Le poète Don Serafin Estebanez

Le poète Don Serafin Estebanez
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 201-212).
LE POETE
DON SERAFIN ESTEBANEZ
D'APRES UNE RECENTE PUBLICATION DE M. CANOVAS DEL COSTELLO

Les adversaires politiques de M. Canovas del Castillo conviennent comme ses amis qu’il n’est pas seulement l’un des premiers orateurs de l’Espagne, qu’il joint à l’éloquence les plus précieuses qualités de l’homme d’état et à l’autorité du talent celle du caractère. Ils conviennent aussi que cet homme d’état, qui excelle en bien dire, est un lettré dans toute la force du terme et que ses savantes études sur l’histoire de son pays-auraient suffi pour, lui faire un nom. Quand il quitte le pouvoir, il n’est pas embarrassé de bien employer son temps ; il se plaint même qu’on l’arrache trop souvent à ses laborieux loisirs : « Le démon de la politique, nous dit-il, m’a séduit dès mon jeune âge et a contrarié les goûts les plus décidés de ma vie. » Mais quoi ! on ne résiste pas à son démon, et il ne faut pas dire qu’on lui sacrifie son bonheur. Nous ne pouvons être heureux quand il n’est pas content.

Que le ciel et le roi Alphonse XII en soient loués ! M. Canovas n’est pas redevenu président du conseil avant d’avoir mis la dernière main à la biographie du poète et romancier don Serafin Estebanez, surnommé le Solitaire, né à la un de 1799, mort en février 1867[1]. Il y a de tout dans cette piquante biographie, dont l’auteur a su réunir, dans un agréable mélange, la plus fine critique littéraire et la politique, les pensées graves et les touches légères, l’émotion et un vif sentiment de cette ironie des choses humaines qui fait dire avec Calderon que la vie est un songe. M. Canovas a eu plusieurs raisons d’écrire ce charmant livre. C’était d’abord un tribut de reconnaissance qu’il payait à un de ses parens, « la seule personne de ce monde, nous dit-il, à qui j’aie été redevable d’un peu d’aide et de protection, car tout le reste je l’ai obtenu ou conquis par moi-même. » Il se faisait aussi un devoir de remettre en lumière un écrivain d’un talent exquis, fort admiré de Mérimée, mais qui n’a jamais été très populaire dans son pays et qu’il considère comme ayant été victime d’une injustice de l’opinion. Puissent toutes les victimes des préjugés ou de l’indifférence publique trouver un jour ou l’autre un pareil avocat !

Né d’une famille de petit avoir, mais qui se flattait d’être de fort bon lieu, Estebanez était un Andalous de Malaga. Nous nous souvenons qu’un jour, à Madrid, M. Canovas nous parla de la ressemblance de certains Andalous avec le Grec des temps héroïques : « Pleins de ressources et d’industrie, aventureux, hâbleurs, jetant le gant à la destinée, nous disait-il, au nord comme au sud de la Sierra Nevada, les Ulysse abondent. » On y trouve aussi beaucoup d’hommes qui s’attachent à la fortune d’Ulysse, qui s’associent volontiers aux hasards de ses entreprises. Il ne faut pas confondre le caudillage, cette institution tout espagnole, avec le condottiérisme italien. Le condottiere payait en espèces ses mercenaires ; le caudillo achète les siens avec des promesses et du vent. Si légère que soit cette monnaie, on <en remplit ses caisses et on ne troquerait pas facilement son trésor contre de l’argent comptant. L’Andalousie est pleine de ces millionnaires de l’espérance, qui bâtissent en idée comme Crassus et tiennent table comme Lucullus. Mais ils ne prêchent pas comme Caton ; cette terre bénie produit peu d’hypocrites, les cœurs y sont transparens.

S’il y a du Grec dans l’Andalous, il tient aussi du Maure, dont le sang coule encore dans ses reines. Il a hérité de lui l’ardeur dévorante de l’imagination, les passions de feu, la fureur du désir unie aux délicieuses nonchalances, le goût de faire de sa vie une fête continuelle, sans avoir d’autre peine que celle de varier ses plaisirs. Une femme d’esprit nous disait qu’après avoir trouvé un remède à la rage, M. Pasteur mériterait bien de l’humanité en inventant une vaccine contre l’ennui. L’Andalous qui tient du Maure naît tout vacciné ; il ne s’ennuie jamais, il ne connaît pas la satiété, les mélancolies de la lassitude ; c’est un éternel recommenceur. Tel fut don Serafîn Estebanez, que la nature avait doué de bonne grâce, de belle humeur, d’un esprit étincelant et d’une âme toujours épanouie. Ardent à entreprendre, trop paresseux peur mener à bonne fin un travail de longue haleine, chaud dans ses affections, excessif dans ses haines, sensuel avec délices et avec candeur, bon catholique, mais dévot à gros grain, inexorable à l’hérésie, qui est le péché de l’esprit, plein d’indulgence pour les péchés de la chair, adonné aux plaisirs de la table comme à la gourmandise des yeux et aux amours faciles, passionné de frairies, de galas, de combats de taureaux, de musique, de danse et de danseuses, cet homme robuste, frais et corpulent, de figure agréable, sympathique, sut pratiquer comme personne l’art de jouir de soi-même et de la vie. S’il est vrai qu’il y ait deux espèces d’Espagnols, les Maures et les Goths, Estebanez était un Maure, et beaucoup de gens croiront qu’il avait choisi la bonne part. Mais son biographe, quoique Andalous de Malaga comme lui, a toujours pensé que la perfection est dans l’entre-deux, dans un juste équilibre. M. Canovas est un sage ; Estebanez appartenait à la grande famille des impondérés.

De plus, il était poète, un de ces poètes qui prennent la peine d’écrire leurs vers, et il faut lui en savoir gré, car cette espèce est rare à Malaga. Si fière qu’elle soit de ses vignes, de ses figuiers, de ses caroubiers toujours verts, des lauriers-roses qui bordent ses ruisseaux poudreux, de ses plages enchantées, de son atmosphère si pure qu’à de certains jours, les Africains d’Europe croient voir blanchir à l’horizon les rivages de l’Afrique des Africains, cette terre divine a produit peu de poètes pour célébrer ses grâces, et M. Canovas en donne une raison qui nous semble bonne. C’est le pays des gaspilleurs d’esprit, qui à chaque heure dépensent follement leur génie en raisonnemens subtils, en saillies bouffonnes ou en propos galans, ahora discreteando, ahora galanteando. Cette poésie parlée leur suffit. Au surplus, ces génies sensuels pensent qu’une belle femme vaut mille fois le plus beau des poèmes. A quoi bon la chanter ? Il est plus sage d’employer son temps à la regarder et à l’aimer. Bavards et paresseux, ne leur demandez pas l’effort du recueillement, et il faut se recueillir pour composer le plus méchant sonnet. La mortification des sens et les longs silences de l’âme sont nécessaires à tout enfantement de l’esprit, mais une âme andalouse ne sait pas plus se taire qu’une âme d’oiseau chanteur. A Malaga, on coquette avec la muse, on ne lui fait pas d’enfans.

Estebanez aimait le plaisir avec fureur, il aimait aussi le travail, du moins par intervalles. Il lui fallut beaucoup de vertu pour devenir un maître écrivain au milieu des dissipations de sa jeunesse. Malheureusement ses vers furent peu goûtés de ceux qu’il appelait avec dédain « les hommes d’argent de la promenade de l’Alameda, » race très prosaïque, qui n’avait pas d’autre littérature que les lettres de change. Il ne connut les joies de l’amour-propre qu’à Madrid, où il s’établit vers l’âge de trente ans. Il ne laissa pas de regretter toujours Malaga, ses fêtes populaires, ses quartiers riches et ses faubourgs qu’il avait battus dans tous les sens, où il avait découvert bien des merveilles, car beautés de salons ou de rues, tout lui était bon. Il regrettait aussi son humble héritage, son jardin, ses peupliers blancs, ses saules et ses amandiers, le mûrier où il avait grimpé si souvent et le jus de ses fruits dont il aimait à se barbouiller le visage : « Va-t-il encore murmurant parmi les glaïeuls et les joncs, demandait-il aux hirondelles, le ruisseau où ma muse en extase but ses premières inspirations ? »

Sa ville natale lui fut toujours chère ; mais plus chère encore lui était l’Espagne, sa grande patrie. Il l’aimait d’un amour passionné, exclusif et jaloux. Cet Espagnol espagnolisant affirmait que tout ce qui est grand est espagnol. Qui donc a osé prétendre qu’il n’y a plus de Pyrénées ? Il les voyait si hautes qu’elles lui cachaient le reste du monde. Conservateur ou plutôt réactionnaire dans l’âme, son patriotisme intransigeant fit plus d’une fois violence à ses opinions. Par haine de l’invasion française, il prit le parti des conjurés de Cadix contre le roi Ferdinand VII, qui lui plaisait beaucoup ; par haine de la loi salique, cette invention franque, il épousa la cause d’Isabelle II contre don Carlos, dont les principes ne lui répugnaient point. Toute vérité qui n’était pas née en Espagne lui était suspecte ; il était tenté de se plaindre qu’il n’y eût pas une arithmétique péninsulaire, à l’usage spécial des Castillans et des Andalous. Il est vrai que la sienne ne ressemblait pas à celle de tout le monde, que dans ses comptes de ménage deux et deux ne faisaient pas toujours quatre. L’Espagne et là-bas, il n’avait pas d’autre géographie, et tout ce qui se passait là-bas lui semblait médiocre ou déplaisant.

En littérature aussi, il était l’esclave des formules, des traditions nationales, et, après l’an de grâce 1830, il composait encore des églogues, des poèmes bucoliques. L’avènement subit du romantisme le consterna ; rien ne pouvait être plus contraire à son tempérament. Il considérait la vie comme une belle invention ; le byronien, qui se regarde comme la fin et le centre de l’univers, a souvent maille à partir avec lui. Il avait l’âme à fleur de peau, et même dans l’élégie, la gaîté était sa muse ; le byronien approfondit tout, raffine tout, mêle du mysticisme aux voluptés. Il n’avait jamais cherché de querelle ni au monde, ni à Dieu ; le byronien dirait volontiers comme cet Allemand ; « En Dieu lui-même je découvre des défauts. » Quoique Espronceda et Zorrilla fussent des byroniens tempérés, il leur reprochait leur scepticisme, l’amertume de leurs désenchantemens. Il leur en voulait surtout d’être les disciples de l’étranger, de cultiver dans leur jardin des plantes exotiques, dont le parfum ne lui revenait pas. Malheureusement, ils avaient la vogue ; ses Cythères, ses Philis semblaient un peu démodées, et si bon musicien qu’il fût, on n’écoutait pas sa flûte. Dans son dépit, il quitta les vers pour la prose. Il composa ses charmantes Scènes andalouses, où il répandit toute la grâce de ses souvenirs de jeunesse en les assaisonnant d’une malice sans fiel. Mais, comme ses vers, sa prose sentait l’antique. Puriste implacable, il avait juré de ne parler que l’espagnol de l’âge d’or, et ses archaïsmes nuisaient à sa popularité. Ses pastorales faisaient penser à Melendez et à Gongora ; les Scènes andalouses rappelaient Cervantes, Quevedo, les chefs-d’œuvre de l’ancienne littérature picaresque. On peut aimer plus ou moins son temps, il faut en être, et alors même qu’on lui dit des injures, il faut lui parler la langue qu’il parle.

Si Estebanez avait pour principe qu’il n’y a de grand que ce qui est espagnol, il pensait aussi qu’il n’y a de vraiment beau que ce qui est vieux. Il voulut toujours s’habiller à l’ancienne mode, et jusque dans le fort de l’été, on l’eût plutôt décidé à sortir de sa peau qu’à dépouiller sa grande cape bleue, dont il s’enveloppait avec une grâce incomparable. Il a écrit une dissertation intitulée : Gracias y Donaires de la capa, dans laquelle il expose tous les secrets de l’art de se draper. Il a écrit aussi un traité de la parfaite danseuse espagnole, code rigoureux de toutes les règles, de tous les entrechats orthodoxes autorisés par la tradition ; même en matière de danse, il détestait l’hérésie. Cet homme excellent et distingué, mais un peu maniaque, tenait toute innovation pour un malheur public ; il était fermement persuadé que déroger à un usage quelconque, c’est risquer de tout perdre, que l’antique façon de battre la caisse inspirait aux soldats ce courage qui ne compte pas avec le danger, mais qu’une batterie de tambour qui n’a pas d’histoire conduit sûrement à la défaite. Ce fut par dévotion au glorieux passé de son pays que ce paresseux prit le goût de l’étude et devint érudit. Il adorait les vieux livres, les vieux contes, les vieilles chroniques. Il eût fait cent lieues pour se procurer une vieille chanson inédite et il se plaisait à la chanter : « J’ai recueilli de la bouche des chanteurs du pays quatre romances inconnues, écrivait-il de Malaga à son ami le célèbre arabisant Gayangos. Ma musique mauresque les ravit, ils disent que mon style est le plus irréprochable du monde, que ma liqueur a un goût de noyau. » Il apprit également l’arabe « pour pouvoir acquérir la clé d’or qui donne accès à la science du Maure, » et il pénétra très avant dans l’intimité des Zaïdes et des Zulemas, des Abencerrages et des Zegris. Il se trouvait bien dans la société des revenans, et il l’était un peu lui-même. Mais les originaux sont rarement aimables, et si les manies d’Estebanez provoquaient le sourire, on ne pouvait s’empêcher de l’aimer.

Qu’ils soient poètes ou ne le soient pas, les Espagnols espagnolisans ne conçoivent pas la vie sans aventures. Quand nous arrivâmes à Madrid, un Espagnol de beaucoup d’esprit nous donna le conseil de n’y jamais parler de l’immortel chef-d’œuvre de Cervantes : « L’étranger, nous dit il, qui parle de don Quichotte à un Espagnol, se met toujours dans une situation fausse. S’il le dénigre, il passe pour un sot ; s’il l’admire, son interlocuteur le regarde de travers en se disant : « Est-ce à moi qu’il en a ? » Cependant les vrais don Quichotte sont rares ; l’héroïsme chevaleresque et l’absolu désintéressement seront toujours des vertus peu communes. Plus nombreux parmi les coureurs d’aventures sont les Sancho Pança. Nous en connaissons plus d’un dans la péninsule ; ils y ont causé plus d’une révolution.

Les Sancho ont cette gaîté abondante et facile qui résiste à toutes les déconvenues, ils ont le secret de ce bonheur économique qui est propre à la Péninsule et se compose de soleil, d’oisiveté, de babil, de rares et courtes bombances, de plaisirs cueillis à la hâte, de beaucoup de paroles inutiles, de beaucoup d’espérances et de quelques airs de mandoline. Les temps deviennent-ils durs, ils supportent toutes les privations, ils étonnent par leur facilité à s’accommoder de leur sort, ils ont l’art de vivre dans des conditions où la vie nous serait insupportable. Comme Sancho, l’homme à la cape bleue a prouvé plus d’une fois qu’il pouvait tout endurer. Il le prouva surtout lorsqu’il fut nommé, en 1834, auditeur général de l’armée du Nord, qui tenait la campagne contre les carlistes. Dans cette affreuse guerre d’embuscades et de surprises, où la victoire était sans merci, où, de part et d’autre, l’on fusillait ses prisonniers, il conserva sa gaîté jusqu’au bout. Pendant les nuits qu’il passait au bivouac, ses bons mots, ses chansons, ses contes gras faisaient couler les heures comme des minutes. Hâtons-nous d’ajouter qu’il avait une grande supériorité sur Sancho. Celui-ci craignait naturellement les coups qui font mal, Estebanez ne les craignait pas et les cherchait quelquefois.

Sancho servit fidèlement le héros de la Manche ; il partageait avec lui, sans se plaindre, la mauvaise comme la bonne fortune, mais il ne se piquait pas de désintéressement. S’il prenait son parti des privations, s’il consentait à oublier les coups de bâton qui avaient meurtri ses épaules et la fatale couverture où des muletiers l’avaient berné, il entendait toucher quelque jour la récompense de ses peines, car il ne doutait pas qu’ici-bas la vertu ne fût toujours récompensée. Il avait conclu un marché avec la destinée et avec la folie de son maître, et comme à sa manière il avait autant d’imagination que lui, cette folie lui semblait par intervalles pleine de raison. Elle lui avait promis une île, et il croyait à son île.

Estebanez rêva, lui aussi, d’avoir la sienne. Le 12 décembre 1837, il fut envoyé à Séville comme chef politique par le ministère modéré qui venait de remplacer un cabinet progressiste. Il partit avec joie pour cette merveilleuse cité, qu’il avait surnommée « la reine du Guadalquivir, l’œil noir de la terre où viennent au monde les bons garçons, les bien plantés, les jolis chanteurs, les joueurs de guitare, les grands artistes en joyeux devis, les dresseurs de chevaux, les tueurs de taureaux, les hommes au bras de fer et à la main subtile. » Son biographe nous paraît avoir jugé son administration avec beaucoup d’indulgence. Il entrait en charge dans de graves conjonctures. La guerre carliste se prolongeait, don Carlos avait poussé une reconnaissance jusqu’aux portes de Madrid ; des mouvemens révolutionnaires se préparaient dans les provinces du Sud, il n’y avait plus d’autorité reconnue, chaque ville n’en faisait qu’à sa tête ; l’Espagne, comme il lui arrive dans les momens critiques, semblait près de se désagréger, de se dissoudre. Quoi qu’il prétendît se livrer « à un travail d’enfer qui ne manquerait pas de produire les meilleurs fruits, » le nouveau gouverneur s’accordait beaucoup de distractions. Il avait trouvé sa Capoue. Il s’occupait un peu trop peut-être de Maria de las Nieves, de la Perla et d’autres notabilités du chant ou de la danse. Il furetait, fouillait partout pour découvrir des manuscrits et de vieux livres. Il s’était mis en tête de créer un musée de peinture, une bibliothèque, un lycée bétique. C’était prendre mal son temps.

Tout en s’occupant de beaucoup de choses, qui n’étaient pas la seule chose nécessaire, son ambition caressait des rêves. Les généraux Cordova et Narvaez, brouillés avec Espartero, venaient de quitter Madrid, avec la pensée secrète de recruter quelque part une armée pour tenir tête à l’ennemi commun. Ils n’étaient alors ni progressistes ni modérés, leurs convictions ne les gênaient pas ; comme le dit M. Canovas, c’étaient les hommes « du voir venir. » Le bon Estebanez aimait beaucoup le général Cordova ; il avait fait campagne sous ses ordres en Biscaye, il se flattait de posséder toute sa confiance, toute son amitié et lui offrait naïvement de lui tenir l’échelle, à charge de revanche. « Si les élections de Malaga sont annulées, lui écrivait-il, je m’y présenterai comme candidat, j’ai de bonnes cartes dans mon jeu, je gagnerai la partie. Je crois qu’en réunissant nos efforts, vous et moi, nous ferions quelque chose, vous par vos grandes ressources, moi avec ma grande épée de combat. » C’était de sa plume qu’il entendait parler. Telles étaient ses candides espérances ; mais il ne tarda pas à découvrir que ce cher confident, dont il comptait faire l’instrument de sa fortune politique, avait lié partie avec ses ennemis, qu’il allait devenir le président d’un ayuntamiento révolutionnaire, et une belle nuit le gouverneur de Séville dut s’enfuir précipitamment, avec mystère, a la dérobée, sans pouvoir rien emporter, pas même la moitié d’un écu. Ainsi s’était éclipsé jadis, anéanti, dissipé en fumée le gouvernement de Sancho Pança. Il s’était consolé en baisant son âne sur le front, en lui disant, les yeux pleins de larmes : « Viens çà, mon fidèle ami ; depuis que je t’ai quitté pour me laisser emporter sur les tours de l’ambition et de l’orgueil, tout a été pour moi souffrances, inquiétudes et misères. » En vain le pressait-on de reprendre sa couronne et son sceptre, il répondait ? « Grand merci ! ce n’est pas moi qu’on attrape deux fois. Je suis de la famille des Pança ; ils sont tous entêtés comme des mules. » Estebanez fut peut-être moins philosophe que Sancho dans son malheur ; il faut une grande dose de philosophie pour ne pas regretter son $ile, et on peut croire qu’il la regretta plus d’une fois. Mais s’il était moins philosophe que Sancho, il avait dans l’âme une générosité de sentimens qui a toujours manqué à la famille des Pança. Ce fut l’amour qui le consola. Cet homme des liaisons faciles avait le cœur tendre, il a connu la grande passion, celle qui accomplit des miracles. Comme don Quichotte, il s’est piqué de prouver qu’on peut aimer une femme durant de longues années sans la revoir un seul jour. Il avait placé ses affections en plus haut lieu que le chevalier de la Triste Figure. Sa Dulcinée était gracieuse et belle ; on vantait la finesse de son teint, la douceur de ses yeux, le charme enchanteur de sa voix. C’était la fille d’un de ces négocians de l’Alameda, qu’il tenait en médiocre estime. Elle répondait à ses transports par une froide bienveillance ; la famille ne voulait pas de lui, on avait décidé que cet apôtre du gai savoir ne pouvait être un mari sérieux. Il passa neuf ans loin de cette maîtresse adorée, il lui adressait de Madrid des sonnets où il lui disait : « Dans tes bras un désert me suffirait ; il ne me faut qu’un lit, une source et un palmier. » Elle finit par se rendre à une constance si obstinée, les parens cédèrent ; on s’épousa peu de temps après qu’il eut perdu son gouvernement de Séville. A peine fut-elle à lui que ce grand amour, qui avait jeté des flammes si vives, s’éteignit subitement et fut remplacé par une paisible et fidèle amitié. Estebanez vécut après son mariage comme avant. C’était un mari vieux garçon. Il avait obtenu une place dans l’administration du sel. Il partageait son temps entre son bureau, ses livres dont il encombrait jusqu’aux coussins de son lit, ses manuscrits arabes, les combats de taureaux, les fêtes populaires et les danseuses. De son côté, sa femme en prenait à son aise ; elle ne se croyait pas tenue de lire ses vers et d’admirer sa prose, et il n’avait garde de l’exiger. On ne s’en aimait pas moins. Elle avait apporté en dot la tolérance, il apportait la bonne humeur. En faut-il beaucoup plus pour faire un heureux ménage ?

Mais cet épicurien andalous, ce don Quichotte gras avait une autre dulcinée qui lui donnait bien des chagrins et à laquelle il fut fidèle en dépit de tout. Jusqu’à son dernier soupir, sans que sa passion se refroidit un seul jour, il aima l’Espagne avec idolâtrie. Quand ils sont Espagnols, les bons vivans eux-mêmes ont leur coin d’imagination romanesque, leur chimère, leur folie dont ils se font une maîtresse, et ils seraient capables de brûler leur maison pour embrasser leur dame. Don Quichotte voulait remettre en honneur la sainte institution de la chevalerie errante. Comme lui, Estebanez espérait l’impossible. Il rêvait de ressusciter une morte, de voir renaître avec toutes ses gloires et tous ses prestiges l’Espagne d’autrefois, celle qui domina le monde et dont l’empire était si vaste que le soleil ne s’y couchait pas. En vain les événemens donnaient de cruels démentis à son attente ; rien ne pouvait le dégoûter de son utopie, qui lui était aussi chère que sa cape bleue. Il avait le génie de l’anachronisme. Au milieu des confusions de la guerre civile, quand on démolissait les couvens et qu’on massacrait les moines, il enseignait avec une intrépide éloquence que les rois doivent prendre exemple sur Philippe II, qu’ils ne peuvent trouver leur salut que dans l’accord du trône et de l’autel. Plus tard, lorsqu’après tant de secousses, le gouvernement de son pays s’occupait de réparer tant bien que mal le désordre de finances très dérangées, il l’exhortait à chercher dans de glorieuses conquêtes une diversion aux troubles intestins.

Dans l’hiver de 1860, il crut toucher à l’accomplissement de ses vœux. On avait déclaré la guerre aux Marocains ; le général O’Donnell, alors président du conseil, remporta les brillantes victoires de Castillejos, du cap Negro ; Tetuan s’était rendu, on marchait sur Tanger. Estebanez fut saisi d’enthousiasme ; c’était un délire, une ivresse. Il lui sembla que les vainqueurs de Lépante, s’arrachant à leur long sommeil, avaient tressailli de joie, qu’après tant d’abaissemens, ils se reconnaissaient dans leur descendance, et que, du fond de son tombeau, la vieille Espagne remerciait ses ûls de la fête inespérée qu’ils donnaient à son orgueil. Il adressa un sonnet à la grande ombre du cardinal Ximenès, de celui qui écrasait les infidèles sous sa sandale ; il lui disait : « Réveille-toi pour voir ton étendard triomphant arboré pour toujours à Tanger. » Hélas ! son illusion fut courte. Ne s’inspirant que des vrais intérêts de son pays, O’Donnell, qui n’était pas un rêveur, su hâta de conclure la paix, d’évacuer sa conquête, et Estebanez désespéré s’écria : « Tout n’est qu’ignominie, il n’y a plus d’Espagnols. »

Quelque affection qu’il témoigne à sa mémoire, le biographe de don Serafin Estebanez ressemble bien peu à son héros. Il a, comme lui, la fierté du souvenir et le culte des gloires nationales ; comme lui, il est très conservateur et bon catholique. Mais il est de son temps, il se déclare un des fils de la révolution, et il n’admet pas qu’on puisse bâtir une société avec les ossemens des morts et la poussière des tombeaux. Au risque de froisser l’orgueil castillan, il a prouvé jadis son souverain bon sens en démontrant dans des études historiques justement admirées que l’hégémonie de l’Espagne au temps de ses Charles-Quint et de ses Philippe II fut une œuvre artificielle et sans consistance, un coup d’audace, un défi jeté à la raison et à la nature même des choses, que, pour gagner cette gageure, il a fallu des miracles d’habileté dans les souverains, des prodiges de discipline et de valeur dans les soldats, mais qu’il a suffi de Rocroi pour ruiner à jamais une entreprise démesurée qui n’avait pas d’avenir. Il a remarqué aussi que les héroïques bataillons qu’emmena le grand capitaine à la conquête de Naples s’embarquèrent sans biscuit et sans chaussures, que cela honore leur courage, mais que cela condamne toute une politique. « C’est ainsi qu’on court de glorieuses aventures, ce n’est pas ainsi qu’on fonde des empires durables. » L’Espagne a des provinces merveilleusement riches, mais une partie de son territoire est très aride. Si le Guadarrama avait mille mètres de plus, s’il gardait plus longtemps ses neiges, il y aurait plus d’eau dans les rivières, et l’on ne pourrait pas dire au Manzanarès : « Hier un âne t’a bu. » À ce malheur, ajoutez l’expulsion des Maures, les juifs dépouillés et traqués, l’inquisition, ses fatales rigueurs, ses funestes préjugés contre tous les progrès utiles, la découverte de l’Amérique, l’émigration incessante des chercheurs d’or, tout ce que l’Espagne a pu inventer pour s’appauvrir et se dépeupler. Pauvreté n’est pas vice ; mais il faut proportionner ses ambitions à ses ressources, et, tôt ou tard, l’impuissance économique conduit à l’impuissance politique.

Dans une des pages les plus remarquables de son dernier livre, M. Canovas nous confesse qu’il ne peut relire sans faire un retour sur son pays le discours de don Quichotte dans la fameuse auberge où Maricorne se gourma avec Sancho : « Il faut que vous m’excusiez pour le moment de rester votre débiteur, dit-il à l’aubergiste. Il m’est interdit de contrevenir à la règle des chevaliers errans, desquels je sais de science certaine qu’ils n’ont jamais rien payé dans les hôtelleries. La raison, d’accord avec la coutume, veut qu’on les reçoive partout gratuitement, en compensation des fatigues inouïes qu’ils endurent exposés à toutes les inclémences du ciel, à toutes les incommodités de la terre. » À quoi l’hôtelier répondit : « Sornettes que tout cela ! Je n’ai que voir dans vos raisons, et laissons là votre chevalerie errante. Qu’on me paie bien vite ce qu’on me doit ! Je n’ai cure que de rentrer dans mon bien. » — « Voilà, ajoute M. Canovas, ce que plus d’une fois dans l’histoire on aurait pu nous répondre. La vie, pour un homme ou pour un peuple raisonnable, consiste avant tout dans cette chose très humble, très vulgaire : compter avec sa fortune et ne dépenser que ce qu’on peut payer. »

Aussi conseille-t-il à ses compatriotes de renoncer provisoirement à toute conquête, de s’abstenir des entreprises coûteuses, de s’appliquer à sauver les débris de l’héritage qu’ils ont reçu de leurs ancêtres. Il les exhorte à travailler, à épargner sans repos ni trêve, à ne plus contracter de dettes, à s’occuper moins d’acquérir que de conserver, à ne se fier qu’à eux-mêmes, à se défier de la fortune, à ne plus prendre les noms et les apparences faciles pour des réalités, à ne pas demander sans cesse des miracles à ceux qui les gouvernent, à ne pas rejeter sur les institutions ou sur les hommes, si puissans qu’ils soient, les fautes de tous. Il souhaite que leur patriotisme soit silencieux, mélancolique et paient. Il ne leur promet pas qu’à ce prix ils pourront recouvrer leur antique domination, qui fut un accident heureux, mais il les assure qu’ils trouveront de quoi s’occuper dans ce monde et qu’il ne tient qu’à eux de porter avec honneur le nom glorieux d’Espagnols. Il s’exprimait ainsi bien peu de temps avant de revenir aux affaires. Pouvons-nous croire, après cela, qu’il songe et lancer son pays dans quelque imbroglio européen ?

L’Espagne aura-t-elle la sagesse de se conformer à ses conseils ? Apprendra-t-elle à calculer, à compter ? Cela n’est pas impossible. Dans une des promenades que nous fîmes avec lui et dont nous aimons à nous souvenir, l’entretien tomba sur les fatalités de race, et M. Canovas soutint qu’elles se modifient souvent par les situations, par les circonstances, surtout par l’éducation : — « Cela s’est vu dans notre histoire, nous disait-il. Plusieurs de nos qualités bonnes ou mauvaises ne sont pas nées avec nous, elles nous ont été données par les événemens. Sobre, grand marcheur, capable de se battre sans avoir mangé, mais aimant à ne prendre conseil que de lui-même, le soldat espagnol est fait essentiellement pour lai guerre d’embuscades et de partisans, et, dès l’antiquité, notre force résidait surtout dans nos troupes légères, qui donnèrent tant de mal aux Romains comme aux Carthaginois. Cependant, par l’effet de l’éducation, l’Espagne a possédé quelque temps la première infanterie du monde, d’une solidité sans pareille en rase campagne, celle que Bossuet comparait à des tours qui réparent leurs brèches. C’est aussi un effet de l’éducation que la gravité proverbiale du Castillan. Comme tous les méridionaux, il a naturellement l’esprit gai, ouvert et le caractère sociable. Mais ces poignées de conquérans qui gouvernaient Naples ou les Flandres devaient tenir à distance leurs sujets, et, pour leur imposer, ils représentaient sans cesse ? ils nous ont inoculé leur gravité, qui se dément quelquefois. De même encore, l’intolérance religieuse qu’on nous reproche ne nous est pas innée. Nos écrivains du XVe siècle avaient une grande liberté d’humeur, une grande hardiesse de langage, et les théologiens qui accompagnèrent Charles-Quint en Allemagne en revinrent quasi-protestans. Mais la lutte contre les Maures et les Juifs avait comme soudé ensemble les idées de religion et de patrie, et, plus tard, les révoltes de l’empire et des Pays-Bas furent cause que le protestantisme prit dans l’imagination espagnole le caractère d’une doctrine antinationale ; c’est pour cela que l’Espagne se plia si facilement au dur régime de l’inquisition. Il est permis d’en conclure que le génie de la race est plus modifiable qu’on ne croit et que cinquante ans de monarchie constitutionnelle sans pronunciamientos pourraient bien faire de nous un peuple raisonnable. » — Ainsi devisions-nous en approchant de la Fuente castellana. C’est un lieu où s’est nouée plus d’une intrigue politique. On s’y rencontre, on s’y concerte sans se parler. D’après le degré de chaleur du regard ou du sourire, d’après le degré d’intimité que révèlent le signe des doigts ou le mouvement de la tête, on juge de ce qu’on peut espérer et oser. Puisse l’Espagne se dégoûter des stériles aventures et cette fontaine célèbre, qui aurait bien des conspirations à raconter, ne plus être témoin que de complots amoureux !

La vieillesse des épicuriens romanesques est toujours triste. L’esprit baisse, les sens s’émoussent, les passions s’épuisent, les plaisirs s’en vont, l’utopie reste, elle tourne à l’aigre et au morose. Adieu les taureaux ! adieu les danseuses ! La lassitude est venue ; on se persuade qu’autrefois les danseuses étaient plus légères, que les taureaux étaient mieux encornés. Estebanez s’irritait contre la politique du jour, qui répondait si peu à ses rêves. Il avait beau frapper la terre du pied, il n’en voyait sortir ni Ximenès, ni les héros de Lépante. Il s’était donné dans son beau temps le surnom de Solitaire. Il se sentait toujours plus seul ; c’est une morne solitude qu’une utopie à laquelle personne ne veut croire. Après la mort de sa femme, il découvrit qu’il s’entendait bien mal à tenir une maison et qu’il était pauvre, et sa pauvreté l’effraya. Il lui vint tout à coup l’envie de s’enrichir ; il était bien tard pour cela. En 1865, il retourna pour la dernière fois à Malaga ; il y composa son dernier sonnet : « Enfant, je dormis près de cette source ; adolescent, j’y rêvai des îles, des Alhambras orientales, et je m’y crus un petit roi. Plus tard, je connus dans ma folie les plaisirs et les troubles célestes de l’amour, plus tard encore, la soif ardente de l’or et des grandeurs. Me voici revenu, vieux pèlerin ; je retrouve l’endroit que j’aimais, le ruisseau, la grotte ombreuse, cette pierre rude au toucher où s’assied ma fatigue. Tout ce qui est ici se repose comme dans mon enfance, il n’y manque que moi. »

Cependant, jusque dans ses derniers jours, il eut de fugitifs retours de gaîté ; il se retrouvait par instans. Recevant une des dernières visites de son vieil ami Gayangos, il lui dit avec un demi-sourire : « Tu te dépêches trop, ce n’est pas encore le moment de venir t’approprier les plus précieux de mes livres. » Il dit aussi à son voisin, le général Fernandez de San Romano : « Tu jetteras sur moi quelques feuilles de mauves odorantes quand mon cercueil passera sous ton balcon. » Le 5 février 1867, après avoir accompli ses devoirs religieux, comme la mort se faisait attendre, il demanda qu’on lui lût quelques pages de Don Quichotte, et il expira en les écoutant. S’endormir pour toujours aux sons de cette musique divine, c’est une belle façon de s’en aller, une mort bien douce et bien espagnole.


G. VALBERT,

  1. El Solitario y su Tiempo, biografia de D. Serafin Estebanez Calderon, por don A. Canovas del Castillo. Madrid, 1883.