

Le 24 décembre 1791, le Roi, cédant aux volontés de l’Assemblée et d’ailleurs à un mouvement presque unanime en France, avait fait savoir à l’Autriche que si les princes allemands n’avaient pas en un mois chassé de leurs États les émigrés réunis en corps, ils seraient considérés comme ennemis de la France. Le 15 avril 1792, la Cour de Vienne avait osé revendiquer les droits des princes allemands en Alsace et, le 20, pour toute réponse, le Roi lui avait déclaré la guerre. La défense du Rhin était confiée au maréchal de Luckner, au prince Victor de Broglie, au duc d’Aiguillon. Un vent d’enthousiasme soufflait sur toute la France et particulièrement en Alsace. Trois nouveaux bataillons de volontaires s’étaient créés à Strasbourg et les deux fils du maire servaient à l’armée. C’est à ce moment que naquit, dans le salon même du baron de Dietrich, Je fameux hymne de guerre dû à l’improvisation et au génie de Rouget de Lisle. L’incident, qui devint un événement, et d’une telle importance qu’il convient de s’y arrêter en lui rendant sa physionomie originale et en précisant les détails d’après les sources authentiques. Nous y serons aidé par le récit du petit-fils du maire de Strasbourg, M. Albert de Dietrich, par des notes de l’époque et des Archives[2].


Dans la journée du 24 avril 1792, eut lieu à Strasbourg une parade militaire sur la place d’armes, aujourd’hui place Kléber. C’est là que fut lue solennellement, par le maire lui-même, la déclaration de guerre à l’Autriche. Le chant populaire qui accompagnait cette manifestation patriotique était le Ça ira, petite chanson composée, à l’occasion des travaux du Champ de Mars, contre les aristocrates et qui n’avait vraiment rien de martial. Son allure plutôt frivole, — car elle affectait un air de contredanse, — choqua Dietrich qui, dans le souper où il réunissait les officiers prêts à entrer en campagne, pria l’un d’eux d’y substituer un véritable chant de guerre. Celui auquel il s’adressait, s’appelait Claude-Joseph-Rouget dit Rouget de Lisle. Il était d’instinct musicien et poète et employait ses loisirs à composer des Essais qui furent plus tard réunis en un volume. Fils d’un avocat de Lons-le-Saunier, l’aîné de huit enfants, il avait quitté l’Ecole du Génie militaire à Paris en 1784 pour entrer à Mézières à l’Ecole du Génie, d’où il était sorti lieutenant d’artillerie. En 1789, imbu des idées nouvelles, il avait composé un hymne à la liberté et semblait consacrer son talent à des productions lyriques et martiales.

Nommé capitaine le 8 avril 1791, il était venu à Strasbourg et, ayant été présenté au maire, il l’avait aussitôt conquis par son ardeur patriotique et ses aptitudes musicales.- Dietrich était, comme je l’ai dit, bon musicien, bon chanteur et même compositeur de morceaux agréables. Le lieutenant Masclet, camarade de Rouget de Lisle et adjoint aux adjudants généraux, certifie que Dietrich adressa, le soir du 24 avril, cette petite requête au capitaine, dont il estimait les talents : « Nous devons bientôt entrer en campagne. Il nous faut un chant de guerre pour animer et guider nos jeunes soldats. Le Corps municipal décernera un prix au meilleur chant… Parlez-en à vos amis. Je vais faire annoncer le concours dans les papiers publics. » D’autre part, M. de La Barre, rédacteur au Constitutionnel, certifie que plusieurs fois Rouget de Liste, en lui racontant la genèse de l’hymne de guerre, assurait que le baron de Dietrieh l’avait engagé à en écrire lui-même les paroles et la musique. Tous les convives s’étaient unis à lui pour lui demander le même chant et, comme l’affirme de La Barre, « vers une heure du matin, après avoir sablé nombre de verres de Champagne, Rouget de Lisle rentra chez lui et, trouvant son violon sur son lit, il le prit, et plein de l’idée qu’on lui avait demandée, il racla dessus (sic) en cherchant un motif. Croyant l’avoir trouvé, il fit immédiatement les paroles, le tout dans sa tête, sans le jeter sur le papier, puis se mit au lit. Le lendemain en se levant, vers six heures du matin, il fut assez heureux pour se ressouvenir de tout. Il écrivit musique et paroles et se rendit tout de suite chez M. de Dietrich. » Masclet rectifie et précise ainsi le fait : « Le lendemain, à sept heures du matin, Rouget de Lisle était chez moi : La proposition de Dietrich, me dit-il, m’a empêché de dormir cette nuit. Je l’ai employée à une ébauche de son Chant de guerre, même à le mettre en musique. Lis et dis-moi ce que tu en penses. Je te le chanterai ensuite. » « Je lus avec admiration, ajoute Masclet, et j’entendis avec enthousiasme le chant de guerre, tel qu’il existe aujourd’hui, à l’exception des deux vers suivants de la deuxième strophe :


Et que les trônes des tyrans
Croulent au bruit de notre gloire !


« Il y a un peu de Brébeuf dans ces vers, dis-je à Rouget de Lisle. Nous pouvons nous en fier aux trônes constitutionnels. C’est par eux que doivent crouler les trônes des tyrans.

« Et les deux vers furent remplacés par ceux-ci :


Que tes ennemis expirants
Voient ton triomphe et notre gloire ! »


Il convient de rappeler ici que le club de l’Auditoire, dont Rouget de Lisle était membre, avait quelque temps auparavant envoyé une adresse aux citoyens de Strasbourg qui commençait ainsi :


Aux armes, citoyens-…
L’étendard de la guerre est déployé…
Le signal est donné…
Aux armes !… Il faut combattre, vaincre ou mourir…

Ces paroles avaient frappé Rouget de Lisle et lui avaient inspiré pour ainsi dire le thème de sa composition. On ne peut douter, malgré des contestations assez nombreuses, qu’il n’en soit bien l’auteur, car lui-même, dans le recueil de ses œuvres en 1825, dit à ce propos : « Je lis les paroles et l’air de ce chant à Strasbourg, dans la nuit qui suivit la proclamation de la guerre (fin avril 1792)… » Les vers sont en général médiocres, les rimes banales ; tout se ressent de la phraséologie pompeuse de l’époque, comme « les hordes d’esclaves, — les phalanges mercenaires, — l’opprobre des partis, — les ignobles entraves, — les, projets parricides, etc. etc. » Mais, toute critique admise, quelle exaltation, quelle fièvre patriotique, quelle sonorité et quels coups de tonnerre ! Comme les mots qui jadis retentissaient si douloureusement à nos oreilles ont trouvé aujourd’hui leur application ! Comme les attentats sur les femmes et les enfants, qui nous semblaient si extraordinaires, ont pris une affreuse réalité ! Comme elles sont vraies, ces paroles :


C’est nous qu’on ose méditer
De rendre à l’antique esclavage !


et comme ces vers :


De vils despotes deviendraient
Les maîtres de vos destinées ?…


Et ceux-ci encore :


Tout est soldat pour vous combattre !


et le couplet : « Amour sacré de la Patrie, » comme tous ces passages ont revêtu une actualité émouvante et saisissante entre toutes I !

Et n’est-il pas entraînant l’air lui-même qui émane bien de Rouget de Lisle et non pas, suivant les uns, de l’Esther de Lucien Grisons, ni de la messe solennelle d’un soi-disant Holtzmann, « l’homme de bois » qui n’a jamais existé, ni de la marche de Sargines de Dalayrac, ni de l’opéra de Raoul de Créqui et autres compositions ? On a voulu, plus tard, avec le concours de musiciens compétents, orchestrer militairement cet air qui se suffisait à lui-même et y placer des gémissements de saxophone et des coups de grosse caisse imitant les coups de tonnerre. Un musicien même n’a-t-il pas demandé que l’artillerie, aux jours de solennité, ponctuât le refrain à chaque vers par un coup de canon ?… Encore une fois, l’air et les paroles forment un tout parfait. Les altérations de la musique originale ne sont pas des perfectionnements, mais des fautes. La première version, c’est-à-dire l’original, était la meilleure, si l’on en juge par l’impression produite sur le moment même.

On nous a habitués à considérer comme historique l’exécution de la Marseillaise d’après le tableau célèbre de Pils, où un jeune officier debout, la main gauche sur son cœur, la droite levée vers le ciel, les sourcils froncés et la figure exaltée, chante l’air à plein gosier, tandis que Dietrich, ses nièces et ses amis l’écoutent avec transport et que l’accompagnatrice elle-même, comme subjuguée, est prête à quitter le clavecin pour applaudir. On nous a dit que c’était le portrait exact de Mme de Dietrich, de ses deux nièces, du prince Victor de Broglie, des adjudants généraux d’Aiguillon et du Chastellet. Il paraît, d’après les recherches récentes de M. Louis de Jouantho, que Pils aurait fait poser les têtes de ses propres parents et ne se serait pas procuré la physionomie exacte des Dietrich… Je puis assurer cependant que la tête du maire est bien celle de Dietrich.

Quant à l’exécution de l’air lui-même, il convient de s’en rapporter à cette lettre de Mme de Dietrich écrite en mai 1792 à son frère, le chancelier Ochs : « Comme tu sais que nous recevons beaucoup de monde, soit pour changer de conversation, soit pour traiter des sujets plus distrayants les uns que les autres, mon mari a imaginé de faire composer un chant de guerre. Le capitaine du génie, Rouget de Lisle, un poète et un compositeur fort aimable, a rapidement fait la musique du chant de guerre. Mon mari, qui est bon ténor, a chanté le morceau, qui est fort entraînant et d’une certaine originalité. C’est du Gluck en mieux, plus vif et plus alerte. Moi, de mon côté, j’ai mis mon talent d’orchestration en jeu. J’ai arrangé la partition pour le clavecin et autres instruments. J’ai donc eu beaucoup à travailler. Le morceau a été joué chez nous à la grande satisfaction de l’assistance… »

M. de La Barre, continuant la relation qu’il tenait de Rouget de Lisle lui-même, nous affirme que le jeune capitaine alla remettre aussitôt au maire sa composition et que celui-ci ne fut pas peu étonné d’une aussi prompte conception. Il aurait dit à Rouget de Lisle : « Montons à mon salon, afin que j’essaie votre air sur le piano. A première vue, je jugerai s’il doit être bon ou mauvais. » M. de Dietrich fut frappé de la beauté de cet air ; il fit aussitôt chercher sa femme, qui était encore au lit, et lui dit d’écrire tout de suite aux convives du souper de la veille de venir déjeuner chez lui, car il avait quelque chose d’important à leur communiquer. Tous y vinrent, croyant qu’il avait reçu des nouvelles du combat livré par Luckner et La Fayette. Il ne voulut satisfaire leur curiosité qu’à la fin du déjeuner, où le Champagne fut versé de nouveau. Il entonna lui-même l’hymne de guerre à pleine voix et produisit un effet admirable. Cet hymne reçut alors le titre de Chant de guerre de l’armée du Rhin. « Ce fut, a dit Michelet, comme un éclair du ciel ! Tout le monde fut saisi, ravi… Tous reconnurent ce chant, entendu pour la première fois. » Et Lamartine ajoute : « C’était de l’héroïsme chanté ! »

Les lecteurs de cette Revue n’ont pas oublié en quels vers entraînants Edmond Rostand a décrit la naissance et le vol de la Marseillaise :


Et lorsque retentit le magnifique : « Aux armes ! »
Le clair salon put voir, à cette grande voix,
Tous l’es Français debout pour la première fois…


Quatre jours après, les musiciens de la Garde nationale à Strasbourg l’exécutèrent sur la place d’Armes, où une parade militaire de la garnison avait lieu devant un bataillon de Saône-et-Loire nouvellement arrivé.

Je tiens à remarquer maintenant que si ce chant admirable devait perdre son titre initial de Chant de guerre de l’armée du Rhin, il aurait dû s’appeler la Strasbourgeoise et non pas la Marseillaise, nom qu’il a gardé cependant et qu’il gardera toujours. Qu’il me soit permis de le regretter, et voici pourquoi.

Il y a là une application peu ordinaire du Sic vos non vobis. Ainsi, il a suffi que, deux mois après, un ténor de talent, nommé Mirens, ait connu cet hymne et l’ait chanté d’une voix retentissante à Marseille pour qu’il devînt aussitôt populaire et méridional ! Comme Rouget de Lisle ne lui avait pas donné de titre précis, lorsque les Volontaires marseillais vinrent à Paris pour la fête de la Fédération le 20 juillet 1792 et le chantèrent avec leur fougue naturelle, le peuple enthousiasmé l’appela l’Hymne des Marseillais, puis la Chanson des Marseillais, et enfin la Marseillaise. Naturellement, les enfants de Marseille ne protestèrent pas et Strasbourg fut privée d’une gloire qui lui revenait légitimement :


…Soudain, — oh ! que c’est loin l’Alsace,
Le violon nocturne et le blanc piano !
A Marseille, dans la ruelle Thibaneau
Qui sent le café noir, le goudron et l’orange,
Le chant prend un accent plus rauque et plus étrange :
Argenté par l’étoile, il se cuivre au soleil.
Pour ne pas trop rester à lui-même pareil, »
Un chant doit voyager comme fait la légende.


Et telle fut la légende du chant de guerre de l’armée du Rhin, inventé par un Franc-Comtois, chanté par un Alsacien, adopté et popularisé par des Marseillais !


Le 8 juin 1792, les enrôlés volontaires s’étaient pris de querelle avec un régiment suisse arrivé à Strasbourg, et Dietrich avait dû intervenir rigoureusement, avec l’aide du maréchal de Luckner, pour rétablir l’ordre. Les troubles avaient été si violents que Rouget de Lisle n’avait pas caché ses inquiétudes au maire, auquel il en écrivait le 12 juin. Des scènes regrettables avaient éclaté au club du Miroir où Dietrich avait fini par avoir gain de cause et Rouget de Lisle pensait qu’il viendrait à bout « de la canaille liguée contre lui. » Quelques jours, il lui mandait encore : « Un autre que moi vous féliciterait des marques d’estime et d’attachement que vous avez reçues de nos concitoyens dans ces dernières circonstances. Je ne vous féliciterai, moi, que lorsque, à force de peines, de soins, de périls peut-être, vous serez parvenu à démasquer les scélérats, auteurs de tous ces troubles qui nous agitent. Je ne tiendrais pas ce langage à un homme dont le caractère me serait moins connu. Mais il n’y a plus de milieu à garder avec ces hommes pervers. Il faut non plus les réduire a l’inaction et au silence, mais que le poids de leurs crimes retombe sur eux et les écrase, ou bien il vous écrasera vous-même et tous les bons citoyens ![3] »

Rouget de Lisle écrivait cela sous le coup de l’impression profonde que causaient à Huningue les actes de violence, les vexations arbitraires, les infractions journalières aux lois dont il était témoin, et dont certains administrateurs du peuple se rendaient coupables dans cette malheureuse contrée.

La position de Dietrich était alors des plus difficiles. Il avait contre lui non seulement le parti révolutionnaire, mais l’ancien clergé qui le croyait ennemi du culte catholique et le nouveau clergé constitutionnel qui le trouvait trop tolérant. Les choses arrivèrent- à un tel point que le club des Jacobins de Strasbourg le dénonça au club de Paris par l’entremise de deux Allemands réfugiés, Maurice de Hesse et le baron de Frey. Roland, alors ministre de l’Intérieur, prêtant trop facilement l’oreille aux moindres accusations, écrivit à Dietrich qu’on lui parlait d’un compromis tendant à livrer la ville de Strasbourg a l’ennemi. Ce bruit lui était venu de Strasbourg même. C’était le jacobin Laveau qui en était l’auteur. Roland ne doutait pas que Dietrich ne rassurât toute la France sur le sort d’une ville aussi importante, mais il se croyait en droit de lui demander tous les renseignements qui pouvaient servir de moyens pour lui conserver la confiance que le Roi avait dans son civisme et sa fidélité. Le ministre ajoutait qu’on pourrait citer les sommes d’argent répandues pour effectuer « la corruption et les infamies concernant cette affaire. » Il n’y avait pas un mot de vrai dans cette accusation. Mais les jacobins de Strasbourg, qui l’avaient inventée, multipliaient leurs calomnies et dénonçaient en même temps la négligence de l’armée du Rhin et les mauvais sentiments de l’Etat-Major, notamment du prince Victor de Broglie.

Dietrich fit connaître au Conseil municipal la lettre de Roland et lui proposa de se rendre à l’Assemblée Nationale pour détruire tous les soupçons, mais ses collègues se réunirent et rédigèrent le 15 juin aux représentants une protestation qui fut signée par les notables et par des milliers de Strasbourgeois. Ils rendaient justice aux talents de Dietrich, à son caractère, à son activité, à son dévouement sans bornes. « Il avait demandé, disaient-ils, à aller lui-même confondre ses détracteurs ; mais le Conseil général de la Commune et tous les citoyens n’ont pas cru que son absence put être sans danger pour la sûreté de cette ville et de l’Empire. Nous vous déclarons, et par vous à la France entière, que Frédéric Dietrich, maire de Strasbourg, et les autres fonctionnaires publics dénoncés au Ministère de l’Intérieur comme coupables de projet de conspiration, ont toujours joui et jouiront encore de toute notre confiance. » Deux délégués, Noisette et Champy, allèrent porter cette protestation à l’Assemblée législative qui, le 12 juillet, ne voulut pas les recevoir et approuva le ministre de l’Intérieur qui avait refusé de faire connaître au maire de Strasbourg ses lâches accusateurs.

Dès lors, on pouvait craindre toutes les injustices et toutes les violences contre Dietrich, accablé de dégoûts et de chagrins. Son autorité commençait à être méconnue. La police n’était plus respectée, les forêts étaient dévastées, les routes peu sûres. La répercussion des désordres de Paris, la journée du 20 Juin et ses suites navrantes avaient amené des troubles graves dans la province comme dans toute la France. A la veille du 10 août, son ami M. de Schwendt, un libéral peu suspect, lui mandait de Paris : « La France est à la merci de la populace excitée par vingt ou trente coquins qui lui préparent le meurtre, le carnage ou les fers. Tout le monde fuit. Eux-mêmes ont tous leurs passeports. Le mois de septembre nous verra dans l’esclavage le plus vil, si d’ici là nous n’avons péri sous le couteau… » Devançant de bien loin déjà le 18 Brumaire, l’honnête Alsacien s’écriait : « Il n’y a plus de remède que dans les baïonnettes, de quelque part qu’elles viennent ! La lâcheté inconcevable des honnêtes gens ne nous laisse aucun espoir… Tenez-vous prêt à nous appuyer, s’il arrive un événement !… Vous avez un beau rôle à jouer. Conservez Strasbourg à la France ! Mais faites taire chez vous les factieux, et prenez des mesures telles qu’ils ne puissent plus se réunir ! Il est temps d’en finir et vous pourrez donner un exemple qui sera suivi… »

Parlant ensuite des Marseillais qui allaient chanter à Paris l’hymne de guerre de Rouget de Lisle, il ajoutait : « Les combinaisons les plus scélérates ont éloigné de Paris les troupes de ligne, y ont attiré les Marseillais, ont rendu odieux les soldats de la Garde Nationale qui se prononçaient pour le bien et ont ainsi ôté à la force publique toute action. On avait aposté les Marseillais aux Champs-Elysées. Ils y ont massacré trois grenadiers et blessé vingt autres gardes nationaux… Ils avaient pris des dispositions pour attaquer le château dans la nuit d’avant-hier (2 août)… Mais on a su le projet et on y a pourvu par une force suffisante… L’Assemblée a refusé l’impression du message du Roi et elle a applaudi aux horreurs vomies contre lui. Quel siècle ! quelle barbarie ! »

A la veille du 10 août, ému des attaques dirigées contre le Roi des Français, le Conseil municipal de Strasbourg, sous l’impulsion de Dietrich, rédigea deux adresses au Roi et à l’Assemblée législative où ils juraient de rester fidèles à la Constitution et déclaraient que, si elle était violée, ils se croiraient quittes de leurs engagements. C’était désigner fatalement le maire et ses collègues aux fureurs des exaltés. Mais rien n’effrayait Dietrich, qui était avant tout l’homme de la loi et l’homme du devoir. Ayant appris, le 13 août, la révolution du 10 et le sac des Tuileries, la déchéance du Roi et le massacre des Suisses, Dietrich réunit le Conseil municipal, fit doubler les postes de sûreté, interdire les rassemblements, fermer les clubs et déclarer partout que le Conseil et le Directeur resteraient fidèles à la Constitution.

L’archiviste Louis Spach s’est demandé si Dietrich n’avait pas eu l’idée, appuyée par La Fayette, de former un noyau libéral autour duquel se grouperaient les vrais patriotes, amis de l’ordre. Aurait-il eu vraiment l’intention de jouer un rôle politique « pour attirer sur lui les regards de ses contemporains et s’illustrer aux yeux de la postérité ? » Étant donnée la simplicité de son caractère, je ne crois p, as que Dietrich fût allé jusque-là. Il s’est borné à obéir à sa conscience et il a cru que la cause du Droit, soutenue par des hommes comme lui, finirait peut-être par triompher. Il ne soupçonnait pas l’influence énorme de Paris sur les départements et ne se doutait pas que le parti des honnêtes gens fût si lâche, si peu décidé à lutter contre l’anarchie. Les députés de Strasbourg, Koch et Ruhl, qui devaient faire bientôt volte-face, avaient cependant écrit aux conseillers et au maire de défendre la Constitution et de maintenir le département du Bas-Rhin dans l’ordre et la sécurité, en annonçant l’arrivée prochaine des Commissaires législatifs munis de pleins pouvoirs.

Dietrich ne les attendit pas et, le 15 août 1792, l’an quatrième de la Liberté, fit envoyer à ses concitoyens une adresse très noble et très courageuse au nom du Conseil général du Ras Rhin et du Conseil de Strasbourg, au sujet des événements qui bouleversaient la France. Je crois devoir donner en entier cette belle adresse qui coûta la vie à son auteur, mais qui, imitée par les autres départements, aurait peut-être fait réfléchir les factieux et modéré leurs violences.


« Citoyens,

« De grands événements sont arrivés le 10 août dans la première ville de l’Empire : le Roi, avec sa famille, s’est réfugié au milieu des représentants de la Nation ; le sang des citoyens a coulé ; le château des Tuileries a été un théâtre de massacres. Au milieu de ces troubles et de ces scènes d’horreur, un décret a prononcé la suspension du Chef du Pouvoir exécutif. Nous ignorons encore tous les détails de ces malheurs publics ; retenons notre jugement ; toute démarche précipitée pourrait nous jeter dans un abîme de maux.

« La Patrie est dans un danger imminent ; des armées ennemies la menacent ; nos frères, nos enfants se précipitent aux frontières pour s’opposer à l’invasion du territoire français. Se dévoueront-ils avec tant de courage pour que nous laissions la chose publique en proie à ses ennemis intérieurs ? Non. Nous devons dans cet instant nous réunir pour nous garantir des fureurs homicides dont tant de citoyens viennent d’être les victimes. Nous maintiendrons la sûreté générale ; nous surveillerons les propriétés en fléchissant sous le joug nécessaire des lois que nous avons acceptées ; tels sont les devoirs qui nous sont tracés dans ce grand péril. — Ce sera sous l’égide des lois subsistantes que nous écarterons de nous les horreurs de l’anarchie et de la guerre civile, ces deux fléaux de l’Humanité. Que les corps administratifs, les municipalités, les tribunaux, les juges de paix, les officiers de police, pénétrés de la sainteté de leurs devoirs et fermes à leur pays, fidèles au serment qu’ils ont prêté, remplissent toutes leurs fonctions avec constance et courage ! Que les gardes-nationales n’oublient pas qu’elles ont juré de faire respecter les lois ! Que les ennemis de l’ordre soient courageusement dénoncés ! Que les rigueurs de la loi s’appesantissent sur eux, comme sur tous ceux qui attenteront à la sûreté individuelle et aux propriétés ! — Enfin, que tous les citoyens ne cessent d’environner de leur confiance et de leur considération ceux qu’ils ont librement élus pour leurs représentants, leurs administrateurs et leurs juges ! Qu’ils aient sans cesse devant les yeux que ce sont eux qui les ont investis de leurs pouvoirs ! C’est dans ce calme nécessaire qu’il faut nous préparer à nous prononcer sur les malheureux événements du 10 août. Restons unis, afin de nous rendre dignes d’exercer avec la Nation entière les droits primitifs d’un peuple appelé à former le pacte social, mais jusque-là garantissons-nous des perfides suggestions qui tendraient à intervertir l’ordre établi et à affaiblir la confiance due aux autorités constituées ; car ceux qui le tenteraient, ne pourraient être que les plus cruels ennemis de la Patrie ; ils briseraient les derniers liens de l’ordre social. Le comble de tous les malheurs, ce serait d’exister sans lois ; alors commencerait le plus horrible brigandage. Qui pourrait en calculer les effets et en prévoir le terme ?

« Citoyens-soldats, soldats-citoyens, que le saint amour de la Patrie a portés sur nos frontières, nos efforts pour maintenir la paix publique seraient insuffisants, si vous ne les secondiez par votre généreux courage en repoussant avec valeur les armées étrangères et en continuant de vous soumettre aux règles salutaires de la discipline. — Défiez-vous surtout des agitateurs qui, s’introduisant au milieu de vous, voudraient vous faire abandonner l’honorable poste que vous occupez ou vous alarmer sur les sentiments de vos chefs ; ce sera, lorsque vous aurez mis nos frontières hors de toutes les atteintes, que tous les vrais amis de la Liberté se réuniront. »

Cette adresse qu’il importe de conserver à l’Histoire, — car c’est un document politique admirable de patriotisme, de courage et de bonne foi, — était signée par le président Braun, Xavier Levrault, procureur général syndic du département, Popp, procureur syndic du district de Strasbourg, Mathieu, procureur de la Commune, Marchand, notaire, les officiers et les conseillers municipaux et enfin par le maire Dietrich.

Qu’avaient-ils demandé ? Le maintien de la sûreté générale et de la paix publique, la surveillance des propriétés, le respect des lois, la punition des factieux, l’union de tous les citoyens, la confiance envers les autorités constituées, la lutte intrépide contre les armées étrangères et le libre exercice des droits primitifs d’un peuple appelé à former le pacte social.

Mais Dietrich et ses collègues avaient déploré et blâmé les événements du 10 Août, la déchéance du chef du pouvoir exécutif, les massacres des Tuileries, les troubles et les scènes d’horreur de cette journée, et redouté que l’absence de toute loi n’amenât la France à subir le plus horrible brigandage et ne la jetât dans un abîme de malheurs. C’était vrai, mais c’était par là même se désigner à la méchanceté toujours en éveil des sectaires. Laveau et Simon, délégués du club des Jacobins, dénoncèrent encore une fois Dietrich et les conseillers comme les ennemis acharnés de la chose publique. A la séance du 18 août, à l’Assemblée législative, où la dénonciation avait été répétée, Ruhl, qui, le premier, avait conseillé à Dietrich de sauver la Constitution et l’Alsace, prit peur et osa dire qu’il ne connaissait pas le maire de Strasbourg. Il estimait toutefois qu’il fallait, dans son propre intérêt, mander Dietrich à la barre afin de lui permettre de s’expliquer et de réfuter les attaques dirigées contre lui. Il ajoutait que beaucoup de ses amis dans l’Assemblée étaient prêts à le défendre. Personne n’osa le faire. On cita Dietrich à comparaître dans les huit jours, et le 19, on prononça la dissolution du Conseil municipal de Strasbourg.

Dietrich fut remplacé par un maire provisoire, le citoyen Lachausse qui, après avoir fait connaître aux conseillers la décision de l’Assemblée, délégua en sa place le citoyen Braun qui n’accepta que conditionnellement. Le procureur de la Commune, Mathieu, eut le courage de féliciter Dietrich de son civisme et de sa droiture et exprima la conviction, aux applaudissements de tous ses collègues, qu’il lui serait facile de se justifier pleinement devant les représentants. Dietrich le remercia avec émotion et, voulant échapper à toute autre démonstration, quitta aussitôt Strasbourg pour se rendre à son château de Reichshoffen, avant de prendre un parti définitif.

Les délégués de l’Assemblée législative devaient arriver à Strasbourg le 19 août. C’étaient Carnot, Coustard, Prieur et Ritter qui firent aussitôt reconnaître par les autorités la puissance dictatoriale de l’Assemblée et du nouveau Pouvoir exécutif. Ils remplacèrent le Conseil départemental par des membres pris dans la société des Jacobins et rouvrirent les clubs. Le Conseil municipal, qui n’avait que peu de jours à vivre, se soumit à leurs volontés et révoqua ses précédentes délibérations. Strasbourg allait tomber ainsi sous le joug des sectaires et des anarchistes, de par la volonté des quatre délégués venus de Paris. Et dès ce moment, on put s’attendre aux pires mesures provoquées par des misérables tels que Euloge Schneider et Monet.


Dietrich avait passé les derniers jours d’août dans les forêts et montagnes du Jægerthal en compagnie de sa femme dévouée, puis se rendit à Bitche. En cours de route sur Sarreguemines et Metz, il apprit que l’Assemblée avait décidé son arrestation provisoire et que ce n’était pas une justification qui lui serait permise, mais son renvoi prononcé devant des juges résolus déjà à le condamner. Le 2 septembre, il se résolut à passer la frontière et vint à Bâle rejoindre son beau-frère, le chancelier Ochs. Il aurait pu légitimement rester là et ne point aller se livrer aux mains des bourreaux, car sa condamnation, en dépit des preuves contraires, était certaine. Mais il était trop fier et trop brave pour agir ainsi. Doué d’une force de caractère vraiment antique, plus stoïcien et plus ferme que les philosophes les plus rigides, il ne cherchait aucune échappatoire et entendait se constituer prisonnier, dès que le règne des lois lui paraîtrait rétabli.

C’est ce qu’il écrivit, le 15 septembre, dès son arrivée à Bâle, au président de l’Assemblée législative, tout en ayant soin de ne pas se confondre avec les émigrés et portant ostensiblement la cocarde tricolore. On ne fit aucune attention à cette attitude si loyale et, à la requête de ses ennemis, on le déclara émigré, dès le 6 septembre, en mettant ses biens sous séquestre. Pour ne point donnera ses moindres actions l’apparence d’une intrigue, Dietrich quitta Bâle et son beau-frère pour aller séjourner à Winterthur, et, durant l’automne de 1792, y observa la réserve la plus prudente en préparant tous ses moyens de défense. S’étant fait délivrer des certificats du bourgmestre qui attestait sa conduite si correcte, il manda au commissaire civil du Haut-Rhin qu’il se constituerait prisonnier à Saint-Louis pour être transféré à Paris et répondre devant la Convention à l’accusation dirigée contre lui. C’était là un acte de bravoure civique, dont on connaît peu d’exemples ; rien que de l’avoir fait, son innocence eût dû être aussitôt reconnue et proclamée. Le 5 novembre, ayant reçu l’assurance qu’il obtiendrait aide et protection pour sa sûreté personnelle et qu’il serait, à ses frais, conduit sous bonne escorte à Paris, il fit ses adieux à son beau-frère Ochs, adieux qui devaient être éternels.

On a fait observer qu’il avait eu tort de se livrer à des sectaires décidés quand même à le condamner et l’on s’est quelque peu étonné de tant de courage inutile. D’après Louis Spach, Dietrich avait eu, en agissant ainsi, la pensée de sauver le patrimoine de ses enfants et d’éviter la réprobation attachée à la fuite de certains émigrés. Cette supposition parait être un fait réel.

Le 11 novembre, l’aide de camp du général Ferrières, qui l’avait escorté à Paris, était venu annoncer son arrivée à la Convention. Celle-ci refusa d’abord de l’entendre, mais Condorcet rappela ses qualités et ses mérites, son zèle pour la liberté et son patriotisme évident, Rühl, qui se conduisait maintenant comme un lâche, aurait voulu qu’on le traitât en émigré et fournit des pièces fausses contre lui ; mais l’Assemblée écarta sa motion. Sur la proposition de Bourdon de l’Oise, Dietrich fut renvoyé devant ses juges naturels, le tribunal criminel du Bas-Rhin. Il rentra donc le 27 novembre à Strasbourg, mais comme inculpé d’avoir comploté avec La Fayette contre la sûreté de l’Etat et d’avoir dénié à l’Assemblée législative le droit de briser la Constitution en 1791, crimes qui, suivant ses ennemis, méritaient la proscription, la confiscation des biens et même la mort.

Dietrich attendait l’arrêt de ses concitoyens avec l’assurance d’un homme fort de sa conscience et de ses principes. Il savait qu’il lui serait facile de prouver qu’en toutes choses, il avait parlé et agi pour la liberté et le bien de son pays. Sûr d’être acquitté par la justice, il déclarait qu’il était prêt à rentrer dans l’obscurité, pour y propager seulement les principes de l’égalité, manifester sa soumission aux pouvoirs constitués et s’occuper de remettre en ordre sa fortune entièrement délabrée[4].

Un vif mouvement de sympathie l’accueillit à son retour à Strasbourg, lorsqu’il descendit à l’hôtel de l’Esprit. Une foule de citoyens vinrent le saluer. Une garde d’honneur se forma autour de lui pour le protéger. Les Orphelins, dont il s’était si souvent occupé, envoyèrent une députation à celui qu’ils appelaient le « Père de la Cité. » Aux nouvelles élections communales, son parti remporta la victoire et son ami, M. de Turckheim, fut nommé maire de la ville, ce qui exaspéra ses ennemis qui redoublèrent alors leurs accusations.

Désespérant de le faire condamner par le tribunal criminel du Bas-Rhin, ils obtinrent de la Constituante qu’on le jugerait à Besançon, contrairement à toute équité, puisque c’était l’enlever à ses juges naturels. Mais on espérait que dans cette ville où commandait un de ses adversaires, Charles de Hesse, bâtard d’un prince allemand et jacobin avéré, l’opinion se dresserait contre lui. A la date du 6 juin 1793, Dietrich écrivit aux membres du Comité de Sûreté générale pour protester contre une nouvelle et fausse imputation. On l’accusait d’avoir fait colporter des pamphlets pour recueillir en sa faveur l’intérêt et les sympathies des Strasbourgeois. C’était une nouvelle calomnie qu’il rejetait sur ses ennemis et persécuteurs[5].

Mme de Dietrich, ayant demandé à partager sa prison, fut écrouée avec lui le 2)3 décembre dans la maison de justice à Besançon. Le malheureux maire de Strasbourg eut deux mois pour préparer sa défense contre l’accusation préparée par Ruhl, et qui portait comme griefs à sa charge :

« 1° Avoir eu une entrevue secrète à Phalsbourg avec La Fayette et comploté avec lui contre la sûreté de la France ;

« 2° Avoir calomnié les citoyens de Strasbourg dans son adresse incendiaire dirigée contre la corporation des Jacobins et envoyée aux principales municipalités du royaume ;…

« 4° Avoir fait placarder à Paris des imprimés à sa louange et dirigés contre le ministre Roland, en le menaçant du courroux et de l’indignation des citoyens de Strasbourg ;

« 5° Avoir interdit les réunions du club du Miroir et mis les scellés sur les livres de ce club ;

« 6° Avoir sollicité l’exil, sans aucune forme de procès, des citoyens Simond, Périgny et Laveau ;

« 7° Avoir fait répandre cette adresse dans tout le royaume pour provoquer la guerre civile ;

« 8° Avoir séduit des milliers de Strasbourgeois en leur faisant signer une adresse à la Législative, où ils protestaient contre la déchéance du Roi, et avoir envoyé cette adresse aux municipalités pour provoquer la guerre civile ;

« 9° Avoir proposé deux adresses qui séparaient Strasbourg du centre de l’union française et législative ;

« 10° Avoir excité la Commune contre les commissaires de l’Assemblée et donné un passeport à la femme du traître Nadal, directeur de l’Arsenal de Strasbourg et émigré[6]. »

Aux divers griefs soulevés contre Dietrich, son défenseur Kerversau avait répondu qu’il n’avait eu qu’une conférence avec La Fayette à Phalsbourg, le 13 janvier 1792, au sujet des agissements révolutionnaires du club des Jacobins ; que les Strasbourgeois avaient eu le droit de protester contre les événements du 20 juin et que le maire avait usé de son droit en suspendant provisoirement les séances des clubs après le 10 Août et en faisant respecter la Constitution. Il le justifiait d’avoir envoyé « des adresses licencieuses aux Communes, » d’avoir abusé de ses pouvoirs, d’avoir favorisé l’émigration et les émigrés, et provoqué à la désobéissance envers l’Assemblée législative et ses commissaires. Il maintint que tout ce fatras d’accusations reposait sur des pièces tronquées, altérées ou supposées, sur des inculpations fausses, sur un tissu d’injustices et de méchancetés. Il se plaignait qu’on eût surpris la bonne foi de la Convention en lui arrachant le décret relatif au transfert de Dietrich dans la prison de Besançon et à l’enlèvement de cet inculpé à ses juges naturels. Un citoyen Lévrier avait écrit, le 30 décembre, à la Société populaire de Strasbourg : « Je vous ai dit dans ma dernière que je demanderais que le sieur Dietrich fût transféré par devant le tribunal de Besançon par préférence à celui de Paris, parce que l’influence des ministres, ses protecteurs, et celle de quantité de députés qui le soutiennent serait ici très dangereuse. Salut à tous nos braves Jacobins et Jacobines[7] ! »

Le citoyen Favarelle s’était vanté de son côté d’avoir saisi l’argent de Dietrich en ces termes « Je f… tout cela sous scellés et je vais rendre compte de mon expédition. » Enfin Lévrier ajoutait qu’il avait obtenu les poursuites nouvelles contre Dietrich en se servant de l’influence de l’évêque de Valence, un apostat, son ancien camarade, qui avait empêché que le décret fût discuté, ainsi que le demandaient les partisans du maire. « Sa pipe est cassée pour la seconde fois, et il faut qu’il parte pour Besançon pour y être jugé et recevoir la récompense de ses forfaits[8]. »

Tels étaient les accusateurs de Dietrich, la sottise et la vilenie de leurs propos !

Dietrich répondit à ce misérable fatras dirigé contre lui par un mémoire détaillé, très éloquent et très persuasif. Il le compléta par un discours émouvant devant le jury de Besançon, le 7 mars 1793. S’il n’avait considéré que le caractère misérable et lâche de ses persécuteurs, il se serait borné au silence du dédain et n’aurait opposé aux calomnies que les registres de ses actes administratifs. Ceux-ci auraient répondu de sa conduite et il aurait pu attendre simplement ainsi le jugement qui devait confondre ses ennemis. Mais dans un pays d’opinion où chacun était jugé par ses concitoyens, il ne lui suffisait pas de l’absolution de sa propre conscience. D’ailleurs, la réputation de Strasbourg était liée à sa cause, puisque c’était elle qu’on cherchait à flétrir en sa personne. Ayant présidé à ses délibérations et exécuté ses arrêtés, il se croyait obligé de faire le tableau exact de ses services. Enfin, dans un temps où la confiance publique avait peine à distinguer la vertu du crime, il avait jugé digne d’un patriote de faire connaître la différence entre ces éternels dénonciateurs de faux complots et un homme de bien au-dessus de tout soupçon. Si l’on en croyait ceux-ci et ceux-là, les exaltés de gauche et de droite, il aurait été à la fois jacobin et royaliste, despote et libéral, révolutionnaire et Feuillant. « Je ne suis ni l’un ni l’autre, concluait-il avec une juste fierté. Je suis et j’étais ce que je m’honorerai toujours d’être : un citoyen soumis aux lois, un magistrat esclave de ses devoirs, un ennemi de toute faction, de toute cabale, de tout parti, ne connaissant qu’une passion : celle du bien public, qu’une règle, la Constitution qu’il a juré de maintenir[9]. »

Par des preuves irréfutables, Dietrich démontrait son innocence et confondait ses accusateurs. Il dévoila la faiblesse de Roland qu’il citait à regret au tribunal de l’opinion, dans le moment où Roland lui-même offrait un nouvel exemple de l’instabilité de la faveur populaire et où il éprouvait l’ingratitude de ceux qu’il avait servis. Sa péroraison arracha des larmes à tout l’auditoire. « Je demande justice, dit-il, et je pense trop de bien de l’équité de mes juges pour ne pas l’attendre avec confiance. Si cependant, par la violence ou les artifices de mes ennemis, mon espérance venait à être trompée, leur injustice ne me rendra pas injuste. Sous le fer des bourreaux comme sous le poignard des assassins, je formerai encore des vœux pour ma patrie et pour la liberté. Ils auront beau faire. Ils seront plus à plaindre que moi, car quel que soit le sort qui m’est réservé, ils ne pourront m’ôter ni l’estime des gens de bien, ni une conscience irréprochable, ni la paix de la vertu. Quelle que soit leur destinée, ils sont condamnés à vivre et à mourir avec la haine publique, l’agitation du crime, leur conscience et leur remords ; je suis trop vengé[10] ! »

Dietrich rédigeait ainsi le jugement de la postérité qui devait suivre, — non pas celui de Besançon puisqu’il fut acquitté, — mais celui du tribunal révolutionnaire de Paris.

Le malheureux avait tout prévu. Un mois avant de comparaître devant ses juges, le 7 février, il laissait à son vieux père, à sa femme, à ses deux fils, le plus émouvant des testaments, dans lequel il redoutait, malgré un acquittement probable, quelque acte de violence contre sa personne. Il s’attendait à de grands malheurs pour la France. Il déplorait le délabrement de sa fortune et se plaignait de ne pouvoir faire face à des engagements sacrés. Il tremblait enfin pour le sort des siens. Il suppliait ses enfants de préserver leur mère des horreurs de la misère et des privations qui la menaçaient. Il leur disait encore : « Vous connaissez ma conduite politique et mes sacrifices. Vous avez vous-mêmes consenti que je les fisse à la Patrie. Eh bien, aimez-la toujours ! Etouffez, à l’approche du danger qu’elle court, le cri de la nature ! Ne vous en prenez pas à elle du tort de quelques scélérats qui auront immolé votre père… Vengezmoi en continuant à la défendre avec la plus intrépide bravoure ![11] »

Le 6 mars, Dietrich comparut devant ses juges et, pendant cinq heures, prononça et établit éloquemment sa propre défense. Il finit en souhaitant que la Patrie put trouver des citoyens plus heureux que lui, mais il était sûr qu’elle n’en aurait jamais de plus fidèles. Un verdict d’acquittement sur tous les points fut salué par les applaudissements enthousiastes de tout l’auditoire. Dietrich allait donc être libre ?… Hélas ! non.


Et pourquoi ? Puisque sur tous les points l’accusé était reconnu non coupable, comment pouvait-on le retenir encore ? L’accusateur public, en proclamant son innocence, avait cru devoir ajouter qu’il serait mis en liberté, s’il n’était détenu pour autre cause. Et, par un comble de déloyauté, Dietrich fut ramené dans son cachot comme suspect d’être émigré. Comment cela pouvait-il se faire ? Est-ce que la Convention ne l’avait pas traduit devant le tribunal de Besançon pour des griefs autres que ceux de l’émigration ? N’avait-elle pas elle-même écarté le grief d’être émigré, puisqu’il était rentré spontanément en France ?… Mais son acquittement avait stupéfié ses ennemis. Les commissaires des huit sections révolutionnaires de Besançon avaient immédiatement écrit aux commissaires des quarante-huit sections de Paris que le complice de La Fayette et l’agent du traître Louis venait d’échapper au glaive de la Loi. Il fallait absolument « terrasser ce suppôt de la tyrannie, » mandaient les citoyens Poulet, Proudhon et autres[12]. Ils furent naturellement écoutés.

Dietrich ne s’étonna pas de cette nouvelle iniquité, mais il ne voulut pas la subir sans protester. Il écrivit à la Convention et fit appuyer sa protestation par son défenseur Kerversau, qui prouva que son client était rentré en France dans le délai légal et de plein gré. On ne lui répondit pas. Le Conseil municipal de Strasbourg, récemment élu par le parti modéré, avait été révoqué. Le jacobin Monet était devenu maire de la ville, et son âme damnée était l’apostat Schneider, ennemi, lui aussi, de Dietrich. Un des défenseurs officieux de l’ancien maire, Tronçon-Ducoudray, avait écrit de nouveau à la Convention pour, solliciter la mise en liberté motivée sur l’acquittement du jury de Besançon, mais les adversaires de Dietrich continuaient à l’accuser et à empêcher toute mesure favorable[13]. Quelle fut la réponse ?… La mise sous scellés des papiers de Dietrich et le transfert de l’infortuné à la prison de l’Abbaye en septembre 1793, un an après les massacres qui avaient ensanglanté ce lieu funèbre. Dietrich supportait avec un courage admirable ces nouveaux tourments et faisait de temps à autre parvenir à sa femme des lettres épouvantes de sollicitude et de tendresse[14]. Il ne sentait réellement son malheur que depuis leur séparation. Son existence était devenue un véritable supplice, du jour où on l’avait arraché de ses bras, mais il rappelait que, dans toutes les révolutions, il y avait eu des victimes sacrifiées aux haines particulières. S’il fallait être du nombre, il quitterait avec sérénité une vie qu’on lui forçait de traîner loin d’une épouse chérie… Tout à coup, il apprend qu’elle est sortie de cachot et il écrit qu’il a bondi de joie en apprenant enfin sa mise en liberté.

Mais voici qu’on lui fait connaître l’arrestation de son fils François, puis celle de son second fils Albert, à Chaumont. Alors, son chagrin redouble. Sa santé s’affaiblit. Il regrette bientôt de ne pas la voir se détériorer davantage. Il sait que Robespierre a juré sa mort et cela ne le trouble point. On l’accuse d’avoir voulu livrer Strasbourg à l’ennemi, lui qui avait pourvu à sa défense et juré de se faire sauter avec une poudrière plutôt que de capituler ! Le chef des Jacobins de cette ville demanda qu’on le fit juger sur place pour donner un exemple salutaire aux traîtres qui auraient voulu l’imiter. Mais Robespierre, dans la réunion du club central des Jacobins, laissant entendre qu’il trouverait encore des défenseurs en sa ville natale, persista à le livrer au tribunal révolutionnaire, sûr qu’il était d’une sentence inexorable. C’est la partie qu’il me reste à examiner. Ce n’est pas la moins émouvante de cette étude historique.


Enfermé à l’Abbaye depuis le 7 septembre 1793, Dietrich comparut le 27 décembre devant le juge Foucault, qui renouvela les questions faites à Besançon et auxquelles l’accusé avait déjà si victorieusement répondu. On n’en tint aucun compte et on le considéra, sur les dires d’Euloge Schneider, Monet et Laveau, comme complice de La Fayette, suppôt de la royauté, persécuteur des bons patriotes. On lui reprocha, sur l’accusation d’un certain homme de lettres, Thiébaud, d’avoir correspondu secrètement avec Noailles et Narbonne, frappé d’injustes violences les clubs des Jacobins et du Miroir, protègé les prêtres insermentés et manque de civisme[15]. On renouvela contre lui l’accusation d’être un émigré[16]. Et l’on admit, sans preuve aucune, et malgré les dénégations les plus formelles, toutes ces fausses accusations. Le lendemain, Dietrich fut amené devant Armand-Martial Hermann, président du tribunal révolutionnaire, et les juges Ignace François-Joseph, Douzé, Verteuil, Subleyras, Gabriel Toussaint et Scellier, Antoine-Quentin Fouquier, accusateur public, et Anne Duran, commis greffier, assistés de douze jurés. Le procès-verbal dit que l’accusé s’appelle Guétry. On ratura plus tard ce nom pour y substituer le nom de Dietrich. On interrogea le maire de Strasbourg sur ces deux questions, puis on consulta les jurés sur le même sujet :

« A-t-il existé des manœuvres et intelligences avec les ennemis intérieurs et extérieurs de la Révolution ?

« Frédéric Dietrich, ci-devant noble et maire de la commune de Strasbourg dans la Révolution, est-il convaincu d’avoir opéré ces manœuvres et d’avoir eu ces intelligences ? »

Et le procès-verbal a l’audace de constater que la déclaration du jury est affirmative sur tous les points. Il faut dire que les questions avaient été précédées de l’acte d’accusation rédigé grosso-modo par Fouquier-Tinville qui, sans se donner la peine de chercher de nouveaux griefs, lui appliquait ceux qu’il avait déjà appliqués à tant d’autres, c’est-à-dire conspiration contre la sûreté de l’Empire français, correspondance avec les ennemis de la France, faux patriotisme, complicité avec Louis Capet, ligue contre les amis de la Liberté et de l’Egalité, protection des prêtres rebelles, relations avec La Fayette, persécution d’honnêtes citoyens, défense des émigrés, etc. tous faits démentis par le procès de Besançon et repris arbitrairement par le tribunal révolutionnaire. Dietrich avait repoussé tout cela devant le juge Foucault, et ce misérable n’en avait tenu aucun compte. L’arrêt, rédigé par Fouquier-Tinville, qui incriminait Frédéric Dietrich « d’être un des chefs de la faction liberticide qui avait fait le projet, de relever sur sa base l’infâme despotisme et de renchaîner le peuple dans les fers du tyran », n’eut d’autre effet que de provoquer le dédain de l’accusé. « Encore si cela avait le sens commun ! » avait dit Malesherbes, quand on lui lut un factum de ce genre… Le mépris et le dégoût l’emportent ici sur l’indignation. Comme on demandait au maire de Strasbourg s’il n’avait rien à ajouter pour sa défense : « A quoi bon, répondit-il en haussant les épaules, puisque mon sort est décidé ? »

Il rentre alors à la Conciergerie et écrit à sa femme ces quelques lignes : « Ma chère femme, je t’embrasse bien tendrement. Les nouvelles d’aujourd’hui (28 décembre 1793) te seront bien sensibles. Songe à toi et à tes enfants et pense surtout que tes maux finiront bientôt. Je t’embrasse tendrement encore une fois. »

Puis il écrit à son fils aîné cette lettre touchante :


« Mon cher fils,

« Tu recevras par la première diligence quelques morceaux de musique gravés et tout ce que j’ai copié, arrangé et composé de musique, le tout écrit de ma main durant ma captivité. Il y a du fort mauvais, du fort mal arrangé : il y a aussi des choses charmantes. C’est malheureusement tout ce que je puis te laisser.

« Rassemblez, mes chers enfants, toutes vos forces ! Votre père n’existera plus, lorsque vous recevrez ce peu de mois. Conservez-vous pour votre mère et votre petit frère ! Mon cœur se brise en songeant aux malheurs que nous avons attirés sur l’ami et sur sa famille[17]. J’espère que mon père aura soin de lui et de vous. Je l’en ai prié encore aujourd’hui. Continuez à aimer votre patrie. Ne cherchez pas, de votre vie, à tirer aucune vengeance de ceux qui m’ont si injustement persécuté. Si je pouvais leur faire du bien au moment où ils m’envoient à la mort, ce serait un bonheur pour moi. Consolez-vous de ma perte en songeant que, depuis treize mois, votre malheureux père souffrait un supplice mille fois plus douloureux que la mort. Tâchez d’obtenir votre réunion à votre tendre et vertueuse mère. J’espère que mes ennemis, satisfaits de ma mort, ne s’y opposeront plus. L’avenir me justifiera dans l’opinion des hommes justes et vrais républicains. J’attends ma fin en un calme qui doit vous servir de consolation. L’innocent peut seul l’envisager ainsi. Je vous embrasse, mes chers amis, mes chers enfants ; conservez vos principes et votre vertu et vous saurez supporter tous les événements avec courage. Je vous dis adieu pour la dernière fois. — A Dieu ![18] »

Cette lettre est en quelque sorte le résumé du testament de Besançon où Dietrich faisait déjà, à son père, à sa femme et à ses fils les plus touchants adieux. On y retrouve les mêmes pensées généreuses et le sublime conseil, pour toute vengeance, de se dévouer à la patrie. Non seulement Dietrich pardonnait à ses ennemis, mais il regrette encore de ne pouvoir leur faire quelque bien avant d’aller à une mort, dont ils sont les seuls auteurs. Les derniers mots « A Dieu ! » renferment un appel suprême à Celui qui dispose de notre vie en souverain maître et qui, en échange des jours passagers, accorde à ceux qui croient en lui une félicité immuable. Rien n’empêche de penser que cette consolation fut donnée à l’homme héroïque qui tombait victime de son dévouement sincère et de ses nobles devoirs envers la France et ses concitoyens.


Le 9 nivôse an II (29 décembre 1793), Frédéric de Dietrich, à l’âge de quarante-cinq ans, plein de vie et de calme, montait lentement les degrés de l’échafaud, sur la place de la Révolution. Il entendit alors, — suprême douleur ! — répété par des brutes avinées, le refrain du chant de guerre dont le salon de la mairie, à Strasbourg, avait accueilli les premiers accents. Ce chant superbe, inspiré par le plus ardent patriotisme, et qui, tant de fois, avait conduit nos soldats à l’assaut et à la victoire, était maintenant détourné de son sens guerrier et lancé par des misérables comme un outrage à la face des victimes du Tribunal révolutionnaire. Ce n’était pourtant pas un sang impur qui allait couler sur la planche fatale ; c’était, comme tout le sang qui avait déjà rougi cette place affreuse de la Révolution, celui des innocents et des vrais patriotes. L’auteur de la Marseillaise, Rouget de Lisle, faillit lui-même être la proie de l’échafaud, malgré son éclatant patriotisme. Accusé d’incivisme par des scélérats qui se disaient les défenseurs de la République, il allait être écroué, le 17 nivôse, sur un ordre d’arrestation signé par Robespierre, Carnot et autres membres du Comité de Salut public. Sans le 9 thermidor qui délivra la France d’un tyran auquel des sectaires voudraient aujourd’hui encore élever une statue et même des autels, sans cette journée souverainement juste et libératrice, il eût subi, lui aussi, le sort de Dietrich et de Luckner. Qui aurait pu croire, en avril 1792, que ce que le poète chantait deviendrait un chant de mort contre des Français ? Au 10 Août, la Marseillaise avait servi pour la première fois de clairon à l’insurrection, accompagnant le sac des Tuileries et la chute de la royauté… Que de fois depuis n’a-t-elle pas retenti d’une façon sinistre dans nos émeutes, effrayant aussi bien l’Europe que la France elle-même !… Aujourd’hui, ce chaut est redevenu heureusement l’hymne enthousiaste de nos soldats, exaltant le courage de légions innombrables et frappant d’un juste effroi les ennemis de notre patrie. Il est tel à présent que l’avaient voulu Rouget de Lisle et Dietrich. La mémoire du premier maire de Strasbourg y demeurera attachée et rappellera ! e patriotisme sincère, la droiture et le dévouement de celui qui, faussement mis en accusation, a préféré se fier à ses pires adversaires dans la certitude de justifier sa conduite. Son dernier cri : « Ah ! Que je sois leur dernière victime et ma mort sera un bienfait ! » hélas ! ne fut pas exaucé. Que d’innocents lui succédèrent encore sur la place de la Révolution et sur la place du Trône renversé !


Louise de Dietrich survécut à son mari et eut encore la douleur de perdre son troisième fils, un jeune enfant. Le père de Frédéric de Dietrich sortit de prison après le 9 Thermidor, et survécut deux années à son noble fils. Il adressa, le 15 mars 1794, une pétition à la Convention pour obtenir la levée du séquestre mis sur ses biens comme père d’émigré et tenta vainement de multiples démarches pour prouver que son fils n’avait jamais pris part à l’émigration. A sa mort survenue le 31 décembre 1794, son petit-fils Frédéric reprit la requête et demanda au Comité de législation de surseoir à toute vente des biens et immeubles jusqu’à ce qu’on eût élucidé le procès de son père. Le 5 pluviôse, puis le 13 germinal, le Comité informa le district de Strasbourg d’avoir à surseoir à cette vente[19].

Enfin, le 24 thermidor an III (août 1795), Frédéric de Dietrich fut admis aux honneurs de la séance de la Convention. Il déposa une pétition pour obtenir la radiation du nom de son père de la liste des émigrés. Il était soutenu, en cette circonstance, par Jean Debry et le Président lui adressa cette harangue empreinte de la sensibilité du temps : « La postérité versera des larmes sur les victimes de la tyrannie, lorsqu’elle aura oublié jusqu’aux noms de leurs farouches persécuteurs. La plus douce satisfaction de la Convention Nationale est de réparer les malheurs dont l’anarchie a couvert la France. Elle accueille surtout avec un intérêt bien vif ceux qui, loin de tourner les forfaits du terrorisme au profit de la Royauté, savent combattre invariablement à toutes les époques pour la cause de la République. C’est à ceux qui ont été plus particulièrement l’objet des fureurs anarchiques, à ceux qui ont repoussé avec un généreux dévouement les séditieux de Prairial, qu’il appartient de se prononcer avec une égale énergie contre les promoteurs d’une réaction qui rouvrirait les plaies de la patrie affligée. La Convention se fera rendre compte de la pétition qu’elle vient d’entendre ; elle invite le pétitionnaire à sa séance. » Dietrich avait juré de répandre pour la défense de la République la dernière goutte de son sang, se conformant ainsi aux suprêmes recommandations de son père. « Le malheur, disait-il, s’est appesanti sur nous et nous a donné des droits à votre justice. Je la réclame avec confiance. Vous ne pouvez me rendre un père immolé à la fureur de ses propres tyrans, mais vous pouvez venger sa mémoire d’une inculpation aussi absurde qu’odieuse. » Le fils de Dietrich rappelait que son père était venu spontanément se constituer prisonnier et réclamer des juges, se liant à l’équité de la Convention et à la loyauté du peuple français. Il demandait donc, avec confiance, la radiation du nom de son père de la liste des émigrés et la rentrée de ses enfants dans ses biens légitimes : « Mes frères et moi, nous resterons attachés à la cause de la Liberté. Le sang d’un père est là qui l’ordonne. »

Les membres du Comité de Législation, Durand de Maillane, David de l’Aube, Vigneron, Pons de Verdun et Rouvet, émirent un vote favorable au sujet de la pétition qui avait été appuyée par une requête spéciale de Pierre Ochs, chancelier de Bâle, frère de Mme de Dietrich. Les enfants du maire de Strasbourg purent, non sans peine, rassembler les débris d’une fortune qui avait été considérable. Mais ils préféraient à la richesse la satisfaction d’avoir prouvé que jamais leur père n’avait fui pour dérober sa tête au fer de lâches assassins, ni participé à des complots contre la France.

Cette justice était rendue tardivement, il est vrai, mais, pour toute âme éprise de vérité et d’équité, Frédéric de Dietrich est et demeure, comme tant d’autres Français de cette lamentable époque, une victime digne de la plus touchante pitié, car il poussa le courage jusqu’à l’héroïsme et le sentiment du devoir et de l’honneur jusqu’au sublime. Qui donc oublierait cette dernière recommandation de son testament, suffisante à elle seule pour immortaliser sa mémoire : « Que ma patrie jouisse bientôt, à l’abri d’une sage Constitution, de toute la félicité qu’on doit attendre des principes d’égalité, sainement appliqués, et d’une liberté sans licence !… Tels sont les derniers souhaits d’un homme qu’on sacrifie comme traître et rebelle à la France ! »


HENRI WELSCHINGER.


  1. La Fayette faisait allusion à Salles qui avait dénoncé Dietrich à l’Assemblée Constituante pour participation secrète aux manœuvres ourdies en Alsace contre les réformes de la Révolution. Rewbell s’était joint à Salles pour accuser Dietrich de s’être fait l’agent de l’évêque de Spire, ce qui était aussi stupide que faux.
  2. La Création de la « Marseillaise. » Bibliothèque A. L. 1918, in-8.
  3. Louis Spach, — Dietrich, p. 72,
  4. Archives Nationales F7, 5 195.
  5. Archives Nationales F7, 4 595.
  6. Acte d’accusation lu à la Convention par Rühl le 20 novembre 1792.
  7. Archives Nationales. — Saint-Just lut le 22 décembre 1792 à la Convention une adresse de citoyens de Strasbourg qui demandaient qu’on n’envoyât pas à cette ville un homme qui y trouverait des partisans et des complices.
  8. Archives Nationales.
  9. De son côté, son beau-frère, le chancelier Ochs, écrivait au ministre de la Justice, le 6 février 1793, que Frédéric de Dietrich n’avait jamais émigré et que ses deux fils servaient sous les ordres de Custine avec l’ardent désir de se mesurer avec l’ennemi. Il émettait en même temps un doute absolu sur la sincérité républicaine de ceux qui accusaient Dietrich de manquer de patriotisme.
  10. Frédéric de Dietrich à ses concitoyens. Mémoire.
  11. Cf. Louis Spacb, p. 116.
  12. Archives Nationales, F7 459.
  13. Les citoyens Wolff, Laveau, Monet et autres continuaient à demander contre lui l’application des lois sur les émigrés, et leur pétition avait été renvoyée au Comité de législation de la Convention qui y donna un avis favorable. (Archives Nationales, F7 5195.)
  14. Cf. Louis Spach, p. 130 à 135.
  15. Archives Nationales, W. 305.
  16. Dans une note y relative, on lit ces quelques mots : « Il ne s’est trouvé aucune pièce. » (A. N. F7 5195.)
  17. Il doit être question ici d’Alexis Gloutier, l’ami intime de Dietrich, qui s’était chargé de l’éducation de ses fils et qui, plus d’une fois, avait exposé sa vie pour le sauver.
  18. Extrait des Mémoires de Riouffe.
  19. Archives Nationales, F7 5198.