Le portrait du reître (Albert Giraud)

Parnasse de la Jeune BelgiqueLéon Vanier, éditeur (p. 137-138).


Le Portrait du Reître


Sur le rêve effacé d’un antique décor,
Dans un de ces fauteuils étoilés de clous d’or
Dont la rude splendeur ne sied plus à nos tailles,
Le front lourd de pensée et balafré d’entailles,
Repose, avec l’allure et la morgue d’un roi,
En un vaste silence où l’on sent de l’effroi,
L’aventurier flamand qui commandait aux princes
Et qui jouait aux dés l’empire et les provinces,
Celui dont la mémoire emplit les grands chemins,
Celui dont l’avenir verra les larges mains
S’appuyer à jamais en songe sur l’Épée.
Dans ses regards de cuivre on lit une épopée :
Des fuites en plein vent d’enfants et de soudards,
De grands soleils couchants hérissés d’étendards,
Et des flaques de sang, de femmes et d’entrailles,
Et l’essor de la gloire au dessus des murailles,
Et les chevaux fumants cabrés vers les cieux fous !
Oh ! quel poids de mépris tu fais tomber sur nous,
Rêveurs silencieux prisonniers de nos rêves,
Toi dont le cœur battait sous les baisers des glaives,
Et volait à la mort sous les drapeaux claquants !
Les hasards de la guerre et les rumeurs des camps,
Les grelots des mulets, les cahots des guimbardes,
Les danses de lumière au bout des hallebardes,

Les doublons de la solde et les appels du cor,
Toute une éblouissante aventure est encor
Chantante autour de toi dans les ombres fleuries
Que verse sur ton front l’orgueil des draperies.
Monceaux de diamants, de vases florentins,
Lacs de brocart et d’or à l’entour des festins,
Vastes étoilements de seins nus, de chairs roses,
Amours ivres vautrés dans du sang et des roses,
Longs soirs vus à travers les vins orientaux,
Tous ces grands souvenirs traînent dans tes manteaux.
Et telle est ta magie aux feux du crépuscule,
Que notre esprit pensif superbement recule
Vers les temps abolis et les hommes éteints,
Et qu’éveillant en nous des ancêtres lointains,
Tu fais, au plus profond de nos âmes paisibles,
Sonner étrangement des clairons invisibles.