Le pouvoir en France depuis 1830



DU
POUVOIR EN FRANCE
DEPUIS 1830.

Si l’on avait gardé souvenir des études successivement insérées dans cette Revue sur les principales questions de politique intérieure[1], et si la pensée qui les lie avait pu ressortir pour les lecteurs aussi distincte que pour l’auteur lui-même, le travail qui va suivre perdrait une partie de son utilité et peut-être de sa convenance.

Nous avons étudié les écoles politiques dans leurs élémens constitutifs, distinguant les intérêts des passions, la partie providentielle et fixe de la partie viagère et transitoire. Nous avons essayé d’éclairer le présent par le reflet des analogies historiques, et de pressentir l’avenir en remontant à l’essence de la civilisation elle-même, le christianisme dans l’ordre moral, l’industrie dans l’ordre matériel, lois fraternelles et saintes qui préparent l’émancipation graduelle des peuples, en la fondant sur la double base de l’intelligence et de la propriété.

Cette manière d’embrasser des questions vivantes et ardues nous a permis de passer à côté des noms propres sans y toucher, et de ne prendre dans les faits que la force plastique qui les façonne et les domine. Mais il nous reste à lier ces faits dans leur enchaînement chronologique, à justifier des doctrines générales par des applications directes ; enfin, après avoir analysé les idées, abstraction faite des personnes, nous devons apprécier les personnes dans la pratique même des affaires. Dès-lors ce ne sont plus les partis qu’il faut étudier dans leurs nuances et leurs hypocrisies, c’est la marche du pouvoir qu’il convient d’embrasser de la révolution de 1830 au moment présent. Nous prononcerons donc cette fois beaucoup de noms propres, et nous osons croire inutile d’ajouter que ce sera sans haine, comme sans dévouement personnel. Nous avons le droit d’être juste sans avoir contracté l’obligation d’être sectaire. La nature même de ce travail interdit ces inféodations systématiques que l’on comprend dans certaines positions, mais qui ne vont pas à la nôtre. Nous pouvons montrer par où tel homme attire, sans dissimuler par où il repousse, fidèle en cela au système qui seul sépare l’histoire de la polémique.


La principale difficulté pour le pouvoir sorti des évènemens de 1830 consistait à dégager son principe en l’élevant au-dessus des prétentions inconciliables auxquelles des faits d’ordres très divers semblaient prêter une égale légitimité. La monarchie proclamée le 7 août au palais Bourbon ne représenta d’abord, pour la France et pour l’Europe, rien de distinct et de parfaitement appréciable.

Il y avait là un pêle-mêle d’hommes et de choses devant lequel l’imagination s’arrêtait pleine d’hésitation et d’inquiétude. L’accord passé le lendemain de la victoire n’attestait guère que la crainte réciproque des partis en face les uns des autres, que le désir unanime de retarder une collision par un moyen terme qui laissât le champ ouvert devant toutes les espérances. Il fallait que la force prépondérante se produisît manifeste à tous les yeux ; résultat qui ne pouvait manquer d’être obtenu, si la violence populaire n’altérait l’équilibre naturel des partis, en prêtant à l’un d’eux une puissance factice. Cette manifestation a été lente et pénible ; elle paraît aujourd’hui complète, et l’on ne saurait désormais conserver de doute sur les intérêts auxquels appartient en ce temps le gouvernement de la société, puisque seuls ils sont en état de le défendre.

À mesure que la monarchie actuelle affecte un caractère spécial et prend une physionomie plus prononcée, on comprend moins les commentaires contradictoires qui se faisaient il y a si peu d’années sur son principe et les engagemens contractés, disait-on, par elle. Ces commentaires étaient néanmoins, pour la plupart, écrits avec une égale conviction, et n’avaient que le tort de présenter comme simple une situation fort complexe, qu’ils n’embrassaient que par un côté.

Quand un aide-de-camp de M. de Lafayette voyait dans la révolution de juillet la sanction des doctrines et des espérances de son général[2], il n’avait pas tort, car M. de Lafayette prit ou se laissa imposer, après les trois journées, une sorte de rôle de lord protecteur, et son autorité coexistait avec celle du monarque, si elle ne la dominait pas. Lorsque le membre sur la proposition duquel la chambre vota la charte de 1830, en se reportant, par ses souvenirs de l’Hôtel-de-Ville et des barricades[3], aux premiers jours de la révolution, affirme qu’elle a trompé ses espérances et confondu ses prévisions, cela se comprend, car il est certain qu’elle a remanié presque tout son personnel, et que les rangs de l’opposition se sont recrutés des hommes dont l’énergie contribua surtout à en décider l’issue.

D’un autre côté, lorsqu’un orateur de franchise a soutenu à la tribune, devant les susceptibilités éveillées par sa parole, que le duc d’Orléans avait été appelé au trône parce que sa naissance le plaçait à côté, et qu’il était du bois dont la Providence fait les rois, il était impossible de contester avec quelque bonne foi l’évidence d’une pareille énonciation. Si le sang d’Henri IV ne lui avait créé un titre d’un ordre supérieur, pourquoi les popularités libérales, plus rapprochées et plus connues du peuple que ne l’était alors le premier prince du sang, se seraient-elles inclinées devant lui et l’auraient-elles conjuré de se dévouer au rôle de médiateur entre la France et l’Europe ?

Si, au lieu de naître au Palais-Royal et de marcher par lui-même et par ses alliances de pair avec les rois, M. le duc d’Orléans s’était rencontré chasseur de la garde nationale, ou même avocat, ce qui pourtant n’est pas peu de chose, on ne serait pas allé, je pense, le quérir en sa boutique ou à son cabinet pour lui dresser un trône avec les débris de celui que l’on venait de mettre en poudre. Cela n’est douteux pour personne, pas même pour ceux qui le contestent. Et cependant que peut répondre le parce que Bourbon au quoique Bourbon, lorsque celui-ci argue de la disparition du vieil écusson national et du titre même donné au nouveau monarque, comme pour repousser toute solidarité entre lui et les six rois de son nom qui ceignirent, en d’autres siècles, la couronne de France ?

Tristes querelles où, pendant deux années, s’est épuisé l’esprit de la nation ! équivoques gratuites et prétentions exclusives, que l’on aurait évitées en comprenant bien qu’il n’y avait eu qu’une transaction pour tous dans ce que chacun s’attribuait comme une victoire ! Il en est presque toujours ainsi des révolutions : rarement le but en est assez clairement défini et le mobile assez simple pour qu’il y ait accord parfait de vues et d’espérances entre tous ceux qui y concourent. Celle de 1688 elle-même, dont la marche religieuse et politique était pourtant si rigoureusement tracée, et qui, respectant la constitution et la hiérarchie gouvernementale dans leur intégrité, n’entendit toucher qu’à une personne ; cette révolution, opérée sur un terrain fixe et solide, subit aussi, quoique à un degré moins grave, les interprétations des partis. On peut voir, dans Burnet, les sous-entendus et les subtilités légales employés par les restes de la faction républicaine, par la haute église aussi bien que par les jacobites honteux, pour introduire, dans l’acte même qui appelait au trône Guillaume et Marie, des paroles de nature à consacrer les doctrines des uns, à calmer les scrupules ou les appréhensions des autres.

Le premier ministère du roi Louis-Philippe ne représenta qu’une seule chose, l’opposition au gouvernement de la branche aînée des Bourbons, opposition qui avait été compacte et disciplinée tant qu’elle eut à lutter contre un système antipathique au pays, mais qui ne pouvait manquer de se dissoudre du moment où il lui faudrait agir par elle-même.

Durant les quinze années de la restauration, le parti libéral avait ouvert ses rangs aux dévouemens de toutes les origines. Les conspirateurs des sociétés secrètes, les hommes de l’empire, tombés des grandes fortunes militaires au rôle de tribuns, si peu fait pour eux, se trouvaient associés, non par leurs intentions, mais par une résistance commune, à cette nombreuse opposition bourgeoise qui ne réclamait de la royauté, pour prix d’un concours loyal, que l’abandon de traditions incompatibles avec les mœurs et les intérêts nouveaux. Les hommes qui avaient versé leur sang à Waterloo pour relever les aigles marchaient alors, dans la grande armée libérale, côte à côte avec ceux qui, dans la personne du roi Louis XVIII, avaient salué le restaurateur de la liberté politique, venu pour faire cesser le mutisme de la tribune et relever l’intelligence de sa subordination en face de la force des armes.

Ces hommes politiques, étrangers par leurs antécédens, appelés par leurs sympathies, qui, la veille du jour où ils se réunirent pour la première fois au Palais-Royal en conseil ministériel, comprenaient la révolution de juillet d’une façon si différente, et s’efforçaient d’imprimer aux évènemens des directions si peu concordantes, ne pouvaient manquer de laisser percer bientôt entre eux des incompatibilités de tout genre. Quel lien rattachait M. Dupont (de l’Eure), puritain politique, esprit raide et court, à M. Molé, esprit conciliant et pratique, sans autre passion que celle des grandes affaires ? Comment tenir long-temps attablés autour du même tapis M. Dupin et M. Guizot, ces deux pôles opposés du monde des gens d’esprit ? Comment M. de Talleyrand pouvait-il se présenter avec bienséance au milieu de cette garde en jaquette, toute noire encore de poudre et toute haletante du combat ? et qu’y avait-il de commun entre le libéralisme expansif et béat de M. de Lafayette et le libéralisme didactique et serré de M. de Broglie, l’un vivant des applaudissemens de la foule et des triomphes en plein soleil, l’autre ne se développant à l’aise qu’à l’ombre de la docte approbation dispensée par un cercle intime et restreint ?

Tout cela était à peine pour durer un jour : rien de tout cela, néanmoins, ne fut inutile. Il fallait au dedans contenir la révolution, au dehors la faire accepter. Chacun servit à cette œuvre selon le degré et la nature de son influence. Tel dit aux clubs : Ne bougez pas, car me voici ; tel autre dit à l’Europe : Acceptez mon nom pour gage. En trois mois, les plus grands obstacles furent aplanis par ces deux forces diplomatique et révolutionnaire, qu’il était si important, mais en même temps si difficile de faire jouer ensemble.

Respecter inviolablement le droit public de l’Europe, armer les intérêts contre les passions ; se montrer nécessaire pour devenir fort ; légitimer par son habileté ce que les uns considéraient comme un accident de la fortune, les autres comme une tentative préméditée de l’ambition ; s’appuyer sur les influences financières, à défaut des influences territoriales, pour arriver à ce point de fondre les unes dans les autres en réduisant la révolution dynastique à une large extension de la classe gouvernante : telle fut la pensée qui plana dès l’abord au-dessus de ce conseil dénué d’homogénéité et d’expérience. Pensée hardie et d’un succès peu vraisemblable alors, qui ne se révéla qu’avec réserve, ne procéda qu’avec prudence, usant les hommes contre les choses, et les sacrifiant sans hésitation, et, si l’on veut, sans scrupule, mais pouvant toujours donner pour légitime excuse le terrible enjeu qu’elle apportait elle-même dans cette partie désespérée, où il allait de la vie en même temps que du trône, du sort d’une nation aussi bien que de celui d’une famille !

Ce ministère du 11 août n’était, au fond, qu’une longue affiche, où, sans attributions spéciales, figuraient des noms divers et nombreux, comme pour donner à tous des espérances et des garanties. Mais lorsque la révolution parlementaire fut close, lorsqu’il fallut faire face à l’émeute et aux sociétés populaires, ces quartiers-généraux de la sédition, puis se préparer à défendre quatre têtes dont la chute eût entraîné celle du nouveau trône, on dut chercher à rendre le pouvoir plus fort en lui imprimant de l’unité et en couvrant ses actes du nom d’un homme d’une popularité vierge encore, d’un dévouement non équivoque à l’œuvre que, plus qu’un autre, il avait contribué à fonder, homme doué, d’ailleurs, d’un caractère plus propre à recevoir des directions qu’à en imprimer.

Jamais un gouvernement régulier ne se fût établi en France, si son premier acte n’avait été de faire une question fondamentale pour lui-même du salut d’infortunés dont une révolution avait déjà si cruellement expié les fautes. Cette soif du sang des hommes, après que le sort avait prononcé sur les institutions elles-mêmes, avait quelque chose de si bassement atroce, qu’un pouvoir qui, par impuissance ou lâcheté, eût laissé peser sur lui le moindre atome de complicité, était à tout jamais engagé dans cette fausse route où tous les cercles du crime vont en s’élargissant, comme dans l’enfer de Dante.

Le procès des ministres fut donc la pierre de touche de la monarchie de juillet : c’était en face de la révolution l’épreuve décisive, comme le siége d’Anvers le fut plus tard en face de l’Europe. Sachons estimer les victoires de la civilisation à leur juste prix, et comprenons bien que ce jour-là fut grand. Il ouvrit noblement la carrière d’un jeune ministre ; il ferma celle d’un vieux général dont la populaire fortune avait connu dans les deux mondes de bruyans triomphes, qui tous s’effacent devant celui-là.

On allait avoir à prendre des mesures rigoureuses ; il ne fallait pas qu’elles fussent compromises par des hommes d’antécédens équivoques ; la révolution devait se voir d’autant plus encensée, qu’on aurait bientôt à croiser le fer avec elle. De là le changement ministériel du 3 novembre, qui transporta le pouvoir à la gauche : combinaison transitoire peut-être dans la pensée qui la conçut, mais qui n’en était pas moins urgente.

M. Laffitte n’était suspect ni à la révolution, qu’il avait long-temps fomentée, ni à la dynastie nouvelle, dont l’établissement réalisait sa plus vieille utopie. D’un autre côté, celle-ci n’avait pas à redouter de sa part de résistances sérieuses au plan politique destiné à lui concilier l’Europe, et à faire rentrer graduellement le mouvement de 1830 dans les bornes où l’on nourrissait l’espérance de le ramener. Sa carrière politique ne révélait, en effet, ni cet entêtement théorique, ni ce démocratisme sévère qui eussent pu engager la monarchie hors des seules voies où elle entendît marcher. Si l’opposition de M. Laffitte à l’ancien gouvernement avait été constante et vive, c’est que cette opposition partait de tout ce qu’il y a de plus intraitable et de plus persistant chez l’homme, l’amour-propre et la vanité. S’il avait, l’un des premiers, provoqué le changement de dynastie, il est licite de croire qu’il agissait en cela sous une impression analogue, beaucoup plus que sous l’autorité d’une haute conviction philosophique. Doué de toutes les qualités qui concilient l’estime et l’attachement dans la vie privée, d’un commerce généreux et facile, M. Laffitte n’a guère manifesté sa pensée politique que sous l’empire d’irritations personnelles. Toujours dominé par les évènemens, il s’est rarement montré lui-même ; et, facilement oublieux de ses actes et de ses paroles, il a imputé à ses successeurs le tort d’avoir réussi là où il avait échoué.

Avec peu d’aptitude gouvernementale et un dévouement incontesté, ce ministre ne pouvait manquer de s’incliner devant une volonté plus ferme, une expérience plus sûre que la sienne. Très propre à négocier avec l’Europe en même temps qu’avec la révolution, il se présentait comme un bouclier entre celle-ci et le trône, en laissant à la royauté toute son action directe et personnelle. Sous cette administration, à un bien plus haut degré que sous aucune autre, s’est exercée ce qu’on est convenu d’appeler la présidence réelle du conseil, action excentrique sans doute, lorsqu’on la juge, Delolme à la main, selon la rigueur des principes du gouvernement représentatif ; action nécessaire pourtant, il faut le dire, et dès-lors très légitime, dans une situation exceptionnelle et décisive. Lorsque Guillaume III quittait à chaque instant son royaume pour se transporter en Hollande ou en Flandre, selon les évènemens de la guerre ; lorsqu’il dressait des plans de campagne, prenait des villes et commandait des armées, il ne faisait pas en cela le métier de roi constitutionnel à la manière des princes d’Hanovre ses successeurs. Mais Guillaume avait pour mission de rétablir l’équilibre de l’Europe, compromis par la France ; s’il échouait, l’abaissement de sa pairie native et de sa patrie d’adoption était la conséquence de sa défaite, et une restauration jacobite sortait infailliblement du succès de Louis XIV. Dans de telles conjonctures, ce prince comprit qu’il fallait payer de sa personne, et l’histoire, que je sache, ne lui en a pas fait un crime. Les dynasties ne se fondent qu’autant qu’elles représentent une idée, et il faut d’ordinaire que cette idée se fasse homme pour être comprise et pour triompher.

Qu’est-il besoin d’ajouter que la maison d’Orléans, en passant du Palais-Royal aux Tuileries, courait de tout autres risques que le prince d’Orange en quittant La Haye pour s’établir à Londres, et que l’Europe ébranlée par tant de révolutions à la fois, la France livrée à un mouvement d’autant plus redoutable, qu’il était plus vague, demandaient avant tout un centre pour se rallier, un médiateur pour s’entendre ?

Notre pays n’est pas, d’ailleurs, la terre des fictions légales ; il aime, au moins pour un temps, l’action personnelle, les parties où l’on joue sa tête, et après lesquelles on peut dire hardiment : J’ai vaincu. La France couronna Napoléon après qu’il eut racheté les défaites du directoire ; elle a maintenu au front de Louis-Philippe un diadème qui ne serait qu’un bandeau de papier, s’il ne pouvait aujourd’hui arguer de ses œuvres. Tout cela n’est vrai sans doute que dans des circonstances exceptionnelles, et le danger serait d’en inférer que la royauté possède encore parmi nous une force qui tient bien plus à l’homme qu’à l’institution ; mais il est incontestable que les circonstances exceptionnelles se sont produites, et qu’il a été très politique d’en profiter.

À cet égard, l’opposition républicaine s’est complètement abusée en estimant abaisser la royauté par cela seul qu’elle la représentait comme l’instrument principal du système. Cette énergique et puissante volonté, prêtée au prince par des journaux sérieux, suffisait à contrebalancer l’action incessante de la presse de bas étage. On ne savait comment concilier tant d’importance et tant d’insultes, et successivement, en effet, les injures ont cessé parce qu’elles empruntaient je ne sais quel air de contresens ; au lieu de jouer le dédain, il fallut, chose heureusement plus difficile, s’efforcer d’inspirer la haine.

Sous l’administration du 3 novembre s’exerça, sans conteste et sans résistance, l’action que repoussa depuis Casimir Périer avec toute la rudesse de ses formes, toute l’âpreté de sa volonté. En quittant la présidence de la chambre pour la présidence du conseil, M. Laffitte déclarait, au nom de ses collègues et au sien, « qu’en sujets fidèles et dévoués, ils avaient dû céder à des volontés augustes, auxquelles ils se croiraient coupables de désobéir. »

M. Laffitte n’eut pas ce tort, en effet, durant sa carrière ministérielle. Il suivit, selon la mesure de ses forces et de son énergie, une impulsion alors hautement avouée ; et il serait fort en peine sans doute pour indiquer, dans les mesures de son administration de 1830, le germe de l’opposition violente dans laquelle des circonstances eurent bientôt égaré sa probité politique.

Lorsque ce ministère adhérait aux premiers actes de la conférence de Londres et à des dispositions bien plus défavorables à la Belgique que les conditions obtenues depuis par Casimir Périer ; lorsqu’au sein du délire suscité par les premiers cris de liberté poussés à Varsovie, il déclarait vouloir garder inviolablement les traités de 1815 ; quand il faisait tête à l’émeute dans les rues, repoussait à la chambre l’enquête sur l’état de la France, et une proposition menaçante pour l’inviolabilité de l’ordre judiciaire, le cabinet du 3 novembre traçait les voies où devait bientôt marcher avec plus de fermeté et de bonheur la politique du 13 mars. Quand M. Laffitte réclamait 18,000,000 pour la liste civile, et changeait l’impôt de répartition en impôt de quotité, dans l’espoir d’augmenter les recettes par un mode de perception impopulaire, il était moins préoccupé qu’il n’a semblé l’être depuis des plaintes et des souffrances des contribuables. Lorsque le ministère, pour se dérober au reproche de n’avoir pas évité à la civilisation et à la France les scandales du 13 février, livra les domiciles, ces citadelles sacrées de la Liberté, à une inspection aussi déplorable en principe qu’inutile dans ses résultats, il avait complètement oublié les droits des citoyens, qu’on n’est plus habile à défendre contre les autres, quand on a eu le malheur de les méconnaître aussi gravement soi-même.

Si un homme politique peut regretter de succomber devant un système différent du sien, il doit lui être bien plus pénible encore de tomber par impuissance à défendre son propre système ; et c’est ainsi que succomba M. Laffitte. En peu de mois sa popularité s’était usée à l’usage journalier qu’il en avait dû faire ; il se trouva, dès-lors, en face d’une chambre qui dut lui demander compte de l’anarchie établie au sein même des pouvoirs politiques et administratifs, anarchie qui éclatait scandaleusement chaque jour devant la France et l’Europe.

Cet état où se combinaient la faiblesse et la violence, ce provisoire fiévreux, qui, en réveillant toutes les ambitions, contribuait de plus en plus à relâcher le lien établi entre tous les auteurs de l’établissement du 9 août, dut enlever à M. Laffitte tous ses points d’appui. Les uns l’abandonnèrent parce qu’il se montrait trop docile devant la royauté, les autres parce qu’ils le trouvaient trop timide devant l’émeute. Tous le jugèrent dépassé par une situation qu’il n’avait pas la force de regarder en face, et dont il espérait sortir par le hasard des évènemens, beaucoup plus que par lui-même. Le roi dut faire alors, aux nécessités de sa position, un sacrifice pénible, et ce ne fut pas sans en comprendre toute l’étendue. Il se sépara de l’homme dont le commerce facile secondait, loin de les contrarier, et ses vues de gouvernement et ses plans d’avenir, et la couronne passa sous la rigide tutelle d’un ministre également jaloux et des apparences et de la réalité du pouvoir.

Un homme se rencontra qui osa ce que M. Laffitte n’avait fait que concevoir, et qui tira toute sa force de sa confiance. M. Périer n’était pas sans doute un esprit éminent, quoiqu’il fût d’une portée supérieure à celle qu’on a voulu depuis lui attribuer ; mais il avait l’ame qui fait l’homme d’action comme l’orateur ; il était doué de ces instincts merveilleux qui sont comme la partie divine de l’art de gouverner[4].

Or, ce qu’il fallait au 13 mars 1831, c’était une idée claire et féconde, facile à embrasser et à faire comprendre à tous. La France était affamée d’ordre, presque autant qu’avant le 18 brumaire, et n’eût pas été fort éloignée de l’acheter au même prix. Quiconque observait, sans parti pris, le cours où se précipitaient les idées dans ces temps d’incertitudes et d’angoisses, devait reconnaître qu’en face de la république, dont le succès ne dépendait alors que de l’issue d’une charge de cavalerie, le pays avait retrouvé ses regrets pour le pouvoir militaire : était-il même déraisonnable de penser qu’il irait peut-être jusqu’à se demander si une restauration était donc une chose tout-à-fait impossible, une alternative si funeste ?

Casimir Périer frappa donc deux partis à la fois, l’un d’une manière immédiate et violente, l’autre en lui interdisant de recueillir, tardivement peut-être, mais avec certitude, les fruits d’une anarchie qui devenait la sanction de ses doctrines.

Ce ministre dut son triomphe à sa foi profonde dans ce vœu intime d’ordre et de paix, que les cris de l’insurrection et le partage diplomatique de la tribune n’empêchèrent pas un instant de monter clair et distinct jusqu’à lui, pour soutenir son courage et son cœur. Il n’avait qu’une pensée, mais cette pensée-là suffisait à sauver la France et l’Europe.

« Les principes que nous professons, disait-il en montant pour la première fois à la tribune après son élévation au ministère[5], et hors desquels nous ne laisserons aucune autorité s’égarer, sont les principes même de notre révolution. Or, ce principe, ce n’est pas l’insurrection, mais la résistance à l’agression du pouvoir. On a provoqué la France, on l’a défiée, elle s’est défendue, et la victoire est celle du bon droit indignement outragé. Le respect de la foi jurée, le respect du bon droit, voilà donc le principe de la révolution de juillet, voilà le principe du gouvernement qu’elle a fondé.

« Car elle a fondé un gouvernement et non pas inauguré l’anarchie. Elle n’a pas bouleversé l’ordre social, elle n’a touché qu’à l’ordre politique. La violence ne doit être ni au dedans ni au dehors le caractère de ce gouvernement. Au dedans tout appel à la force, au dehors toute provocation à l’insurrection populaire est une violation de son principe. Voilà la règle de notre politique intérieure et de notre politique étrangère.

« À l’intérieur notre devoir est simple : nous n’avons point de grande expérience constitutionnelle à tenter. Nos institutions ont été réglées par la Charte de 1830. Nous imposerons aux autorités qui nous secondent l’unité que nous avons voulu pour nous-mêmes. L’accord doit régner dans toutes les parties de l’administration ; le gouvernement doit être obéi et servi dans le sens de ses desseins. »

Ce programme était sans doute fort simple, et le prédécesseur de Casimir Périer n’eût pas trouvé d’autres paroles. Mais pouvait-il les prononcer encore, quand la croix, ce signe révéré du monde, avait disparu sous le marteau, et lorsque les autorités secondaires ne craignaient pas d’étaler, devant les chambres et le pays, le scandale de leurs dissensions impunies ?

Quand les passions sont allumées sans avoir devant elles un but précis à atteindre, une idée qui se produit avec force et netteté, conquiert une prompte et infaillible puissance. En présence de celle qu’exprimait alors le ministère et à laquelle sa conduite de chaque jour vint servir d’énergique commentaire, que pouvait valoir la creuse rhétorique de l’opposition ? Hypocrite ou niaise, elle repoussait comme des imputations calomnieuses les conséquences les plus immédiates de ses principes. Contrainte de céder au vœu manifeste du pays, elle protestait de son désir d’éviter la guerre, et le premier résultat de son avènement aux affaires eût été de l’allumer par toute l’Europe. Elle voulait que la révolution de juillet donnât aux grands principes de liberté une sanction puissante, et elle applaudissait à l’inquisition des domiciles, organisée contre la faiblesse d’une opinion, pour échapper à la tyrannie de l’autre. Elle demandait l’état de siége en Vendée, et fut bientôt attaquée dans Paris avec les armes qu’elle avait forgées dans son imprévoyante colère. Si l’impuissance manifeste du parti légitimiste était pour elle un thème de chaque jour, elle ne l’exploitait jamais qu’en réclamant contre lui des rigueurs odieuses, si elles étaient inutiles. Il fallait surtout renouveler le personnel entier des administrations pour calmer les patriotiques inquiétudes de vertueux citoyens qui ne voyaient dans le programme de l’Hôtel-de-Ville que des perceptions ou des recettes.

Mais, en revanche, on s’étonnait de la méfiance témoignée par le pouvoir à un parti auquel on allait même jusqu’à refuser ce nom, association sans conséquence de bons jeunes gens aux sympathies généreuses, centre précieux où le patriotisme de juillet se réchauffait en un ardent foyer, jeunesse d’élite qui ne songeait pas à sortir du cercle d’une légalité rigoureuse, et qu’il eût suffi de quelque confiance pour ramener. Peu de mois après, le parti républicain, qui devait sourire de pitié en voyant l’étrange tableau tracé, à la tribune, de son esprit de légalité et de sa mansuétude, insurgeait Lyon, se barricadait au centre de Paris et faisait des cartouches avec la charte de 1830.

Quels vœux précis de réforme articula dans ce temps l’opposition de gauche ? Réclama-t-elle, lors de la discussion des lois sur la garde nationale, sur le système municipal et une foule d’autres questions fondamentales, l’application de quelques principes vraiment populaires et féconds ? Introduisit-elle des vues nouvelles en administration, en finances, en économie politique ? Entendait-elle, par exemple, modifier profondément le régime administratif, organiser la liberté sur la base du self-government avec l’excitation puissante et continue que lui donnent les mœurs et les constitutions fédérales de l’Amérique du Nord ? Rien moins que cela, vraiment. Toutes les lois organiques votées dans les premiers mois de la révolution furent ou faites ou consenties par les organes du parti qui signa depuis le compte rendu.

Quelques amendemens sans portée, des économies de comptoir réclamées sur des traitemens, à l’instant même où l’on poussait à une guerre sans limite, voilà tout ce que sut inventer l’opposition de gauche, alors qu’elle avait la prétention de formuler un système. Est-il un seul nom de ce parti auquel s’attache l’initiative d’un plan politique et d’une réforme administrative vraiment applicable ? M. Barrot est, je le crois, un esprit trop distingué pour ne pas arriver à formuler un jour ses théories politiques et municipales ; mais il est aussi, je le suppose, trop consciencieux pour se refuser à reconnaître qu’il n’avait rien dans la pensée de parfaitement distinct à cette époque, et que les circonstances lui ont imposé un noviciat aussi heureux pour le pays que pour lui-même.

Il était moins compromettant et plus facile de varier, à peu de frais d’éloquence, le thème élastique des promesses de juillet, et de reprocher à l’administration qui rassurait enfin la France sur son avenir, la résistance qu’elle opposait à l’essor de pensées généreuses. Ne demandez pas quelle issue on entendait donner à ces vagues pensées, sous quelle forme elles devaient s’introduire dans la législation ; tout cela restait dans une prudente et mystérieuse confusion. Était-ce en évoquant d’ignobles symboles pour parodier de sang-froid le terrible délire d’une autre époque qu’on devait maintenir l’exaltation des trois journées ? Le ministère fut-il coupable pour épouser, contre des cerveaux malades et des imaginations dépravées, la cause de la civilisation et de la pudeur publique ?

Ces hommes, dit-on, étaient prêts à verser leur sang pour leur cause, et l’on doit quelque respect à des croyans disposés à devenir martyrs. Étrange confusion, triste et froid sophisme de nos jours de morte indifférence ! On n’est pas héroïque à si bon marché, messieurs. Des échappés de collége las du joug de la discipline, des ouvriers se dérobant à des travaux pénibles, aspirent à une existence moins monotone ; on expose le repos des gens de bien pour satisfaire une épouvantable monomanie de célébrité, pour conquérir des jouissances plus promptes et plus faciles, et parce que, dans cette lutte que l’orgueil et la corruption ont froidement ouverte contre la société, on joue sans crainte une vie qui vous pèse, et dont on ignore le prix devant Dieu, il faudra qu’on admire et qu’on salue comme de saintes victimes ceux qui se sont immolés aux intérêts les plus égoïstes et les plus vulgaires !

Durant cette longue et sombre année, pendant laquelle la civilisation sembla prête à pousser un cri de détresse, Casimir Périer osa couper court à une fièvre ardente qu’on avait vainement essayé d’adoucir, sans l’attaquer dans son principe. Il ne ménagea ni ses paroles ni ses actes, signala au pays ses véritables ennemis sans diminuer leur force et sans paraître la craindre ; il montra surtout, et ce fut la base constante de sa politique, comment deux questions étaient indissolublement liées, celle de la guerre et celle de l’émeute.

Devant ces aperçus si clairs, cette conduite si constamment identique, l’opposition recula, et l’Europe en armes recula du même pied qu’elle. Arrivé au pouvoir sans majorité fixe, il la conquit en passant la frontière belge, comme il l’avait préparée en attaquant les associations.

Une question était restée à résoudre, à laquelle les esprits spéculatifs attachaient une importance qu’elle n’avait pas, pour qui appréciait l’état de la France. Une question n’est ardue, en effet, qu’autant que sa solution peut être douteuse. Or, le sort de la pairie était fixé par des mandats impératifs, qu’il est plus facile de déclarer contraires à l’esprit du gouvernement constitutionnel que d’interdire, lorsque l’opinion publique est saisie d’une de ces idées graves et simples, les seules pour lesquelles les peuples se passionnent.

Mais, sans tenir compte des dangers immédiats qu’une tentative favorable au maintien de l’hérédité pouvait créer pour le gouvernement, ni des prescriptions parlementaires dont on n’avait ni droit ni sujet de s’étonner, quand on avait soi-même, aux précédentes élections, aiguisé cette arme contre le ministère, la conservation de la pairie sur les bases que lui avait données la royauté de la restauration, ne pouvait se défendre ni en droit, ni d’après l’état de la société, ni selon l’intérêt de la nouvelle monarchie elle-même.

L’hérédité de la pairie avait été fondée par l’omnipotence royale au même titre qu’elle avait octroyé la charte. Ce pouvoir ne préexistait point à la dynastie comme la pairie d’Angleterre ; il n’avait pas par lui-même une existence historique et indépendante, et ne pouvait invoquer ni les souvenirs de Runnimède, ni ceux de la grande Charte. Il datait de la restauration seulement, et n’avait acquis quelque importance qu’à l’époque où la chambre élective, dominée par le double vote, s’était emparée du rôle de chambre aristocratique. Lorsqu’il avait prétendu fonctionner dans le sens conservateur, que les théoriciens lui attribuent, sa voix s’était perdue sans écho au sein des passions populaires. La pairie avait reçu ordre d’enregistrer une révolution à laquelle elle était restée parfaitement étrangère, et elle l’enregistra sans protestation ni murmure, dans le terrible lit de justice que tenait le peuple en armes. On lui prescrivit de répudier un tiers de ses membres, et elle les immola dans l’espoir de sauver le reste. Un tel pouvoir n’était déjà plus ; il avait succombé non dans une de ces défaites dont on se relève, mais sous le poids d’une impuissance qu’il n’essayait même pas de dissimuler.

La restauration avait conçu la pairie dans le sens de son principe ; elle y avait vu un moyen de reconstituer la famille, en lui assurant une perpétuité, émanation et reflet de celle du trône ; et quoique les circonstances y eussent heureusement jeté des hommes de tous les régimes, la pensée qui l’avait formé tendait à rattacher successivement à ce corps toutes les grandes existences, bien plus encore que les notabilités individuelles.

Les raisonnemens que l’on prodigua dans la discussion de 1831, pour établir que l’hérédité était indispensable à l’existence d’une seconde chambre, et que, sans elle, le contrepoids qui est de l’essence du régime constitutionnel serait détruit, soit au profit du trône, soit par l’ascendant de la chambre élective, ces raisonnemens, s’ils avaient été pris au sérieux, auraient eu le dangereux effet de faire douter de la monarchie représentative, bien plus que de ramener les opinions et les mœurs vers une institution aussi peu en rapport avec les unes qu’avec les autres.

Constituer des familles politiques dans un temps où la société ne se gouverne que par les influences les plus mobiles, était une entreprise contre nature, et aucune n’eut plus gravement compromis la jeune royauté qui y eût associé son sort. Celle-ci eût été contrainte de couvrir incessamment de sa protection et de sa force l’assemblée destinée à lui venir en aide. En révolution, rien de plus dangereux que la solidarité : ce fut l’attaque à la noblesse qui, en 89, entraîna la chute du trône ; et si la vieille constitution anglaise est aujourd’hui menacée, n’est-ce pas parce qu’elle est contrainte de combattre pour l’établissement religieux étroitement enlacé avec elle ? Son heureuse étoile a préservé la monarchie de 1830 du danger d’avoir à protéger une chambre héréditaire contre les attaques de la presse, les jalousies des classes moyennes et ses propres témérités ; elle n’a à défendre qu’elle-même, et c’est, après tout, la meilleure situation pour combattre.

Se figure-t-on bien, d’ailleurs, les notabilités de notre temps, généraux de la garde nationale, professeurs émérites, négocians en draps et en coton, léguant à leurs héritiers la première dignité de l’état, au même titre que les descendans des chefs de la conquête normande transmettent leur siége et leur blason à leurs petits-fils ? Que serait un pareil sénat dès la seconde génération ? Ne rit-on pas rien que d’y penser ? Si notre pairie viagère se présente aujourd’hui avec un caractère différent, n’est-ce pas parce que presque tous ses membres ont individuellement illustré leur vie dans ces carrières laborieusement poursuivies sous le soleil ardent des révolutions ? Qu’on ne cite point les tentatives de Napoléon pour reconstituer l’aristocratie : ces tentatives, comme toutes les difficultés hardiment affrontées, constatent bien plus la forte volonté de l’homme que sa perspicacité. Sous Napoléon, tout l’empire vivait par l’empereur, toute l’aristocratie était dans les rayons lumineux qui émanaient de sa personne. Lui mort, une immense débâcle se fût opérée, et le siècle eût repris son cours, que l’empereur suspendit sans parvenir à le changer. Et cependant Napoléon accumulait les années ; dans sa course héroïque, il vieillissait ses généraux comme sa dynastie, en cachant sous des lauriers les récens écussons des uns, et en dotant l’autre de multiples couronnes. Était-ce d’après ces jours d’exceptions et de prodiges qu’on pouvait raisonner en constituant notre monarchie bourgeoise, le gouvernement de la paix et du travail, appelé à polir de plus en plus cette surface où les saillies sont déjà si rares, que tout semble s’y confondre dans une terne et monotone unité ? Notre prétendue aristocratie constitutionnelle aurait ressemblé à celle de l’Angleterre comme les nobilissimes de Constantin ressemblaient aux sénateurs de Rome républicaine.

Comment songer, d’ailleurs, à créer un tel pouvoir lorsque son type s’efface et disparaît du sein de la Grande-Bretagne elle-même, où des intérêts nouveaux, qui sentent leur force, réclament impérieusement aujourd’hui, non le droit de faire un contrepoids illusoire à l’ascendant de la chambre héréditaire, mais celui de dominer le gouvernement, parce qu’ils dominent la société elle-même ? La pairie de la restauration ne vécut quinze ans qu’en s’abritant derrière le manteau de la pairie d’Angleterre.

C’était sans doute chose honorable de résister aux exigences électorales, et de combattre en face ce qu’on croyait un préjugé. Mais n’était-on pas soi-même sous l’empire de la prévention qu’on imputait au pays ? N’appliquait-on pas des théories générales à une situation qui ne les comportait point ? Ne faisait-on pas de la politique d’abstraction, au lieu de s’accommoder aux réalités ? On s’étonne d’avoir à adresser un tel reproche à l’homme dont l’habileté pratique a élevé si haut le talent et la fortune ; comment cependant l’épargner à l’orateur qui, dans cette grande discussion, empruntant ses argumens aux livres des publicistes, au lieu de les puiser dans cette judicieuse appréciation du temps présent, qu’il possède à un si éminent degré, traita la thèse de l’hérédité sous la monarchie de 1830, comme on eût pu le faire de l’autre côté de la Manche, avant la réforme et O’Connell[6] ?

Deux combinaisons sérieuses se présentaient seules pour l’organisation d’une seconde chambre : le choix libre et spontané de la couronne, et un mode électif plus ou moins mitigé par l’intervention de la royauté. Le trône gagnait en influence à la première combinaison, la pairie eût gagné en consistance à la seconde. L’une écartait des pas du pouvoir tous les obstacles, mais sans lui offrir de points d’appui ; l’autre lui eût créé des difficultés, mais pouvait, dans l’occasion, lui prêter une grande force. La première était préférable en s’en tenant au présent ; la seconde eût pu se défendre par des considérations d’avenir.

La chambre ne parut pas saisir le véritable caractère de la question qu’elle était appelée à résoudre, et le ministère suivit la chambre dans ses hésitations et ses incohérences. Aux uns, il fit la concession du principe ; aux autres, celle du fait ; il réclama la nomination des pairs par la couronne, et se laissa imposer les catégories. Il parla pour l’hérédité en en proposant lui-même la suppression, affectant d’imprimer au nouvel article 23 de la Charte un caractère provisoire. Il eut du reste le bon esprit de ne pas attacher une véritable importance au rejet de la disposition destinée à en autoriser la révision. Ses réserves faites vis-à-vis d’intérêts respectables, il reprit sa position au sein de la chambre élective, comprenant bien que, s’il y avait des ménagemens à garder envers tous les pouvoirs constitués, il n’y avait d’inspiration à demander qu’à celui-là.

Jamais personnage politique ne fut, à un aussi haut point que Casimir Périer, l’homme de la situation, par ses qualités et peut-être par ses défauts. Il la comprit d’instinct plutôt que de réflexion, et c’est pour cela qu’il marcha au but d’un pas si ferme et si sûr. Il osa beaucoup dans la sphère où beaucoup était possible, sans entreprendre de dépasser ni les conditions ni les limites de son action politique. C’est ainsi que de régulateur de l’ordre matériel, il n’essaya pas de devenir régénérateur de l’ordre moral. Il sentit que la première condition de salut pour la France était la perception distincte de ses dangers, et qu’il importait bien plus de les lui rendre manifestes pour la convier à les combattre, que d’armer le pouvoir du droit écrit de les dissiper. Quelle force efficace lui eût départie une législation plus sévère ? N’y a-t-il pas des temps où la répression du désordre dans ses effets extérieurs est possible, à raison de la puissance des intérêts, bien qu’il soit impossible de l’atteindre dans son principe, à raison de la faiblesse des mœurs ; et serait-il loisible d’espérer que les sociétés, rendues sceptiques par le long usage des révolutions, puissent fonder leur symbole politique sur des bases fixes et indiscutables ?

L’ordre des temps et des idées nous conviera bientôt à apprécier une doctrine dont Casimir Périer n’est appelé à recueillir ni l’éloge ni le blâme. À chacun ses œuvres ; sa mission à lui est distincte de toute autre, et la date du 13 mars a toute sa signification historique.

Il est difficile de saisir, dans l’ensemble des transactions politiques, le point précis où s’arrête une pensée sociale devant une autre qui la domine. Il règne d’ordinaire, entre les hommes dévoués à la même cause, une solidarité générale qui ne les empêche pas de différer par leurs tendances. Ainsi arriva-t-il sous l’administration de Casimir Périer, durant laquelle l’élément que nous devons avec le public désigner sous le nom de doctrinaire, ne se produisit point dans ce qu’il a de propre et d’intime, se bornant à seconder son ministère, sans lui imprimer sa couleur. Mais, quand l’œuvre patriotique de ce ministre eut été accomplie et que la mort l’eut enseveli dans une victoire que ses traditions assurèrent bientôt d’une manière définitive à Anvers et au cloître Saint-Méry, une autre tentative commença, et nous l’apprécierons avec la haute et vieille estime que nous portons aux hommes, aussi bien qu’avec la franchise et l’indépendance de nos convictions.

Le ministère du 11 octobre n’a jamais manqué de se présenter à la France comme le continuateur de celui du 13 mars, et cette succession n’est pas douteuse, si l’on s’arrête au but commun poursuivi par les deux administrations, le maintien de la paix et le rétablissement de l’ordre public. Mais une pensée d’une autre nature fut substituée à la pensée d’ordre administratif et de force bourgeoise qui avait fait la puissance de M. Périer. Quand la subordination hiérarchique eut été rétablie dans le gouvernement, que l’émeute eut cessé de gronder dans les rues et que la France eut repris confiance en se sentant gouvernée, on crut que l’instant était venu de commencer dans la sphère de l’intelligence ce qui n’avait encore été tenté que dans celle des intérêts ; on pensa qu’une magistrature vraiment sociale pouvait succéder à l’action d’une sorte de commissariat de police.

Les hommes éminens qui se vouèrent à une pareille tâche, et dont les destinées semblent désormais associées au triomphe de cette doctrine elle-même, avaient-ils bien compris la situation de la France, et ne demandèrent-ils pas à l’ordre politique ce qu’il est impuissant à donner ? Avaient-ils par eux-mêmes, dans le pays, la force et l’autorité qu’une telle tentative présuppose ? ne se laissèrent-ils pas aller enfin au danger de confondre la puissance appartenant à la pensée dont Casimir Périer leur avait légué l’héritage, avec celle qu’ils supposaient inhérente à leur doctrine elle-même ? Et d’abord, que faut-il entendre par l’école doctrinaire ? qu’apportait-elle à la monarchie de 1830 ? quelles étaient ses racines, et quels obstacles devait-elle rencontrer ?

On a cherché à donner une filiation historique à cette école, en la suivant dans ses transformations successives, depuis les derniers jours de l’empire jusqu’à l’époque actuelle. On l’a montrée naissant d’abord comme une protestation solitaire de la pensée contre la force, s’associant déjà dans le corps législatif à une opposition courageuse, acceptant ou préparant la restauration comme un retour vers une idée de droit, comme un moyen de relever l’espèce humaine de la déchéance imposée par une glorieuse et longue servitude. Aux Cent-Jours, on a suivi ses disciples à Gand ou dans la retraite : survient 1815 comme une évocation de Coblentz ; ils se rencontrent alors en face de l’aristocratie de naissance dans une position analogue à celle où ils s’étaient trouvés d’abord devant l’aristocratie des armes.

Ils comprirent de bonne heure les résistances nationales, et surent s’y associer. Rejetés en 1821, par l’avènement de la droite aux affaires, dans une opposition qui eût été par elle-même inefficace, mais dont ils doublèrent la force en la liant à celle que les irritations libérales avaient si fortement organisée, ils suivirent la ligne qui les mena à travers la société Aide-toi jusqu’à l’adresse des 221, prologue de la révolution de 1830. On les vit alors essayer d’appliquer sous un autre drapeau, mais avec d’autres instrumens plutôt qu’avec d’autres principes, ce gouvernement par l’intelligence que n’avait voulu comprendre ni le fils impérial de ses œuvres, ni la dynastie séculaire.

Sans garantir la parfaite exactitude de cet aperçu, comment se refuser à reconnaître l’unité imprimée à cette école, à travers toutes les vicissitudes, par l’idée toujours persistante de la souveraineté intellectuelle ? Les honorables personnages dont la vie politique commença sur le canapé de 1819, ont professé des opinions fort diverses, fort contradictoires, si l’on veut, sur la souveraineté royale et parlementaire, la censure, la liberté de la presse, le système électoral, etc. ; mais ils les ont toujours rattachées à un ensemble de doctrines identiques : souvent l’histoire ne saurait envisager, en effet, que comme des points de vue divers d’une même idée ce que la haine des partis flétrit du nom d’apostasie, et le cardinal de Retz a dit depuis long-temps, avec une grande vérité, qu’il faut quelquefois changer d’opinion pour rester toujours de son parti.

Les doctrinaires, fondus au sein du parti bourgeois organisé par Casimir Périer, n’avaient pu manquer d’y conquérir l’autorité qui appartient à des hommes supérieurs ; mais de là à former un parti, un ministère portant leur nom, où leurs idées et leur ascendant se produisissent sans contrepoids, la distance était immense. Ce fut une faute de tactique ou plutôt un malheur, car c’est le nom qui convient aux fautes inévitables, que la tentative si fréquemment réitérée par eux pour évincer du cabinet dont M. le duc de Broglie avait la présidence la partie qui leur était la moins homogène. Cette tentative se conçoit mieux qu’elle ne se justifie : ils cédèrent à l’honorable désir de se produire dans toute la franchise de leur pensée ; mais ils auraient dû reculer devant la crainte de révéler le secret de leur petit nombre.

En marchant sous le même drapeau que la bourgeoisie, les doctrinaires s’étaient fait de nombreux alliés, mais ils ne s’étaient pas fait d’adeptes. L’association politique existait, l’association intellectuelle n’était pas formée ; aussi, en s’emparant du levier politique qu’ils avaient eux-mêmes manié, et en se rattachant directement aux souvenirs de Casimir Périer et du 13 mars, M. Thiers et M. Molé ont-ils, chacun à son tour, rencontré bien moins de difficultés qu’on ne le supposait, pour grouper autour d’eux une majorité qui avait appartenu aux idées des doctrinaires et non à leurs personnes, majorité vaguement inquiétée par certaines tendances que l’on doit essayer de faire comprendre.

On le sait, l’idée émise dans tous les temps par les hommes désignés sous le nom de doctrinaires, celle dont M. Royer-Collard, qu’il faut bien appeler du nom que lui a si long-temps donné la France, saluait le prochain triomphe sous l’administration de M. de Villèle, l’idée au nom de laquelle M. Guizot a si souvent proclamé la légitimité de la révolution de 1830, et la suprématie politique des classes moyennes, c’est le droit de l’intelligence au gouvernement de la société, la domination de la force civilisatrice et pacifique sur la force rétrograde ou brutalement novatrice.

« Je ne crois, disait-il en 1820, dans un chapitre sur la légitimité, où les publicistes de la droite vont chercher fort injustement des armes contre lui ; je ne crois ni au droit divin ni à la souveraineté du peuple. Je ne puis voir là que les usurpations de la force. Je crois à la souveraineté de la raison, de la justice, du droit ; c’est là le souverain légitime que cherche le monde, et qu’il cherchera toujours, car nul homme, nulle réunion d’hommes ne la possède, ne peut la posséder, sans lacune et sans limite. Les meilleures formes de gouvernement sont celles qui nous placent plus sûrement et nous font plus rapidement avancer sous l’empire de leur loi sainte. C’est la vertu du gouvernement représentatif. Quand un homme s’est prétendu l’image de Dieu sur la terre et a réclamé à ce titre l’obéissance passive, il a fondé la tyrannie ; quand un peuple s’est compté par tête et a proclamé la toute-puissance du nombre, il a fondé la tyrannie. De ces deux usurpations, la première est la plus insolente, la seconde est la plus brutale[7]. »

Ceci n’est pas sans doute un principe particulier à cette école ; il n’est pas un parti qui ne discute aussi pour prouver que son triomphe réaliserait d’une manière infaillible le gouvernement de la justice et de la vérité. La théologie elle-même, cette science de la souveraineté par excellence, enseigne que la suprême puissance de Dieu est fondée sur l’infinité de ses perfections. Mais quand d’une proposition générale qui pourrait sembler un lieu commun, on descend aux applications pratiques que l’école doctrinaire aspira constamment à en faire, on y entrevoit promptement toute une théorie gouvernementale, et l’on peut pressentir alors quelle résistance et quel concours elle devra rencontrer.

Nous demandons pardon de la longueur des citations qui vont suivre ; elles nous ont semblé nécessaires pour faire comprendre des repoussemens dont ni ceux qui les partagent ni ceux qui les inspirent n’ont certainement pas tout le secret. C’est la date de ces paroles qui en établit la valeur ; elles reflètent sur la carrière politique de l’homme le plus considérable de cette école une harmonie incontestable, en même temps qu’elles établissent et résument les résistances soulevées par le système. On va comprendre comment il voulait le pouvoir lorsqu’il était sans espérance de l’atteindre, avec quelle confiante perspicacité sa vue s’arrêtait sur les obstacles qu’il aborda plus tard sans étonnement et sans émotion, mais aussi sans être assez fort pour leur résister.

« Que faites-vous, s’écriait M. Guizot, vous qui proclamez que le pouvoir n’est qu’un serviteur à gages, avec qui il faut traiter au rabais, qu’on doit réduire au degré le plus bas, en activité comme en salaire ? Ne voyez-vous pas que vous méconnaissez absolument la dignité de sa nature et de ses relations avec les peuples ? Le bel hommage à rendre à une nation que de lui dire qu’elle obéit à des subalternes, et reçoit la loi de ses commis ! ou bien les nations seraient-elles formées d’êtres d’un ordre supérieur, qui, pour vaquer librement à des travaux plus sublimes, auraient, sous le nom de gouvernement, un certain nombre de créatures inférieures, chargées de veiller pour eux aux soins matériels de la vie ?

« Les esprits supérieurs ne se résignent point à se laisser ainsi déposséder, humilier. Ils sentent le pouvoir en eux et s’indignent de la condition où l’on prétend les réduire. Ils prennent en courroux cette insolence de la multitude qui ne veut voir dans les magistrats que ses sujets, et prétend que l’autorité s’avilisse devant elle avant de lui commander. Ils sont trop fiers pour accepter ainsi l’empire avec l’insulte ; et comme ils ont l’expérience des hommes, comme ils savent tous les chemins par où on peut les envahir, ils appliquent leur supériorité tout entière à les dominer absolument. On dirait qu’ils exercent sur la société une vengeance, qu’ils se sont dit dans leur orgueil offensé : Puisqu’il faut que le peuple ou le pouvoir soit esclave, ce sera le peuple, et non le pouvoir ; car le pouvoir, c’est moi.

« Les contraires ne se laissent point accorder ; on ne peut commander et suivre, gouverner et obéir, agir en chef et penser en serviteur. Quand le pouvoir n’a plus le sentiment de son droit, quand la société n’a plus celui du droit du pouvoir, la société et lui se sont séparés On ne sort point de cet état que la doctrine de la condition servile du pouvoir ne soit ruinée. Il faut que toutes choses retournent à la vérité, que les relations légitimes se rétablissent entre l’autorité et l’obéissance, le magistrat et le citoyen. Quand le pouvoir existe, quand la société reconnaît que l’autorité qui la régit a droit sur elle, combien sont vaines, avec quelle rapidité s’évanouissent toutes les conséquences d’une fausse doctrine qui, posant en principe que le gouvernement est un serviteur dont il est fâcheux de ne pouvoir se passer, prétend réduire au minimum son action sur la société, et n’avoir des magistrats, des chefs, qu’à condition qu’ils ne soient rien ou à peu près rien ! Des chefs de la société qui ne sont rien ! Des magistrats placés çà et là comme des machines pour intervenir seulement, à jour et heure fixes, dans des cas rares et réglés ! Quelle chimère ! et aussi quelle méprise sur les choses humaines et le cours de ce monde ! Qu’on dirige toute cette théorie contre un pouvoir qu’on veut démolir, je le conçois ; l’instrument est bon et d’un effet sûr. Mais qu’on prétende le prendre pour règle lorsqu’il s’agit de fonder un ordre nouveau, de constituer un pouvoir durable, l’erreur est bien grande…

« Serait-ce que vous regardez le pouvoir comme uniquement voué à réprimer le mal, jamais à prendre l’initiative du bien ? Détrompez-vous ; il n’y consentira point, et la société elle-même ne souffrira point qu’il y consente. Quand son gouvernement lui convient, quand elle se sent vivre en lui, c’est lui qu’elle invoque pour le bien qu’elle recherche et contre le mal qu’elle craint ; elle sollicite son action au lieu de la fuir… Il est le chef de la société ; et quand la société croit ce chef légitime, c’est en lui que vient se résumer et se manifester la vie sociale, c’est à lui qu’appartient et qu’échoit naturellement l’initiative de tout ce qui est objet d’intérêt public ou occasion de mouvement général.

« Quand un tel gouvernement existe en effet, venez lui parler insolemment de son salaire ; venez lui reprocher ses gages et le sommer de s’humilier devant vous pour les obtenir. Il vous dira qu’il fait les affaires de la société, qu’elle le sait, et veut que ses affaires soient bien faites[8]. »

Ne dirait-on pas un défi jeté au scepticisme du siècle, une lutte corps à corps engagée contre la société telle que les révolutions l’ont faite ? Les paroles du publiciste de 1821 sont le meilleur commentaire des paroles du ministre de 1835, et si M. Guizot, exerçant le pouvoir, n’avait eu souvent à transiger lui-même avec les prétentions qu’il combat ici, si on avait à le juger seulement comme publiciste et comme orateur, il pourrait rappeler avec quelque fierté un programme qui, dans le cours de vingt années où sa fortune a traversé tant de vicissitudes, le montre si conséquent avec lui-même.

Mais, dans l’état des mœurs et des intérêts dominans en France, au sortir d’une révolution qui substitua à une vieille dynastie un établissement dont l’origine était trop tumultueuse et trop récente, pour que chacun ne se crut pas le droit d’en discuter le principe, le pouvoir peut-il se présenter avec cette autorité dans les personnes, cette indépendance dans l’action, cette suprématie de position et de pensée qu’entendait lui départir le publiciste ? Sous ce rapport, n’a-t-il pas demandé à la royauté nouvelle ce que la royauté même de la restauration n’eût pas pu lui donner ; et si l’avènement des classes moyennes au pouvoir présente d’incontestables avantages, ne faut-il pas savoir l’accepter avec les modifications que cet avènement entraîne dans le génie et les formes extérieures du gouvernement ?

Si la disposition à restreindre les limites du pouvoir, pour le subalterniser jusqu’à la condition de commis, tient à un mauvais sentiment, ce que je n’entends pas du tout contester, il faut reconnaître que la tendance opposée présente des inconvéniens non moins graves dans les temps critiques que traverse la France. Il n’est pas donné au gouvernement de faire ainsi rentrer l’ordre dans les têtes et la soumission dans les cœurs ; il peut, malheureusement, à cet égard, bien moins qu’on n’en espère et que l’école doctrinaire ne semble en attendre. Il doit sans doute hâter, par tous les moyens que comportent la prudence et le tempérament du siècle, la diffusion de la vérité ; mais il ne saurait se considérer comme en étant la source, et ne doit pas se dissimuler qu’il peut quelquefois lui devenir un obstacle.

Si le pouvoir peut tout dans l’ordre matériel et administratif, c’est qu’il est, en France, le représentant de la seule force d’association organisée. Mais faire reculer certaines idées, en faire avancer certaines autres, désabuser les esprits de théories fallacieuses, rendre au respect des peuples ce qui fut long-temps livré aux attaques et aux sarcasmes, c’est là une tâche où il doit, dans l’intérêt même des éternels principes qu’il veut faire revivre, se résigner à n’intervenir que comme auxiliaire du temps, de l’expérience et de la raison publique.

Que la paix se fasse et se maintienne autour de nous ; que les passions, comprimées par les intérêts, puissent sortir de l’état fébrile, et en politique, aussi bien qu’en religion, la vérité, le premier besoin de l’homme, triomphera par l’impuissance démontrée de toute doctrine qui ne sera pas chrétienne, c’est-à-dire sociale et pacifique par essence, de même que, sous un bon régime d’hygiène, la santé triomphe de la maladie.

Le bon ordre administratif et financier n’est pas, tant s’en faut, le seul but que doive se proposer le législateur ; mais il est des temps difficiles où cet ordre est le plus utile instrument pour atteindre des résultats durables. Je ne comprends pas bien ce que c’est que l’ordre moral à la constitution duquel on voudrait que passât le gouvernement, immédiatement après avoir constitué l’ordre matériel. Pour qui descend au fond des choses, l’ordre moral ne peut être que l’ordre religieux, car là seulement est la sanction des devoirs, la source des abnégations saintes, la résistance aux mauvais instincts, la règle des passions désordonnées. Hors de là, l’ordre moral n’est que de la police exercée par des censeurs ou des sergens de ville. Or, j’en demande pardon à d’honorables organes de l’école gouvernementale, mais je ne sais aucune loi, aucune mesure parlementaire, aucune coterie politique, en mesure de hâter, autrement qu’en lui laissant toute latitude, ce réveil de l’idée chrétienne dont je crois sentir avec bonheur le travail intérieur et divin dans le monde et dans ma patrie.

De nos jours, la sphère du pouvoir est nécessairement restreinte ; elle est circonscrite quant aux idées, elle est plus circonscrite encore quant aux personnes et à l’importance des instrumens. C’est chimère que de rêver, sous un gouvernement de classe moyenne, la dignité d’un patriciat, ou l’orgueil de parade de l’empire. Il ne faut demander à notre régime d’élections et de petites exigences, ni l’attitude des hauts fonctionnaires de Napoléon, ni ces grandes luttes du fils de lord Chatam et du fils de lord Holland, s’escrimant sur un terrain alors immobile, au milieu de tous les orages de la parole. Il ne faut pas avoir l’air de méconnaître ce que la politique de notre temps comporte nécessairement de mobilité, de susceptibilités inquiètes et jalouses. Ce sont là les attributs inévitables d’une situation qui, comme toute autre, se défend moins par ses détails que par son ensemble. Il ne faudrait pas surtout se dessiner à plaisir un type sévère du pouvoir, alors que dans la pratique, et pour échapper même à l’effet de ses théories, on se trouverait plus souvent peut-être en contradiction avec ces imposantes professions de foi : il s’établirait alors un contraste entre la parole et les actes, qui n’échapperait pas à l’instinct public.

D’après sa manière de concevoir le pouvoir, l’école doctrinaire était appelée à s’associer le centre droit. Là gisait tout le secret, tout l’avenir de sa politique. Elle avait prêché, sous la restauration, soutenue par la grande propriété et les vieux souvenirs, l’alliance avec les forces nouvelles sorties de la révolution et du développement de la richesse publique ; très conséquente en ceci, elle prêcha, sous la révolution de 1830, l’alliance de la royauté nouvelle avec le parti essentiellement royaliste et conservateur.

Le succès d’une telle combinaison était impossible dans la chambre. La partie doctrinaire du cabinet ne la tenta pas ; mais elle laissa percer qu’on songeait à la tenter au dehors, et c’est contre cette vague inquiétude, suscitée au sein des intérêts parlementaires, qu’elle s’est brisée par deux fois, alors qu’elle semblait ne tomber que par l’effet d’une intrigue.

Nous avons exposé ailleurs notre pensée sur cette fraction honorable, mais peu nombreuse, de la société française, dont il n’appartenait qu’à la restauration d’utiliser le patronage local et le sincère dévouement. Le centre droit était pour elle la seule base possible de gouvernement, le seul pivot d’une évolution vers les classes plus nombreuses. Mais ses membres, qui sont bien moins un parti qu’une réunion désormais brisée d’individualités remarquables, ces hommes dont les louables intentions échouèrent constamment, ou contre la violence de leur propre parti, ou contre les exigences du parti contraire, lors même qu’ils étaient en communauté de croyances avec le pouvoir, seraient-ils désormais en mesure de prêter à un ministère quelconque un concours de quelque utilité ? Certainement non. En admettant qu’ils passassent jamais d’une neutralité, depuis long-temps acquise, à une association plus étroite, ne prépareraient-ils pas au pouvoir bien plus d’obstacles qu’ils ne lui donneraient de facilités ? Sans lui concilier la droite qui taxerait sa modération d’apostasie, le centre droit ne serait-il pas surveillé d’un œil inquiet par tous les intérêts élevés autour de la monarchie nouvelle ? La résurrection sérieuse d’un tel parti, au sein de la chambre élective et du corps électoral, était une impossibilité, quoique cette espérance fût devenue fondamentale au sein d’une école qui possède, à un degré souvent si remarquable, la pénétration politique.

Lorsqu’on reproche amèrement aux doctrinaires d’être des hommes de restauration, cela est faux, si l’on prend cette assertion au pied de la lettre ; cela est vrai sans nul doute, si l’on entend signaler une tendance. Le malheur de cette école, c’est d’avoir été écartée du pouvoir dans les seules circonstances où il lui était possible de l’exercer dans le sens de ses doctrines. La restauration était peut-être aussi nécessaire à ce parti que lui-même lui était indispensable ; son opposition, fort naturelle, à l’influence réactionnaire de la droite, sous le ministère de 1822, devint aussi malhabile qu’inexplicable sous la conciliante administration de M. de Martignac. La lutte imprudente des doctrinaires contre un cabinet qu’ils eussent pu dominer en lui prêtant concours, au lieu de l’entraver par des exigences contraires à toutes leurs théories gouvernementales, restera comme leur première et leur plus irréparable faute. Ils furent alors mal inspirés par la conscience, plus mal éclairés par l’ambition : intermédiaires naturels entre la dynastie et la France, ils pouvaient entrer au pouvoir par la popularité, et s’y maintenir sans livrer des luttes incessantes contre les susceptibilités qui les repoussent.

Lorsqu’on porte dans de telles investigations un complet dégagement, et qu’on essaie, au milieu des irritations présentes, de devancer l’histoire, c’est chose vraiment difficile que d’analyser les élémens d’un parti, chose difficile à ce point que M. Hallam hasarde à peine une définition des deux grandes écoles politiques de l’Angleterre qui nous apparaissent pourtant si parfaitement distinctes[9].

Cependant nous ne croyons pas nous être écartés des données universellement admises en ce qui concerne le parti qualifié doctrinaire. Un dernier trait caractérisera peut-être d’une manière plus complète cette école si éminente par ses hommes, si forte et si compacte par sa bonne discipline.

Cette foi dans un pouvoir, centre de tout mouvement social, n’a pu manquer d’y inspirer une confiance exagérée et quelquefois peu politique dans la légalité, ou, pour parler mieux, dans la puissance officielle de la loi. Les intelligences sont-elles travaillées par des désordres profonds ? toutes les notions du bien et du mal sont-elles misérablement confondues ? On demande des lois, beaucoup de lois, au lieu de demander du temps et de s’en assurer le bénéfice infaillible par une politique habile et froide. Le roi est-il menacé par d’atroces monomanes ? On pense, en lui cuirassant la poitrine de lois, écarter les coups des assassins ; et l’on eût cru remporter une victoire pour la société comme pour le prince, si tel article du code d’instruction criminelle avait été remplacé par tel autre. Au fond pourtant n’étaient-ce pas là des misères, de dangereuses inutilités ? Durant cette longue fermentation qui survit toujours aux grands ébranlemens religieux ou politiques, comme l’émotion de la mer à la tempête, le salut des personnes royales n’appartient qu’à la Providence et à une police vigilante et nombreuse ; quelques escouades de sûreté bien disciplinées allaient bien plus droit au fait que toutes les mesures délibérées au palais Bourbon, mesures qui ont entraîné, au commencement de cette année, des complications parlementaires si sérieuses.

Une revue succincte des faits permettrait de suivre à la trace cette pensée d’ordre moral et de légalité gouvernementale que l’école doctrinaire regardait comme le complément de la politique de Casimir Périer, et dont on vient d’esquisser le vague programme ; on verrait que, pour se formuler en mesures législatives, elle dut presque toujours se dissimuler sous quelque chose de plus palpable, de plus empirique, si je l’ose dire ; on acquerrait la certitude que la chambre élective, lors même qu’elle votait des lois de principes, se préoccupait bien moins de relever le pouvoir dans le sens des idées si fréquemment développées par M. Guizot, que de le préserver des attaques matérielles essayées par les factieux.

Les lois de septembre elles-mêmes passèrent dans le même esprit qui aurait fait voter des brigades nouvelles de gendarmerie ou des supplémens de fonds secrets. On n’y vit guère qu’un moyen de préserver la personne du roi et d’empêcher les émeutes : la partie théorique en fut emportée comme par surprise. On avait fait une bonne loi contre les crieurs publics, trompettes permanentes de la sédition ; on avait fait une loi nécessaire contre les associations politiques. La bourgeoisie crut compléter la série de ces mesures de police en votant des lois qui interdisaient la discussion, même théorique, du principe du gouvernement, l’expression mesurée des regrets et des espérances, et jusqu’à la controverse, vieille comme le monde, sur les bases de la souveraineté, de la propriété, de la famille, etc.

Cette mémorable discussion fut dominée par une équivoque perpétuelle. Les uns croyaient venir en aide à la révolution de juillet par leur boule, comme ils l’auraient fait, un fusil sur l’épaule, en marchant au son de la générale. Les autres savaient fort bien que les jours de l’émeute étaient passés, que les lois de septembre n’émousseraient malheureusement le poignard d’aucun fanatique, et ils connaissaient trop l’histoire et l’humanité pour ignorer que le misérable qui s’enivre de sa pensée ou des secrets encouragemens de quelques complices y puise plus d’énergie que dans des déclamations publiées à la clarté du soleil, sous la menace d’une répression judiciaire et l’horreur des gens de bien ; ils savaient que des lois préventives n’empêcheraient pas quelque Alibaud de succéder à Fieschi, quelque Meunier de venir après Alibaud. Aussi tels ne furent pour eux ni le but, ni la haute signification de la législation réclamée. Ce qu’ils voulaient, c’était relever le principe du pouvoir et le modifier en le fixant dans une sphère inaccessible aux orages, le mettant ainsi plus en harmonie avec le principe de la plupart des pouvoirs européens, dont la base est indiscutable.

Les lois de 1835 sont déjà loin de nous, et je ne sais si l’on ne pourrait taxer d’oisive toute discussion à ce sujet. Si nous devions néanmoins, entourés que nous sommes de l’expérience acquise, émettre une opinion sur ces mesures où les uns ne voyaient rien moins que le salut du trône, les autres que le tombeau de la Liberté, nous dirions qu’à nos yeux leur principal résultat est d’avoir devancé de quelques mois un mouvement que la force des choses aurait infailliblement amené. Rien n’impose, en effet, plus impérieusement son diapason à la violence du langage qu’une situation forte et bien assise.

Si cette législation a obtenu un résultat utile, ce n’est pas du tout celui qu’on en attendait. Les difficultés parlementaires qu’elle a créées ne sont pas moins graves que celles qu’elle a fait disparaître ; mais le seul fait de son établissement, sans émeute et sans obstacle, a constaté devant l’Europe et la force du pouvoir et la faiblesse des partis, épreuve éclatante qui pouvait être nécessaire.

Le début de la chambre de 1834 fut une adresse équivoque comme la nature même du concours prêté par elle à un système dont elle admettait, il est vrai, toutes les grandes bases d’ordre public, mais en restant étrangère aux tendances gouvernementales qui lui étaient imputées. On estima qu’il était possible d’engager plus avant cette assemblée sous l’impression d’un attentat formidable ; mais on ne parut pas comprendre que si elle acceptait les lois répressives, ce ne serait pas du tout dans l’esprit où elles lui étaient présentées.

La solidarité de la chambre et du ministère ne fut, en effet, que d’un jour. À chaque session une crise de plus en plus prolongée vint attester les tiraillemens de cette majorité, que des préoccupations très réelles, sans être de nature à se formuler en lois, séparaient de la pensée politique qui passait pour dominer alors le cabinet. Ministère des trois jours, ministère du 22 février, ministère du 6 septembre, ministère du 15 avril, toutes ces péripéties parlementaires, d’autant plus tristes, qu’elles sont quelquefois descendues jusqu’au comique, attestèrent que deux pensées coexistaient au sein de la majorité, non pas hostiles, mais peu sympathiques l’une à l’autre, pensées auxquelles correspondaient deux tendances au sein du pouvoir lui-même.

Il faut bien s’entendre ici, pour demeurer dans la vérité comme dans la justice ; le ministère du 11 octobre était-il partagé, ainsi que certains journaux ont depuis tenté de le faire croire, en tigres et en agneaux, les uns voulant tout fusiller, les autres tout absoudre ; y avait-il dans son sein un parti de la conciliation quand même et un parti de terroristes monarchiques ? L’amnistie, le procès d’avril, les évènemens de Paris, de Lyon, de la Vendée, les grandes questions si vivement controversées en ces temps difficiles furent-elles jamais le champ de bataille de ces deux écoles politiques dont on se complaît à peindre l’une en style dantesque, l’autre en style de bergerie ? Pas le moins du monde. Le plus parfait accord inspira tous les actes majeurs de ce cabinet, et les dissidences intimes qui séparaient ses deux principaux membres portaient bien moins sur les applications actuelles du système que sur ses applications éloignées, et, à bien dire, éventuelles.

L’un s’arrêtait au gouvernement des intérêts, l’autre croyait pouvoir passer au gouvernement des idées ; l’un entendait conserver intégralement à l’industrie et à la petite propriété, récemment élevées à la vie politique, les profits de la révolution de juillet ; l’autre aspirait à se sentir assez fort pour convier aux affaires une autre portion de la société française ; l’un ne voulait pour le pouvoir que des instrumens habiles, l’autre désirait lui associer des instrumens considérables ; l’un s’appuyait en face des mauvais vouloirs de l’Europe sur la date de 1830, l’autre aspirait à l’effacer, croyant faire disparaître ainsi ces mauvais vouloirs eux-mêmes ; tous deux acceptaient le système général de paix, mais celui-ci faisait de l’ordre européen et des traités de 1815 la base même de sa doctrine, celui-là la subissait comme une nécessité purement transitoire. L’un, par la nature de son esprit et de ses études, tendait à isoler la politique française des transactions étrangères, pour reporter le plus possible toute la force gouvernementale à l’intérieur ; l’autre procédait au contraire du dehors au dedans, et semblait attendre avec une sorte d’anxiété inquiète le moment de consolider le gouvernement de 1830 par une politique de hardiesse et d’entreprise ; en un mot, celui-ci était doctrinaire, et celui-là ne l’était pas.

On sait comment ce cabinet se maintint aux affaires dans les circonstances les plus difficiles que la France ait traversées. Chargé d’une mission sévère et d’une responsabilité terrible, il eut le courage d’accepter complètement l’une et l’autre. Attaqué à main armée, il lui fallait jeter chaque soir en prison les vaincus de la journée ; et ce n’était pas, certes, lorsque l’audace de l’agression et l’impudeur de l’injure étaient sans limites, qu’on pouvait être admis à exiger du gouvernement la rigoureuse observance de tous les articles du Code d’instruction criminelle, et lui reprocher de sortir parfois de l’impassibilité du constable armé de sa baguette blanche.

Mais si le ministère du 11 octobre fut unanime pour la répression, on peut croire qu’il l’eût été pour la clémence dans des circonstances différentes. M. Guizot savait probablement assez l’histoire pour ne pas ignorer que l’amnistie est la seule consécration d’un gouvernement sorti des guerres civiles, et que celui-ci n’est réellement fondé qu’autant qu’il est assez fort pour la faire accepter. Accuser un homme en qui on reconnaît tous les instincts du pouvoir d’être opposé en principe à une amnistie, c’est dire qu’il ne tient pas à constater authentiquement sa force, et qu’il a le goût de la guerre pour elle-même et non pour la victoire. M. Thiers, de son côté, avait trop de sens politique pour ne pas comprendre que si Henri III avait agi, après la journée des barricades, comme son glorieux successeur en pleine possession de son royaume, les ligueurs auraient bourré leurs arquebuses avec ses lettres d’abolition.

Si dans les guerres civiles le seul jugement c’est la victoire ; si le droit qu’il convient d’appliquer à des ennemis politiques, est le droit de la guerre, la première condition pour en réclamer le bénéfice, est de s’avouer vaincu ; ce qui n’implique, tant s’en faut, ni apostasie ni humiliation. Cette déclaration n’est, en effet, que la reconnaissance d’un fait impérieux que le prisonnier de guerre confesse tous les jours avec honneur en rendant son épée. Tout parti qui réclame amnistie les armes à la main et les menaces à la bouche veut en faire une position agressive ; tout pouvoir qui l’accorde est un pouvoir avili.

Pendant la durée du ministère du 11 octobre, l’amnistie était-elle possible dans ses conditions normales d’indépendance et de force ? M. Thiers comme M. Guizot, la chambre comme la couronne, la France comme les pouvoirs de l’état, estimaient manifestement que non. Advenant plus tard des jours de lassitude pour les partis, d’avenir pour la royauté, de confiance pour tous les intérêts, le ministère du 11 octobre aurait-il fait, avec l’unanimité de résolution qui domina toujours chez lui les dissidences de principes, ce que le ministère de M. Molé a consommé avec autant de bonheur et de profit pour la royauté que pour lui-même ? Question oiseuse, s’il est vrai que cette administration hétérogène ne put se maintenir que durant le péril de la lutte, et que la paix en dut briser le faisceau si mal uni. M. Guizot n’eût pas, nous le croyons, personnellement repoussé l’amnistie (on sait qu’il l’avait antérieurement acceptée comme base de négociation avec un loyal maréchal) ; mais il eût peut-être rencontré bien près de lui des irritations et des exigences intraitables ; peut-être aussi les deux chefs de ce ministère auraient-ils long-temps reculé, sans s’en rendre parfaitement compte, devant l’idée de dénouer, par un acte décisif de pacification, une situation complexe et temporaire, devant la crainte de faire succéder les complications ministérielles aux embarras d’un autre genre heureusement surmontés.

En effet, les incompatibilités de nature et de génie se fussent révélées chaque jour plus vives et plus profondes, à mesure que l’on serait arrivé à pouvoir, avec sécurité, prendre parti sur les questions de personnes et d’avenir. L’unanimité aurait disparu avec ces périls en face desquels il n’y a jamais deux partis pour les gens de cœur.

Une situation exceptionnelle et orageuse avait seule rendu possible la combinaison hybride du 11 octobre ; aussi s’explique-t-on difficilement que, dans des circonstances toutes différentes, l’espoir de le reconstituer ait été sérieusement embrassé par M. Guizot : ou ses ouvertures à son ancien collègue, en mars 1837, étaient de pure courtoisie, ou il faudrait y voir l’une de ces démarches inspirées par les difficultés du jour, et qu’on regrette le lendemain. Un esprit tel que le sien ne pouvait ignorer que le propre des situations pacifiques et régulières est de fixer l’attitude des hommes, et de faire reprendre à chacun son centre de gravité.

L’établissement politique de 1830 avait parcouru des phases très distinctes. Les deux forces révolutionnaire et bourgeoise, l’une belliqueuse, l’autre pacifique, s’étaient d’abord fait équilibre dans les deux premiers cabinets de la royauté nouvelle. Au 13 mars 1831, l’idée bourgeoise se produisit confiante et souveraine. Seule elle parla, seule elle agit. Aussi le 13 mars est-il la seule date qui conserve une véritable autorité, et comme un caractère sacramentel aux yeux des classes moyennes. Le ministère du 11 octobre 1832 tira sa force de l’héritage de Casimir Périer, dont il se portait continuateur ; mais à mesure que s’éclaircit l’horizon, son homogénéité tendit à se dissoudre. Il dut bientôt demeurer évident que la lutte de l’idée révolutionnaire contre l’idée bourgeoise était suivie de la lutte de celle-ci contre une autre idée politique. L’élément doctrinaire et l’élément bourgeois se firent contre-poids pendant quatre ans au sein du pouvoir et dans les chambres, l’un s’appuyant sur des individualités éminentes, l’autre sur des instincts nombreux. Ces idées, incarnées dans deux hommes, se balancèrent bientôt à ce point, qu’on vit le pouvoir dans la déplorable nécessité de rechercher, avec grand soin, toutes les nullités politiques, dont l’avènement à la présidence du conseil maintiendrait, quelques jours de plus, cette anarchie patente, prolongée par les incertitudes de la chambre.

La chambre hésitait, en effet, et nous devons essayer de dire pourquoi. Il y avait en M. Guizot des qualités dont la majorité ne pouvait se résoudre à se passer, quoiqu’il fût chef de l’école doctrinaire. Il y avait en M. Thiers des instincts qui l’inquiétaient sérieusement, encore qu’il appartînt à l’école bourgeoise.

Le parti doctrinaire s’est abusé sur la nature et les conditions de sa véritable importance. Répétons-le, ses déductions politiques, qui toutes présupposent un pouvoir fort et une constitution bien assise, n’allaient pas au tempérament mobile d’un pays où les formules légales ont peu de valeur, où la royauté doit subir, après la vieille opposition des chansons, celle des controverses théoriques ; ses tendances à constituer un néo-centre droit, parti gouvernemental dont la formation était sans cesse invoquée par ses organes périodiques, avec plus de violence que de précision, ne pouvaient manquer de donner à penser. Mais des considérations d’un autre ordre triomphaient souvent de ces impressions, et venaient rejeter la conscience de la chambre dans d’honorables perplexités.

Ces noms avaient un vernis de science et de probité que la presse, dans toute la violence de sa polémique, n’avait pas essayé de ternir. Ici, c’était une inflexibilité de gentilhomme, qui ne transigeait pas plus sur les principes que les maréchaux de France, ses ancêtres, ne transigeaient sur l’honneur ; là une vie de persévérance et de hautes études, un sanctuaire domestique trop souvent frappé de la foudre ; c’étaient, ailleurs, de jeunes et spirituelles renommées, des spécialités laborieuses et austères. Jusqu’au 6 septembre, le prestige était entier, les réputations aussi étaient entières, car, parmi ces hommes politiques, les uns n’avaient pas encore traversé la difficile épreuve du pouvoir, les autres ne l’avaient pas exercé en leur seul nom et sous leur seule responsabilité. Ils n’avaient pas eu jusqu’alors à contenir ces dévouemens qui perdent toutes les causes ; ils n’avaient pas eu à composer avec ces faiblesses que chaque parti trouve dans son sein, et qu’il va trop souvent rechercher dans les rangs ennemis pour s’en faire des armes, au risque de se blesser en y touchant.

Le bon sens provincial aimait à leur commettre le soin de contenir les essais aventureux et les profusions où pouvait entraîner l’entretien d’une armée nombreuse. Le parti doctrinaire était naturellement appelé à devenir centre et directeur d’une formidable opposition départementale contre les exigences et les influences parisiennes. Ce rôle avait bien ses inconvéniens, son côté mesquin et peu politique peut-être ; mais le principe en était bon, et le talent joint à la droiture pouvait l’élever jusqu’à la hauteur d’une véritable mission sociale. Sans songer à se ménager avec la cour, autrement que par un dévouement aussi sûr que parfaitement désintéressé, il fallait planter son drapeau en pleine chambre des députés, ayant grand soin d’attendre toujours le pouvoir, sans jamais faire un pas pour le prendre. Avec des idées plus applicables, une plus constante préoccupation des réalités pratiques, on pouvait emprunter ainsi quelque chose à ce parti puritain groupé autour de William Wilberforce au sein des communes d’Angleterre. Or, ce rôle, qui n’a valu à l’auteur de l’Apologie du dimanche chrétien qu’une tombe honorée à Westminster, pouvait, en France, convenablement modifié, aller à un noble orgueil, sans rien coûter à l’ambition.

La loi de la conversion des rentes, la plus populaire entre toutes les questions provinciales, mesure de justice et d’économie, la loi de la conversion était, ce semble, la première dont il appartînt aux doctrinaires de s’emparer. On les vit, au contraire, tomber en combattant un projet que leur intérêt politique, autant que leurs dispositions intimes, les conviaient à préparer dans les conseils de la couronne. On put croire dès ce jour qu’ils constitueraient difficilement un parti parlementaire dans ses véritables conditions d’indépendance et de force. Or, dans un pays tel que le nôtre, il n’y a, pour se maintenir, que les combinaisons assises sur une large masse d’intérêts, et, pour durer, qu’un ministère qui s’impose et se tient debout par son propre poids. Quelque valeur qu’ait un homme, lorsqu’il ne représente que lui-même, il est toujours facile à briser.

Les doctrinaires devaient essayer de se faire accepter de la classe moyenne par leur côté moral plutôt que par leur côté politique. Le succès d’une telle combinaison était d’autant moins impossible, que l’antagoniste de M. Guizot dans le cabinet du 11 octobre n’était adopté par le parti bourgeois qu’avec une manifeste hésitation. Le laisser-aller de ses allures, la mobilité de sa pensée, la rapidité hardie de ses conceptions, ne pouvaient manquer d’inquiéter des intérêts fort peu disposés à se sacrifier au succès d’un vaste ensemble politique.

En se produisant au premier plan des affaires, M. Thiers était condamné à faire, pour ainsi dire, peau neuve. Révolutionnaire d’origine et d’antécédens, et par ses doctrines politiques disciple de Montesquieu, lorsque des réminiscences napoléoniennes ne viennent pas exalter sa pensée, il avait dans sa jeunesse sculpté avec complaisance le buste de Danton, et vivement réclamé, depuis 1830, l’établissement d’une puissante pairie héréditaire, thèse que l’école doctrinaire elle-même n’avait pas été unanime à soutenir. Mais ces faits sortis de sa position, ces idées empruntées à l’école anglaise, sont chez lui presque constamment primés par un sentiment qui ne saurait être défini que par l’épithète de national. M. Thiers n’a ni l’instinct démocratique, ni les sympathies plébéiennes ; mais il se préoccupe fortement de l’action de la France en Europe, et c’est par là seulement que l’alliance est possible entre lui et l’ancien parti du mouvement. Il a le goût des essais aventureux, et le rôle pris en 1830, par M. Mauguin, contre la conférence de Londres et le système pacifique, semblait lui aller bien plus naturellement que celui de ministre d’un gouvernement à protocoles.

Or, par l’audace de sa pensée et la largeur de ses plans, M. Thiers représentait bien moins les intérêts bourgeois que tel député du tiers-parti, par exemple, qui croirait rendre le plus grand service à la France en allégeant le budget de tout le chapitre d’Alger, gros millionnaire qui, le cas échéant, voterait certainement contre la réunion de la Belgique à la France, parce que les calicots de Gand et les draps de Verviers feraient concurrence à nos similaires, et que le prix de nos bonnets de coton pourrait baisser de quelques centimes.

Mais telle est la puissance du talent, la prédominance des qualités acquises sur les inclinations natives, que le chef du cabinet du 22 février 1836 joua son rôle avec un merveilleux aplomb et la plus éblouissante facilité. C’est que M. Thiers possède au plus haut degré la lucide et complète intelligence des situations, et que sa pensée, transparente comme le cristal, saisit toujours les problèmes par les points qui les rendent les plus accessibles à tous. Ainsi Machiavel fait comprendre l’histoire de Florence ou disserte sur Tite-Live. Il y a dans M. Thiers beaucoup de ce sens italien si pénétrant et si souple, de cet esprit positif et fier qui juge les choses en elles-mêmes, sans parti pris et sans système.

À la faculté de comprendre les situations, il parut unir long-temps la plus entière disposition à s’y soumettre. Cependant un grand évènement dans la vie de M. Thiers est venu modifier à cet égard l’opinion de la France et de l’Europe ; et cet évènement semble marquer dans sa carrière la transition de la fortune et de l’amour-propre satisfaits à la haute ambition qui s’éveille. On sait comme ce ministre, en possession de la confiance des grands pouvoirs de l’état, quitta les affaires sur la question d’intervention en Espagne, retraite d’habileté et de prévoyance, qui constitue désormais M. Thiers le représentant d’une idée, l’homme d’une position que le cours des choses ne saurait, tôt ou tard, manquer de reproduire, quoique avec des modifications désormais inévitables. Jusqu’alors rédacteur du National, collaborateur de M. Laffitte, ministre des travaux publics et de la police du 11 octobre, M. Thiers avait été un chaleureux écrivain, un spirituel discoureur, un merveilleux vulgarisateur des notions trop ignorées de l’économie politique, une main précieuse dans les circonstances délicates : de ce jour il est devenu puissance politique. Il a échangé la certitude de rester toujours pour le pouvoir un instrument utile contre la perspective de lui devenir plus tard un ministre nécessaire.

L’intervention en Espagne, telle que M. Thiers s’en est constitué le défenseur, était en effet une question immense, d’une portée beaucoup plus européenne que péninsulaire. Il s’agissait, au fond, bien moins de sauver un peuple voisin de l’anarchie, tâche qui, par elle-même, était déjà peut-être un devoir pour la France, que d’imposer à l’Europe le respect de la royauté nouvelle, et de conquérir pour elle une attitude fixe et honorable au lieu d’une place de tolérance. Nous avons déjà trop longuement discuté cette question pour y revenir ici. Répétons seulement que M. Thiers, en associant son avenir à une idée, expression de tout un système politique au dehors, s’est placé sur le plus solide des terrains, et qu’il peut, avec pleine confiance, attendre que chacun y revienne.

Faut-il ici prévoir une objection pour y répondre à l’avance ? Si l’on nous disait que l’idée fondamentale de cette série d’études politiques est le gouvernement par la bourgeoisie, et que l’intervention en Espagne va à l’encontre de tous les sentimens bourgeois ; si l’on s’étonnait de nous voir trouver habile en M. Thiers une résolution qui parut le séparer de l’opinion où gît la principale force sociale, nous ferions observer que, si l’on doit toujours gouverner avec le concours de la classe qui domine par ses intérêts ou sa puissance morale, ce n’est pas une raison pour la suivre dans ses erreurs ou la bercer dans son imprévoyance. Dans une démocratie, le pouvoir doit toujours contenir ; sous une monarchie bourgeoise, il doit souvent stimuler, car l’un est un gouvernement d’entraînement, l’autre un gouvernement de calcul.

D’ailleurs, si l’intérêt bourgeois domine en France, cet intérêt est loin de s’y produire seul et unique. Il existe, au cœur de ce peuple, de vieux instincts qu’il faut savoir entretenir et respecter. Régner par les intérêts bourgeois, mais en donnant dans une juste mesure satisfaction au sentiment d’honneur national, maintenir la paix, mais en la fondant sur notre prépondérance morale, et non plus sur une insolente suprématie, là gît tout le problème du gouvernement de la France ; et le sphinx révolutionnaire précipitera quiconque, pour le résoudre, n’acceptera que l’un ou l’autre de ses termes, sans parvenir à les concilier.

Y a-t-il un ministère possible entre les cabinets personnifiés dans les deux membres les plus considérables de la chambre élective ? Une administration peut-elle naviguer entre Carybde et Scylla, ou, pour parler sans figure, entre la politique étrangère ou le nationalisme de M. Thiers, et la politique intérieure ou l’organisme de M. Guizot ?

Nul doute, à cet égard, si l’on se borne à tenir compte des vœux de l’opinion dominante. Cette opinion, qui est celle de Paris, des industriels, des rentiers, d’une grande partie de la propriété agricole, verrait avec une extrême répugnance le gouvernement s’engager dans des complications extérieures ; et d’un autre côté, le cœur, aujourd’hui libre de toute crainte et vide, il faut le dire, de toute foi politique, elle ne veut ni nouvelles lois répressives pour le pouvoir, ni hérédité pour la pairie, ni apanage pour la royauté ; elle repousse, en un mot, toutes les mesures constitutives que son instinct ne manque jamais d’attribuer à l’école doctrinaire, non que celles-ci lui appartiennent toujours en fait, mais parce qu’elles semblent lui appartenir toujours en principe. Si en cela l’opinion est très souvent injuste, c’est qu’ailleurs on n’est pas non plus toujours logique. C’est ainsi, par exemple, que la loi d’apanage, quoique ne provenant pas directement de l’influence doctrinaire, n’était, il faut le dire, rationnelle et possible qu’avec elle et par elle seule. Dans les idées de l’école organique, l’apanage était une institution ; hors de là il n’aurait rien représenté. Or, il en est de l’apanage comme de la plupart de ses principes : rien ne se justifie mieux en théorie, en partant de la base de la monarchie constitutionnelle, et rien ne rencontre plus de résistance dans les mœurs, et n’est plus dangereux à tenter.

Pour peu qu’on ait étudié avec quelque soin le mouvement des affaires depuis sept années, il est visible que le pouvoir auquel la loi fondamentale a commis le soin d’organiser le ministère, selon les oscillations de l’opinion, s’est toujours efforcé, autant qu’il l’a pu, de constituer le cabinet en dehors des deux influences exclusives, dont l’une finirait par entraîner un changement de système au dehors, l’autre de profondes modifications dans le système au dedans.

Le ministère du 15 avril est l’expression la plus complète, qui ait été fournie jusqu’à présent, de cette situation mixte, dont il recueille à la fois l’avantage et l’inconvénient.

L’avantage, et celui-ci est bien grand, c’est de n’inspirer de repoussement à personne ; l’inconvénient, c’est de manquer de cette énergie qu’une vue passionnée imprime toujours, et peut-être imprime seule à la vie publique, aussi bien qu’à l’existence individuelle. L’homme d’expérience et de mœurs douces, à l’esprit plus conciliant que tranché, qui tourne les aspérités des choses au lieu de les aborder de front ; cet homme-là, s’il ne traverse le monde inaperçu, suscitera des irritations diverses qui ne manqueront pas de se coaliser contre lui. Il en est toujours ainsi tant que les idées agressives n’ont pas perdu toute foi en elles-mêmes.

Or, il suffit d’étudier, au sein des chambres et dans la presse, l’école organique, pour voir qu’elle est assurément bien compacte. Il suffit, d’autre part, de contempler l’Europe, de pressentir la situation, où une seule question, celle qui porte en germe toutes les autres, la question d’Espagne, peut, d’un jour à l’autre, placer la France, pour s’assurer que les éventualités de l’avenir sont bien graves, et que l’école nationale trouvera plus d’une brèche pour assaillir le système dont la mission est de maintenir la paix du dedans et du dehors.

Il se peut, et j’accepte de grand cœur un tel augure, que la trêve de Dieu soit longue, que le bonheur et l’habileté retardent le jour des grandes épreuves et des luttes décisives. Lorsqu’on se rappelle ce découragement profond, qui, aux premiers mois de cette année, avait atteint les ames et presque déraciné toute espérance, lorsqu’on se reporte à cet interrègne ministériel, à cet avortement de toutes les combinaisons successivement essayées, on éprouve un bonheur bien senti en se retrouvant, au sortir de cette situation agitée autant qu’impuissante, sous la main de la seule administration à laquelle il fût donné de la calmer et de préparer des jours meilleurs. Les positions avaient été tellement faussées, les irritations étaient si vives, les repoussemens si énergiques, que tout le bien qui s’est fait depuis six mois était impossible par une autre que par elle.

C’est là le véritable titre du cabinet actuel, et il peut l’invoquer à bon droit en montrant la sécurité partout rétablie, les haines, sinon éteintes, du moins calmées, la personne royale délivrée d’une contrainte odieuse pour elle, humiliante pour la France. Mais ce titre suffirait-il seul pour lui assurer un avenir ? Ses membres sont trop éclairés pour n’en pas douter, pour ne pas apprécier tout ce qui s’agite hors de son sein, de force politique et de puissance parlementaire.

Si l’ordre intérieur était troublé, si les intérêts se sentaient le moins du monde compromis, ils rallieraient bientôt la bannière des hommes qui professent l’opinion d’une résistance plus énergique, d’une organisation plus forte du pouvoir. Si, au contraire, le système politique devait changer au dehors, si quelque évènement compromettait l’honneur ou la sécurité de la monarchie bourgeoise, cette question ramènerait au premier plan des affaires l’homme qui sut y rattacher sa fortune et attendre qu’elle mûrît. Or, cette éventualité est-elle donc bien hasardée ?

Le ministère dont M. Molé est le chef a voulu reprendre les affaires au point où les avait trouvées, lors de sa formation, le cabinet du 6 septembre 1836, mais en suivant désormais, sans en dévier, les voies qu’avait voulu se tracer dans l’origine l’administration mixte de cette époque ; voies de conciliation et d’amélioration intérieures, dont des faits imprévus et des influences funestes l’avaient si déplorablement écartée.

Lorsque MM. Molé et Guizot s’entendirent pour remplacer le cabinet que la question d’Espagne avait si soudainement dissous, ils rencontrèrent faveur auprès des chambres comme auprès de la royauté, faveur auprès du pays, auquel M. Thiers n’était pas parvenu à faire comprendre l’urgence d’une politique plus décidée dans les affaires de la Péninsule. La prospérité matérielle était grande, le découragement des partis profond. On était assez près du danger pour que le pays tînt compte de leurs services aux hommes qui avaient courageusement contribué à l’écarter ; on en était assez loin pour que les cœurs s’ouvrissent dès-lors à des pensées de pardon et de clémence. On voulait alors ce qu’on veut aujourd’hui, jouir d’une position irrévocablement acquise, se reposer des excitations violentes sur un gouvernement vigilant, mais modéré ; sortir des classifications de partis, qui ne représentent rien du moment où ceux-ci ont abdiqué, sinon la haine, du moins l’espérance, le seul principe de leur vie, le seul élément de leur force. On sait par quelle série de fatalités et de fautes le programme de modération, arrêté au début de la session de 1837, fut si soudainement changé, lorsqu’un mouvement militaire, dans la prompte répression duquel le pouvoir avait cru puiser de la force, devint l’occasion d’un grand scandale, contre lequel on protesta, malheureusement, avec plus de justice que d’habileté. On n’a pas oublié comment l’attentat isolé d’un misérable, dérangeant à lui seul tout un système, enfanta un projet qui, sans atteindre aucunement son but, devait soulever de si vives résistances ; et comment des lois, produites au sein des circonstances les moins favorables, vinrent compliquer une situation que des irritations réciproques rendirent bientôt menaçante. On se rappelle par quelle série d’évènemens on en vint au bout de peu de mois, au milieu du calme de tous les intérêts, de l’amortissement de toutes les passions, à galvaniser les partis éteints, au point de tout remettre en question, tout, jusqu’à l’existence du gouvernement représentatif lui-même.

Jamais position plus facile n’avait été plus tristement compromise. La reprendre en sous-œuvre, en la dessinant plus nettement, telle fut la pensée de MM. Molé et de Montalivet, lorsqu’ils s’associèrent au 15 avril. Comme Casimir Périer succédant à M. Laffitte, ils ne voulaient pas autre chose que ce qu’avait voulu, dans le principe, le cabinet qu’ils remplaçaient ; ils le voulurent seulement avec plus de suite et d’unité. L’épithète de cette administration était trouvée d’avance ; c’était, malgré ses allures indécises et timides, un ministère de conciliation, et dès-lors un ministère d’amnistie. L’heure de l’amnistie avait, en effet, sonné, et dans une telle matière, il n’est pas bon que le vœu des peuples devance long-temps les décisions du pouvoir ; il est dangereux de laisser attribuer à la vengeance ce qui a perdu l’excuse d’une nécessité politique. La marche de ce ministère ne pouvait manquer de paraître incertaine, car aucun parti n’arrivait avec lui aux affaires ; il disait, au contraire, à toutes les fractions parlementaires qu’il ne prendrait la couleur d’aucune d’entre elles, et qu’il allait tenter, en transigeant avec toutes, de recomposer une majorité nouvelle.

Cette position, prise dans la chambre, le conduisait logiquement à la dissolution, comme sa position dans le pays lui faisait une obligation impérieuse de l’amnistie. Ce cabinet est faible certainement pour les grandes luttes de la tribune ; mais il a osé s’appuyer sur une idée, et cette idée lui a prêté sa force intime. En proclamant l’amnistie, puis, en marquant une ère nouvelle, ère du désarmement et du pied de paix à l’intérieur, par le renouvellement de la chambre élective, le ministère du 15 avril a subi une des conditions du gouvernement représentatif. À chaque situation sa législature, sous peine de chercher avec aussi peu de résultat que de dignité une majorité introuvable. La courte histoire du gouvernement représentatif en France atteste que les majorités les mieux assises se sont constamment modifiées selon les mouvemens de l’esprit public au dehors. Les élections partielles opérées sous l’empire de la loi du 5 février 1817, les élections générales de novembre 1827, donnèrent des majorités indécises et flottantes, parce que la situation du pouvoir n’était pas fixée vis-à-vis du pays ; mais au 8 août 1829, le nom seul de M. de Polignac réunit en faisceau une chambre dominée jusqu’alors par les plus insignifiantes coteries, et dont la destinée était de s’abîmer bientôt au sein des perplexités qu’enfante toujours une révolution. La chambre des 221, renouvelée en grande partie en vertu de la loi du 12 septembre 1830 ; celle que convoqua M. Laffitte, et devant laquelle recula d’abord Casimir Périer, exprimèrent avec une triste vérité les hésitations du pays sur l’interprétation, la nature et les limites de la révolution de juillet. La chambre de 1834 fut presque unanime tant que se produisirent les dangers qui compromettaient à la fois l’ordre social et l’ordre politique ; elle se fractionna comme le pays lui-même dès qu’il n’y eut à prendre parti que sur des questions de personnes. Cette majorité disciplinée pour la lutte était comme mal à l’aise dans la paix ; elle hésitait à s’asseoir dans les conditions normales d’un gouvernement consolidé, dans la crainte de désarmer le pouvoir, dans la crainte aussi de paraître abdiquer son passé et donner raison à ceux qui l’avaient attaquée avec autant d’acharnement que d’injustice.

Se demander quelle sera la chambre de 1837, c’est donc rechercher quelle situation elle représente.

Or, la situation du pays se produit en ce moment sous un aspect vraiment nouveau. Depuis vingt-deux ans la France possède des institutions représentatives, et c’est peut-être la première fois qu’elle approche de l’urne électorale l’esprit dégagé de toute préoccupation dominante, et le cœur ouvert aux passions locales bien plus qu’aux passions politiques. Elle comprend vaguement sans doute qu’il y a beaucoup à faire au dedans comme au dehors ; mais ses idées étant encore peu arrêtées à cet égard, elle semble, contre son habitude, attendre l’impulsion du pouvoir plutôt qu’elle n’est jalouse de la lui imprimer.

Une disposition analogue, on peut le croire, dominera dans la chambre prochaine. Le ministère sera-t-il en mesure de répondre à ce vœu d’initiative, d’exercer, en la réglant, l’activité d’esprit de la chambre ; et des questions de travaux publics, de finances et d’administration, suffiront-elles pour cimenter une majorité nouvelle ? Problème que les faits seuls pourront résoudre.

Ce qui est constaté pour tout observateur attentif, ce sont les incurables blessures que les vieux partis portent au cœur ; c’est la foi qui s’en retire et l’espérance qui leur échappe. Réfugiés dans l’histoire, qu’ils torturent, faute d’entretenir aucune espérance présente, les uns cherchent le suffrage universel dans les édits royaux du XVe siècle, les autres grandissent des scélérats vulgaires en les offrant comme la personnification d’idées puissantes et sociales. Ce qu’ils déplorent comme une torpeur passagère, c’est l’harmonie qui tend à s’établir entre les idées et les réalités pratiques, harmonie qui constitue le bien-être des nations, comme l’équilibre entre les désirs et les facultés constitue le bien-être des individus.

Ce serait chose difficile que d’organiser aujourd’hui contre le pouvoir des résistances puissantes, lors même que la paix extérieure viendrait à être compromise. Soyons justes envers nous-mêmes, et ne contribuons pas à entretenir l’Europe dans une illusion qu’il est aussi important de lui faire perdre dans son intérêt que dans le nôtre. Il n’y a désormais de Vendée possible pour aucun drapeau ; il n’est pas de parti qui, dans les circonstances les plus favorables, puisse aller au-delà de quelques émeutes partielles ; et s’il n’envisageait que les chances de sa consolidation, le pouvoir aurait peut-être plus à souhaiter qu’à craindre ce qu’en 1830 il pouvait redouter à bon droit comme le signal de sa chute. Le gouvernement des classes moyennes peut désormais se prévaloir de la force inhérente à toute idée qui a conscience d’elle-même et voit clair devant elle.

Est-ce donc à dire qu’en cas de complication au dehors, les partis du dedans se réuniraient dans un patriotique concert ? Non, assurément. Il y aura constamment des partis, et des partis malveillans et hostiles. Mais n’en a-t-il pas presque toujours existé depuis la fondation de la monarchie ? Serait-il donc si paradoxal de soutenir qu’à l’époque la plus remarquable de notre histoire par l’unité de la puissance politique et l’harmonie extérieure de la société, au siècle de Louis XIV enfin, il y avait des factions aussi puissantes au moins, et certainement plus passionnées que celles contre lesquelles le pouvoir est appelé à lutter dans le nôtre, factions en conspiration permanente avec l’étranger, et qui comptaient sur lui comme celui-ci faisait toujours fonds sur elles ? N’était-ce pas un parti que les trois cent mille réfugiés qui couraient l’Europe pour l’ameuter contre Louis XIV ? N’est-ce pas un parti qui prépara la ligue d’Augsbourg, organisa la terrible insurrection des Cévennes, et qui armait contre la France ces régimens d’émigrés, à la tête desquels l’un de ses guerriers, le maréchal de Schomberg, trouva la mort à la Boyne ? N’étaient-ce pas des publicistes de parti, et de la plus terrible espèce, que les Jurieu, les Claude, les Ferry, et tant d’autres ennemis personnels du prince et de son système ? N’était-ce pas à des passions de parti que s’adressait le marquis de Guiscard, lorsqu’il parcourait les castels du Rouergue, du Quercy et du Béarn, prêchant l’union des catholiques et des protestans contre l’oppression politique et religieuse, préparant une insurrection que des débarquemens ennemis devaient fomenter en même temps en Normandie et en Provence ? Croit-on que les victoires de Guillaume III ne fussent pas saluées comme de bonnes et saintes nouvelles dans ces nombreux châteaux de noblesse huguenote qu’arrosaient l’Ardèche et le Rhône, au sein de ces assemblées nocturnes, où l’on portait une Bible d’une main et la carabine de l’autre, et jusque dans ces bonnes villes de commerce où de nombreux proscrits avaient laissé des frères selon le sang, et des frères cachés selon la doctrine ? Un vingtième de la population du royaume était alors en état d’hostilité secrète ou patente contre le gouvernement du pays ; et cette redoutable faction s’appuyait au dehors sur les plus puissantes combinaisons politiques et militaires, comme sur les haines les plus inexorables.

Si l’Europe se persuade qu’il est en France un parti quelconque aussi bien organisé que celui-là, une foi politique aussi vive que l’était alors la foi protestante exaltée par la persécution, elle se trompe bien gratuitement ; et dans l’intérêt de son repos comme dans celui de notre propre dignité, il est urgent qu’elle le comprenne.

La France possède en ce moment, et nous constatons ici un fait actuel sans entendre en rien garantir l’avenir, la France possède, disons-nous, la pleine et entière disposition de ses ressources ; et le mal de la situation ne viendrait-il pas précisément du parti pris de ne leur donner aucun emploi ? À cet égard, les faits ne sont-ils pas plus puissans que les volontés les plus fortes, que les résolutions les mieux concertées ?

N’est-il pas vrai que pour qui considère le cours des idées et des choses, il est difficile d’écarter à toujours la prévision d’un conflit fondé sur des antipathies peu déguisées ? C’est le premier titre du gouvernement de 1830 d’avoir eu foi profonde dans la paix, d’en avoir assuré le bienfait au monde sans qu’il en ait rien coûté à l’honneur et aux intérêts de la France. La guerre, dirigée par la propagande révolutionnaire, était alors l’abîme de toute civilisation, de toute liberté en Europe. En écrivant ces études politiques, notre principal but a été de le prouver. Mais depuis les judicieuses transactions de la conférence de Londres, depuis la signature de ce quadruple traité dont les conséquences étaient si vagues, que d’évènemens sont venus modifier notre position, que d’éventualités semblent pouvoir sortir à chaque instant de ces évènemens eux-mêmes !

Si des repoussemens, qu’il fut d’abord honorable et prudent d’espérer amortir, devenaient plus manifestes ; si l’esprit de salon soufflait sur la diplomatie européenne et qu’elle perdît en face de la France ses habitudes séculaires de prudence et de respect ; si elle affectait d’oublier ce que nous pouvons, rien ne serait d’une meilleure politique que de le lui rappeler. Heureusement pour nous, plus heureusement encore pour l’Europe, ce serait un gouvernement régulier qui descendrait aujourd’hui dans la lice ; il aurait derrière lui une innombrable jeunesse, et celle-ci saluerait d’un immense cri de joie le jour où cette arène, si long-temps fermée, s’ouvrirait enfin pour elle ; il trouverait dans les sympathies britanniques une alliance, peu conciliable, il est trop vrai, avec nos intérêts permanens, mais que les mauvais vouloirs de l’Europe rendraient étroite autant que nécessaire. Certes, si l’on voulait absolument que la monarchie bourgeoise fît ses preuves ; si les gouvernemens plus vieux de date tenaient à la tâter, à la manière de nos pères, officiers imberbes qui payaient toujours d’un coup d’épée leur bien-venue au régiment, elle pourrait, en ce moment, se prêter sans danger à cette innocente fantaisie ; et croyons bien fermement que l’on serait très pressé d’en finir et de lui conférer l’initiation.

Ou nous nous trompons fort, ou c’est dans ce sens qu’on peut prévenir une réaction assez prochaine de l’esprit public. Qu’on le sache bien, il n’est aucune question de politique intérieure de nature à passionner le pays, à y prendre véritablement racine. La réforme électorale est un thême que les oppositions diverses exploitent dans le sens le plus contradictoire, et qui n’aura jamais de sérieux qu’une question moins importante au fond qu’on ne le suppose, l’adjonction de certaines catégories de capacités. L’amnistie a comblé la mesure de toutes les exigences, et le système du 13 mars n’est pas plus ébranlé qu’au premier jour. Mais ce système se résume en un seul mot : l’ordre public. La paix extérieure, toute désirable qu’elle soit par elle-même, n’en fut jamais que l’accessoire. En 1830, la paix fut nécessaire pour fonder parmi nous un gouvernement régulier ; peut-être la guerre le deviendra-t-elle à son tour. Remettons avec confiance le soin de l’honneur national et l’avenir de la monarchie nouvelle aux mains qui en gardent le dépôt ; mais ne nous dissimulons pas que le mouvement de l’opinion est là, que de là semblent devoir venir par la suite les principales péripéties gouvernementales.

Que si une crise éclatait au dehors, elle n’aurait qu’un temps sans doute. Les intérêts majeurs de l’Europe, les principes même de notre gouvernement bourgeois contribueraient à en hâter le terme, et provoqueraient bientôt entre les doctrines politiques une transaction analogue à celle que le xviie siècle signait avec bonheur à Osnabruck et à Munster. Quoi qu’il en puisse être, tant qu’il ne sera pas manifestement démontré par la solution de la question espagnole, par la franche adoption du nouveau royaume de Belgique, enfin, par l’attitude générale de l’Europe, que ces craintes sont gratuites, et que la France peut oublier le soin de son honneur pour se préoccuper exclusivement de celui de ses intérêts, il y aurait, ce semble, quelque imprudence à s’engager par trop avant dans les grandes questions industrielles soulevées à la fin de la dernière session. Qu’un avenir immense attende l’industrie française, qu’un vaste système de travaux publics doive recevoir de l’état sa direction suprême, nul doute à cet égard ; que le gouvernement des classes moyennes soit appelé à modifier graduellement l’ensemble des institutions secondaires pour le mettre en harmonie avec son principe, je l’admets de grand cœur ; mais ne devançons pas les temps, assurons fortement le sol avant d’élever l’édifice dont nous aimons à mesurer l’étendue ; ne donnons rien au hasard, rien à la fortune, et ne soyons pas téméraires dans notre pacifique confiance, comme nous le fûmes trop souvent dans nos agressions.


Louis de Carné.
  1. Des Partis et des écoles politiques en France. — Caractère dominant du mouvement actuel. — De la Démocratie et de l’école républicaine. — De la Bourgeoisie en France, etc.
  2. Lafayette et la révolution de juillet, par M. Sarrans.
  3. Souvenirs historiques de la révolution de 1830, par M. Bérard.
  4. M. Royer-Collard.
  5. Séance du 18 mars 1831.
  6. « Tous les gouvernemens sont incomplets à côté du gouvernement de l’Angleterre. La république est une ébauche ; elle laisse une question à résoudre, celle de la royauté. La démocratie est une ébauche, elle laisse aussi une question à résoudre, celle de l’aristocratie.

    « La monarchie représentative n’en laisse aucune ; elle est complète. Quant à ses effets, comme gouvernement, elle a l’unité de la royauté, l’esprit de suite de l’aristocratie, la vie et l’énergie de la démocratie. C’est le gouvernement que je vous demande pour mon pays. »

    (M. Thiers. Chambre des députés, séance du 3 octobre 1831.)
  7. Du Gouvernement de la France depuis la restauration. Paris, 1820.
  8. Des Moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France. Paris, 1821.
  9. The Constit. hist, of England, tom. iv, chap. XVI.