LE PONT D’ARCOLE.

Vendredi dernier, jour de la seconde semaine de la fête du Saint-Esprit, j’étais seul dans le cirque de Vérone. Ce monument, parfaitement clos de toutes parts, est un des plus beaux qu’ait laissés le génie des Romains. On y entre par des voûtes sombres et humides d’où la pluie tombait goutte à goutte. Quand je fus dans l’enceinte, je m’assis sur l’un de ses gradins de marbre où s’asseyaient autrefois vingt mille spectateurs. Je comptais être là tout-à-fait retiré et n’entendre surtout aucun bruit. Mais voilà que par les vomitoires qui recevaient la foule au temps des empereurs entrèrent pêle-mêle tous les bruits de la ville ; c’étaient des chants interrompus d’une procession qui passait, l’orgue d’une église, le cri des vendeurs, le roulement des voitures, l’appel des armes, la basse éloignée des chanteurs publics, et ce murmure dont ne peut se défendre ni jour ni nuit une grande foule d’hommes, même quand ils retiennent leur haleine. Tous ces bruits confondus roulaient sur les degrés, leurs flots se brisaient l’un dans l’autre, en bondissant sur les gradins ; ils passaient, ils descendaient vers moi comme la musique des morts dans ce spectacle invisible. C’étaient toute l’harmonie et tous les sons de ce climat de l’Italie, qui affluaient de toutes parts et retentissaient dans cette enceinte comme dans un organe de pierre. Long-temps je fis effort pour discerner quelque chose dans ces sons. Il y avait des murmures d’amour, des chants de joie, des voix d’enfans et de filles, des cris qui tombaient des Alpes, et des soupirs qui s’élevaient de la mer de Venise. À la fin il me parut que sous ces bruits divers il y avait un nom, toujours le même, que ces voix répétaient, et que ce nom était Napoléon qui retombait sans cesse au fond de l’arène, comme un grain d’or au fond d’un vase.

J’écoutai encore (car j’étais dans une véritable stupeur) ; et plus le bruit augmentait, plus le mot terrible se dressait devant moi dans l’enceinte des gladiateurs, qui est aujourd’hui couverte d’une herbe épaisse. Il me semblait que mon esprit était plongé dans le creuset où bouillonnait l’avenir d’un peuple, et que j’étais perdu dans ce chaos. Je montai pour respirer sur le plus haut degré du cirque, et de là j’aperçus la chaîne bleue des Alpes Tarentines et le cours de l’Adige. La plaine était noyée dans une vapeur lumineuse qui la couronnait d’une immense auréole d’or. Cette plaine était le grand champ de bataille de la république où celui dont j’entendais toujours le nom avait semé le premier germe de sa vie. Mon cœur battit horriblement à cette vue, je descendis, et je pris le chemin d’Arcole.

C’était par un de ces ciels qui sont rares même dans ce pays. Il avait plu constamment tous les jours précédens, et l’on eût dit que ce climat voulait reparaître après cela dans sa plus belle pompe. C’était le ciel des peintres vénitiens, c’est-à-dire l’âme étincelante et la pensée visible de l’Italie, qui étendait sa bande empourprée sur les villes, sur les prairies, sur les buissons d’acacias. Les nuages étincelaient en forme de faisceaux d’armes sur le haut des Alpes. Il y avait dans l’atmosphère des panaches tricolores qui flottaient en vapeur, des lames d’épées qui scintillaient dans chaque cours d’eau, des ceinturons aux agraffes d’acier qui pendaient en rosée aux guirlandes des vignes, et le ciel était plein partout d’une poussière lumineuse qui s’élevait sous le soleil, comme la poussière qui croît dans la mêlée sous la corne du pied d’un cheval de bataille. À chaque embranchement de chemin, les madones, qui, suivant les descriptions que j’en avais lues, devaient être de grossières et ridicules images, étaient ce jour-là remplies partout d’une admirable douleur de peuple, d’une douleur de mère. Elles pleuraient de grosses larmes et elles attendaient avec une insupportable anxiété sur la route des nouvelles de leur fils. Je rencontrai dans les villages des processions muettes et des femmes qui s’en allaient cachées sous de grands voiles blancs. Il y avait aussi des convois de troupes autrichiennes qui balafraient, chemin faisant, leurs soldats de leurs bâtons de noisetiers. À mesure que j’avançais, le souvenir du passé m’obsédait de plus en plus ; je comparais ces grands jours avec nos jours imbécilles. Je dévorais mon chemin.

Un peu avant d’arriver à Torre dei confini, je laissai la route à gauche, et je traversai le village de San Bonifaccio. On entre là dans un chemin enfermé dans des vernes que je suivis jusqu’à une maison de roseaux où je m’arrêtai pour lire sur un des angles : Commune d’Arcole, district de Saint-Boniface, province de Vérone. La découverte de l’inscription des trois cents des Thermopyles ne m’eût pas causé tant de joie. Je passai devant l’église du village où les paysans étaient rassemblés, et après un détour, je me trouvai en face du pont ; de ma vie, je n’oublierai ce moment. Deux femmes étaient assises, et causaient ensemble à la place de la batterie autrichienne, sur le seuil de leur maison, dont les angles sont encore criblés de boulets. Des enfans s’étaient mis à l’ombre dans la niche d’un saint Jean qui occupait autrefois le milieu du pont, et que le rude assaut du général a refoulé sur le rivage. Le pont est en planches frêles et vermoulues qui menacent de se rompre sous les pieds, et il n’y a point de parapets ; il est soutenu sur la rivière par deux murs en briques. J’ai mesuré sa largeur qui est de cinq pas, et sa longueur qui est de trente, ce qui fait que le porte-drapeau a dû s’avancer à une demi-portée de pistolet du feu de l’artillerie ennemie. Il était autrefois de pierre, mais la rivière l’a déjà emporté deux fois, et ce marais est devenu à son tour indomptable depuis qu’il a senti marcher sur son eau l’ombre de cet homme. Si j’étais étonné de la petitesse des proportions de ce pont de village qu’une chèvre fait trembler, je l’étais bien plus encore de la rivière sur laquelle il est jeté. L’Alpone, dont l’embouchure dans l’Adige est à deux lieues de là, à Ronco, est une espèce de canal bourbeux qui a au plus, en été, quatre pieds de profondeur. Mais la moindre pluie le fait grossir subitement, parce qu’il sert d’égoût aux marais qui remplissent la plaine. Ses bords sont verdoyans et élevés en jetée. Son eau est livide et grasse, et elle rampe sur son lit d’argile. Malgré cela, les vagues bleues de Salamine que j’avais vues quelque temps auparavant, ne m’avaient pas paru plus belles, car il semblait que ces flots n’étaient si pesans que parce qu’ils entraînaient avec eux des tronçons de sabres limoneux, des drapeaux qu’ils lavaient, des roues de chariots qui roulaient, des aigles qui se noyaient, des gueules de canons qui buvaient et vomissaient leurs sources, et que cette eau n’était si lente que parce qu’elle chariait éternellement dans sa vase la grande voix et le fardeau de pensées qu’elle avait entendus une fois passer sur elle.

À la tête du pont, du côté par où arrivait l’armée française, on voit encore une pyramide en marbre rouge, haute de quarante pieds au plus. Sur cette pyramide, il n’y a ni noms, ni inscriptions. On pourrait la prendre pour un trophée oublié de l’antiquité. Il n’y a jamais eu sur ses faces qu’une grande N, encore a-t-elle été effacée. Le premier monument de gloire de Napoléon est ainsi sans nom comme son tombeau. Mais sur les faces nues de cette pyramide une main invisible écrit jour et nuit sans la pouvoir remplir, et le passant qui la regarde est ébloui de ce néant. C’est la page encore blanche que cette immense vie couvrira plus tard, jusqu’aux bords, de ses lignes entassées.

Quoique ce monument eût l’héroïque simplicité des jours qu’il rappelle, les faces de son piédestal étaient remplies de trophées en relief, de haches d’armes, de faisceaux, de torches ailées, de cuirasses, de foudres et d’aigles. Mais tous ces trophées ont été à moitié brisés, et il n’en reste que la trace. L’une des faces du piédestal renfermait la statue de Napoléon, qui en a été arrachée, et qui laisse un grand angle vide dans la base. Et nous aussi, mon Dieu, nos haches d’armes sont brisées : la lettre de notre nom est effacée sur notre dalle ; notre torche est éteinte, notre foudre est démolie ; les enfans ont ébréché notre cuirasse de pierre sur notre piédestal, ils ont emporté, dans le creux de leur main, notre poussière dans leurs cabanes de roseaux. Quand viendra de la ville l’ouvrier avec son ciseau pour ciseler de nouveau notre bloc qui s’en va ? Et la statue aussi de la France a été arrachée de la pyramide du présent. Quand sortira de son atelier le divin sculpteur avec son tablier de cuir pour la remettre debout sous la pluie et l’orage dans sa niche de marbre fin ?

La vue que l’on a de cet endroit est pleine de grandeur et d’originalité. Au bas de la levée était encore le fossé où le général français avait été renversé ; il y avait tout à côté une barque de pêcheur échouée, symbole d’un autre naufrage.

Aussi loin que les yeux pouvaient voir, le marais s’étendait sous des joncs, de hautes herbes. Partout la plaine était baignée sous une eau noire et livide d’où ne sort jamais aucun bruit, ni un chant d’oiseau, ni une voix d’homme. D’étroites chaussées de quatre pas de large, que j’avais peine à apercevoir, rampaient sur cette vaste marre ; à son extrémité, le clocher de Ronco surgissait de la vase et en marquait le rivage. De grands nuages pesaient alors sur ces flaques d’eau où ils étendaient leurs larges drapeaux saignans. Une quantité innombrable de mouches luisantes qui pullulent vers le soir, jaillissaient comme autant d’étincelles vivantes de chaque touffe d’herbes. L’horizon était fermé au loin par les masses bleuâtres des Alpes Tarentines. Il y avait dans cette vaste étendue que mes yeux embrassaient, un repos qui me parut sublime ; on eût dit que ce pesant horizon et cette plaine immobile s’étaient épuisés une fois à jeter tous leurs bruits dans le nom qu’ils avaient les premiers vomi de leurs roseaux, et qu’ils étaient retombés depuis ce temps, fatigués de leur œuvre, dans un mortel silence.

Les contours des marais sont tracés par des champs de blé, par des bouquets d’érables, des catalpas ; une admirable culture vient s’y noyer de tous côtés. C’est que partout, en vérité, la république a labouré en Italie avec un soc profond ses champs de bataille. Elle a aiguillonné son bœuf en temps utile ; j’ai suivi à la trace sa charrue, son engrais était bon. Elle a semé où il fallait son grain de Rivoli, d’Arcole, de Castiglione, et les oiseaux en ont porté les germes dans les champs. À présent il croît de beaux arbres dans le sillon de ces boulets. Les jeunes filles attendent à l’ombre, en chantant, que les feuilles des mûriers soient poussées. Les catalpas y sont couleur de citronniers, les buissons d’acacias y fleurissent dès l’hiver, les vignes y couronnent de guirlandes la tête des peupliers et les branches des cerisiers de mai. Le blé y est nourri : à présent quand viendra la moisson ? Les peuples prennent partout leur faucille à son clou. J’en ai trouvé sur ma route qui attelaient déjà leurs bœufs pour emmener leurs gerbes. Voilà l’été qui vient. Les figues de Rivoli sont cuites sous le soleil ; les raisins de Castiglione pendent à leurs ceps ; j’ai broyé sous mes dents le blé d’Arcole ; j’ai bu pour ma soif les citrons de Montébello. Les blés et les citrons sont mûrs pour la moisson, Napoléon les a plantés. Vendangez maintenant, si vous voulez, pour la cuve des nations. Moissonnez, à présent que le grand laboureur a passé dans l’automne, avec son soc fait de l’airain des canons.

La nature a réuni et entassé dans Napoléon deux climats et deux mondes, la France et l’Italie. Ni l’une ni l’autre ne suffisent à l’expliquer. Mais à mesure que vous vous élevez d’un degré dans la pensée de l’Italie, toute une face obscure de la pensée de cet homme se dévoile à vous, comme la végétation d’une région nouvelle sur un sommet des Alpes ; car lui-même il est dans l’univers moral le plus haut de ces sommets, placé là entre deux peuples pour regarder éternellement la France et l’Italie. Et quand avec la pointe de son épée il a troué de part en part la crête des Alpes, de ces chaussées gigantesques, il a marqué ainsi sur la terre l’union de ces deux mondes, qui étaient déjà cimentés et confondus dans son intelligence.

Ces lieux, au reste, n’expliquent pas seulement Napoléon : ils parlent surtout de la France. Si l’enthousiasme de sa gloire passée s’effaçait jamais de son sein, il faudrait venir le chercher sous les cabanes d’Arcole ; si ces cabanes l’avaient oublié sous leurs roseaux, il faudrait le demander aux herbes et aux joncs des marécages. Jusqu’aux madones qui bordent les chemins, jusqu’aux saints dans leurs niches, qui ont toujours leurs yeux tournés du côté de ces chaussées, il y aurait une voix et une plainte partout. France, toi si belle, quand tu marchais par ce chemin ; toi si fière, si hardie ; toi à présent si nue, si déchirée, si défaite ! ah ! si l’on ne voyait pas à tes côtés la cicatrice de la lance et les clous qui t’ont clouée à ton poteau, qui dirait de toi en passant : C’est la France ? Qu’as-tu donc fait pour porter si haut à ton calvaire ta couronne d’épines, et pour boire si long-temps à ton verre ton fiel d’infamie ? Depuis plus de trois jours tu es descendue dans ton sépulcre, toi, l’hostie des nations. Ta pierre est bien pesante, si tu ne l’as pu remuer, et les soldats qui te gardent restent bien long-temps éveillés sur ta colline. Partout où je regarde, les peuples s’asseient sur leur porte, en criant aux passans : Holà, beau voyageur, arrêtez-vous sur notre banc, pour nous dire si vous n’avez pas vu sur sa montagne la France déjà ressuscitée de son sépulcre.

Oh ! non, la France n’est pas ce que vous dites. Elle n’est pas morte ni descendue dans son sépulcre : c’est une fille de grand nom qui pleure sur son lit, et tous ses rideaux fermés ; elle pleure goutte à goutte sa honte sur son chevet ; mais sa honte est sa gloire, mais son mal est fécond, et chacune de ses larmes qui tombent sur ses joues, fait scintiller un monde nouveau à son soleil. Sèche tes larmes, noble fille : elles brûlent tes joues. Ce n’est pas le temps de pleurer, c’est le temps d’ouvrir ton balcon pour crier sur la place à tous les voisins assemblés : Que chacun fasse la fête chez lui. Savez-vous ? La France enfante l’avenir.

Tant d’autres pensées du même genre m’assaillirent sur cette pierre, que mon cœur était près de se fendre, et qu’il m’est impossible de me les rappeler dans aucun ordre. Pas un des lieux que j’avais vus ne m’avait ébranlé à ce point. La nuit était arrivée : quelques étoiles paraissaient déjà. Quoiqu’il ne fît aucun vent, il me semblait qu’elles étaient battues dans le ciel par une tempête invisible, comme mon âme dans ma poitrine. Je regagnai la grande route par le village de Gazzolo : c’est à peine si mes genoux me portaient, et, quand j’arrivai à Vicence, la porte était depuis long-temps fermée.

Venise, 18 juin 1832.


edgar quinet.