Le postillon (Syrokomla)


Le postillon
1844

II

LE POSTILLON

« Tout le monde est en train de causer et de boire,
Que fais-tu, seul, triste et rêveur ?
Prends la pipe et le verre, et conte-nous l’histoire
Du chagrin qui remplit ton cœur...

« Les filles, au doux chant, le son de la trompette
Laissent ton esprit soucieux:
Tu fais claquer ton fouet, au bruit de la sonnette,
Depuis deux ans, sans cris joyeux... »

— « Je sens mon cœur brisé, bien que souffrant sans plainte;
Rien sur terre ne me sourit;
Verse-moi, mon ami, le verre plein d’absinthe,
Ecoute, à présent mon récit ;

« Quand je pris à la poste, au début, du service,
Plein de zèle pour mon métier,
J’étais dur au travail, jeune et le cœur novice,
Le pied toujours dans l’étrier.

«Je menais, nuit et jour, sans repos sur la route,
Et la malle et les voyageurs,
Recevant quelquefois un florin pour la goutte,
Quand c’était de riches seigneurs.

« Bien traité par mes chefs, courtisant les fillettes,
Trinquant avec de bons amis,
Je cinglais de mon fouet, rêvant aux. amourettes,
Mes chevaux ardents, au poil gris.

« Qu’il est doux de sonner gaîment de la trompette,
Vêtu de neuf, en postillon,
Lorsqu’on mène, au galop, un couple amoureux... Fouette,
Cocher, sûr d’un bon aiguillon...


« J’étais l’heureux amant d’une fille jolie
Qui demeurait près du chemin,
Et m’arrêtais, toujours, ma tournée accomplie,
Pour causer avec elle un brin.

« Par une nuit d’hiver, une affreuse tourmente
Sévissait sur le sol gelé,
Et recouvrait le champ d’une neige éclatante
Qui masquait l’horizon voilé.

« Allons ! sur pied... Il faut partir en estafette. »
Me dit-on, en me réveillant,
Au milieu de la nuit. Je quittai ma cachette,
Et me mis en route, en bâillant

« Et jurant, à cheval... Une brise effroyable
Chassait la neige, à gros flocons,
Et fouettait mon visage, exposé, pauvre diable,
Au souffle de tous les démons...

« J’entendis, tout à coup, ure voix en détresse
Crier, implorant du secours ;
Je voulus aussitôt faire acte de prouesse,
Et du prochain sauver les jours.


«Je tournai mon cheval, quand un lâche égoïsme
Me souffla l’idée : « A quoi bon
« Perdre un temps précieux, par un sot héroïsme,
« L’heure due à la passion. »

Tremblant d’émotion, dominé par ma flamme,
J’oubliai mon noble dessein,
Et j’allai devant moi, chantant la peur dans l’âme,
Pour me distraire, un gai refrain.

« Repassant au lieu même, à mon retour à l’aube,
Je fus glacé par la terreur,
En voyant s’agiter, sur la neige, une robe
Dont l’aspect me serra le cœur.

« Mon cheval fit un bond, hérissant sa crinière,
Devant un cadavre étalé ;
Je frémis d’épouvante et je sautai par terre,
Pour découvrir le corps gelé...

« Son visage roidi, blanc comme de l’ivoire,
Est gravé dans mon souvenir...
Je devins fou de rage... Oui, c’était... Verse à boire,
Mon ami, je ne puis finir. »