Le petit vieux des Batignolles

LE PETIT VIEUX

DES BATIGNOLLES

UN CHAPITRE
DES
MÉMOIRES D’UN AGENT DE LA SÛRETÉ


J.-B. CASIMIR GODEUIL


Il y a de cela trois ou quatre mois, un homme d’une quarantaine d’années, correctement vêtu de noir, se présentait aux bureaux de rédaction du Petit Journal.

Il apportait un manuscrit d’une écriture à faire pâmer d’aise l’illustre Brard, le prince des calligraphes.

— Je repasserai, nous dit-il, dans une quinzaine, savoir ce que vous pensez de mon travail.

Religieusement le manuscrit fut placé dans le carton des « ouvrages à lire, » personne n’ayant eu la curiosité d’en dénouer la ficelle…

Et le temps passa…

Je dois ajouter qu’on dépose beaucoup de manuscrits au Petit Journal, et que l’emploi de lecteur n’y est pas une sinécure.

Le monsieur, cependant, ne reparut pas, et on l’avait oublié, quand un matin celui de nos collaborateurs qui est chargé des lectures, nous arriva tout émoustillé.

— Par ma foi ! s’écria-t-il en entrant, je viens de lire quelque chose de véritablement extraordinaire.

— Quoi donc ? lui demandâmes-nous.

— Le manuscrit de ce monsieur, vous savez, tout de noir habillé… Ah ! il n’y a pas à m’en défendre, j’ai été « empoigné !… »

Et comme nous le raillions de son enthousiasme, lui qui par état ne s’enthousiasme guère, il jeta le manuscrit sur la table en nous disant :

— Lisez plutôt !…

C’en était assez pour nous intriguer sérieusement.

L’un de nous s’empara du manuscrit, et à la fin de la semaine il avait fait le tour de la rédaction.

Et l’avis unanime fut :

— Il faut absolument que le Petit Journal publie cela :

Mais ici une difficulté se présenta que personne n’avait prévue :

Le manuscrit ne portait pas de non d’auteur. Une carte de visite seulement y était jointe, où on lisait : J.-B.-Casimir Godeuil.

D’adresse, point.

Que faire ? Publier le travail sans en connaître l’auteur ?… C’était scabreux. Pour chaque ligne imprimée, il faut un homme qui en endosse la responsabilité.

Il fut donc convenu qu’on rechercherait ce trop modeste auteur, et durant quelques jours la direction du Petit Journal s’informa et envoya aux renseignements de tous côtés.

Rien… Personne ne connaissait J.-B.-Casimir Godeuil.

C’est alors, et en désespoir de cause, que furent apposées les énigmatiques affiches qui, pendant une semaine, ont tant intrigué Paris et aussi un peu la province.

— Qui peut être, se demandait-on, ce J.-B.-Casimir Godeuil qu’on réclame ainsi ?

Les uns tenaient pour un enfant prodigue enfui de la maison paternelle, d’autres pour un introuvable héritier, le plus grand nombre pour un caissier envolé…

Mais notre but était rempli.

La colle des affiches n’était pas sèche encore, que M. J.-B.-Casimir Godeuil accourait, et que le Petit Journal traitait avec lui pour la publication du drame intitulé le Petit Vieux des Batignolles qui commençait la série de ses mémoires[1].

Ceci dit, nous laissons la parole à J.-B.-Casimir Godeuil. Il avait fait précéder son récit de la courte préface suivante que nous avons cru devoir conserver parce qu’elle fait connaître ce qu’il était et quel but très-louable il poursuivait en écrivant ses souvenirs.


AVANT-PROPOS


On venait d’amener un prévenu devant le juge d’instruction, et malgré ses dénégations, ses ruses et un alibi qu’il invoquait, il fut convaincu de faux et de vol avec effraction.

Accablé par l’évidence des charges que j’avais réunies contre lui, il avoua son crime en s’écriant :

— Ah ! si j’avais su de quels moyens disposent la justice et la police, et combien il est impossible de leur échapper, je serais resté honnête homme.

C’est en entendant cette réponse que l’idée me vint de recueillir mes souvenirs.

— Il faut qu’on sache !… me disais-je.

Et en publiant aujourd’hui mes mémoires, j’ai l’espérance, je dirai plus, j’ai la conviction d’accomplir une œuvre morale d’une haute utilité.

N’est-ce pas être utile, en effet, que de dépouiller le crime de sa sinistre poésie, et de le montrer tel qu’il est : lâche, ignoble, abject, repoussant ?…

N’est-ce pas être utile que de prouver qu’il n’est pas au monde d’êtres aussi misérables que les insensés qui ont déclaré la guerre à la société ?

Voilà ce que je prétends faire.

J’établirai irrécusablement qu’on a tout intérêt — et je dis un intérêt immédiat, positif, mathématique, escomptable même, à être honnête.

Je démontrerai clair comme le jour qu’avec notre organisation sociale, grâce au chemin de fer et au télégraphe électrique, l’impunité est impossible.

Le châtiment peut se faire attendre… il vient toujours.

Et alors, sans doute, il se rencontrera des malheureux qui réfléchiront avant de s’abandonner…

Plus d’un, que le faible murmure de sa conscience n’eût pas retenu, sera arrêté par la voix salutaire de la peur…

Dois-je expliquer maintenant ce que sont ces souvenirs ?

J’essaye de décrire les luttes, le succès et les défaites d’une poignée d’hommes dévoués chargés d’assurer la sécurité de Paris.

Combien sont-ils pour tenir en échec tous les malfaiteurs d’une capitale qui, avec sa banlieue, compte plus de trois millions d’habitants ?

Ils sont deux cents.

C’est à eux que je dédie ce livre.

Et ceci dit, je commence.


LE PETIT VIEUX DES BATIGNOLLES


I


Lorsque j’achevais mes études pour devenir officier de santé, — c’était le bon temps, j’avais vingt-trois ans, — je demeurais rue Monsieur-le-Prince, presque au coin de la rue Racine.

J’avais là, pour trente francs par mois, service compris, une chambre meublée qui en vaudrait bien cent aujourd’hui ; si vaste que je passais très-aisément les manches de mon paletot sans ouvrir la fenêtre.

Sortant de bon matin pour suivre les visites de mon hôpital, rentrant fort tard parce que le café Leroy avait pour moi d’irrésistibles attraits, c’est à peine si je connaissais de vue les locataires de ma maison, gens paisibles tous, rentiers ou petits commerçants.

Il en est un, cependant, avec qui, peu à peu, je finis par me lier.

C’était un homme de taille moyenne, à physionomie insignifiante, toujours scrupuleusement rasé, et qu’on appelait, gros comme le bras, monsieur Méchinet.

Le portier le traitait avec une considération toute particulière, et ne manquait jamais, quand il passait devant sa loge, de retirer vivement sa casquette.

L’appartement de M. Méchinet ouvrant sur mon palier, juste en face de la porte de ma chambre, nous nous étions à diverses reprises trouvés nez à nez. En ces occasions, nous avions l’habitude de nous saluer.

Un soir, il entra chez moi me demander quelques allumettes ; une nuit, je lui empruntai du tabac ; un matin, il nous arriva de sortir en même temps et de marcher côte à côte un bout de chemin en causant…

Telles furent nos premières relations.

Sans être ni curieux ni défiant, — on ne l’est pas à l’âge que j’avais alors, — on aime à savoir à quoi s’en tenir sur le compte des gens avec lesquels on se lie.

J’en vins donc naturellement, non pas à observer l’existence de mon voisin, mais à m’occuper de ses faits et gestes.

Il était marié, et madame Caroline Méchinet, blonde et blanche, petite, rieuse et dodue, ; paraissait adorer son mari.

Mais la conduite de ce mari n’en était pas plus régulière. Fréquemment il décampait avant le jour et souvent le soleil était levé quand je l’entendais regagner son domicile. Parfois il disparaissait des semaines entières.

Que la jolie petite madame Méchinet tolérât cela, voilà ce que je ne pouvais concevoir.

Intrigué, je pensai que notre portier, bavard d’ordinaire comme une pie, me donnerait quelques éclaircissements.

Erreur… À peine avais-je prononcé le nom de Méchinet qu’il m’envoya promener de la belle façon, me disant, en roulant de gros yeux, qu’il n’était pas dans ses habitudes de « moucharder » ses locataires.

Cet accueil redoubla si bien ma curiosité que, bannissant toute vergogne, je m’attachai à épier mon voisin.

Alors, je découvris des choses qui me parurent énormes.

Une fois, je le vis rentrer habillé à la dernière mode, la boutonnière endimanchée de cinq ou six décorations ; le surlendemain, je l’aperçus dans l’escalier vêtu d’une blouse sordide et coiffé d’un haillon de drap qui lui donnait une mine sinistre.

Et ce n’est-pas tout. Par une belle après-midi, comme il sortait, je vis sa femme l’accompagner jusqu’au seuil de leur appartement, et là l’embrasser avec passion, en disant :

— Je t’en supplie, Méchinet, sois prudent, songe à ta petite femme !

Sois prudent !… Pourquoi ?… À quel propos ? Qu’est-ce que cela signifiait ?… La femme était donc complice !…

Ma stupeur ne devait pas tarder à redoubler.

Une nuit, je dormais profondément, quand soudain on frappa à ma porte à coups précipités.

Je me lève, j’ouvre…

M. Méchinet entre, ou plutôt se précipite chez moi, les vêtements en désordre et déchirés, la cravate et le devant de sa chemise arrachés, la tête nue, le visage tout en sang…

— Qu’arrive-t-il ? m’écriai-je épouvanté.

Mais lui, me faisant signe de me taire :

— Plus bas !… dit-il, on pourrait vous entendre… Ce n’est peut-être rien quoique je souffre diablement… Je me suis dit que vous, étudiant en médecine, vous sauriez sans doute me soigner cela…

Sans mot dire, je le fis asseoir, et je me hâtai de l’examiner et de lui donner les soins nécessaires.

Encore qu’il y eût eu une grande effusion de sang, la blessure était légère…

Ce n’était, à vrai dire, qu’une éraflure superficielle partant de l’oreille gauche et s’arrêtant à la commissure des lèvres.

Le pansement terminé :

— Allons, me voilà encore sain et sauf pour cette fois, me dit M. Méchinet. Mille remerciements, cher monsieur Godeuil. Surtout, de grâce, ne parlez à personne de ce petit accident, et… bonne nuit.

Bonne nuit !… Je songeais bien à dormir, vraiment !

Quand je me rappelle tout ce qu’il me passa par la cervelle d’hypothèses saugrenues et d’imaginations romanesques, je ne puis m’empêcher de rire.

M. Méchinet prenait dans mon esprit des proportions fantastiques.

Lui, le lendemain, vint tranquillement me remercier encore et m’invita à dîner.

Si j’étais tout yeux et tout oreilles en pénétrant dans l’intérieur de mes voisins, on le devine. Mais j’eus beau concentrer toute mon attention, je ne surpris rien de nature à dissiper le mystère qui m’intriguait si fort.

À dater de ce dîner, cependant, nos relations furent plus suivies. Décidément, M. Méchinet me prenait en amitié. Rarement une semaine s’écoulait sans qu’il m’emmenât manger sa soupe, selon son expression, et presque tous les jours, au moment de l’absinthe, il venait me rejoindre au café Leroy, et nous faisions une partie de dominos.

C’est ainsi qu’un certain soir du mois de juillet, un vendredi, sur les cinq heures, il était en train de me battre à plein double-six, quand un estafier, d’assez fâcheuse mine, je le confesse, entra brusquement et vint murmurer à son oreille quelques mots que je n’entendis pas.

Tout d’une pièce et le visage bouleversé, M. Méchinet se dressa.

— J’y vais, fit-il ; cours dire que j’y vais.

L’homme partit à toutes jambes, et alors me tendant la main :

— Excusez-moi, ajouta mon vieux voisin, le devoir avant tout… nous reprendrons notre partie demain.

Et comme, tout brûlant de curiosité, je témoignais beaucoup de dépit, disant que je regrettais bien de ne le point accompagner :

— Au fait, grommela-t-il, pourquoi pas ? Voulez-vous venir ? Ce sera peut-être intéressant…

Pour toute réponse, je pris mon chapeau et nous sortîmes…


II


Certes, j’étais loin de me douter que je hasardais là une de ces démarches insignifiantes, en apparence, qui ont sur la vie entière une influence décisive.

— Pour le coup, pensais-je à part moi, je tiens le mot de l’énigme !…

Et tout plein d’une sotte et puérile satisfaction, je trottais comme un chat maigre aux côtés de M. Méchinet.

Je dis : je trottais, parce que j’avais fort à faire pour ne pas me laisser distancer par le bonhomme.

Il allait, il allait, tout le long de la rue Racine, bousculant les passants, comme si sa fortune eût dépendu de ses jambes.

Place de l’Odéon, par bonheur, un fiacre nous croisa.

M. Méchinet l’arrêta, et ouvrant la portière :

— Montez, monsieur Godeuil, me dit-il.

J’obéis, et il prit place à mes côtés après avoir crié au cocher, d’un ton impératif :

— Rue Lécluse, 39, aux Batignolles… et, bon train !

La longueur de la course arracha au cocher un chapelet de jurons. N’importe, il étrilla ses rosses d’un maître coup de fouet et la voiture roula.

— Ah ! c’est aux Batignolles que nous allons ? demandai-je alors avec un sourire de courtisan.

Mais M. Méchinet ne me répondit pas, je doute même qu’il m’entendît.

Une métamorphose complète s’opérait en lui. Il ne paraissait pas ému, précisément, mais ses lèvres pincées et la contraction de ses gros sourcils en broussaille trahissaient une poignante préoccupation. Ses regards, perdus dans le vide, y semblaient étudier les termes de quelque problème insoluble.

Il avait tiré sa tabatière, et incessamment il y puisait d’énormes prises, qu’il pétrissait entre l’index et le pouce, qu’il massait, qu’il portait à son nez et que pourtant il n’aspirait pas.

Car c’était chez lui un tic que j’avais observé et qui me réjouissait beaucoup.

Ce digne homme, qui avait le tabac en horreur, était toujours armé d’une tabatière de financier de vaudeville.

Lui advenait-il quelque chose d’imprévu, d’agréable ou de fâcheux, crac, il la sortait de sa poche et paraissait priser avec fureur.

Souvent, la tabatière était vide, son geste restait le même.

J’ai su, plus tard, que c’était un système à lui, pour dissimuler ses impressions et détourner l’attention de ses interlocuteurs.

Nous avancions, cependant…

Le fiacre remontait non sans peine la rue de Clichy… Il traversa le boulevard extérieur, s’engagea dans la rue de Lécluse, et ne tarda pas à s’arrêter à quelque distance de l’adresse indiquée.

Aller plus loin était matériellement impossible, tant la rue était obstruée par une foule compacte.

Devant la maison portant le numéro 39, deux ou trois cents personnes stationnaient, le cou tendu, l’œil brillant, haletantes de curiosité, difficilement contenues par une demi-douzaine de sergents de ville, qui multipliaient en vain et de leur plus rude voix leurs : « Circulez, messieurs, circulez !… ».

Descendus de voiture, nous nous approchâmes, nous faufilant péniblement à travers les badauds.

Déjà, nous touchions la porte du numéro 39, quand un sergent de ville nous repoussa rudement.

— Retirez-vous !… On ne passe pas !…

Mon compagnon le toisa et, se redressant :

— Vous ne me connaissez donc pas ? fit-il. Je suis Méchinet, et ce jeune homme, — il me montrait, — est avec moi.

— Pardon ! Excusez !… balbutia l’agent en portant la main à son tricorne, je ne savais pas… donnez-vous la peine d’entrer.

Nous entrâmes.

Dans le vestibule, une puissante commère, la concierge évidemment, plus rouge qu’une pivoine, pérorait et gesticulait au milieu d’un groupe de locataires de la maison.

— Où est-ce ? lui demanda brutalement M. Méchinet.

— Au troisième, cher monsieur, répondit-elle ; au troisième, la porte à droite. Jésus mon Dieu ! quel malheur !… dans une maison comme la nôtre ! Un si brave homme !

Je n’en entendis pas davantage. M. Méchinet s’était élancé dans les escaliers, et je le suivais, montant quatre à quatre, le cœur me battant à me couper la respiration.

Au troisième étage, la porte de droite était ouverte.

Nous entrons, nous traversons une antichambre, une salle à manger, un salon, et enfin nous arrivons à une chambre à coucher…

Je vivrais mille ans, que je n’oublierais pas le spectacle qui frappa mes yeux… Et en ce moment même où j’écris, après bien des années, je le revois jusqu’en ses moindres détails.

À la cheminée faisant face à la porte, deux hommes étaient accoudés : un commissaire de police, ceint de son écharpe ; et un juge d’instruction.

À droite, assis à une table, un jeune homme, le greffier, écrivait :

Au milieu de la pièce, sur le parquet, gisait dans une mare de sang coagulé et noir le cadavre d’un vieillard à cheveux blancs… Il était étendu sur le dos, les bras en croix.

Terrifié, je demeurai cloué sur le seuil, si près de défaillir que, pour ne pas tomber, je fus obligé de m’appuyer contre l’huisserie.

Ma profession m’avait familiarisé avec la mort ; depuis longtemps déjà j’avais surmonté les répugnances de l’amphithéâtre, mais c’était la première fois que je me trouvais en face d’un crime.

Car il était évident qu’un crime abominable avait été commis…

Moins impressionnable que moi, mon voisin était entré d’un pas ferme.

— Ah ! c’est vous, Méchinet, lui dit le commissaire de police, je regrette bien de vous avoir fait déranger.

= Pourquoi ?

— Parce que nous n’aurons pas besoin de votre savoir faire… Nous connaissons le coupable, j’ai donné des ordres et il doit être arrêté à l’heure qu’il est.

Chose bizarre ! Au geste de M. Méchinet, on eût pu croire que cette assurance le contrariait… Il tira sa tabatière, prit deux ou trois de ses prises fantastiques, et dit :

— Ah ! le coupable est connu !…

Ce fut le juge d’instruction qui répondit :

— Et connu d’une façon certaine et positive, oui, M. Méchinet… Le crime commis, l’assassin s’est enfui, croyant que sa victime avait cessé de vivre… il se trompait. La Providence veillait…, ce malheureux vieillard respirait encore… Rassemblant toute son énergie, il a trempé un de ses doigts dans le sang qui s’échappait à flots de sa blessure, et là, sur le parquet, il a écrit avec son sang le nom de son meurtrier, le dénonçant ainsi à la justice humaine… Regardez plutôt.

Ainsi prévenu, j’aperçus ce que tout d’abord je n’avais pas vu.

Sur le parquet, en grosses lettres mal formées et cependant lisibles, on avait écrit avec du sang : MONIS…

— Eh bien ?… interrogea M. Méchinet.

— C’est là, répondit le commissaire de police, le commencement du nom d’un neveu du pauvre mort… un neveu qu’il affectionnait, et qui se nomme Monistrol…

— Diable !… fit mon voisin.

— Je ne suppose pas, reprit le juge d’instruction, que le misérable essaye de nier… les cinq lettres sont contre lui une charge accablante… À qui, d’ailleurs, profite ce crime si lâche ?… À lui seul, unique héritier de ce vieillard qui laisse, dit-on, une grande fortune… Il y a plus : c’est hier soir que l’assassinat a été commis… Eh bien hier soir, personne n’a visité ce pauvre vieux que son neveu… La concierge l’a vu arriver vers neuf heures et ressortir un peu avant minuit…

— C’est clair, approuva M. Méchinet, c’est très-clair, ce Monistrol n’est qu’un imbécile.

Et, haussant les épaules :

— A-t-il seulement volé quelque chose, demanda-t-il, a-t-il fracturé quelque meuble pour donner le change sur le mobile du crime ?

— Rien, jusqu’ici, ne nous a paru dérangé, répondit le commissaire… Vous l’avez dit, le misérable n’est pas fort… dès qu’il se verra découvert, il avouera.

Et là-dessus, le commissaire de police et M. Méchinet se retirèrent dans l’embrasure de la fenêtre et s’entretinrent à voix basse, pendant que le juge donnait quelques indications à son greffier.


III


Désormais, j’étais fixé.

J’avais voulu savoir au juste ce que faisait mon énigmatique voisin…, je le savais.

Maintenant s’expliquaient le décousu de sa vie, ses absences, ses rentrées tardives, ses soudaines disparitions, les craintes et la complicité de sa jeune femme, la blessure que j’avais soignée.

Mais que m’importait ma découverte !

Je m’étais remis peu à peu, la faculté de réfléchir et de délibérer m’était revenue, et j’examinais tout, autour de moi, avec une âpre curiosité.

D’où j’étais, accoté contre le chambranle de la porte ; mon regard embrassait l’appartement entier.

Rien, absolument rien, n’y trahissait une scène de meurtre.

Tout, au contraire, décelait l’aisance et en même temps des habitudes parcimonieuses et méthodiques.

Chaque chose était en place ; il n’y avait pas un faux pli aux rideaux, et le bois des meubles étincelait, accusant des soins quotidiens.

Il paraissait évident, d’ailleurs, que les conjectures du juge d’instruction et du commissaire de police étaient exactes, et que le pauvre vieillard avait été assassiné la veille au soir, au moment où il se disposait à se coucher.

En effet, le lit était ouvert, et sur la couverture étaient étalés une chemise et un foulard de nuit. Sur la table, à la tête du lit, j’apercevais un verre d’eau sucrée, une boîte d’allumettes chimiques et un journal du soir, la Patrie.

Sur un coin de la cheminée brillait un chandelier, un bon gros et solide chandelier de cuivre… Mais la bougie qui avait éclairé le crime était consumée, le meurtrier s’était enfui sans la souffler, et elle avait brûlé jusqu’au bout, noircissant l’albâtre d’un brûle-tout où elle était fixée.

Ces détails, je les avais constatés d’un coup, sans effort, sans pour ainsi dire que ma volonté y fût pour rien.

Mon œil remplissait le rôle d’un objectif photographique, le théâtre du meurtre s’était fixé dans mon esprit comme sur une plaque préparée, avec une telle précision, que nulle circonstance n’y manquait, avec une telle solidité qu’aujourd’hui encore je pourrais dessiner l’appartement du « petit vieux des Batignolles, » sans rien oublier, sans oublier même un bouchon à demi recouvert de cire verte qu’il me semble voir encore par terre, sous la chaise du greffier.

C’était une faculté extraordinaire, qui m’a été départie, ma faculté maîtresse, que je n’avais pas encore eu l’occasion d’exercer, qui tout à coup se révélait en moi.

Alors, j’étais bien trop vivement ému pour analyser mes impressions.

Je n’avais qu’un désir, obstiné, brûlant, irrésistible : m’approcher du cadavre étendu à deux mètres de moi.

Je luttai d’abord, je me défendis contre l’obsession de cette envie. Mais la fatalité s’en mêlait… je m’approchai.

Avait-on remarqué ma présence ?… je ne le crois pas.

Personne, en tout cas, ne faisait attention à moi.

M. Méchinet et le commissaire de police causaient toujours près de la fenêtre ; le greffier, à demi-voix, relisait au juge d’instruction son procès-verbal.

Ainsi, rien ne s’opposait à l’accomplissement de mon dessein.

Et d’ailleurs, je dois le confesser, une sorte de fièvre me tenait qui me rendait comme insensible aux circonstances extérieures et m’isolait absolument.

Cela est si vrai, que j’osai m’agenouiller près du cadavre, pour mieux voir et de plus près.

Loin de songer qu’on allait me crier : « Que faites-vous là ?… » j’agissais lentement et posément, en homme qui, ayant reçu une mission, l’exécute.

Ce malheureux vieillard me parut avoir de soixante-dix à soixante-quinze ans. Il était petit et très-maigre, mais solide certainement et bâti pour passer la centaine. Il avait beaucoup de cheveux encore, d’un blanc jaunâtre, bouclés sur la nuque.

Sa barbe grise, forte et drue, paraissait n’avoir pas été faite depuis cinq ou six jours ; elle devait avoir poussé depuis qu’il était mort. Cette circonstance que j’avais souvent remarquée chez nos sujets de l’amphithéâtre ne m’étonna pas.

Ce qui me surprit, ce fut la physionomie de l’infortuné. Elle était calme, je dirai plus, souriante. Les lèvres s’entr’ouvraient comme pour un salut amical.

La mort avait donc été terriblement prompte, qu’il conservait cette expression bienveillante !…

C’était la première idée qui se présentait à l’esprit.

Oui, mais comment concilier ces deux circonstances inconciliables : une mort soudaine, et ces cinq lettres : Monis… que je voyais en traits de sang sur le parquet ?

Pour écrire cela, quels efforts n’avait-il pas fallu à un homme mourant !… L’espoir seul de la vengeance avait pu lui prêter une telle énergie… Et quelle rage n’avait pas dû être la sienne, de se sentir expirer avant d’avoir pu tracer en entier le nom de son assassin…

Et cependant le visage du cadavre semblait me sourire.

Le pauvre vieux avait été frappé à la gorge et l’arme avait traversé le cou de part en part.

L’instrument du crime devait être un poignard, ou plutôt un de ces redoutables couteaux catalans, larges comme la main, qui coupent des deux côtés et qui sont aussi pointus qu’une aiguille…

De ma vie, je n’avais été remué par d’aussi étranges sensations.

Mes tempes battaient avec une violence inouïe, et mon cœur, dans ma poitrine, se gonflait à la briser.

Qu’allais-je donc découvrir ?…

Poussé par une force mystérieuse et irrésistible, qui annihilait ma volonté, je pris entre mes mains, pour les examiner, les mains roides et glacées du cadavre…

La droite était nette… c’était un des doigts de la gauche, l’indicateur, qui était tout maculé de sang. Quoi ! c’était avec la main gauche que le vieillard avait écrit !… Allons donc !…

Saisi d’une sorte de vertige, les yeux hagards, les cheveux hérissés sur la tête, et plus pâle assurément que le mort qui gisait à mes pieds, je me dressai en poussant un cri terrible.

— Grand Dieu !…

Tous les autres, à ce cri, bondirent, et surpris, effarés :

— Qu’est-ce ? me demandèrent-ils ensemble, qu’y a-t-il ?…

J’essayai de répondre, mais l’émotion m’étranglait, il me semblait que j’avais la bouche pleine de sable. Je ne pus que montrer les mains du mort en bégayant :

— Là !… là !…

Prompt comme l’éclair, M. Méchinet s’était jeté à genoux près du cadavre. Ce que j’avais vu, il le vit, et mon impression fut la sienne, car se relevant vivement :

— Ce n’est pas ce pauvre vieux, déclara-t-il, qui a tracé les lettres qui sont là…

Et comme le juge et le commissaire le regardaient bouche béante, il leur expliqua cette circonstance de la main gauche seule tachée de sang…

— Et dire que je n’y avais pas fait attention ! répétait le commissaire désolé…

M. Méchinet prisait avec fureur.

— C’est comme cela, fit-il… les choses qui crèvent les yeux sont celles qu’on ne voit point… Mais n’importe ! voilà la situation diablement changée. Du moment où ce n’est pas le vieux qui a écrit, c’est celui qui l’a tué…

— Évidemment ! approuva le commissaire.

— Or, continua mon voisin, peut-on imaginer un assassin assez stupide pour se dénoncer en écrivant son nom à côté du corps de sa victime ? Non, n’est-ce pas. Maintenant, concluez…

Le juge était devenu soucieux.

— C’est clair, fit-il, les apparences nous ont abusés… Monistrol n’est pas le coupable. Quel est-il ?… C’est affaire à vous, monsieur Méchinet, de le découvrir.

Il s’arrêta… un agent de police entrait, qui, s’adressant au commissaire, dit :

— Vos ordres sont exécutés, monsieur… Monistrol est arrêté et écroué au dépôt… Il a tout avoué.


IV


D’autant plus rude était le choc qu’il était plus inattendu.

Peindre notre stupeur à tous est impossible.

Quoi ! pendant que nous étions là, nous évertuant à chercher des preuves de l’innocence de Monistrol, lui se reconnaissait coupable !

Ce fut M. Méchinet qui le premier se remit.

Vivement, cinq ou six fois, il porta les doigts de sa tabatière à son nez, et s’avançant vers l’agent :

— Tu te trompes ou tu nous trompes, lui dit-il, pas de milieu.

— Je vous jure, monsieur Méchinet…

— Tais-toi ! ou tu as mal compris ce qu’a dit Monistrol, ou tu t’es grisé de l’espoir de nous étonner en nous annonçant que l’affaire est réglée…

Humble et respectueux jusqu’alors, l’agent se rebiffa.

— Faites excuse, interrompit-il, je ne suis ni un imbécile ni un menteur, et je sais ce que je dis…

La discussion tournait si bien à la dispute que le juge d’instruction crut devoir intervenir.

— Modérez-vous, monsieur Méchinet, prononça-t-il, et avant de porter un jugement, attendez d’être édifié.

Puis se tournant vers l’agent :

— Et vous, mon ami, poursuivit-il, dites-nous ce que vous savez et les raisons de votre assurance.

Ainsi soutenu, l’agent écrasa M. Méchinet d’un regard ironique, et avec une nuance très-appréciable de fatuité :

— Pour lors, commenta-t-il, voilà la chose : M. le juge et M. le commissaire ici présents nous ont chargés, l’inspecteur Goulard, mon collègue Poltin et moi, d’arrêter le nommé Monistrol, bijoutier en faux, domicilié rue Vivienne, 75, ledit Monistrol étant inculpé d’assassinat sur la personne de son oncle.

— C’est exact, approuva le commissaire à demi-voix.

— Là-dessus, poursuivit l’agent, nous prenons un fiacre et nous nous faisons conduire à l’adresse indiquée… Nous arrivons et nous trouvons le sieur Monistrol dans son arrière-boutique, sur le point de se mettre à table pour dîner avec son épouse, qui est une femme de vingt-cinq à trente ans, d’une beauté admirable.

En nous apercevant tous trois en rang d’oignon, mon particulier se dresse. — « Qu’est-ce que vous voulez ? » nous demande-t-il. Aussitôt, le brigadier Goulard tire de sa poche le mandat d’amener et répond : « Au nom de la loi, je vous arrête !… »

M. Méchinet semblait sur le gril.

— Ne pourrais-tu te hâter ! dit-il à l’agent.

Mais l’autre, comme s’il n’eût pas entendu, poursuivit du même ton calme :

— J’ai arrêté quelques particuliers en ma vie ; eh bien ! jamais je n’en ai vu tomber en décomposition comme celui-là. — « Vous plaisantez, nous dit-il, ou vous faites erreur ! — Non, nous ne nous trompons pas. — Mais enfin, pourquoi m’arrêtez-vous ? »

Goulard haussait les épaules.

« — Ne faites donc pas l’enfant, dit-il, et votre oncle ? Le cadavre est retrouvé et on a des preuves accablantes contre vous… »

Ah ! le gredin, quelle tuile !… Il chancela et finalement se laissa tomber sur une chaise en sanglotant et en bégayant je ne sais quelle réponse qu’il n’y avait pas moyen de comprendre.

Ce que voyant, Goulard le secoua par le collet de son habit, en lui disant :

« — Croyez-moi, le plus court est de tout avouer. »

Il nous regarda d’un air hébété et murmura :

« — Eh bien ! oui, j’avoue tout ! »

— Bien manœuvré, Goulard ! approuva le commissaire.

L’agent triomphait.

— Il s’agissait de ne pas moisir dans la boutique, continua-t-il. On nous avait recommandé d’éviter tout esclandre, et déjà les badauds s’attroupaient… Goulard empoigna donc le prévenu par le bras, en lui criant : « Allons, en route ! on nous attend à la préfecture ! » Monistrol, tant bien que mal, se dressa sur ses jambes qui flageolaient, et du ton d’un homme qui prend son courage à deux mains, dit : « Marchons !… »

Nous pensions que le plus fort était fait ; nous comptions sans la femme.

Jusqu’à ce moment, elle était restée comme évanouie sur un fauteuil, sans souffler mot, sans paraître seulement comprendre ce qui se passait.

Mais quand elle vit que bien décidément nous emmenions son homme, elle bondit comme une lionne et se jeta en travers de la porte en criant : « Vous ne passerez pas ! » Parole d’honneur, elle était superbe, mais Goulard en a bien vu d’autres. « Allons, allons, ma petite mère, fit-il, ne nous fâchons pas ; on vous le rendra, votre mari ! »

Cependant, bien loin de nous faire place, elle se cramponnait plus fortement au chambranle, jurant que son mari était innocent ; déclarant que si on le conduisait en prison, elle le suivrait, tantôt nous menaçant et nous accablant d’invectives, tantôt nous suppliant de sa voix la plus douce…

Puis, quand elle comprit que rien ne nous empêcherait de remplir notre devoir, elle lâcha la porte, et, se jetant au cou de son mari : « Ô cher bien-aimé, gémissait-elle, est-ce possible qu’on t’accuse d’un crime, toi… toi !… Dis-leur donc, à ces hommes, que tu es innocent ! »

Vrai, nous étions tous émus, mais lui, plus insensible que nous, il eut la barbarie de repousser sa pauvre femme si brutalement qu’elle alla tomber comme une masse dans un coin de l’arrière-boutique…

C’était la fin heureusement.

La femme étant évanouie, nous en profitâmes pour emballer le mari dans le fiacre qui nous avait amenés.

Emballer est bien le mot, car il était devenu comme une chose inerte, il ne tenait plus debout, il fallut le porter… Et pour ne rien oublier, je dois dire que son chien, une espèce de roquet noir, voulait absolument sauter avec nous dans la voiture, et que nous avons eu mille peines à nous en débarrasser.

En route, comme de juste, Goulard essaya de distraire notre prisonnier et de le faire jaser… Mais impossible de lui tirer une parole du gosier. Ce n’est qu’en arrivant à la préfecture qu’il parut reprendre connaissance. Quand il fut bien et dûment installé dans une cellule des « secrets, » il se jeta sur son lit à corps perdu en répétant :

« — Que vous ai-je fait, Ô mon Dieu, que vous ai-je fait !… »

À ce moment Godard s’approcha de lui, et pour la seconde fois : — « Ainsi, interrogea-t-il, vous vous avouez coupable ! » — De la tête, Monistrol fit : « Oui, oui !… » puis d’une voix rauque : « Je vous en prie, laissez-moi seul ! » dit-il.

C’est ce que nous avons fait, après avoir eu soin, toutefois, de placer un surveillant en observation au guichet de la cellule, pour le cas où le gaillard essayerait d’attenter à ses jours…

Goulard et Poltin sont restés là-bas, et moi, me voilà !…

— C’est précis, grommela le commissaire, c’est on ne peut plus précis…

C’était aussi l’opinion du juge, car il murmura :

— Comment, après cela, douter de la culpabilité de Monistrol ?

Moi, j’étais confondu, et cependant mes convictions étaient inébranlables. Et même, j’ouvrais la bouche pour hasarder une objection, quand M. Méchinet me prévint.

— Tout cela est bel et bon !… s’écria-t-il. Seulement, si nous admettons que Monistrol est l’assassin, nous sommes aussi forcés d’admettre que c’est lui qui a écrit son nom, là, par terre… et dame ! ça, c’est roide…

— Bast ! interrompit le commissaire, du moment où l’inculpé avoue, à quoi bon se préoccuper d’une circonstance que l’instruction expliquera…

Mais l’observation de mon voisin avait réveillé toutes les perplexités du juge. Aussi, sans se prononcer :

— Je vais me rendre à la préfecture, déclara-t-il, je veux interroger Monistrol ce soir même.

Et après avoir recommandé au commissaire de police de bien remplir toutes les formalités et d’attendre les médecins mandés pour l’autopsie du cadavre, il s’éloigna, suivi de son greffier, et de l’agent qui était venu nous annoncer le succès de l’arrestation.

— Pourvu que ces diables de médecins ne se fassent pas trop attendre ! gronda le commissaire, qui songeait à son dîner.

Ni M. Méchinet ni moi ne lui répondîmes. Nous demeurions debout, en face l’un de l’autre, obsédés évidemment par la même idée.

— Après tout, murmura mon voisin, peut-être est-ce le vieux qui a écrit…

― Avec la main gauche, alors ?… Est-ce possible !… Sans compter que la mort de ce pauvre bonhomme a dû être instantanée…

― En êtes-vous sûr ?…

— D’après sa blessure ; j’en ferais le serment… D’ailleurs, des médecins vont venir, qui vous diront si j’ai raison ou tort…

M. Méchinet tracassait son nez avec une véritable frénésie.

Peut-être, en effet, y a-t-il là-dessous quelque mystère, dit-il… ce serait à voir…

C’est une enquête à refaire… Soit, refaisons-la… Et pour commencer, interrogeons la portière…

Et courant à l’escalier, il se pencha sur la rampe, criant :

— La concierge !… Hé ! la concierge montez un peu, s’il vous plaît…


V


En attendant que montât la concierge, M. Méchinet procédait à un rapide et sagace examen du théâtre du crime.

Mais c’est surtout la serrure de la porte d’entrée de l’appartement qui attirait son attention. Elle était intacte et la clef y jouait sans difficulté. Cette circonstance écartait absolument l’idée d’un malfaiteur étranger s’introduisant de nuit à l’aide de fausses clefs.

De mon côté, machinalement, ou plutôt inspiré par l’étonnant instinct qui s’était révélé en moi, je venais de ramasser ce bouchon à demi-recouvert de cire verte que j’avais remarqué à terre.

Il avait servi, et du côté de la cire, gardait les traces du tire-bouchon ; mais, de l’autre bout, se voyait une sorte d’entaille assez profonde, produite évidemment par un instrument tranchant et aigu.

Soupçonnant l’importance de ma découverte, je la communiquai à M. Méchinet, et il ne put retenir une exclamation de plaisir.

Enfin ! s’écria-t-il, nous tenons donc enfin un indice !… Ce bouchon, c’est l’assassin qui l’a laissé tomber ici… Il y avait fiché la pointe fragile de l’arme dont il s’est servi. Conclusion : l’instrument du meurtre est un poignard à manche fixe, et non un de ces couteaux qui se ferment… Avec ce bouchon, je suis sûr d’arriver au coupable quel qu’il soit !…

Le commissaire de police achevait sa besogne dans la chambre, nous étions, M. Méchinet et moi, restés dans le salon, lorsque nous fûmes interrompus par le bruit d’une respiration haletante.

Presque aussitôt, se montra la puissante commère que j’avais aperçue dans le vestibule pérorant au milieu des locataires.

C’était la portière, plus rouge, s’il est possible, qu’à notre arrivée.

— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? demanda-t-elle à M. Méchinet.

— Asseyez-vous, madame, répondit-il.

— Mais, monsieur, c’est que j’ai du monde en bas…

— On vous attendra… je vous dis de vous asseoir.

Interloquée par le ton de M. Méchinet, elle obéit. Alors lui, la fixant de ses terribles petits yeux gris :

— J’ai besoin de certains renseignements, commença-t-il, et je vais vous interroger. Dans votre intérêt, je vous conseille de répondre sans détours. Et d’abord, quel est le nom de ce pauvre bonhomme qui a été assassiné ?

— Il s’appelait Pigoreau, mon bon monsieur, mais il était surtout connu sous le nom d’Anténor, qu’il avait pris autrefois, comme étant plus en rapport avec son commerce.

— Habitait-il la maison depuis longtemps ?

— Depuis huit ans.

— Où demeurait-il avant ?

— Rue Richelieu, où il avait son magasin… car il avait été établi, il avait été coiffeur, et c’est dans cet état qu’il avait gagné sa fortune.

— Il passait donc pour riche ?

— J’ai entendu dire à sa nièce qu’il ne se laisserait pas couper le cou pour un million.

À cet égard, la prévention devait être fixée, puisqu’on avait inventorié les papiers du pauvre vieux.

— Maintenant, poursuivit M. Méchinet, quel espèce d’homme était ce sieur Pigoreau, dit Anténor ?

Oh ! la crème des hommes, cher bon monsieur, répondit la concierge… Il était bien tracassier, maniaque, grigou comme il n’est pas possible, mais il n’était pas fier… Et si drôle, avec cela !… On aurait passé ses nuits à l’écouter, quand il était en train… C’est qu’il en savait de ces histoires ! Pensez donc, un ancien coiffeur, qui avait, comme il disait, frisé les plus belles femmes de Paris…

— Comment vivait-il ?

— Comme tout le monde… Comme les gens qui ont des rentes, s’entend, et qui cependant tiennent à leur monnaie.

— Pouvez-vous me donner quelques détails ?

— Oh ! pour cela, je le pense, vu que c’est moi qui avais soin de son ménage… Et cela ne me donnait guère de peine, car il faisait presque tout, balayant, époussetant et frottant lui-même… C’était sa manie, quoi ! Donc, tous les jours que le bon Dieu faisait, à midi battant, je lui montais une tasse de chocolat. Il la buvait, il avalait par-dessus un grand verre d’eau, et c’était son déjeuner. Après il s’habillait, et ça le menait jusqu’à deux heures, car il était coquet et soigneux de sa personne plus qu’une mariée. Sitôt paré, il sortait pour se promener dans Paris. À six heures, il s’en allait dîner dans une pension bourgeoise, chez les demoiselles Gomet, rue de la Paix. Après son dîner il courait prendre sa demi-tasse et faire sa fine partie au café Guerbois… et à onze heures il rentrait se coucher. Enfin, il n’avait qu’un défaut, le pauvre bonhomme… Il était porté sur le sexe. Même souvent, je lui disais : « À votre âge, n’avez-vous pas de honte !… » Mais on n’est pas parfait, et on comprend ça d’un ancien parfumeur, qui avait eu dans sa vie des tas de bonnes fortunes…

Un sourire obséquieux errait sur les lèvres de la puissante concierge, mais rien n’était capable de dérider M. Méchinet.

— M. Pigoreau recevait-il beaucoup de monde ? continua-t-il.

— Très-peu… Je ne voyais guère venir chez lui que son neveu, M. Monistrol, à qui, tous les dimanches, il payait à dîner chez le père Lathuile.

— Et comment étaient-ils ensemble, l’oncle et le neveu ?

— Comme les deux doigts de la main.

— Ils n’avaient jamais de discussions ?

— Jamais !… sauf qu’ils étaient toujours à se chamailler à cause de madame Clara.

— Qui est cette madame Clara ?

— La femme de M. Monistrol, donc, une créature superbe… Défunt le père Anténor ne pouvait la souffrir. Il disait que son neveu l’aimait trop, cette femme, qu’elle le menait par le bout du nez, et qu’elle lui en faisait voir de toutes les couleurs… Il prétendait qu’elle n’aimait pas son mari, qu’elle avait un genre trop relevé pour sa position, et qu’elle finirait par faire des sottises… Même, madame Clara et son oncle ont été brouillés, à la fin de l’année dernière. Elle voulait que le bonhomme prêtât cent mille francs à M. Monistrol pour prendre un fonds de bijoutier au Palais-Royal. Mais il refusa, déclarant qu’on ferait de sa fortune ce qu’on voudrait, après sa mort, mais que jusque-là, l’ayant gagnée, il prétendait la garder et en jouir…

Je croyais que M. Méchinet allait insister sur cette circonstance, qui me paraissait très-grave… point. En vain, je multipliais les signes, il poursuivit :

— Reste à savoir par qui le crime a été découvert ?

— Par moi, mon bon monsieur, par moi ! gémit la portière. Ah ! c’est épouvantable ! Figurez-vous que ce matin, sur le coup de midi, comme à l’ordinaire, je monte au père Anténor son chocolat… Faisant le ménage, j’ai une clef de l’appartement… J’ouvre, j’entre, et qu’est-ce que je vois. Ah ! mon Dieu !…

Et elle se mit à pousser des cris perçants…

— Cette douleur prouve votre bon cœur, madame, fit gravement M. Méchinet…

Seulement, comme je suis fort pressé, tâchez de la maîtriser. Qu’avez-vous pensé, en voyant votre locataire assassiné ?…

— J’ai dit à qui a voulu l’entendre : c’est son neveu, le brigand, qui a fait Le coup pour hériter.

— D’où vous venait cette certitude ? car, enfin, accuser un homme d’un si grand crime, c’est le pousser à l’échafaud…

— Eh ! monsieur, qui donc serait-ce ? M. Monistrol est venu voir son oncle hier soir, et quand il est sorti il était près de minuit… même, lui qui me parle toujours, il ne m’a rien dit ni en arrivant ni en s’en allant… Et depuis ce moment, jusqu’à celui où j’ai tout découvert, personne, j’en suis sûre, n’est monté chez M. Anténor…

Je l’avoue, cette déposition me confondait.

Naïf encore, je n’aurais pas eu l’idée de poursuivre cet interrogatoire. Par bonheur, l’expérience de M. Méchinet était grande, et il possédait à fond cet art si difficile de tirer des témoins toute la vérité.

— Ainsi, madame, insista-t-il, vous êtes certaine que Monistrol est venu hier soir ?

— Certaine.

— Vous l’avez bien vu, bien reconnu ?…

— Ah ! permettez… je ne l’ai pas dévisagé. Il a passé très-vite, en tâchant de se cacher, comme un brigand qu’il est, et le corridor est mal éclairé…

Je bondis, à cette réponse d’une incalculable portée, et m’avançant vers la concierge :

— S’il en est ainsi, m’écriai-je, comment osez-vous affirmer que vous avez reconnu M. Monistrol ?

Elle me toisa, et avec un sourire ironique :

— Si je n’ai pas vu la figure du maître, répondit-elle, j’ai vu le museau du chien… Comme je le caresse toujours, il est entré dans ma loge, et j’allais lui donner un os de gigot quand son maître l’a sifflé.

Je regardais M. Méchinet, anxieux de savoir ce qu’il pensait de ces réponses, mais son visage gardait fidèlement le secret de ses impressions.

Il ajouta seulement :

— De quelle race est le chien de M. Monistrol ?

— C’est un loulou, comme les conducteurs en avaient autrefois, tout noir, avec une tache blanche au-dessus de l’oreille ; on l’appelle Pluton.

M. Méchinet se leva.

— Vous pouvez vous retirer, dit-il à la portière, je suis fixé.

Et, quand elle fut sortie :

— Il me paraît impossible, fit-il, que le neveu ne soit pas le coupable.

Cependant, les médecins étaient arrivés pendant ce long interrogatoire et, quand ils eurent achevé l’autopsie, leur conclusion fut :

« La mort du sieur Pigoreau a certainement été instantanée. Donc, ce n’est pas lui qui a tracé ces cinq lettres : Monis que nous avons vues sur le parquet, près du cadavre… »

Ainsi, je ne m’étais pas trompé.

— Mais si ce n’est pas lui, s’écria M. Méchinet, qui donc est-ce ?… Monistrol… Voilà ce qu’on ne me fera jamais entrer dans la cervelle.

Et comme le commissaire, ravi de pouvoir enfin aller dîner, le raillait de ses perplexités ; perplexités ridicules, puisque Monistrol avait avoué :

— Peut-être en effet ne suis-je qu’un imbécile, dit-il, c’est ce que l’avenir décidera… Et en attendant, venez, mon cher monsieur Godeuil, venez avec moi à la préfecture…


VI


De même que pour venir aux Batignolles, nous prîmes un fiacre pour nous rendre à la préfecture de police.

La préoccupation de M. Méchinet était grande : ses doigts ne cessaient de voyager de sa tabatière vide à son nez, et je l’entendais grommeler entre ses dents :

— J’en aurai le cœur net ! Il faut que j’en aie le cœur net.

Puis il sortait de sa poche le bouchon que je lui avais remis, il le tournait et le retournait avec des mines de singe épluchant une noix et murmurait :

— C’est une pièce à conviction, cependant… il doit y avoir un parti à tirer de cette cire verte…

Moi, enfoncé dans mon coin, je ne soufflais mot.

Assurément ma situation était des plus bizarres, mais je n’y songeais pas. Tout ce que j’avais d’intelligence était absorbé par cette affaire ; j’en ruminais dans mon esprit les éléments divers et contradictoires, et je m’épuisais à pénétrer le secret du drame que je pressentais.

Lorsque notre voiture s’arrêta, il faisait nuit noire.

Le quai des Orfèvres était désert et silencieux : pas un bruit, pas un passant. Les rares boutiques des environs étaient fermées. Toute la vie du quartier s’était réfugiée dans le petit restaurant qui fait presque le coin de la rue de Jérusalem, et sur les rideaux rouges de la devanture se dessinait l’ombre des consommateurs.

— Vous laissera-t-on arriver jusqu’au prévenu ? demandai-je à M. Méchinet.

— Assurément, me répondit-il. Ne suis-je pas chargé de suivre l’affaire… Ne faut-il pas que selon les nécessités imprévues de l’enquête, je puisse, à toute heure de jour et de nuit, interroger le détenu !…

Et d’un pas rapide, il s’engagea sous la voûte, en me disant :

— Arrivez, arrivez, nous n’avons pas de temps à perdre.

Il n’était pas besoin qu’il m’encourageât. J’allais à sa suite, agité d’indéfinissables émotions et tout frémissant d’une vague curiosité.

C’était la première fois que je franchissais le seuil de la préfecture de police, et Dieu sait quels étaient alors mes préjugés.

— Là, me disais-je, non sans un certain effroi, là est le secret de Paris…

J’étais si bien abîmé dans mes réflexions, qu’oubliant de regarder à mes pieds, je faillis tomber.

Le choc me ramena au sentiment de la situation.

Nous longions alors un immense couloir aux murs humides et au pavé raboteux. Bientôt mon compagnon entra dans une petite pièce où deux hommes jouaient aux cartes pendant que trois ou quatre autres fumaient leur pipe, étendus sur un lit de camp. Il échangea avec eux quelques paroles qui n’arrivèrent pas jusqu’à moi qui restais dehors, puis il ressortit et nous nous remîmes en marche.

Ayant traversé une cour et nous étant engagés dans un second couloir, nous ne tardâmes pas à arriver devant une grille de fer à pesants verrous et à serrure formidable.

Sur un mot de M. Méchinet, un surveillant nous l’ouvrit, cette grille ; nous laissâmes à droite une vaste salle où il me sembla voir des sergents de ville et des gardes de Paris, et enfin, nous gravîmes un escalier assez roide.

Au haut de cet escalier, à l’entrée d’un étroit corridor percé de quantité de petites portes, était assis un gros homme à face joviale, qui certes n’avait rien du classique geôlier.

Dès qu’il aperçut mon compagnon :

— Eh ! c’est M. Méchinet ! s’écria-t-il…

Ma foi ! je vous attendais… Gageons que vous venez pour l’assassin du petit vieux des Batignolles.

— Précisément. Il y a-t-il du nouveau ?

— Non.

— Cependant le juge d’instruction doit être venu. 

— Il sort d’ici.

— Il n’est pas resté trois minutes avec l’accusé, et en le quittant il avait l’air très-satisfait. Au bas de l’escalier, il a rencontré M. le directeur, et il lui a dit : « C’est une affaire dans le sac ; l’assassin n’a même pas essayé de nier… »

M. Méchinet eut un bond de trois pieds, mais le gardien ne le remarqua pas, car il reprit :

— Du reste, ça ne m’a pas surpris… Rien qu’en voyant le particulier, quand on me l’a amené, j’ai dit : « En voilà un qui ne saura pas se tenir. »

— Et que fait-il maintenant ?

— Il geint… On m’a recommandé de le surveiller, de peur qu’il ne se suicide, et comme de juste, je le surveille… mais c’est bien inutile… C’est encore un de ces gaillards qui tiennent plus à leur peau qu’à celle des autres…

— Allons le voir, interrompit M. Méchinet, et surtout pas de bruit…

Tous trois, aussitôt, sur la pointe des pieds, nous nous avançâmes jusqu’à une porte de chêne plein, percée à hauteur d’homme d’un guichet grillé.

Par ce guichet, on voyait tout ce qui se passait dans la cellule, éclairée par un chétif bec de gaz.

Le gardien donna d’abord un coup d’œil, M. Méchinet regarda ensuite, puis vint mon tour…

Sur une étroite couchette de fer recouverte d’une couverture de laine grise à bandes jaunes, j’aperçus un homme couché à plat ventre, la tête cachée entre ses bras à demi repliés.

Il pleurait : le bruit sourd de ses sanglots arrivait jusqu’à moi, et par instants un tressaillement convulsif le secouait de la tête aux pieds.

— Ouvrez-nous, maintenant, commanda M. Méchinet au gardien.

Il obéit et nous entrâmes.

Au grincement de la clef, le prisonnier s’était soulevé et assis sur son grabat, les jambes et les bras pendants, la tête inclinée sur la poitrine, il nous regardait d’un air hébêté.

C’était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais robuste, avec un cou apoplectique enfoncé entre de larges épaules. Il était laid ; la petite vérole l’avait défiguré, et son long nez droit et son front fuyant lui donnaient quelque chose de la physionomie stupide du mouton. Cependant, ses yeux bleus étaient très-beaux, et il avait les dents d’une remarquable blancheur…

— Eh bien ! monsieur Monistrol, commença M. Méchinet, nous nous désolons donc !

Et l’infortuné ne répondant pas :

— Je conviens, poursuivit-il, que la situation n’est pas gaie… Cependant, si j’étais à votre place, je voudrais prouver que je suis un homme. Je me ferais une raison, et je tâcherais de démontrer mon innocence.

— Je ne suis pas innocent.

Cette fois, il n’y avait ni à équivoquer ni à suspecter l’intelligence d’un agent, c’était de la bouche même du prévenu que nous recueillions le terrible aveu.

— Quoi ! exclama M. Méchinet, c’est vous qui…

L’homme s’était redressé sur ses jambes titubantes, l’œil injecté, la bouche écumante, en proie à un véritable accès de rage.

— Oui, c’est moi, interrompit-il, moi seul, Combien de fois faudra-t-il donc que je le répète ? Déjà, tout à l’heure, un juge est venu, j’ai tout avoué et signé mes aveux… Que demandez-vous de plus ? Allez, je sais ce qui m’attend, et je n’ai pas peur… J’ai tué, je dois être tué !… Coupez-moi donc le cou ; le plus tôt sera le mieux…

Un peu étourdi d’abord, M. Méchinet s’était vite remis.

— Un instant, que diable ! dit-il ; on ne coupe pas le cou aux gens comme cela… D’abord, il faut qu’ils prouvent qu’ils sont coupables… Puis, la justice comprend certains égarements, certaines fatalités, si vous voulez, et c’est même pour cela qu’elle a inventé les circonstances atténuantes.

Un gémissement inarticulé fut la seule réponse de Monistrol, et M. Méchinet continua :

— Vous lui en vouliez donc terriblement à votre oncle ?

— Oh ! non !

— Alors, pourquoi ?…

— Pour hériter. Mes affaires étaient mauvaises, allez aux informations… J’avais besoin d’argent, mon oncle, qui était très-riche, m’en refusait…

— Je comprends, vous espériez échapper à la justice…

— Je l’espérais.

Jusqu’alors, je m’étais étonné de la façon dont, M. Méchinet conduisait ce rapide interrogatoire, mais maintenant je me l’expliquais… Je devinais la suite, je voyais quel piége il allait tendre au prévenu.

— Autre chose, reprit-il brusquement ; où avez-vous acheté le revolver qui vous a servi à commettre le meurtre ?

Nulle surprise ne parut sur le visage de Monistrol.

— Je l’avais en ma possession depuis longtemps, répondit-il.

— Qu’en avez-vous fait après le crime ?

— Je l’ai jeté sur le boulevard extérieur.

— C’est bien, prononça gravement M. Méchinet, on fera des recherches et on le retrouvera certainement.

Et après un moment de silence :

— Ce que je ne m’explique pas, ajouta-t-il, c’est que vous vous soyez fait suivre de votre chien.

— Quoi ! comment !… mon chien…

— Oui, Pluton… la concierge l’a reconnu…

Les poings de Monistrol se crispèrent, il ouvrit la bouche pour répondre, mais une réflexion soudaine traversant son esprit, il se rejeta sur son lit en disant d’un accent d’inébranlable résolution :

— C’est assez me torturer, vous ne m’arracherez plus un mot…

Il était clair qu’à insister on perdrait sa peine.

Nous nous retirâmes donc, et une fois dehors, sur le quai, saisissant le bras de M. Méchinet :

— Vous l’avez entendu, lui dis-je, ce malheureux ne sait seulement pas de quelle façon a péri son oncle… Est-il possible encore de douter de son innocence !…

Mais c’était un terrible sceptique, que ce vieux policier.

— Qui sait !… répondit-il… j’ai vu de fameux comédiens en ma vie… Mais en voici assez pour aujourd’hui… ce soir, je vous emmène manger ma soupe… Demain, il fera jour et nous verrons…


VII


Il n’était pas loin de dix heures lorsque M. Méchinet, que j’escortais toujours, sonna à la porte de son appartement.

— Je n’emporte jamais de passe-partout, me dit-il. Dans notre sacré métier, on ne sait jamais ce qui peut arriver… Il y a bien des gredins qui m’en veulent ; et si je ne suis pas toujours prudent pour moi, je dois l’être pour ma femme.

L’explication de mon digne voisin était superflue : j’avais compris. J’avais même observé qu’il sonnait d’une façon particulière, qui devait être un signal convenu entre sa femme et lui.

Ce fut la gentille madame Méchinet qui vint nous ouvrir.

D’un mouvement preste et gracieux autant que celui d’une chatte, elle sauta au cou de son mari, en s’écriant :

— Te voilà donc !… je ne sais pourquoi, j’étais presque inquiète.

Mais elle s’arrêta brusquement : elle venait de m’apercevoir. Sa gaie physionomie s’assombrit, et elle se recula ; et s’adressant autant à moi qu’à son mari :

— Quoi ! reprit-elle, vous sortez du café, à cette heure !… cela n’a pas le sens commun !

M. Méchinet avait aux lèvres l’indulgent sourire de l’homme sûr d’être aimé, qui sait pouvoir apaiser d’un seul mot là querelle qu’on lui cherche.

— Ne nous gronde pas, Caroline, répondit-il, m’associant à sa cause par ce pluriel, nous ne sortons pas du café et nous n’avons pas perdu notre temps… On est venu me chercher pour une affaire, pour un assassinat commis aux Batignolles.

D’un regard soupçonneux, la jeune femme nous examina alternativement, son mari et moi, et quand elle fut persuadée qu’on ne la trompait pas, elle fit seulement :

— Ah !…

Mais il faudrait une page pour détailler tout ce que contenait cette brève exclamation.

Elle s’adressait à M. Méchinet et signifiait clairement :

— Quoi ! tu t’es confié à ce jeune homme, tu lui as révélé ta situation, tu l’as initié à nos secrets !

— C’est ainsi que je l’interprétais, ce « ah ! » si éloquent, et mon digne voisin l’interpréta comme moi, car il répondit :

— Eh bien ! oui. Où est le mal ? Si j’ai à redouter la vengeance des misérables que j’ai livrés à la justice, qu’ai-je à craindre des honnêtes gens ?… T’imaginerais-tu, par hasard, que je me cache, que j’ai honte de mon métier…

— Tu m’as mal compris, mon ami, objecta la jeune femme…

M. Méchinet ne l’entendit même pas.

Il venait d’enfourcher — je connus ce détail plus tard — un dada favori qui l’emportait toujours.

— Parbleu ! poursuivit-il, tu as de singulières idées, madame ma femme. Quoi ! je suis une des sentinelles perdues de la civilisation, au prix de mon repos et au risque de ma vie, j’assure la sécurité de la société et j’en rougirais !… Ce serait par trop plaisant. Tu me diras qu’il existe, contre nous autres de la police, quantité de préjugés ineptes légués par le passé… Que m’importe ! Oui, je sais qu’il y a des messieurs susceptibles qui nous regardent de très-haut… Mais sacrebleu ! je voudrais bien voir leur mine si demain mes collègues et moi nous nous mettions en grève, laissant le pavé libre à l’armée de gredins que nous tenons en respect !

Accoutumée sans doute à des sorties de ce genre, madame Méchinet ne souffla mot, et bien elle fit, car mon brave voisin ne rencontrant pas de contradiction, se calma comme par enchantement.

― Mais en voici assez, dit-il à sa femme. Il s’agit pour l’instant d’une chose bien autrement importante… Nous n’avons pas dîné, nous mourons de faim, as-tu de quoi nous donner à souper ?…

Ce qui arrivait ce soir devait être arrivé trop souvent pour que madame Méchinet se laissât prendre sans vert.

— Dans cinq minutes, ces messieurs seront servis, répondit-elle avec le plus aimable sourire.

En effet, le moment d’après, nous nous mettions à table devant une belle pièce de bœuf froid, servis par madame Méchinet qui ne cessait de remplir nos verres d’un excellent petit vin de Mâcon.

Et moi, pendant que mon digne voisin jouait de la fourchette en conscience, considérant cet intérieur paisible qui était le sien, cette jolie petite femme prévenante qui était la sienne, je me demandais si c’était bien là un de ces « farouches » agents de la sûreté qui ont été les héros de tant de récits absurdes.

Cependant la grosse faim ne tarda pas à être apaisée, et M. Méchinet entreprit de raconter à sa femme notre expédition.

Et il ne racontait pas à la légère, il descendait dans les plus menus détails. Elle s’était assise à côté de lui, et à la façon dont elle écoutait, d’un petit air capable, demandant des explications quand elle n’avait pas bien compris, on devinait l’Égérie bourgeoise habituée à être consultée et qui a voix délibérative.

Lorsque M. Méchinet eut achevé :

— Tu as fait une grande faute, lui dit-elle, une faute irréparable.

— Laquelle ?…

— Ce n’est pas à la préfecture qu’il fallait aller, en quittant les Batignolles…

— Cependant, Monistrol…

— Oui, tu voulais l’interroger…Quel bénéfice en as-tu retiré ?

— Cela m’a servi, ma chère amie…

— À rien. C’est rue Vivienne, que tu devais courir, chez la femme… Tu la surprenais sous le coup de l’émotion qu’elle a nécessairement ressentie de l’arrestation de son mari, et si elle est complice, comme on doit le supposer, avec un peu d’adresse tu la confessais…

J’avais bondi sur ma chaise à ces mots.

— Quoi, madame, m’écriai-je, vous croyez Monistrol coupable !

Après un moment d’hésitation, elle répondit :

— Oui.

Puis très-vivement :

— Mais je suis sûre, entendez-vous, absolument sûre, que l’idée du meurtre vient de la femme. Sur vingt crimes commis par les hommes, quinze ont été conçus, ruminés et inspirés par des femmes… demandez à Méchinet. La déposition de la concierge eût dû vous éclairer. Qu’est-ce que cette madame Monistrol ? Une personne remarquablement belle, vous a-t-on dit, coquette, ambitieuse, rongée de convoitises et qui mène son mari par le bout du nez. Or quelle était sa position ? Mesquine, étroite, précaire. Elle en souffrait, et la preuve c’est qu’elle a demandé à son oncle de lui prêter cent mille francs. Il les lui a refusés, faisant ainsi avorter ses espérances. Croyez-vous qu’elle ne lui en a pas voulu mortellement !… Allez, elle a dû se répéter bien souvent : « S’il mourait, cependant, ce vieil avare, nous serions riches, mon mari et moi !… » Et quand elle le voyait bien portant et solide comme un chêne, fatalement elle se disait : « Il vivra cent ans… quand il nous laissera son héritage, nous n’aurons plus de dents pour le croquer… et qui sait même s’il ne nous enterrera pas ! » De là à concevoir l’idée d’un crime, y a-t-il donc si loin ?… Et la résolution une fois arrêtée dans son esprit, elle aura préparé son mari de longue main, elle l’aura familiarisé avec la pensée d’un assassinat, elle lui aura mis, comme on dit, le couteau à la main… Et lui, un jour, menacé de la faillite, affolé par les lamentations de sa femme, il a fait le coup…

— Tout cela est logique, approuvait M. Méchinet.

Très-logique, sans doute, mais que devenaient les circonstances relevées par nous ?

— Alors, madame, dis-je, vous supposez Monistrol assez bête pour s’être dénoncé en écrivant son nom…

Elle haussa légèrement les épaules, et répondit :

— Est-ce une bêtise ? Moi, je soutiens que non, puisque c’est votre argument le plus fort en faveur de son innocence.

Le raisonnement était si spécieux que j’en demeurai un moment interdit. Puis, me remettant :

— Mais il s’avoue coupable, madame, insistai-je.

— Excellent moyen pour engager la justice à démontrer son innocence…

— Oh !

— Vous en êtes la preuve, cher monsieur Godeuil.

— Eh ! madame, le malheureux ne sait pas comment son oncle a été tué !…

― Pardon, il a paru ne pas le savoir… ce qui n’est pas la même chose.

La discussion s’animait, et elle eût duré longtemps encore, si M. Méchinet n’y eût mis un terme.

— Allons, allons, dit-il bonnement à sa femme, tu es par trop romanesque, ce soir.

Et s’adressant à moi :

— Quant à vous, poursuivit-il, j’irai vous prendre demain, et nous irons ensemble chez madame Monistrol… Et sur ce, comme je tombe de sommeil, bonne nuit…

Il dut dormir, lui, mais moi, je ne pus fermer l’œil.

Une voix secrète s’élevait du plus profond de moi-même, qui me criait que Monistrol était innocent.

Mon imagination me représentait avec une vivacité douloureuse les tortures de ce malheureux, seul dans sa cellule du dépôt…

Mais pourquoi avait-il avoué ?…


VIII


Ce qui me manquait alors — cent fois, depuis, j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte — c’était l’expérience, la pratique du métier ; c’était surtout la notion exacte des moyens d’action et d’investigation de la police.

Je sentais vaguement que cette enquête avait été mal, ou plutôt légèrement conduite, mais j’aurais été bien embarrassé de dire pourquoi, de dire surtout ce qu’il eût fallu faire.

Je ne m’en intéressais pas moins passionnément à Monistrol.

Il me semblait que sa cause était la mienne même. Et c’était bien naturel : ma jeune vanité se trouvait en jeu. N’était-ce pas une remarque de moi qui avait élevé les premiers doutes sur la culpabilité de ce malheureux ?

— Je me dois, me disais-je, de démontrer son innocence.

Malheureusement, les discussions de la soirée m’avaient tellement troublé, que je ne savais plus sur quel fait précis échafauder mon système.

Ainsi qu’il arrive toujours quand on applique trop longtemps son esprit à la solution d’un problème, mes idées se brouillaient comme un écheveau aux mains d’un enfant. Je n’y voyais plus clair, c’était le chaos.

Enfoncé dans mon fauteuil, je me torturais la cervelle ; lorsque sur les neuf heures du matin, M. Méchinet, fidèle à sa promesse de la veille, vint me prendre.

— Allons ! allons ! fit-il, en me secouant brusquement ; car je ne l’avais pas entendu entrer ; en route !…

— Je suis à vous, dis-je en me dressant.

Nous descendîmes en hôte, et je remarquai alors que mon digne voisin était vêtu avec plus de soin que de coutume.

Il avait réussi à se donner ces apparences débonnaires et cossues qui séduisent par-dessus tout le boutiquier parisien.

Sa gaieté était celle de l’homme sûr de soi, qui marche à une victoire certaine.

Bientôt nous fûmes dans la rue, et tandis que nous cheminions :

— Eh bien ! me demanda-t-il, que pensez-vous de ma femme ?… Je passe pour un malin, à la préfecture, et cependant je la consulte, — Molière consultait bien sa servante, et souvent je m’en suis bien trouvé. Elle a un faible : pour elle, il n’est pas de crimes bêtes, et son imagination prête à tous les scélérats des combinaisons diaboliques… Mais comme j’ai justement le défaut opposé, comme je suis un peu trop positif, peut-être, il est rare que de nos consultations ne jaillisse pas la vérité…

— Quoi ! m’écriai-je, vous pensez avoir pénétré le mystère de l’affaire Monistrol !…

Il s’arrêta court, tira sa tabatière, aspira trois ou quatre de ses prises imaginaires, et d’un ton de vaniteuse discrétion :

— J’ai du moins le moyen de le pénétrer, répondit-il.

Cependant nous arrivions au haut de la rue Vivienne, non loin de l’établissement de Monistrol.

— Attention ! me dit M. Méchinet ; suivez-moi, et, quoi qu’il arrive, ne vous étonnez de rien.

Il fit bien de me prévenir. J’aurais été sans cela singulièrement surpris de le voir entrer brusquement chez un marchand de parapluies.

Raide et grave comme un Anglais, il se fit montrer tout ce qu’il y avait dans la boutique, ne trouva rien à sa fantaisie et finit par demander s’il ne serait pas possible de lui fabriquer un parapluie dont il fournirait le modèle.

On lui répondit que ce serait la chose la plus simple du monde, et il sortit en annonçant qu’il renviendrait le lendemain.

Et, certes, la demi-heure qu’il avait passée dans ce magasin n’avait pas été perdue.

Tout en examinant les objets qu’on lui soumettait, il avait eu l’art de tirer des marchands tout ce qu’ils savaient des époux Monistrol.

Art facile, en somme, car l’affaire du « petit vieux des Batignolles, » et l’arrestation du bijoutier en faux avaient profondément ému le quartier et faisaient le sujet de toutes les conversations.

— Voilà, me dit-il quand nous fûmes dehors, comment on obtient des renseignements exacts… Dès que les gens savent à qui ils ont affaire, ils posent, ils font des phrases, et alors adieu la vérité vraie…

Cette comédie, M. Méchinet la répéta dans sept ou huit magasins aux environs.

Et même, dans l’un d’eux, dont les patrons étaient revêches et peu causeurs, il fit une emplette de vingt francs.

Mais après deux heures de cet exercice singulier, et qui m’amusait fort, nous connaissions exactement l’opinion publique. Nous savions au juste ce qu’on pensait de M. et madame Monistrol dans le quartier où ils étaient établis depuis leur mariage, c’est-à-dire depuis quatre ans. Sur le mari, il n’y avait qu’une voix.

C’était, affirmait-on, le plus doux et le meilleur des hommes, serviable, honnête, intelligent et travailleur. S’il n’avait pas réussi dans son commerce, c’est que la chance ne sert pas toujours ceux qui le méritent le plus. Il avait eu le tort de prendre une boutique vouée à la faillite, car depuis quinze ans quatre commerçants s’y étaient coulés.

Il adorait sa femme, tout le monde le savait et le disait, mais ce grand amour n’avait pas dépassé les bornes convenues ; il n’en était rejailli sur lui aucun ridicule…

Personne ne pouvait croire à sa culpabilité.

— Son arrestation, disait-on, doit être une erreur de la police.

Pour ce qui est de madame Monistrol, les avis étaient partagés.

Les uns la trouvaient trop élégante pour sa situation de fortune, d’autres soutenaient qu’une toilette à la mode était une des obligations, une des nécessités du commerce de luxe qu’elle tenait.

En général, on était persuadé qu’elle aimait beaucoup son mari.

Car, par exemple, il n’y avait qu’une voix pour célébrer sa sagesse, sagesse d’autant plus méritoire qu’elle était remarquablement belle et qu’elle était assiégée par bien des adorateurs. Mais jamais elle n’avait fait parler d’elle, jamais le plus léger soupçon n’avait effleuré sa réputation immaculée…

Cela, je le voyais bien, déroutait singulièrement M. Méchinet.

— C’est prodigieux, me disait-il, pas un cancan, pas une médisance, pas une calomnie !… Ah ! ce n’est pas là ce que supposait Caroline. D’après elle, nous devions trouver une de ces boutiquières qui tiennent le haut du comptoir, qui étalent leur beauté encore plus que leurs marchandises, et qui relèguent à l’arrière-boutique leur mari — un aveugle imbécile ou un malpropre complaisant… — Et pas du tout !

Je ne répondis pas, n’étant guère moins déconcerté que mon voisin.

Nous étions loin, maintenant, de la déposition de la concierge de la rue Lécluse, tant il est vrai que le point de vue varie selon le quartier. Ce qui passe aux Batignolles pour une damnable coquetterie, n’est plus rue Vivienne qu’une exigence de situation.

Mais nous avions employé trop de temps déjà à notre enquête, pour nous arrêter à échanger nos impressions et à discuter nos conjectures.

— Maintenant, dit M. Méchinet, avant de nous introduire dans la place, étudions-en les abords.

Et rompu à la pratique de ces investigations discrètes, au milieu du mouvement de Paris, il me fit signe de le suivre sous une porte cochère, précisément en face du magasin de Monistrol.

C’était une boutique modeste, presque pauvre, quand on la comparait à celles qui l’entouraient. La devanture réclamait le pinceau des peintres. Au-dessus, en lettres jadis dorées, maintenant enfumées et noircies, s’étalait le nom de Monistrol. Sur les glaces, on lisait : Or et imitation.

Hélas ! c’était de l’imitation, surtout, qui reluisait à l’étalage. Le long des tringles pendaient force chaînes en doublé, des parures de jais, des diadèmes constellés de cailloux du Rhin, puis des colliers jouant le corail, et des broches, et des bagues, et des boutons de manchettes rehaussés de pierres fausses de toutes les couleurs…

Pauvre étalage en somme, je le reconnus d’un coup d’œil, et qui ne devait pas tenter les voleurs à la vrille.

— Entrons !… dis-je à M. Méchinet.

Il était moins impatient que moi, ou savait mieux contenir son impatience, car il m’arrêta par le bras en disant :

— Un instant… Je voudrais au moins entrevoir madame Monistrol.

Mais c’est en vain que, durant plus de vingt minutes encore, nous demeurâmes plantés à notre poste d’observation ; la boutique restait vide, madame Monistrol ne paraissait pas…

— Décidément, c’est assez faire le pied de grue, exclama enfin mon digne voisin : arrivez, monsieur Godeuil, risquons-nous…


IX


Pour être au magasin de Monistrol, nous n’avions qu’à traverser la rue…

Ce fut fait en quatre enjambées.

Au bruit de la porte qui s’ouvrait, une petite servante de quinze à seize ans, malpropre et mal peignée, sortit de l’arrière-boutique.

— Qu’y a-t-il pour le service de ces messieurs ? demanda-t-elle.

— Madame Monistrol ?

— Elle est là, messieurs, et je vais la prévenir, parce que, voyez-vous…

M. Méchinet ne lui laissa pas le loisir d’achever.

D’un geste passablement brutal, je l’avoue, il l’écarta du passage et pénétra dans l’arrière-boutique en disant :

— C’est bon, puisqu’elle est là, je vais lui parler.

Moi, je marchais sur les talons de mon digne voisin, persuadé que nous ne sortirions pas sans connaître le mot de l’énigme.

C’était une triste pièce, que cette arrière-boutique, servant tout à la fois de salon, de salle à manger et de chambre à coucher.

Le désordre y régnait, et plus encore cette incohérence qu’on remarque chez les pauvres qui s’efforcent de paraître riches.

Au fond était un lit à rideaux de damas bleu, dont les oreillers étaient garnis de dentelles, et devant la cheminée se trouvait une table tout encombrée des débris d’un déjeuner plus que modeste.

Dans un grand fauteuil, une jeune femme blonde était assise, ou plutôt gisait une jeune femme très-blonde, tenant à la main une feuille de papier timbré…

C’était madame Monistrol…

Et certes, quand ils nous parlaient de sa beauté, tous les voisins étaient restés bien au-dessous de la réalité… je fus ébloui.

Seulement une circonstance me déplut : elle était en grand deuil, vêtue d’une robe de crêpe légèrement décolletée qui lui seyait merveilleusement…

C’était trop de présence d’esprit pour une si grande douleur. Il me sembla voir là l’artifice d’une comédienne revêtant d’avance le costume du rôle qu’elle doit jouer.

À notre entrée, elle se dressa, d’un mouvement de biche effarouchée, et d’une voix qui paraissait brisée par les larmes :

— Que voulez-vous, messieurs ? interrogea-t-elle,

Tout ce que j’avais observé, M. Méchinet l’avait remarqué comme moi.

— Madame, répondit-il durement, je suis envoyé par la justice, je suis un agent du service de la sûreté.

À cette déclaration, elle se laissa d’abord retomber sur son fauteuil avec un gémissement qui eût attendri un tigre…

Puis, tout à coup, saisie d’une sorte d’enthousiasme, l’œil brillant et la lèvre frémissante :

— Venez-vous donc pour m’arrêter !… s’écria-t-elle. Alors soyez béni… Tenez, je suis prête, emmenez-moi… Ainsi, j’irai rejoindre cet honnête homme, que vous avez arrêté hier soir… Quel que soit son sort, je veux le partager… Il est innocent, comme je le suis moi-même… n’importe !… S’il doit être victime d’une erreur de la justice humaine, ce me sera une dernière joie de mourir avec lui !…

Elle fut interrompue par un grognement sourd, qui partait d’un des angles de l’arrière-boutique.

Je regardai, et j’aperçus un chien noir, les poils hérissés et les yeux injectés de sang, qui nous montrait les dents prêt à sauter sur nous…

— Taisez-vous, Pluton ! fit madame Monistrol ; allons, allez vous coucher, ces messieurs ne me veulent pas de mal.

Lentement, et sans cesser de nous fixer d’un regard furieux, le chien se réfugia sous le lit.

— Vous avez raison de dire que nous ne vous voulons pas de mal, madame, reprit M. Méchinet, nous ne sommes pas venus pour vous arrêter…

Si elle entendit, il n’y parut guère.

— Déjà ce matin, poursuivit-elle, j’ai reçu ce papier que je tiens, et qui me commande de me rendre ce tantôt, à trois heures, au Palais-de-Justice, dans le cabinet du juge d’instruction… Que veut-on de moi, mon Dieu !… que veut-on de moi ?…

— Obtenir des éclaircissements qui démontreront, je l’espère, l’innocence de votre mari… Ainsi, madame, ne me considérez pas comme un ennemi… Ce que je veux, c’est faire éclater la vérité…

Il arbora sa tabatière, y fourra précipitamment les doigts, et d’un ton solennel, que je ne lui connaissais pas :

— C’est vous dire, madame, reprit-il, de quelle importance seront vos réponses aux questions que je vais avoir l’honneur de vous adresser… Vous convient-il de me répondre franchement ?

Elle arrêta longtemps ses grands yeux bleus noyés de larmes sur mon digne voisin, et d’un ton de douloureuse résignation :

— Questionnez-moi, monsieur, dit-elle.

— Pour la troisième fois, je le répète, j’étais absolument inexpérimenté. Et cependant, je souffrais de la façon dont M. Méchinet avait entamé cet interrogatoire.

Il trahissait, me paraissait-il, ses perplexités, et au lieu de poursuivre un but arrêté d’avance, portait ses coups au hasard.

— Ah ! si on m’eût laissé faire… Ah ! si j’avais osé !…

Lui, impénétrable, s’était assis en face de madame Monistrol.

— Vous devez savoir, madame, commença-t-il, que c’est avant-hier soir, sur les onze heures, qu’a été assassiné le sieur Pigoreau, dit Anténor, l’oncle de votre mari…

— Hélas !…

— Où était à cette heure-là M. Monistrol ?

— Mon Dieu !… c’est une fatalité…

M. Méchinet ne sourcilla pas.

— Je vous demande, madame, insista-t-il, où votre mari a passé la soirée d’avant-hier.

Il fallut à la jeune femme du temps pour répondre, parce que les sanglots semblaient l’étouffer. Enfin, se maîtrisant :

— Avant-hier, gémit-elle, mon mari a passé la soirée hors de la maison.

— Savez-vous où il était ?

— Oh ! pour cela oui… Un de nos ouvriers, qui habite Montrouge, avait à nous livrer une parure de perles fausses et ne la livrait pas… Nous risquions de garder la commande pour compte, ce qui eût été un désastre, car nous ne sommes pas riches… C’est pourquoi, en dînant, mon mari me dit : « Je vais aller jusque chez ce gaillard-là !… » Et, en effet, sur les neuf heures, il est sorti, et même je suis allée le conduire jusqu’à l’omnibus, où il est monté devant moi, rue Richelieu…

Je respirai plus librement… Ce pouvait être un alibi, après tout.

M. Méchinet eut la même pensée, et plus doucement :

— S’il en est ainsi, reprit-il, votre ouvrier pourra affirmer qu’il a vu M. Monistrol chez lui à onze heures…

— Hélas ! non…

— Comment !… Pourquoi ?…

— Parce qu’il était sorti… Mon mari ne l’a pas vu.

— En effet, c’est une fatalité… Mais il se peut que la concierge ait remarqué M. Monistrol…

— Notre ouvrier demeure dans une maison où il n’y a pas de concierge.

Ce pouvait être la vérité… C’était à coup sûr une terrible charge contre le malheureux prévenu.

— Et à quelle heure est rentré votre mari ? continua M. Méchinet.

— Un peu après minuit.

— Vous n’avez pas trouvé qu’il était bien longtemps absent ?

— Oh ! si… et même je lui en ai fait des reproches… Il m’a répondu pour s’excuser, qu’il avait pris par le plus long, qu’il avait flâné en chemin et qu’il s’était arrêté à un café pour boire un verre de bière…

— Quelle physionomie avait-il, en rentrant ?

— Il m’a paru contrarié, mais c’était bien naturel…

— Quels vêtements avait-il ?

— Ceux qu’il portait quand on l’a arrêté.

— Vous n’avez rien observé en lui d’extraordinaire ?

— Rien


X


Debout, un peu en arrière de M. Méchinet, je pouvais à mon loisir observer le visage de madame Monistrol et y surprendre les plus fugitives manifestations de ses impressions.

Elle paraissait accablée d’une douleur immense, de grosses larmes roulaient le long de ses joues pâlies, et cependant il me semblait par moments découvrir au fond de ses grands yeux bleus, comme un éclair de joie.

— Serait-elle donc coupable !… pensais-je.

Et cette idée qui déjà m’était venue, se représentant plus obstinément à mon esprit, je m’avançai vivement, et d’un ton brusque :

— Mais vous, madame, demandai-je, vous, où étiez-vous, pendant cette soirée fatale, à l’heure où votre mari courait inutilement à Montrouge, à la recherche de son ouvrier ?…

Elle arrêta sur moi un long regard plein de stupeur, et doucement :

— J’étais ici, monsieur, répondit-elle ; des témoins vous l’affirmeront.

— Des témoins !…

— Oui, monsieur… Il faisait si chaud, ce soir-là, que j’eus envie de prendre une glace… mais la prendre seule m’ennuyait. J’envoyai donc ma bonne inviter deux de mes voisines, madame Dorstrich, la femme du bottier dont le magasin touche le nôtre, et madame Rivaille, la gantière d’en face… Ces deux dames acceptèrent mon invitation, et elles sont restées ici jusqu’à onze heures et demie… Interrogez-les, elles vous le diront… Au milieu des épreuves si cruelles que je subis, cette circonstance fortuite est une faveur du bon Dieu…

Était-ce bien une circonstance fortuite ?…

Voilà ce que d’un coup d’œil plus rapide que l’éclair, nous nous demandâmes, M. Méchinet et moi.

Quand le hasard est si intelligent que cela, quand il sert une cause avec tant d’à-propos, il est bien difficile de ne point le soupçonner d’avoir été quelque peu préparé et provoqué.

Mais le moment était mal choisi de découvrir le fond de notre pensée.

— Vous n’avez jamais été soupçonnée, vous, madame, déclara effrontément M. Méchinet. Le pis qu’on puisse supposer c’est que votre mari vous ait dit quelque chose du crime avant de le commettre…

— Monsieur… si vous nous connaissiez…

— Attendez… Votre commerce ne va pas très-bien, nous a-t-on dit, vous étiez gênés…

— Momentanément, oui, en effet…

— Votre mari devait être malheureux et inquiet de cette situation précaire… Il devait en souffrir surtout pour vous, qu’il adore, pour vous, qui êtes jeune et belle… Pour vous, plus que pour lui, il devait désirer ardemment les jouissances du luxe et les satisfactions d’amour-propre que procure la fortune…

— Monsieur, encore une fois, mon mari est innocent.

D’un air réfléchi, M. Méchinet parut s’emplir le nez de tabac, puis tout à coup :

— Alors, sacrebleu ! comment expliquez-vous ses aveux !… Un innocent qui se déclare coupable au seul énoncé du crime dont il est soupçonné, c’est rare, cela, madame, c’est prodigieux !…

Une fugitive rougeur monta aux joues de la jeune femme.

Pour la première fois, son regard, jusqu’alors droit et clair, se troubla et vacilla.

— Je suppose, répondit-elle d’une voix peu distincte, et avec un redoublement de larmes, je crois que mon mari, saisi d’épouvante et de stupeur, en se voyant accusé d’un si grand crime, a perdu la tête.

M. Méchinet hocha la tête.

— À la grande rigueur, prononça-t-il, on pourrait admettre un délire passager… mais ce matin, après toute une longue nuit de réflexions, M. Monistrol persiste dans ses premiers aveux.

Était-ce vrai ? Mon digne voisin prenait-il cela sous son bonnet, ou bien, avant de venir me chercher, était-il allé prendre langue au dépôt ?

Quoi qu’il en soit, la jeune femme parut près de s’évanouir, et cachant sa tête entre ses mains, elle murmura :

— Seigneur Dieu !… Mon pauvre mari est devenu fou.

Ce n’était pas là, il s’en faut, mon opinion.

Persuadé, désormais, que j’assistais à une comédie et que le grand désespoir de cette jeune femme n’était que mensonge, je me demandais si, pour certaines raisons qui m’échappaient, elle n’avait pas déterminé le parti terrible pris par son mari, et si, lui innocent, elle ne connaissait pas le vrai coupable.

Mais M. Méchinet n’avait pas l’air d’un homme qui en cherche si long.

Après avoir adressé à la jeune femme quelques consolations trop banales pour l’engager en quoi que ce soit, il en était venu à lui donner à entendre qu’elle dissiperait bien des préventions en se prêtant de bonne grâce à une minutieuse perquisition de son domicile.

Cette ouverture, elle la saisit avec un empressement qui n’était pas feint.

— Cherchez, messieurs, nous dit-elle, examinez, fouillez partout… C’est un service que vous me rendrez… Et ce ne sera pas long… Nous n’avons en nom que la boutique, l’arrière-boutique où nous sommes, la chambre de notre bonne au sixième, et une petite cave… Voici les clefs de partout.

À mon vif étonnement, M. Méchinet accepta, et il parut se livrer aux plus exactes comme aux plus patientes investigations.

Où voulait-il en venir ?… Il ne pouvait pas n’avoir pas quelque but secret, car ces recherches, évidemment, ne devaient aboutir à rien.

Dès qu’en apparence il eut terminé :

— Reste la cave à explorer, fit-il.

— Je vais vous y conduire, monsieur, dit ma dame Monistrol.

Et aussitôt, s’armant d’une bougie allumée, elle nous ft traverser une cour où l’arrière-boutique avait une seconde issue, et nous guida à travers un escalier fort glissant, jusqu’à une porte qu’elle nous ouvrit en nous disant :

— C’est là,… entrez, messieurs,

Je commençais à comprendre.

D’un regard prompt et exercé, mon digne voisin avait examiné là cave. Elle était misérablement tenue et plus misérablement montée. Dans un coin était debout un petit tonneau de bière, et juste en face, assujettie sur des bûches, se trouait une barrique de vin, munie d’une cannelle de bois pour tirer à même. À droite, sur des tringles de fer, étaient rangées une cinquantaine de bouteilles pleines.

Ces bouteilles, M. Méchinet ne les perdait pas de vue, et il trouva l’occasion de les déranger une à une.

Et ce que je vis, il le remarqua : pas une d’elles n’était cachetée de cire verte.

Donc, le bouchon ramassé par moi, et qui avait servi à garantir la pointe de l’arme du meurtrier, ne sortait pas de la cave des Monistrol.

— Décidément, fit M. Méchinet, en affectant un certain désappointement, je ne trouve rien… nous pouvons remonter.

C’est ce que nous fîmes, mais non dans le même ordre qu’en descendant, car au retour je marchais le premier…

Ce fut donc moi qui ouvris la porte de l’arrière-boutique, et tout aussitôt le chien des époux Monistrol se précipita sur moi en aboyant avec tant de fureur que je me jetai en arrière.

— Diable ! il est méchant votre chien ! dit M. Méchinet à la jeune femme.

Déjà, d’un geste de la main elle l’avait écarté :

— Non, certes, il n’est pas méchant, fit-elle, seulement il est bon de garde… Nous sommes bijoutiers, plus exposés aux voleurs que les autres, nous l’avons dressé…

Machinalement, ainsi qu’on fait toujours quand on a été menacé par un chien, j’appelai celui-ci, par son nom, que je savais :

— Pluton !… Pluton !…

Mais lui, au lieu d’approcher, reculait en grondant, montrant ses dents aiguës.

— Oh ! il est inutile que vous l’appeliez, fit étourdiment madame Monistrol, il ne vous obéira pas.

— Tiens !… pourquoi cela ?

— Ah ! c’est qu’il est fidèle, comme tous ceux de sa race, il ne connaît que son maître et moi…

Ce n’était rien en apparence, cette phrase.

Elle fut pour moi comme un trait de lumière…

Et, sans réfléchir, plus prompt que je ne le serais aujourd’hui :

— Où donc était-il, madame, ce chien si fidèle, le soir du crime ? demandai-je.

Tel fut l’effet que lui produisit cette question à brûle-pourpoint, qu’elle faillit lâcher le bougeoir qu’elle tenait encore.

— Je ne sais pas, balbutia-t-elle, je ne me rappelle pas…

— Peut-être avait-il suivi votre mari…

— En effet, oui, il me semble maintenant me le rappeler…

— C’est donc qu’il est dressé à suivre les voitures, car vous nous avez dit avoir conduit votre mari jusqu’à l’omnibus !

Elle se taisait, et j’allais poursuivre, quand M. Méchinet m’interrompit. Bien loin de profiter du trouble de la jeune femme, il parut prendre à tâche de la rassurer, et après lui avoir bien recommandé d’obéir à la citation du juge d’instruction, il m’entraîna.

Puis, quand nous fûmes dehors :

— Perdez-vous donc la tête ? me dit-il.

Le reproche me blessa.

— Est-ce donc perdre la tête, fis-je, que de trouver la solution du problème ?… Or, je l’ai, cette solution. Le chien de Monistrol nous guidera jusqu’à la vérité.

Ma vivacité fit sourire mon digne voisin, et d’un ton paternel :

— Vous avez raison, me dit-il, et je vous ai bien compris… Seulement, si madame Monistrol a pénétré vos soupçons, avant ce soir, le chien sera mort ou aura disparu.


XI


J’avais commis une imprudence énorme, c’est vrai…

Je n’en avais pas moins trouvé le défaut de la cuirasse, ce joint par où on désarticule le plus solide système de défense.

Moi, conscrit volontaire, j’avais vu clair là où le vieux routier de la sûreté s’égarait à tâtons.

Un autre peut-être eût été jaloux et m’en eût voulu. Lui, non.

Il ne songeait qu’à tirer parti de mon heureuse découverte, et comme il le disait, ce ne devait pas être la mer à boire, maintenant que la prévention s’appuyait sur un point de départ positif.

Nous entrâmes donc dans un restaurant voisin pour tenir conseil tout en déjeunant.

Et voici où en était le problème, qui, l’heure d’avant, semblait insoluble.

Il nous était prouvé jusqu’à l’évidence que Monistrol était innocent. Pourquoi il s’était avoué coupable ? nous pensions bien le deviner, mais la question n’était pas là pour le moment.

Nous étions également sûrs que madame Monistrol n’avait pas bougé de chez elle le soir du meurtre. Mais tout démontrait qu’elle était moralement complice du crime, qu’elle en avait eu connaissance, si même elle ne l’avait conseillé et préparé, et que par contre elle connaissait très-bien l’assassin…

Qui était-il donc, cet assassin ?…

Un homme à qui le chien de Monistrol obéissait comme à ses maîtres, puisqu’il s’en était fait suivre en allant aux Batignolles…

Donc, c’était un familier de la maison Monistrol.

Il devait haïr le mari, cependant, puisqu’il avait tout combiné avec une infernale adresse pour que le soupçon du crime retombât sur cet infortuné.

Il fallait, d’un autre côté, qu’il fût bien cher à la femme, puisque le connaissant elle ne le livrait pas, lui sacrifiant sans hésiter son mari…

Donc…

Oh ! mon Dieu ! la conclusion était toute formulée. L’assassin ne pouvait être qu’un misérable hypocrite, qui avait abusé de l’affection et de la confiance du mari pour s’emparer de la femme.

Bref, madame Monistrol, mentant à sa réputation, avait certainement un amant, et cet amant, nécessairement était le coupable.

Tout plein de cette certitude, je me mettais l’esprit à la torture pour imaginer quelque ruse infaillible qui nous conduisit jusqu’à ce misérable.

— Et voici, disais-je, à M. Méchinet, comment nous devons, je pense, opérer… Madame Monistrol et l’assassin ont dû convenir qu’après le crime ils resteraient un certain temps sans se voir ; c’est de la prudence la plus élémentaire. Mais croyez que l’impatience ne tardera pas à gagner la femme, et qu’elle voudra revoir son complice… Placez donc près d’elle un observateur qui la suivra partout, et avant deux fois quarante-huit heures l’affaire est dans le sac…


Acharné après sa tabatière vide, M. Méchinet demeura un moment sans répondre, mâchonnant entre ses dents je ne sais quelles paroles inintelligibles.

Puis tout à coup, se penchant vers moi :

— Vous n’y êtes pas, me dit-il. Le génie de la profession, vous l’avez, c’est sûr, je ne vous le conteste pas, mais la pratique vous fait défaut… Je suis là, moi, par bonheur… Quoi ! une phrase à propos du crime vous met sur la piste, et vous ne poursuivez pas…

— Comment cela ?

— Il faut l’utiliser, ce caniche fidèle.

— Je ne saisis pas bien…

— Alors sachez attendre… Madame Monistrol sortira vers deux heures, pour être à trois au Palais-de-Justice, la petite bonne sera seule à la boutique… vous verrez, je ne vous dis que cela !…

Et en effet, j’eus beau insister, il ne voulut rien dire de plus, se vengeant de sa défaite par cette bien innocente malice. Bon gré mal gré, je dus le suivre au café le plus proche, où il me força de jouer aux dominos.

Je jouais mal, préoccupé comme je l’étais, et il en abusait sans vergogne pour me battre, lorsque la pendule sonna deux heures.

— Debout, les hommes du poste ! me dit-il en abandonnant ses dés.

Il paya, nous sortîmes, et l’instant d’après nous étions de nouveau en faction sous la porte cochère, d’où nous avions étudié les abords du magasin Monisirol.

Nous n’y étions pas depuis dix minutes, quand madame Monistrol apparut sur le seuil de sa boutique, vêtue de noir, avec un grand voile de crêpe, comme une veuve.

— Jolie toilette d’instruction ! grommela M. Méchinet.

Elle adressa quelques recommandations à sa petite domestique et ne tarda pas à s’éloigner.

Patiemment, mon compagnon attendit cinq grandes minutes ; et quand il supposa la jeune femme déjà loin :

— Il est temps, me dit-il.

Et pour la seconde fois nous pénétrâmes dans le magasin de bijouterie.

La petite bonne y était seule, assise dans le comptoir, grignotant pour se distraire quelque morceau de sucre volé à sa patronne.

Dès que nous parûmes, elle nous reconnut, et toute rouge et un peu effrayée, elle se dressa.

Mais sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche :

— Où est madame Monistrol ? demanda M. Méchinet.

— Sortie, monsieur.

— Vous me trompez… Elle est là, dans l’arrière-boutique.

— Messieurs, je vous jure que non… Regardez-y, plutôt.

C’est de l’air le plus contrarié que M. Méchinet se frappait le front, en répétant :

— Comme c’est désagréable, mon Dieu !… comme cette pauvre madame Monistrol va être désolée…

Et la petite bonne le regardant bouche béante, l’œil arrondi d’étonnement :

— Mais au fait, continua-t-il, vous, ma jolie fille, vous pouvez peut-être remplacer votre patronne… Si je reviens, c’est que j’ai perdu l’adresse du Monsieur qu’elle m’avait prié de visiter…

— Quel Monsieur ?

— Vous savez bien, Monsieur… Allons, bon, voici que j’oublie son nom, maintenant !… Monsieur… parbleu ! vous ne connaissez que lui… Ce monsieur à qui votre diable de chien obéit si bien…

— Ah ! M. Victor…

— C’est cela, juste… Que fait-il ce Monsieur ?

— Il est ouvrier bijoutier. C’est un grand ami de Monsieur… Ils travaillaient ensemble, quand Monsieur était ouvrier bijoutier avant d’être patron, et c’est même pour cela qu’il fait tout ce qu’il veut de Pluton…

— Alors, vous pouvez me dire où il demeure ce M. Victor…

— Certainement. Il demeure rue du Roi-Doré, numéro 23.

Elle paraissait toute heureuse, la pauvre fille, d’être si bien informée, et moi, je souffrais, de l’entendre ainsi dénoncer, sans s’en douter, sa patronne…

Plus endurci, M. Méchinet n’avait pas de ces délicatesses.

Et même, nos renseignements obtenus, c’est par une triste raillerie qu’il termina la scène…

Au moment où j’ouvrais la porte pour nous retirer :

— Merci, dit-il à la Jeune fille, merci ! Vous venez de rendre un fier service à madame Monistrol, et elle sera bien contente…


XII


Aussitôt sur le trottoir, je n’eus plus qu’une idée.

Ajuster nos flûtes et courir rue du Roi-Doré, arrêter ce Victor, le vrai coupable, bien évidemment.

Un mot de M. Méchinet tomba comme une douche sur mon enthousiasme.

— Et la justice ! me dit-il. Sans un mandat du juge d’instruction, je ne puis rien… C’est au Palais-de-Justice qu’il faut courir…

— Mais nous y rencontrerons madame Monistrol, et si elle nous voit, elle fera prévenir son complice…

— Soit, répondit M. Méchinet, avec une amertume mal déguisée, soit !… le coupable s’évadera et la forme sera sauvée… Cependant, je pourrai prévenir ce danger. Marchons, marchons plus vite.

Et de fait, l’espoir du succès lui donnait des jambes de cerf. Arrivé au Palais, il gravit quatre à quatre le raide escalier qui conduit à la galerie des juges d’instruction, et, s’adressant au chef des huissiers, il lui demanda si le magistrat chargé de l’affaire du petit vieux des Batignolles était dans son cabinet.

— Il y est, répondit l’huissier, avec un témoin, une jeune dame en noir.

— C’est bien elle ! me dit mon compagnon.

Puis à l’huissier :

— Vous me connaissez, poursuivit-il… Vite donnez-moi de quoi écrire au juge un petit mot que vous lui porterez.

L’huissier partit avec le billet, traînant ses chausses sur le carreau poussiéreux, et ne tarda pas à revenir nous annoncer que le juge nous attendait au n° 9.

Pour recevoir M. Méchinet, le magistrat avait laissé madame Monistrol dans son cabinet, sous la garde de son greffer, et avait emprunté la pièce d’un de ses confrères.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’un ton qui me permit de mesurer l’abîme qui sépare un juge d’un pauvre agent de la sûreté.

Brièvement et clairement, M. Méchinet exposa nos démarches, leurs résultats et nos espérances.

Faut-il le dire, le magistrat ne sembla guère partager nos convictions.

— Mais puisque Monistrol avoue !… répétait-il avec une obstination qui m’exaspérait.

Cependant, après bien des explications :

— Je vais toujours signer un mandat, dit-il.

En possession de cette pièce indispensable, M. Méchinet s’envola si lestement que je faillis tomber en me précipitant à sa suite dans les escaliers… Un cheval de fiacre ne nous eût pas suivis… Je ne sais pas si nous mîmes un quart d’heure à nous rendre rue du Roi-Doré.

Mais une fois-là :

— Attention ! me dit M. Méchinet.

Et c’est de l’air le plus posé qu’il s’engagea dans l’allée étroite de la maison qui porte le numéro 23.

— M. Victor ? demanda-t-il au concierge.

— Au quatrième, la porte à droite dans le corridor.

— Est-il chez lui ?

— Oui.

M. Méchinet fit un pas vers l’escalier, puis semblant se raviser :

— Il faut que je le régale d’une bonne bouteille, ce brave Victor, dit-il au portier… Chez quel marchand de vin va-t-il, par ici ?…

— Chez celui d’en face.

Nous y fûmes d’un saut, et d’un ton d’habitué M. Méchinet commanda :

— Une bouteille, s’il vous plaît, et du bon… du cachet vert.

Ah ! par ma foi ! cette idée ne me fût pas venue, en ce temps-là ! Elle était bien simple, pourtant.

La bouteille nous ayant été apportée, mon compagnon exhiba le bouchon trouvé chez le sieur Pigoreau, dit Anténor, et il nous fut aisé de constater l’identité de la cire.

À notre certitude morale, se joignait désormais une certitude matérielle, et c’est d’un doigt assuré que M. Méchinet frappa à la porte de Victor.

— Entrez ! nous cria une voix bien timbrée.

La clef était sur la porte, nous entrâmes, et dans une chambre fort propre, j’aperçus un homme d’une trentaine d’années, fluet, pâle et blond, qui travaillait devant un établi.

Notre présence ne parut pas le troubler.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il poliment.

M. Méchinet s’avança jusqu’à lui, et le saisissant par le bras :

— Au nom de la loi, dit-il, je t’arrête !

L’homme devint livide, mais ne baissa pas les yeux.

— Vous moquez-vous de moi ?… dit-il d’un air insolent. Qu’est-ce que j’ai fait ?…

M. Méchinet haussa les épaules.

— Ne fais donc pas l’enfant ! répondit-il, ton compte est réglé… On t’a vu sortir de chez le père Anténor, et j’ai dans ma poche le bouchon dont tu t’es servi pour empêcher ton poignard de s’épointer…

Ce fut comme un coup de poing sur la nuque du misérable… Il s’écrasa sur sa chaise en bégayant :

— Je suis innocent…

— Tu diras cela au juge, fit bonnement M. Méchinet, mais je crains bien qu’il ne te croie pas… Ta complice, la femme Monistrol, a tout avoué…

Comme s’il eût été mû par un ressort, Victor se redressa.

— C’est impossible !… s’écria-t-il. Elle n’a rien su…

— Alors tu as fait le coup tout seul ?… Très bien !… C’est toujours autant de confessé.

Puis s’adressant à moi en homme sûr de son fait :

— Cherchez donc dans les tiroirs, cher monsieur Godeuil, poursuivit M. Méchinet, vous y trouverez probablement le poignard de ce joli garçon, et très-certainement les lettres d’amour et le portrait de sa dulcinée.

Un éclair de fureur brilla dans l’œil de l’assassin et ses dents grincèrent, mais la puissante carrure et la poigne de fer de M. Méchinet éteignirent en lui toute velléité de résistance.

Je trouvai d’ailleurs dans un tiroir de la commode tout ce que mon compagnon m’avait annoncé.

Et vingt minutes plus tard, Victor, « proprement emballé, » — c’est l’expression — dans un fiacre, entre M. Méchinet et moi, roulait vers la préfecture de police.

— Quoi, me disais-je, stupéfié de la simplicité de la scène, l’arrestation d’un assassin, d’un homme promis à l’échafaud, ce n’est que cela !…

Je devais plus tard apprendre à mes dépens qu’il est des criminels plus terribles…

Celui-ci, dès qu’il se vit dans la cellule du dépôt, se sentant perdu, s’abandonna et nous dit son crime par le menu.

Il connaissait, nous déclara-t-il, de longue date le père Pigoreau et en était connu. Son but, en l’assassinant, était surtout de faire retomber sur Monistrol le châtiment du crime. Voilà pourquoi il s’était habillé comme Monistrol et s’était fait suivre de Pluton. Et une fois le vieillard assassiné, il avait eu l’horrible courage de tremper dans le sang le doigt du cadavre pour tracer ces cinq lettres : Monis, qui avaient failli perdre un innocent.

— Et c’était joliment combiné, allez, nous disait-il avec une cynique forfanterie… Si j’avais réussi, je faisais d’une pierre deux coups : je me débarrassais de mon ami Monistrol que je haïs et dont je suis jaloux, et j’enrichissais la femme que j’aime…

C’était simple et terrible, en effet.

— Malheureusement, mon garçon, objecta M. Méchinet, tu as perdu la tête au dernier moment… Que veux-tu ! on n’est jamais complet !… Et c’est la main gauche du cadavre que tu as trempée dans le sang…

D’un bond, Victor se dressa.

— Quoi ! s’écria-t-il, c’est là ce qui m’a perdu !…

— Juste !

Du geste du génie méconnu, le misérable leva le bras vers le ciel.

— Soyez donc artiste ! s’écria-t-il.

Et nous toisant d’un air de pitié, il ajouta :

— Le père Pigoreau était gaucher !

Ainsi, c’est à une faute de l’enquête qu’était due la découverte si prompte du coupable.

Cette leçon ne devait pas être perdue pour moi. Je me la rappelai, par bonheur, dans des circonstances bien autrement dramatiques, que je dirai plus tard.

Le lendemain, Monistrol fut mis en liberté.

Et comme le juge d’instruction lui reprochait ses aveux mensongers qui avaient exposé la justice à une erreur terrible, il n’en put tirer que ceci :

— J’aime ma femme, je voulais me sacrifier pour elle, je la croyais coupable…

L’était-elle, coupable ? Je le jurerais.

On l’arrêta, mais elle fut acquittée par le jugement qui condamna Victor aux travaux forcés à perpétuité.

M. et madame Monistrol tiennent aujourd’hui un débit de vins mal famé sur le cours de Vincennes… L’héritage de leur oncle est loin ; ils sont dans une affreuse misère.

J.-B.-CASIMIR GOBEUIL.
  1. Malheureusement J.-B.-Casimir Godeuil, qui avait promis d’apporter la suite de son manuscrit, a complétement disparu, et toutes les démarches tentées pour le retrouver sont restées infructueuses. Nous nous sommes néanmoins décidé à publier son unique récit qui contient un drame des plus émouvants.
    (Note de l’éditeur.)