Le premier livre des Amours, édition 1862


LE
PREMIER LIVRE DES AMOURS
DE P. DE RONSARD
CONSACRÉ À CASSANDRE[1]

Séparateur


I.

Qui voudra voir comme amour me surmonte,
Comme il m’assaut, comme il se fait vainqueur,
Comme il renflamme et renglace mon cœur,
Comme il reçoit un honneur de ma honte :

Qui voudra voir une jeunesse prompte
À suivre en vain l’objet de son malheur,

Me vienne lire, il voirra[2] ma douleur,
Dont ma déesse et mon dieu ne font compte,

Il connaîtra qu’amour est sans raison,
Un doux abus, une belle prison,
Un vain espoir, qui de vent nous vient paître :
 
Et connaîtra que l’homme se déçoit,
Quand plein d’erreur un aveugle[3] il reçoit
Pour sa conduite, un enfant pour son maître.


  1. Cassandre. Ronsard s’étant énamouré d’une belle fille Blésienne, qui avait nom Cassandre, le vingt et unième jour d’avril, en un voyage qu’il fit à Blois, où estoit la cour, ayant lors atteint l’âge de vingt ans, résolut de la chanter, tant pour la beauté du suject que du nom, dont il fut épris aussitôt qu’il l’eût veuë, ainsi que par un instinct divinement inspiré : ce qu’il semble assez vouloir donner à cognoistre par cette devise qu’il print alors, ὡς ἴδον ὡς ἐμάνην. (Ut vidi, ut perii.)(Cl. Binet.)

    Il fut six ans amoureux de Cassandre, qu’il abandonna pour une jalousie qu’il conçut. Colletet laisse entendre que Melin de Saint-Gelais fut à son tour épris de la belle Cassandre. Ce sentiment ne fut pas, dit-il, étranger à l’inimitié des deux poëtes.

    Ce premier livre des Amours fut, si nous en croyons Colletet, composé par le grand poëte pour contenter son esprit ; et quant à ses autres vers amoureux, il les composa pour plaire aux dames et aux seigneurs de la cour.
  2. Voirra : Verra.
  3. Un aveugle : L’Amour est représenté par les poëtes aveugle et enfant. Anacréon, passim.

II.

Le plus touffu d’un solitaire bois,
Le plus aigu d’une roche sauvage,
Le plus disert[1] d’un séparé rivage,
Et la frayeur des antres les plus cois,

Soulagent tant mes soupirs et ma voix,
Qu’au seul écart d’un plus secret ombrage
Je sens garir[2] cette amoureuse rage,
Qui me r’afole au plus verd de mes mois.

Là renversé dessus la terre dure,
Hors de mon sein je tire une peinture,
De tous mes maux le seul allégement :

Dont les beautés par Denisot[3] encloses,
Me font sentir mille métamorphoses
Tout en un coup d’un regard seulement.

  1. Disert : désert.
  2. Garir : guérir.
  3. Denisot. Nicolas Denisot, né au Mans en 1515, mort en 1554. L’homme entre les autres de singulières grâces, excellent en l’art de peinture. (Muret.)

III.


Je veux pousser par la France ma peine,
Plus-tôt[1] qu’un trait ne vole au décocher :
Je veux de miel[2] mes oreilles boucher,
Pour n’ouïr plus la voix de ma sereine.[3]

Je veux muer mes deux yeux en fontaine,
Mon cœur en feu, ma tête en un rocher,
Mes pieds en tronc, pour jamais n’approcher
De sa beauté si fièrement humaine.

Je veux changer mes pensers en oiseaux,
Mes doux soupirs en Zéphyres nouveaux,
Qui par le monde éventeront ma plainte.

Je veux du teint de ma pâle couleur,
Aux bords du Loir enfanter une fleur[4],
Qui de mon nom et de mon mal soit peinte.


  1. Plus-tôt : plus rapidement.
  2. Miel : cire.
  3. Sereine : Sirène, allusion à la voix enchanteresse des Sirènes, dont Ulysse n’évita les séductions qu’en bouchant de cire les oreilles de ses compagnons, et se faisant lier lui-même au mât de son navire.
  4. Enfanter une fleur : du sang d’Ajax sortit une fleur, l’hyacinthe, dont les feuilles portaient écrites ces lettres : AI, qui sont les premières de son nom, et en même temps représentent un cri de douleur. (Ovide, Métam., XIII, 394 ; Virg., Egl., 3, v. 106 ; Pline l’Ancien, XXI, 11.)


IV.


Une beauté de quinze ans enfantine,
Un or[1] frisé de maint crespe anelet[2],
Un front de rose, un teint damoiselet,

Un ris qui l’âme aux astres achemine :

  Une vertu de telle beauté digne,
Un col de neige, une gorge de lait,
Un cœur jà mûr en un sein verdelet,
En dame humaine une beauté divine :

  Un œil puissant de faire jours les nuits,
Une main douce à forcer les ennuis,
Qui tient ma vie en ses doigts enfermée :

  Avec un chant découpé doucement[3],
Or’ d’un souris, or’ d’un gémissement :
De tels sorciers ma raison fut charmée.[* 1]


  1. Un or : une chevelure dorée.
  2. Crespe anelet : anneau, boucle crêpée. Expression fréquente dans les poésies de Ronsard.
  3. Découpé : entrecoupé.


  1. Les traits les plus charmants de ce sonnet sont traduits de Pétrarque, 159, In Vita di M. Laura. L’original est bien supérieur à la copie.



V.


  Avant le temps tes temples[1] fleuriront
De peu de jours ta fin sera bornée,
Avant le soir se clora ta journée,
Trahis d’espoir tes pensers périront :

  Sans me fléchir tes écrits flétriront[2],
En ton désastre ira ma destinée,
Pour abuser les poëtes[3] je suis née[* 1],
De tes soupirs nos neveux se riront.


Tu seras fait du vulgaire la fable,
Tu bâtiras sur l’incertain du sable,
Et vainement tu peindras dans les cieux[4].

Ainsi disait la nymphe qui m’affole,
Lorsque le ciel, témoin de sa parole,
D’un dextre éclair[5] fut présage à mes yeux.


  1. Temples : tempes.
  2. Flétriront : se flétriront.
  3. Poëtes : Ronsard fait ce mot de deux syllabes.
  4. Les cieux : les airs.
  5. Dextre éclair : éclair qui sillonne le ciel du côtè droit, présage de malheur dans l’opinion des Latins.


  1. Le poëte fait de fréquentes allusions à la destinée de la fille de Priam, Cassandre, dont sa maîtresse portait le nom.



VI.


Je voudrais bien richement jaunissant,
En pluie d’or[1] goutte à goutte descendre
Dans le giron de ma belle Cassandre,
Lorsqu’en ses yeux le somme va glissant ;

Puis je voudrais en taureau blanchissant[2]
Me transformer pour sur mon dos la prendre,
Quand en avril par l’herbe la plus tendre
Elle va, fleur, mille fleurs ravissant[3]

Je voudrais bien pour alléger ma peine,
Être un Narcisse, et elle une fontaine,
Pour m’y plonger une nuit à séjour[4] :

Et si voudrais que cete nuit encore
Fût éternelle, et que jamais l’aurore
Pour m’éveiller ne rallumât le jour[* 1]


  1. En pluie d’or : allusion à la fable
    de Danaé.
  2. En taureau blanchissant : allusion à l’enlèvement d’Europe par Jupiter, métamorphosé en taureau.
  3. Elle va, fleur, mille fleura ravissant. :
    Et rose, elle a vécut ce que vivent les roses.(Malherbe.)
  4. Une nuit à séjour :une nuit entière, à loisir


  1. Ce sonnet déguise avec une délicatesse infinie dans la forme la crudité gauloise de la pensée.


VII


Quand en naissant la dame que j’adore,
De ses beautés vint embellir les cieux,
Le fils de Rhée appela tous les dieux,
Pour faire d’elle encore une Pandore.

Lors Apollon de quatre dons l’honore,
Or’de ses rais[1] lui façonnant les yeux,
Or’lui donnant son chant mélodieux,
Or’son oracle, et ses beaux vers encore.

Mars lui donna sa fière cruauté,
Vénus son ris, Diane sa beauté,
Pithon[2] sa voix, Cérès son abondance ;

L’Aube ses doigts et ses crins déliés[3],
Amour son arc, Thétis donna ses pieds[4],
Clion sa gloire, et Pallas sa prudence.


  1. Or de ses rais : tantôt de ses rayons ; ores, de l’italien ora
  2. Déesse de l’éloquence.
  3. Ses crins déliés : ses fins cheveux : du latin crines ; l’aube est nommée chez les poëtes ῥοδοδάκτυλος et εὐπλόκαμος.
  4. Thétis donna ses pieds : Thétis est appelée dans Homère ἀργυρόπεζα


VIII


Pour te servir, l’attrait de tes beaux yeux
Force mon âme, et quand je te veux dire
Quelle est ma mort, tu ne t’en fais que rire,
Et de mon mal tu as le cœur joyeux.

Puisqu’en t’aimant je ne puis avoir mieux,
Permets au moins, qu’en mourant je soupire,
De trop d’orgueil ton bel œil me martyre[1],
Sans te moquer de mon mal soucieux.

Moquer mon mal, rire de ma douleur,
Par un dédain redoubler mon malheur.
Haïr qui t’aime et vivre de ses plaintes,

Rompre ta foi, manquer de ton devoir[2],
Cela, cruelle, hé ! n’est-ce pas avoir
Les mains de sang et d’homicide teintes[* 1] ?


  1. Me martyre : une martyrise
  2. Manquer de ton devoir : faillir (Muret). Tournure grecque que notre langue n’a point conservée.


  1. Ce sonnet, bien qu’empreint d’une exagération dont il faut accuser Properce, se recommande par la netteté et la ferme allure du style.



IX


Quand au matin ma déesse s’habille,
D’un riche or crespe[1] ombrageant ses talons.
Et les filets de ses beaux cheveux blonds
En cent façons en-onde[2] et entortille :

Je l’accompare à l’écumière fille[3]
Qui, or’pignant[4] les siens brunement longs[5],
Or’les frisant en mille crespillons,
Passait la mer portée en sa coquille.


De femme humaine encore ne sont pas
Son ris, son front, ses gestes ne ses pas,
Se de ses yeux l’une et l’autre étincelle.

Rocs, eaux ne bois ne logent point en eux
Nymphe qui ait si folâtres cheveux,
Ni l’œil si beau, ni la bouche si belle.


  1. Or crespe : cheveux blonds crêpés. Voy. Sonnet IV.
  2. En onde : tourner et cresper en long blonds. comme ondes (Muret).
  3. Écumière fille : Vénus, née de l’écume de la mer (Ἀφροδίτη, de ἀφρός écume)
  4. Pignant : peignant.
  5. Brunement longs : la plupart des poètes donnent à Vénus des cheveux blonds.Homère l’a nommée Πολύχρυσος Virgile aurea Venus, et notre Musset : Quand la blonde Astarté, fille de l’onde amère, fécondait l’univers en tordant ses cheveux (Rolla)


X.


Amour me tue, et si[1] je ne veux dire
Le plaisant mal que ce m’est de mourir.
Tant j’ai grand' peur qu’on veuille secourir
Le doux tourment pour lequel je soupire.

Il est bien vrai que ma langueur désire
Qu’avec le temps je me puisse guérir :
Mais je ne veux ma dame requérir
Pour ma santé, tant me plaît mon martyre
 
Tais-toi langueur, je sens venir le jour,
Que ma maîtresse après si long séjour[2],
Voyant le mal que son orgueil me donne.

Qu’à la douceur la rigueur fera lieu.
En imitant la nature de Dieu,
Qui nous tourmente, et puis il nous pardonne.


  1. Et si : et pourtant.
  2. Si lomg séjour : si long retard.


XI

.

Amour, amour, que ma maîtresse est belle !
Soit que j’admire ou ses yeux mes seigneurs,
Ou de son front la grâce et les honneurs,
Ou le vermeil de sa lèvre jumelle.


Amour, amour, que ma dame est cruelle !
Soit qu’un dédain rengrége[1] mes douleurs.
Soit qu’un dépit fasse naître mes pleurs,
Soit qu’un refus mes plaies renouvelle.

Ainsi le miel de sa douce beauté
Nourrit mon cœur : ainsi sa cruauté
D’un fiel amer aigrit toute ma vie :

Ainsi repu d’un si divers repas,
Ores je vis, ores je ne vis pas,
Égal au sort des frères d’Œbalie[2]


  1. Rengrège : augmente, redouble.
  2. Des frères d’Œbalie : Castor et Pollux ; Pollux obtint de Jupiter, après la mort de Caetor, son frère, de partager avec lui son immortalité. Ils renaissaient et mouraient l’un après l’autre. (Homère, Odyssée, et Pindare Néméennes.)


XII[* 1].


Divin Bellay, dont les nombreuses[1] lois[2],
Par une ardeur de peuple séparée[3],
Ont revêtu l’enfant de Cythérée
D’arc, de flambeaux, de traits et de carquois :

Si le doux feu dont jeune tu ardois[4],
Enflambe encor’ ta poitrine sacrée,
Si ton oreille encore se récrée,
D’ouir les plaints des amoureuses voix,


Oy[5] ton Ronsard qui sanglote et lamente,
Pâle de peur, pendu[6] sur la tourmente,
Croisant en vain ses mains devers les cieux,

En frêle nef, sans mât, voile ne rame,
Et loin du havre, où pour astre, ma dame
Me conduisait du phare de ses yeux.


  1. Nombreuses : harmonieuses
  2. Lois : pris ici pour vers, comme chez les Grecs νόμοι.
  3. Du peuple séparée : Ignorée du vulgaire.
  4. Tu ardois : ta brûlais ; du latin ardere.
  5. Oy : impératif du verbe ouïr : entends.
  6. pendu sur la tourmente : expression d’une pittoresque énergie. Suspendu par les flots en furie.


  1. Réponse à un sonnet de Joachim du Bellay, qui adressait à Ronsard les mêmes éloges.



XIII[* 1].


Comme un chevreuil, quand le printemps détruit,
Du froid hiver la poignante gelée.
Pour mieux brouter la feuille emmiellée[1],
Hors de son bois avec l’aube s’enfuit :

Et seul, et sûr, loin de chiens et de bruit,
Or’ sur un mont, or’ dans une vallée,
Or’ près d’une onde à l’écart recelée,
Libre s’égaie où son pied le conduit :

De rets ni d’arc sa liberté n’a crainte,
Sinon alors que sa vie est atteinte
D’un trait sanglant, qui le tient en langueur.

Ainsi j’allais sans espoir de dommage,
Le jour qu’un œil, sur l’avril de mon âge,
Tira d’un coup mille traits en mon cœur.


  1. Emmiellée : le poète fait ce mot de quatre syllabes, quoiqu’il ne compte miel que pour une seule. V. Sonn. III


  1. Sonnet imité de Bembo.


XIV.


Dedans un pré je vis une naïade,
Qui comme fleur marchait dessus les fleurs,
Et mignottait[1] un bouquet de couleurs,
Échevelée, en simple verdugade[2].

De son regard ma raison fut malade,
Mon front pensif, mes yeux chargés de pleurs,
Mon cœur transi : tel amas de douleurs
En ma franchise[3] imprima son œillade.

Là je sentis dedans mes yeux couler
Un doux venin, subtil à se mêler
Où l’âme sent une douleur extrême.

Pour ma santé je n’ai point immolé
Bœufs ni brebis, mais je me suis brûlé
Au feu d’amour, victime de moi-même.


  1. Mignottait : faisait d’une façon mignonne.
  2. Sorte de cerceau, panier ou bourrelet pour relever et gonfler les jupes. Pris ici pour jupon.
  3. Franchise : liberté. Molière l’emploie encore dans ce sens. [Précieuses ridicules.).


XV


Ciel, air et vents, plains et monts découverts,
Tertres vineux[1] et forêts verdoyantes.
Rivages torts[2] et sources ondoyantes ;
Taillis rasés, et vous bocages verts.

Antres moussus à demi-front ouverts,
Prés, boutons, fleurs et herbes roussoyantes[3],

Vallons bossus et plages blondoyantes,
Et vous rochers, les hôtes de mes vers ;

Puisqu’au partir, rongé de soin et d’ire,
À ce bel œil adieu je n’ai su dire,
Qui prés et loin me détient en émoi,

Je vous suppli', ciel, air, vents, monts et plaines,
Taillis, forêts, rivages et fontaines,
Antres, prés, fleurs, dites-le lui pour moi.


  1. Tertres vineux : collines couvertes de vignes.
  2. Rivages torts : ruisseaux ou rivages dont le cours est sinueux.
  3. Herbes roussoyantes : herbes couvertes de rosée, en latin herbæ roscidæ.


XVI.


Petit barbet, que tu es bienheureux,
Si ton bonheur tu savais bien entendre,
D’ainsi ton corps entre ses bras étendre,
Et de dormir en son sein amoureux !

Où moi je vis chétif et langoureux,
Pour savoir trop ma fortune comprendre :
Las ! pour vouloir en ma jeunesse apprendre
Trop de raisons, je me fis malheureux.

Je voudrais être un pitaut[1] de village,
Sot, sans raison, et sans entendement,
Ou fagoteur qui travaille au bocage.

Je n’aurais point en amour sentiment ;
Le trop d’esprit me cause mon dommage,
Et mon mal vient de trop de jugement.


  1. Pitaut : rustre, paysan grossier.


XVII.


Si je trépasse entre tes bras, ma dame,
Je suis content : aussi ne veux-je avoir

Plus grand honneur au monde, que me voir,
En te baisant, dans ton sein rendre l’âme.

Celui dont Mars la poitrine renflamme,
Aille à la guerre ; et d’ans et de pouvoir
Tout furieux, s’ébatte à recevoir
En sa poitrine une espagnole lame :

Moi plus couard, je ne requiers sinon,
Après cent ans sans gloire et sans renom,
Mourir oisif en ton giron, Cassandre[* 1].

Car je me trompe, ou c’est plus de bonheur
D’ainsi mourir, que d’avoir tout l’honneur
D’un grand César, ou d’un foudre Alexandre.


  1. Properce et Tibulle forment souvent le même souhait.



XVIII[* 1].


Je meurs, Paschal[1], quand je la vois si belle
Le front si beau, et la bouche et les yeux,
Yeux le logis d’amour victorieux
Qui m’a blessé d’une flèche nouvelle.

Je n’ai ni sang, ni veine, ni moelle,
Qui ne se change : et me semble qu’aux cieux
Je suis ravi, assis entre les dieux,
Quand le bonheur me conduit auprès d’elle.

Ah ! que ne suis-je en ce monde un grand roi !

Elle serait ma reine auprès de moi :
Mais n’étant rien, il faut que je m’absente

De sa beauté, dont je n’ose approcher
Que d’un regard transformer je ne sente
Mes yeux en fleuve et mon cœur en rocher.


  1. Paschal du Faux ami et admirateur de Ronsard. C’était un habile généalogiste. Nous retrouvons son nom dans les vers du poète.


  1. Il appert par ce sonnet et plusieurs autres, qu’ils ne sont pas tous faits pour Cassandre, mais pour d’autres qu’il a aimées. ( Muret.)



XIX.


Chère maîtresse, à qui je dois la vie,
Le cœur, le corps, et le sang et l’esprit.
Voyant tes yeux amour même m’apprit
Toute vertu que depuis j’ai suivie.

Mon cœur ardant[1] d’une amoureuse envie
Si vivement de tes grâces s’éprit,
Qu’au seul regard de tes yeux il comprit
Que peut honneur, amour et courtoisie.

L’homme est de plomb, ou bien il n’a point d’yeux,
Si te voyant il ne voit tous les cieux
En ta beauté qui n’a point de seconde.

Ta bonne grâce un rocher retiendrait :
Et quand sans jour le monde deviendrait,
Ton œil si beau serait le jour du monde[2]


  1. Ardant : brûlant, du verbe latin ardere ; d’où les verbes français ardoir et ardre.
  2. Exagération dans le goût italien.


XX


Soit que son ôr se crêpe lentement,
Ou soit qu’il vague en deux glissantes ondes,
Qui çà, qui là, par le sein vagabondes
Et sur le col nagent folâtrement :

Ou soit qu’un nœud illustré[1] richement
De maints rubis et maintes perles rondes,
Serre les flots de ses deux tresses blondes.
Mon cœur se plaît en son contentement.

Quel plaisir est-ce, ainçois[2] quelle merveille,
Quand ses cheveux troussés dessus l’oreille,
D’une Vénus imitent la façon ;

Quand d’un bonnet sa tête elle adonise,
Et qu’on ne sait, tant neutre elle déguise
Son chef[3] douteux, s’elle est fille ou garçon[* 1] !

  1. Illustré : orné, rendu brillant. C’est dans cette même acception que ce mot est employé aujourd’hui.
  2. Ainçois : plutôt, bien plus.
  3. Son chef : sa tête.

  1. La pensée du sonnet est empruntée à Horace, Od.,II, 5, vers 21.



XXI[* 1].


Prends cette rose, aimable comme toi
Qui sers de rose aux roses les plus belles,
Qui sers de fleur aux fleurs les plus nouvelles,
Dont la senteur me ravit tout de moi.

Prends cette rose, et ensemble reçois
Dedans ton sein mon cœur qui n’a point d’ailes,
Il est constant, et cent plaies cruelles
N’ont empêché qu’il ne gardât sa foi.

La rose et moi différons d’une chose :
Un soleil voit naître et mourir la rose,
Mille soleils ont vu naître m’amour[1].

  1. M’amour : élision pour mon amour (ma amour)

  1. Ce sonnet si plein de grâce n’a point, comme le dit justement Muret, besoin de commentaire.


Il est bien vrai que le trait de ma face
Me reste encor, mais l’esprit délié
Pour vivre en vous a son corps oublié,
Me laissant seul comme une froide masse.

Aucunefois quand vous tournez un peu
Vos yeux sur moi, alors je sens un feu
Qui me ranime et réchauffe les veines,

Et fait au froid quelque petit effort.
Mais vos regards n’allongent que mes peines,
Tant le premier fut cause de ma mort[* 1] !



  1. L’idée appartient à Pétrarque. Sonetti in Vita di Laura, 39.



XXIV.


Je vis ma nymphe entre cent damoiselles,
Comme un croissant[1] par les menus flambeaux,
Et de ses yeux, plus que les astres beaux
Faire obscurcir la beauté des plus belles[* 1] ;

Dedans son sein les grâces immortelles,
La gaillardise[2] et les frères jumeaux[3]
Allaient volant comme petits oiseaux
Parmi le vert des branches plus nouvelles.
 
Le ciel ravi, qui si belle la voit,
Roses et lis et guirlandes pleuvoit[4]
Tout au rond[5] d’elle au milieu de la place.

Si[6] qu’en dépit de l’hiver froidureux,
Par la vertu de ses yeux amoureux
Un beau printemps s’engendra de sa face.

  1. Comme un croissant par les menus flambeaux : comme la lune au milieu des étoiles
  2. La gaillardise : en italien leggiadria ; en latin lascivia
  3. Les frères jumeaux. les amours
  4. Pleuvoit : faisait pleuvoir.
  5. Tout au rond : tout autour
  6. Si : de sorte que.


XXV.


Plus que les rois, leurs sceptres et leur bien,
J’aime ce front où mon tyran[1] se joue,
Et le vermeil de cette belle joue,
Qui fait honteux le pourpre[2] Tyrien.

Toutes beautés à mes yeux ne sont rien
Au prix du sein qui soupirant secoue
Son gorgerin sous qui doucement noue[3]
Un petit flot[4] de marbre Parien

En la façon que Jupiter est aise,
Quand de son chant une Muse l’apaise :
Ainsi je suis de ses chansons épris,

Lors qu’à son luth ses doigts elle embesogne[5],
Et qu’elle dit le branle[6] de Bourgogne,
Qu’elle disait le jour que je fus pris.

  1. Mon tyran : l’amour.
  2. Le pourpre : pourpe est aujourd’hui féminin.
  3. Noue : nage, du latin natare.
  4. Un petit flot : le poête entend par cette périphrase l’agitation du sein de sa maîtresse, blanc et ferme comme le marbre de Paros.
  5. Embesogne : occupe.
  6. Le branle : air de danse.


XXVI.


Ce petit chien qui ma maîtresse suit,
Et qui jappant ne reconnaît personne,

Et cet oiseau[1] qui ses plaintes résonne[2],
Au mois d’avril soupirant toute nuit[3] :

Et la barrière où quand le chaud s’enfuit,
Ma dame seule en pensant s’arraisonne[4],
Et ce jardin où son pouce moissonne
Toutes les fleurs que Zéphyre produit :

Et cette danse[5] où la flèche cruelle,
M’outre-perça, et la saison nouvelle
Qui tous les ans refraîchit mes douleurs,

Le même jour, la même place et l’heure,
Et son maintien qui dans mon cœur demeure,
Baignent mes yeux de deux ruisseaux de pleurs[* 2].


  1. Et cet oiseau : le rossignol
  2. Résonne : fait résonner
  3. Toute nuit : toute la nuit
  4. S’arraisonne : se livre à ses méditations
  5. Danse : il y est fait allusion au sonnet 25, p.44.



XXVII


Je parangonne[1] à ta jeune beauté.
Qui toujours dure en son printemps nouvelle.
Ce mois d’avril qui ses fleurs renouvelle,
En sa plus gaie et verte nouveauté[2].

Loin devant toi fuira la cruauté :
Devant lui fuit la saison plus cruelle.
Il est tout beau, ta face est toute belle :
Ferme est son cours, ferme est ta loyauté :

Il peint les bords, les forêts et les plaines,

Tu peins mes vers d’un bel émail de fleurs :
Des laboureurs il arrose les peines,

D’un vain espoir tu laves mes douleurs :
Du ciel sur l’herbe il fait tomber les pleurs,
Tu fais sortir de mes yeux deux fontaines.


  1. Parangonne : compare en égalant
  2. Expression fréquente dans notre poëte.


XXVIII.

STANCES

Quand au temple nous serons
Agenouillés, nous ferons
Les dévots selon la guise
De ceux qui pour louer Dieu
Humbles se courbent au lieu
Le plus secret de l’église.

Mais quand au lit nous serons
Entrelacés, nous ferons
Les lascifs selon les guises
Des amants, qui librement
Pratiquent folâtrement
Dans les draps cent mignardises.

Pourquoi doncque quand je veux
Ou mordre tes beaux cheveux,
Ou baiser ta bouche aimée,
Ou toucher à ton beau sein,
Contrefais-tu la nonnain
Dedans un cloître enfermée ?

Pour qui gardes-tu tes yeux
Et ton sein délicieux,
Ton front, ta lèvre jumelle ?
En veux-tu baiser Pluton

Là-bas après que Charon
T’aura mise en sa nacelle ?

Après ton dernier trépas,
Grêle[1] tu n’auras là-bas
Qu’une bouchette blémie :
Et quand mort je te verrais
Aux ombres je n’avouerais
Que jadis tu fus m’amie.

Ton test[2] n’aura plus de peau,
Ni ton visage si beau
N’aura veines ni artères :
Tu n’auras plus que des dents
Telles qu’on les voit dedans
Les têtes des cimetères[3]

Doncque tandis que tu vis,
Change, maîtresse, d’avis,
Et ne m’épargne ta bouche.
Incontinent tu mourras,
Lors tu te repentiras
De m’avoir été farouche.

Ah je meurs ! ah baise-moi !
Ah ! maîtresse, approche-toi !
Tu fuis comme un faon qui tremble
Au moins souffre que ma main
S’ébatte un peu dans ton sein.
Ou plus bas, si bon te semble[* 3]

  1. Grêle : maigre et desséché.
  2. Test : tête.
  3. Cimetères : cimetières.
XXIX.

Heureuse fut l'étoile fortunée,
Qui d'un bon œil[1] ma maîtresse aperçut;
Heureux le bers[2] et la main qui la sut
Emmaillotter le jour qu'elle fut née !
 
Heureuse fut la mamelle en-mannée[3]
De qui le lait premier elle reçut :
Et bien heureux le ventre qui conçut
Telle beauté de tant de dons ornée.

Heureux parents qui eûtes cet honneur
De la voir naître un astre de bonheur;
Heureux les murs , naissance de la belle !

Heureux le fils dont grosse elle sera,
Mais plus heureux celui qui la fera
Et femme et mère en lieu d'une pucelle[* 4] !

  1. Qui d'un bon œil : dont l'heureuse influence préside à la naissance de ma maîtresse.
  2. Bers : berceau, mot vendômois (Muret). Encore en usage aujourd'hui dans le Calvados.
  3. En-mannée : pleine d'un lait doux comme la manne.


XXX.

Ce ris plus doux que l’œuvre d’une abeille[1],
Ces dents ainçois deux remparts argentés
Ces diamants à double rang plantés
Dans le corail de sa bouche vermeille:

Ce doux parler qui les âmes réveille,

Ce chant qui tient mes soucis enchantés,
Et ces deux cieux[2] sur deux astres entés,
De ma déesse annoncent la merveille.

Du beau jardin de son jeune printemps
Sort un parfum, qui le ciel en tout temps
Peut embaumer de ses douces haleines :
 
Sa bouche engendre une si douce voix,
Que son chant fait bondir rochers et bois,
Planer[3] les monts et montagner[4] les plaines.


  1. le miel
  2. Et ces deux cieux : les sourcils voûtés comme les cieux. (Muret)
  3. Planer : changer en plaines.
  4. Montagner : convertir en montagnes.

XXXI.


J'avais l'esprit tout morne et tout pesant,
Quand je reçus du lieu[1] qui me tourmente,
L'orange[2] d'or comme moi jaunissante
Du même mal qui nous est si plaisant.

Les pommes sont de l'amour le présent :
Tu le sais bien, ô guerrière Atalante[3]
Et Cydippé qui encor se lamente
De l'écrit d'or[4] qui lui fut si cuisant.

Les pommes sont de l’amour le vrai signe
Heureux celui qui de la pomme est digne !
Toujours Vénus a des pommes au sein.

Depuis Adam désireux nous en sommes :
Toujours la Grâce en a dedans la main :
Et bref Famour n’est qu’un beau jeu de pommes[5].

  1. Du lieu : Blois, séjour de Cassandre
  2. L'orange : entre toutes les pommes, l'orange est dédiée à la volupté et à l'amour.
  3. Atalante : fille de Schoenée, roi de Seyros, promise par son père à celui qui lé dépasserait à la course. Elle se laissa retarder par les pommes d'or qu'Hippomène jetait devant elle, et fut vaincue. Ovide, Métam., X, 561.
  4. Le jeune Acontius épris d'amour pour Cydippe imagina de lui jeter une pomme d'or sur laquelle il avait tracé deux vers, dont le sens était que Cydippe s'engageait à lui. Cydippe lut cet écrit dans le temple de Diane, où toutes les paroles prononcées acquéraient la valeur d'une promesse solennelle. Son père, ignorant l'aventure, maria sa fille à un autre époux, et par cet hymen causa le désespoir de Cydippe. V. Ovide, Héroïdes : Cydippe, Acontis.
  5. Et bref l’amour n’est qu’un beau jeu de pommes : tout ce qu’il y a de plus délicat et mignard en l’amour tire sur la forme ronde. (Muret)


XXXII.


Tout effrayé je cherche une fontaine[1]
Pour expier un horrible songer,
Qui toute nuit ne m’a fait que ronger
L’esprit troublé d’une idole incertaine.

Il me semblait que ma douce inhumaine
Criait : Ami, sauve-moi du danger,
À toute force un larron étranger
Par les forêts prisonnière m’emmène !

Lors en sursaut, où me guidait la voix,
Le fer au poing je brossai[2] par le bois :
Mais, en courant après la dérobée,

Du larron même assaillir me suis veu,
Qui, me perçant le cœur de mon épée,
M’a fait tomber dans un torrent de feu.

  1. je cherche une fontaine : pour
    expier un mauvais songe et s’en purger, c’était une coutume chez les anciens de se plonger dans quelque fontaine ou dans la mer.
  2. Je brossai : brosser, terme de vénerie, courir à travers les bois, sans regarder à rien.


XXXIII.


Un voile obscur par l’horizon épars
Troublait le ciel d’une humeur survenue,
Et l’air crevé d’une grêle menue
Frappait à bonds les champs de toutes parts :

Déjà Vulcain de ses borgnes soudars[1]
Hâtait les mains à la forge connue,
Et Jupiter dans le creux d’une nue
Armait sa main de l’éclair de ses dards :

Quand ma nymphette, en simple vertugade
Cueillant les fleurs, des rais de son œillade[2]
Essuya l’air grêleux et pluvieux :

Des vents sortis remprisonna les tropes,
Et fit cesser les marteaux des Cyclopes,
Et de Jupin rasséréna les yeux[* 5].


  1. De ses borgnes soudars : de ses
    borgnes soldats. Les Cyclopes, compagnons de Vulcain, sont représentés avec un seul œil au milieu du front.
  2. Des rais de son œillade : des rayons de son regard.



  1. Ce premier quatrain est emprunté à Pétrarque Sonetti in Vila di Laura, 163.
  2. Presque toutes les images de cette pièce sont tirées du sonnet 68 de Pétrarque, In Vita di Laura.
  3. Cette chanson n’appartient en rien à Cassandre ; il est intéressant de signaler comment ces mêmes idées, dépouillées de tout développement oiseux et.de leur tour grivois, ont produit le beau sonnet auquel l’auteur paraît.s’essayer : Quand vous serez bien vieille, p. 140.
  4. Les idées sont prises d’Ovide, Métam. IV, 321
  5. On sent ici la gracieuse inspiration de Pétrarque Sonetti in Fila di Laura 36 et 27.



XXXIV.


Si tu ne veux contre Dieu t’irriter,
Écoute-moi, ne mets point en arrière
L’humble soupir enfant de la prière :
La prière est fille de Jupiter.

Quiconque veut la prière éviter,
Jamais n’achève une jeunesse entière,
Et voit toujours de son audace fière

Jusqu’aux enfers l’orgueil précipiter.

Pource, orgueilleuse, échappe cet orage[1],
Dedans mes pleurs attrempe[2] ton courage,
Sois pitoyable, et guéris ma langueur.

Toujours le ciel, toujours l’eau n’est venteuse[3],
Toujours ne doit ta beauté dépiteuse[4]
Contre ma plaie endurcir sa rigueur[* 1].


  1. Echappe cet orage : évite cet orage
  2. Attrempe : amollis.
  3. Venteuse : agitée par les vents,
  4. Dépiteuse : orgueilleuse, sans pitié.



  1. Cet éloge des prières est tiré du IXe chant de l’Illiade. Phénix représente à Achille le pouvoir des prières.



XXXV.


Que toute chose en ce monde se mue[1],
Soit désormais Amour soulé de pleurs [2],
Des chênes durs puissent naître les fleurs,
Au choc des vents l’eau ne soit plus émue ;

Le miel d’un roc contre nature sue,
Soient du printemps semblables les couleurs.
L’été soit froid, l’hiver plein de chaleurs,
Pleine de vents ne s’enfle plus la nue :

Tout soit changé, puisque le nœud si fort
Qui m’étreignait, et que la seule mort
Devait trancher, elle a voulu défaire.

Pourquoi d’Amour méprises-tu la loi ?

Pourquoi fais-tu ce qui ne se peut faire ?
Pourquoi romps-tu si faussement ta foi ?


  1. Se mue : se change.
  2. Soit désormais Amour soulé de pleurs : qu’Amour soit désormais rassasié de pleurs, chose contre nature. Nec lacrymis crudelis amor, ne gramina rivis, Nec cytiso saturantur apes, nec fronde cappela (Virg., Eglog., X, 29)


XXXVI.


En ma douleur, malheureux, je me plais,
Soit quand la nuit les feux du ciel augmente,
Ou quand Faurore en jonche[1] d’amaranthe
Le jour mêlé d’un long fleurage épais ;

D’un joyeux deuil mon esprit je repals,
Et quelque part où seulet je m’absente,
Devant mes yeux je vois toujours présente
Celle qui cause et ma guerre et ma paix.

Pour l’aimer trop également j’endure
Or' un plaisir, or' une peine dure,
Qui d’ordre égal[2] viennent mon cœur saisir :

Bref, d’un tel miel mon absinthe est si pleine,
Qu’autant me plaît le plaisir que la peine,
La peine autant cooime fait le plaisir.


  1. Enjonche : jonche.
  2. Par une succession régulière.


XXXVII.


Or' que Jupin, époint[1] de sa semence
Sent de l’amour les traits accoutumés,
Et que le chaud de ses reins allumés
L’humide sein de Junon ensemence :

Or' que la mer, or' que la véhémence
Des vents fait place aux grands vaisseaux armés,

Et que l’oiseau parmi les bois ramés[2]
Du Thracien[3] les tansons recommence[4] :

Or’ que les prés, et ore que les fleurs
De mille et mille et de mille couleurs
Peignent le sein de la terre si gaie,

Seul et pensif aux rochers plus secrets,
D’un cœur muet je conte mes regrets,
Et par les bois je vais celant ma plaie[* 1].


  1. Époint : aiguillonné, excité
  2. Ramés : formés de rameaux.
  3. Du Thracien : Tèrée, roi de Thrace, outragea Philomèle, changée depuis en rossignol.
  4. Tansons : plaintes


  1. (*) La verve des premiers vers rappelle la magnifique invocation à Vénus ; Lucrèce, De Rerum Natura, ch. I, et reproduit les passages de Virgile, Géorg., II, 339.



XXXVIII

MADRIGAL.


Que maudit soit le miroir qui vous mire[1],
Et vous fait, être ainsi fière en beauté,
Ainsi enfler le cœur de cruauté,
Me refusant le bien que je désire !

Depuis trois ans pour vos yeux je soupire :
Et si[2] mes pleurs, ma foi, ma loyauté
N’ont, ô destin ! de votre cœur ôté
Ce doux orgueil qui cause mon martyre.

Et cependant vous ne connaissez pas
Que ce beau mois et votre âge se passe,

Comme une fleur qui languit contre-bas[3] ;
Et que le temps passé ne se ramasse[4].

Tandis qu’avez la jeunesse et la grâce
Et le temps propre aux amoureux combats,
De suivre amour ne soyez jamais lasse.
Et sans aimer n’attendez le trépas[* 1].


  1. Le miroir où vous vous mirez.
  2. Et si : et pourtant.
  3. Contre-bas : à terre.
  4. Ne se pe reprendre


  1. (*) Une partie de l’idée revient à Pétrarque. Son. in Vit. di Laura, 30.



XXXIX.


Voici le bois que ma sainte Angelette
Sur le printemps réjouit de son chant :
Voici les fleurs où son pied va marchant
Quand à soi même elle pense seulette.

Voici la prée et la rive mollette,
Qui prend vigueur de sa main la touchant
Quand pas à pas en son sein va cachant
Le bel émail de l’herbe nouvelette.

Ici chanter, là pleurer je la vis,
Ici sourire, et là je fus ravi
De ses discours par lesquels je desvie[1] :

Ici s’asseoir, là je la vis danser :
Sur le métier[2] d’un si vague penser,
Amour ourdit les trames de ma vie.


  1. Je desvie : je cesse de vivre.
  2. Métier : instrument sur lequel les tisserands ourdissent la toile.


XL.


Puisque je n’ai pour faire ma retraite
Du labyrinth[1] qui me va séduisant,
Comme Thésée, un fillet conduisant
Mes pas douteux par les erreurs[2] de Crète :

Eussé-je au moins une poitrine faite
Ou de cristal ou de verre luisant ;
Ton œil irait dedans mon cœur lisant
De quelle foi mon amour est parfaite.

Si tu savais de quelle affection
Je suis captif de ta perfection,
La mort serait un confort à ma plainte ;

Et lors peut-être épuisé de pitié,
Tu pousserais sur ma dépouille éteinte
Quelque soupir de tardive amitié.


  1. Du labyrinth : élision. Le poëte compare au labyrinthe de Crète l’amour dans lequel il est emprisonné
  2. Erreurs : du latin errores, détours, routes.


XLI


Ah ! Belacueil[1], que ta douce parole
Vint traîtrement ma jeunesse offenser,
Quand au verger tu la menas danser
Sur mes vingt ans l’amoureuse carolle[2] !

Amour adonc me mit à son école,
Ayant pour maître un peu sage penser,

Qui sans raison me mena commencer
Le chapelet d’une danse si folle.

Depuis cinq ans hôte de ce verger,
Je vais balant[3] avecque Faux-danger[4],
Tenant la main d’une dame trop caute[5].

Je ne suis seul par amour abusé ;
À ma jeunesse il faut donner la faute :
En cheveux gris je iserai plus rusé[* 1].


  1. Belacueil : personnage du Roman de la Rose, celui qui conduit l’amant dans le verger d’Amour.

  2. Carolle : de l’italien carolas, danse en rond.
  3. Balant : baler, danser ; d’où bal.
  4. Faux-danger : autre personnage du Roman de la Rose.
  5. Caute : rusée, du latin cautus


  1. (*) Ce sonnet est inspiré à Ronsard par le Roman de la Rose, dont il faisait une de ses lectures favorites.



XLII.[* 1]


Toujours des bois la cime n’est chargée
Du faix neigeux d’un hiver étemel ;
Toujours des dieux le foudre criminel[1]
Ne darde en bas sa menace enragée.

Toujours les vents, toujours la mer Egée
Ne gronde pas d’un orage cruel,
Mais de la dent d’un soin continuel
Ma pauvre vie est toujours outragée ;

Plus je me force à le vouloir tuer,
Plus il renaît pour mieux s’évertuer
De féconder une guerre en moi-même.

O fort Thébain[2] ! si ta serve vertu[3]

Avait encore ce monstre combattu,
Ce serait bien de tes faits le treizième.


  1. Criminel : qui punit les crimes. Cet adjectif en français a le sens actif et passif comme on le voit par cette expression : lieutenant criminel
  2. O fort Thébain : Hercule, dompteur des monstres et célèbre par ses douze travaux.
  3. Serve : esclave, obéissante aux ordres d’Eurysthée


  1. On sent ici l’imitation d’Horace. Odes, II, 10.


XLIII.


      Je ne suis point, Muses, accoutumé
De voir vos sauts sous la tarde serée[1] :
Je n’ai point bu dedans l’onde sacrée,
Fille du pied du cheval emplumé[2].

      De tes beaux rais[3] vivement allumé
Je fus poëte : et si ma voix récrée,
Et si ma lyre en t’enchantant t’agrée,
Ton œil en soit, non Parnasse, estimé.

      Certes le ciel te devait à la France,
Quand le Thuscan[4], et Sorgue[5], et sa Florence,
Et son laurier[6] engrava dans les deux :

      Ore trop tard, beauté plus que divine,
Tu vois notre âge, hélas ! qui n’est pas digne,
Tant seulement de parler de tes yeux.


  1. Sous la tarde serée : sous la tardive soirée. les Muses, selon Hésiode et Horace, dansent au clair de lane.
  2. Pégase d’un coup de pied fit jaillir la source d’Hippocrène.
  3. Rais : rayons de tes yeux, regards,
  4. Le Thuscan : le Toscan, Pétrarque.
  5. Sorgue : rivière près d’Avignon, chantée par Pétrarque.
  6. Laurier : Laure, maîtresse de Pétrarque.


XLIV.


      Amour et Mars sont presque d’une sorte :
L’un en plein jour, l’autre combat de nuit,
L’un aux rivaux[1], l’autre aux gendarmes nuit,
L’un rompt un huis[2] l’autre rompt une porte[3] :

      L’un finement trompe une ville forte,
L’autre coiment[4] une maison séduit :
L’un le butin, l’autre le gain poursuit,
L’un deshonneur, l’autre dommage apporte ;

      L’un couche à terre, et l’autre gît souvent
Devant un huis à la froideur du vent ;
L’un boit mainte eau, l’autre boit mainte larme.

      Mars va tout seul, les Amours vont tous seuls[5] :
Qui voudra donc ne languir paresseux,
Soit l’un ou l’autre, amoureux ou gendarme.


  1. Rivaux : compagnons d’amour, (Muret.)
  2. Huis : porte de chambre ou de maison.
  3. Porte de ville fortifiée.
  4. Coiment : doucement, sans bruit. (Se tenir coi.)
  5. La rime indique que le mot seuls se doit prononcer seux.


XLV


      Que dites-vous, que faites-vous, mignonne ?
Que songez-vous ? pensez-vous point en moi ?
Avez-vous point souci de mon émoi,
Comme de vous le souci m’époinçonne[1] ?

      De votre amour tout le cœur me bouillonne,
Devant mes yeux sans cesse je vous vois,
Je vous entends, absente je vous ois[2],
Et mon penser d’autre amour ne résonne.

      J’ai vos beautés, vos grâces et vos yeux
Gravés en moi, les places et les lieux,
Où je vous vis danser, parler et rire.

      Je vous tiens mienne, et si ne suis pas mien.
Vous êtes seule en qui mon cœur respire,
Mon œil, mon sang, mon malheur et mon bien.


  1. Époinçonne : pique, émeut.
  2. Ois : entends.


XLVI

ÉLÉGIE
À JANET, PEINTRE DU ROI


Peins-moi, Janet[1], peins-moi, je te supplie,
Sur ce tableau les beautés de m’amie
De la façon que je te les dirai.
Comme importun je ne te supplierai
D’un art menteur quelque faveur lui faire :
Il suffit bien si tu la sais portraire
Telle qu’elle est, sans vouloir déguiser
Son naturel pour la favoriser :
Car la faveur n’est bonne que pour celles
Qui se font peindre, et qui ne sont pas belles.

Fais-lui premier les cheveux ondelés,
Serrés, retors, recrépés, annelés,
Qui de couleur le cèdre représentent :
Ou les allonge, et que libres ils sentent
Dans le tableau, si par art tu le peux,
La même odeur de ses propres cheveux :
Car ses cheveux comme fleurettes sentent,
Quand les zéphyrs au printemps les éventent

Que son beau front ne soit entre-fendu
De nul sillon en profond étendu :
Mais qu’il soit tel qu’est l’eau de la marine[2],
Quand tant soit peu le vent ne la mutine,
Et que gisante en son lit elle dort.
Calmant ses flots sillés[3] d’un somme mort.


  Tout au milieu par la grève descende
Un beau rubis, de qui l’éclat s’épande
Par le tableau, ainsi qu’on voit de nuit
Briller les rais de la lune, qui luit
Dessus la neige au fond d’un val coulée,
De trace d’homme encore non foulée.


  Après fais-lui son beau sourcil voutis[4]
D’ébène noir, et que son pli trotis[5]
Semble un croissant, qui monte par la nue
Au premier mois sa vouture cornue :
Ou si jamais tu as vu l’arc d’Amour,
Prends le portrait dessus le demi-tour
De sa courbure à demi-cercle close :
Car l’arc d’Amour et lui n’est qu’une chose.


  Mais las ! Janet, hélas je ne sais pas
Par quel moyen, ni comment tu peindras
(Voire eusses-tu l’artifice d’Apelle)
De ses beaux yeux la grâce naturelle,
Qui font vergogne[6] aux étoiles des cieux.
Que l’un soit doux, l’autre soit furieux,
Que l’un de Mars, l’autre de Vénus tienne,
Que du benin toute espérance vienne,
Et du cruel vienne tout désespoir :
L’un soit piteux et larmoyant à voir,
Comme celui d’Ariane laissée
Aux bords de Die,[7] alorsque l’insensée
Près de la mer, de pleurs se consommait,
Et son Thésée en vain elle nommait :
L’autre soit gai, comme il est bien croyable
Que l’eut jadis Pénélope louable,


Quant elle vit son mari retourné,
Ayant vingt ans loin d’elle séjourné.

  Après fais-lui sa rondelette oreille,
Petite, unie, entre blanche et vermeille,
Qui sous le voile apparaisse à l’égal
Que fait un lis enclos dans un cristal,
Ou tout aisin qu’apparaît une rose
Tout fraîchement dedans un verre enclose.

  Mais pour néant tu aurais fait si beau
Tout l’ornement de ton riche tableau,
Si tu n’avais de la linéature[8]
De son beau nez bien portrait la peinture.
Peins-le-moi donc ni court, ni aquilin,
Poli, traitis,[9] où l’envieux malin
Quand il voudrait n’y saurait que reprendre,
Tant proprement tu le feras descendre
Parmi la face, ainsi comme descend
Dans une plaine un petit mont qui pend.

  Après au vif peins-moi sa belle joue
Pareille au teint de la rose qui noue[10]
Dessus du lait, ou au teint blanchissant
Du lis qui baise on œillet rougissant.

  Dans le milieu portrais une fossette,
Fossette, non, mais d’Amour la cachette,
D’où ce garçon de sa petite main,
Lâche cent traits, et jamais un en vain,
Que par les yeux droit au cœur il ne touche.
Hélas ! Janet, pour bien peindre sa bouche,
A peine Homère en ses vers te dirait

Quel vermillon égaler la pourrait :
Car pour la peindre ainsi qu’elle mérite,
Peindre il faudrait celle d’une Charite[11].
Peins-la-moi donc qu’elle semble parler,
Ores sourire, ores embaumer l’air
De ne sais quelle ambrosienne haleine,
Mais par-sus tout fais qu’elle semble pleine
De la douceur, de persuasion.
Tout à l’entour attache un million
De ris, d’attraits, de jeux, de courtoisies,
Et que deux rangs de perlettes choisies
D’un ordre égal en la place des dents
Bien poliment soient arrangés dedans.

Peins tout autour une lèvre bessonne[12],
Qui d’elle-même en s’élevant semonne[13].
D’être baisée, ayant le teint pareil
Ou de la rose, ou du coural[14] vermeil :
Elle flambante au printemps sur l’épine,
Lui rougissant au fond de la marine.

Peins son menton au milieu fosselu,
Et que le bout en rondeur pommelu
Soit tout ainsi que l’on voit apparoître
Le bout d’un coing qui jà conunence à croître.

Plus blanc que lait caillé dessus le jonc
Peins-lui le col, mais peins-le un petit long,
Grêle et charnu, et sa gorge douillette
Comme le col soit un petit longuette.

Après fais-lui, par un juste compas,
Et de Junon[15] les coudes et les bras,

Et les beaux doigts de Minerve, et encore
La main égale à celle de l’Aurore.

Je ne sais plus, mon Janet où j’en suis :
Je suis confus et muet : je ne puis
Comme j’ai fait, te déclarer le reste
De ces beautés qui ne m’est manifeste :
Las ! car jamais tant de faveur je n’eus,
Que d’avoir vu ses beaux tetins à nu.
Mais si l’on peut juger par conjecture,
Persuadé de raisons je m’assure
Que la beauté qui ne s’apparaît, doit
Être semblable à celle que l’on voit.
Doncque peins-la, et qu’elle me soit faite
Parfaite autant comme l’autre est parfaite.

Ainsi qu’en bosse élève-moi son sein
Net, blanc, poli, large, entre-ouvert et plein,
Dedans lequel mille rameuses veines
De rouge sang tressaillent toutes pleines.

Puis quand au vif tu auras découverts
Dessous la peau les muscles et les nerfs,
Enfle au-dessous deux pommes nouvelettes,
Comme l’on voit deux pommes verdelettes
D’un oranger, qui encores du tout
Ne font alors que se rougir au bout[16].

Tout au plus haut des épaules marbrines,
Peins le séjour des Charites divines,
Et que l’Amour sans cesse voletant
Toujours les couve et les aille éventant.

Pensant voler avec le Jeu son frère
De branche en branche ès vergers de Cythère.

Un peu plus bas en miroir arrondi,

Tout potelé, grasselet, rebondi,
Comme celui de Vénus, peins son ventre ;
Peins son nombril ainsi qu’un petit centre,
Le fond duquel paraisse plus vermeil
Qu’un bel œillet favori du soleil.

Qu’attends-tu plus, portrais-moi l’autre chose
Qui est si belle et que dire je n’ose,
Et dont l’espoir impatient me point[17] :
Mais je te pri, ne me l’ombrage point,
Si ce n’était d’un voile fait de soie,
Clair et subtil, à fin qu’on l’entrevoie.

Ses cuisses soient comme faites au tour,
A pleine chair, rondes tout a l’entour,
Ainsi qu’un terme[18] arrondi d’artifice,
Qui soutient ferme un royal édifice.

Comme deux monts enlève ses genoux,
Douillets, charnus, ronds, délicats et mous,
Dessous lesquels fais lui la grève[19] pleine.
Telle que l’ont les vierges de Lacène[20],
Quand près d’Eurote[21] en s’accrochant des bras
Luttent ensemble et se jettent à bas :
Ou bien chassant à meutes découplées
Quelque vieux cerf Ès forêts Amyclées[22] :

Puis pour la fin, portrais-lui de Thétis[23]
Les pieds étroits, et les talons petits.
Ah ! je la vois ! elle est presque portraite :
Encore un trait, encore un : elle est faite.

Lève tes mains, ah ! mon Dieu, je la voi,
Bien peu s’en faut qu’elle ne parle à moi.


  1. Janet : peintre du roi Henri II.
  2. La marine : la mer.
  3. Sillez : apaisés, fermés, d’où le mot désillés.
  4. Voutis : arrondi en voûte.
  5. Tortis : tordu en grec.
  6. Vergogne : honte.
  7. Die : Une des dénominations de l’île de Naxos, où Thésée abandonna son amante Ariane. Dia, la divine
  8. Linéature : ligne.
  9. Traitis : doux, attrayant
  10. Noue : nage (pag.44, sonn. XXV)
  11. Charite : grâce, en grec χάρις.
  12. Bessone : jumelle
  13. Semonne : demande ; de semondre
  14. Coural : corail, qui rougit au fond de la mer.
  15. Junon : Homère donne à Junon l'épithète de λενχώλενος, aux bras blancs
  16. Dont l'extrémité commence à peine à rougir.
  17. Point : pique, blesse, tourmente.
  18. Terme : colonne.
  19. Grève : jambe
  20. Lacène : Sparte
  21. Eurote : Eurotas, fleuve de Laconie
  22. Amyclées : forêts des environs de Lacédémone. Amyclée était une ville de Laconie.
  23. Thétis : Homère l'appelle : Déesse aux pieds d'argent, άργυρόπεζα.


XLVII.


J’allais roulant ces larmes de mes yeux,
Or’ plein de doute, ore plein d’espérance,
Lorsque Henri loin des bornes de France
Vengeait l’honneur de ses premiers aïeux :

Lors qu’il tranchait d’un bras victorieux
Au bord du Rhin d’espagnole vaillance,
Jà se traçant de l’aigu de sa lance
Un beau sentier pour s’en aller aux cieux.

Vous, saint troupeau, mon soutien et ma gloire,
De qui le vol m’a l’esprit enlevé,
Si autrefois m’avez permis de boire

L’eau dont Amour a Pétrarque abreuvé,
Soit pour jamais ce soupir engravé
Au plus saint lieu du temple de mémoire[* 1].


  1. (*) Ce sonnet, imité des derniers vers du IVe livre des Géorgiques de Virgile, détermine la date de la composition des Amours de Cassandre. Ronsard célèbre ici les exploits accomplis en 1552 par le roi Henri, qui, s’étant fait déclarer prolecteur des libertés d’Allemagne, s’empara de Metz, occupa la Lorraine, assiégea Strasbourg et se vengea sur le Luxembourg des ravages que les troupes impériales faisaient en Picardie et en Champagne.