Le pays, le parti et le grand homme/Le Roi s’amuse

Castor
Gilbert Martin, éditeur (p. 45-50).


LE ROI S’AMUSE.


I


Avez-vous lu l’Harpagon de Molière ?

Si non, il faut le lire ; si oui, veuillez vous rappeler l’entrée en scène du seigneur Harpagon.

« Hors d’ici tout à l’heure ! et qu’on ne réplique pas ! » s’écrie-t-il en entrant sur le théâtre. Et là dessus il lance des flots d’injures à ce pauvre diable de Laflèche.

« Maître juré filou, vrai gibier de potence », etc., etc.

Voilà qui nous paraît ressembler beaucoup, pour le comique du moins, à la mise en scène de M. Chapleau, lorsqu’il foudroie les récalcitrants qui ne veulent pas faire la fortune de Senécal, Dansereau & Cie.

Hors d’ici ! Tel est son cri de guerre. Et comme l’industrie du temps et la générosité de notre capitaliste national le mettaient dans des conditions économiques bien supérieures à celles de feu M. Harpagon, voilà qu’il se paie, ou plutôt que la province lui paie une légion d’organes officieux qui, à l’envi, répètent à l’adresse de ceux qui osent ne pas applaudir au jeu du maître :

« Ambitieux ! intrigant ! mesquin ! plat ! égoïste ! méchant ! orgueilleux ! dévoyé ! fourbe ! factieux ! haineux ! vindicatif ! malhonnête ! traître ! hobereau du moyen âge ! cœur de lièvre ! etc, etc. »

Voilà pour les épithètes : sans compter les calomnies venimeuses, les allusions insultantes à l’adresse de ceux qui ne sont pas, en propres termes, qualifiés de canaille, d’idiots ou d’imbéciles.

Voila à quelle sauce sont accommodés près de la moitié des notables et même des chefs du parti conservateur.

Hors d’ici de Boucherville !

Hors d’ici Ross !

Hors d’ici Archambault !

Hors d’ici Sir Belleau !

Hors d’ici Laviolette !

Hors d’ici Dostaler !

Hors d’ici Gaudet !

Hors d’ici Robertson !

Hors d’ici Beaubien !

Hors d’ici J.-Bte. Renaud !

Hors d’ici Alex. Lemoine !

Hors d’ici Cyrias Pelletier !

Hors d’ici Richard !

Hors d’ici Charlebois, député !

Hors d’ici l’autre Charlebois !

Hors d’ici Chase-Cassegrain !

Hors d’ici et, plus vite que tous les autres, vous surtout père Lacasse !

Je vous le demande : S’oublier jusqu’à dire à un député qu’il lui est permis de voter suivant sa conscience !

Hors d’ici ! Mais comme la foule des expulsés épaissit de plus en plus et encombre la porte de sortie, nous ne pourrons plus suffire à les énumérer ; indiquons-les par escouades, par légions, par districts :

Hors d’ici Brousseau, Caron, Honde, Trudel, Desaulniers !

Hors d’ici Allen, Rivard, de Bellefeuille, Laurent !

Hors d’ici les De Blois, Sharples, Hamel, Tardive, etc. !

Hors d’ici le district, des Trois-Rivières !

Hors d’ici le district d’Arthabaska !

Hors d’ici les trois quarts des conservateurs de Québec !

Hors d’ici les ultramontains de Montréal !

Hors d’ici les grincheux du sénat !

Hors d’ici l’école politico-religieuse ! et tous ces mécréants qui ne veulent pas croire que M. Chapleau soit Dieu, ni même courber le front devant Senécal, qui est son prophète !

Et cette expulsion de centaines de mille citoyens libres d’un pays libre, c’est M. Chapleau qui la prononce, parce que le pays ne veut pas lui permettre de gratifier son ami Senécal de la principale propriété de notre province !

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Heureusement que le ridicule ne saurait tuer un peuple ! Autrement, que deviendrions-nous, après le rôle que nous avons joué avec M. Chapleau pour chef ?


II


Celui que l’on a bombardé à la porte avec le plus formidable accompagnement d’éxécrations, c’est le fameux Tarte ! Tarte ! le Tarteux ! le Tartissimeux ! Tartus malus ?  ! Tartus pejor ! Tartus pessimus ! Tarte le tartivore ! le tarticore ! le tarticoloro ! l’Israël !

Le chef de la tribu d’Israël !

Quels adjectifs ! Et certes ! il ne les a pas volés !

Quels superlatifs !

Il fallait que tous ces hommes, et surtout les de Boucherville, les Boss, les Beaubien, les Archambault et bien d’autres eussent commis de bien grands crimes, pour être à la hauteur de tels qualificatifs !


III


Donc, voilà que l’on a mis à la porte du parti conservateur une portion notable de ses membres, peut-être la moitié, peut-être plus.

Car il n’y eut pas seulement que les députés et conseillers législatifs coupables de révolte ouverte, qui furent exécutés. Des citoyens distingués qui ne s’étaient jamais montrés sur la scène politique, tels que Messieurs Lemoine, Renaud, Pelletier, etc., furent assaillis d’une manière ignoble, malgré leur 10, 20, 30 ou 40 ans de dévouement inaltérable au parti.

Avec quel déluge d’eau sale ne les a-t-on pas aspergés ! Leur a-t-on un peu barbouillé la figure ! Quelle provision de choses malpropres la bande à Senécal ne tenait-elle pas en réserve !


IV


Tout cela pouvait être amusant ; mais à la condition de ne pas durer plus que les mélodrames ordinaires. M. Chapleau est, nous le reconnaissons, aussi drôle que peut l’être un premier rôle. « Bravo ! eussions-nous volontiers consenti à lui crier, bravo ! mais assez ! »

Si de suite il eût déposé son masque de Jupiter Tonnant et eût laisser tomber sa crinière de lion ; si M. Dansereau eût consenti à serrer sa seringue ; si « notre haut justicier national » eût couru se laver les mains ; si M. Senécal eût rengainé son grand sabre et sifflé sa meute, ça n’eût guère pu tirer à conséquence. Après avoir constaté qu’il n’y avait personne de tué, nous nous fussions contenté de dire : « Ah bien ! en voilà une bonne farce ! Manie-t-il cela un peu la foudre, lui, notre grand homme ! Comme il sait bien taire claquer le fouet de la discipline ! Et c’est nos pauvres moutons de députés qui en ont eu une peur bleue ! Ce n’est pas demain qu’ils oseront recommencer !

Je vous le demande un peu ! Déranger nos amis Senécal et Dansereau dans leurs petites opérations !

L’idée, aussi, que la chose à M. Chapleau, Sa Province de Québec, ne soit pas bien à lui !… Lui disputer son joujou quand il veut en amuser ses amis… ! »

Mais ces bons apôtres voulurent jouer pour tout de bon et s’approprier les joujoux, à commencer par le chemin de fer du Nord.

Et voilà que la troupe ayant achevé d’épuiser son répertoire dans la Province de Québec, nous dit adieu, emportant, de ses jouets ce qu’elle pourra emporter : toute la province si c’était possible ! et file du côté d’Ottawa pour y continuer des représentations moins drôles peut-être, mais encore plus payantes.


V


Et durant tout ce temps, nos bons conservateurs expulsés, qui sont restés dans le chemin ! expulsés du sein de M. Chapleau, sans patrie politique, n’y a-t-il pas danger qu’ils ne « passent à gauche », comme le leur a intimé le grand chef ?

Et puis, ont-ils bien fini de mettre les conservateurs à la porte ? Ne voilà-t-il pas que, tout dernièrement encore, Messieurs Descarie et Oscar Gandet y ont passé ?

Qui nous garantit qu’à la prochaine spéculation nos maîtres ne chassent le reste du parti et ne fassent maison nette ?…

De sorte qu’il ne resterait plus qu’à inscrire sur l’édifice conservateur : « Boutique à louer ! » Voilà qui ne serait pas gai, surtout lorsque l’on songe à la note des réparations, grosses et menues, que nous occasionneraient les déprédations. Car, songeons-y, les industries de MM. Senécal, Dansereau & Cie ont joliment ébranlé l’édifice. Ces grands hommes, savez-vous que ça coûte cher au pays ! Où s’arrêteront-ils ?

Vous connaissez le proverbe : « Faites monter un… un… un Prince à cheval, et il y aura du guignon si vous réussissez à l’en faire descendre. »

Or, M. Senécal, ce n’est peut-être pas précisément un prince de la finance ; mais c’est bien, sans contredit, le Prince de nos finances !

Et quant à son ami Dansereau, s’il n’a pas de sang princier dans les veines, il n’en a pas moins bon appétit !

L’appétit homérique de Dansereau : voilà une vérité axiomatique qui est admise également par tous, conservateurs comme libéraux, et qui délie toute contradiction.

Les puissances digestives de l’ami Dansereau !…Point sur lequel tout le monde est d’accord, même les musiciens ! Par conséquent point de ralliement !… Base de conciliation.


VI


À propos de conciliation et de la fourchette magique de Mtre Dansereau, voilà que la dernière combinaison du héros des Tanneries menace de réussir à merveille. Se sentant écrasés sous le poids du mépris de tous les conservateurs honnêtes, et croyant que, malgré les majorités fabuleuses que le parti a mises à leur disposition, le pouvoir ne tient pas dans leurs mains, l’on dit que nos Seigneurs et Maîtres cherchent ailleurs un appui qu’ils se sentent indignes de recevoir de leurs anciens amis politiques.

Déjà le parti libéral, dans la personne de Starnes, dans celle de Mercier et de la patrie, leur a aidé à escamoter le chemin de fer du Nord. « Pourquoi, se dirent-ils, n’aurions-nous pas recours à cette portion des libéraux connus depuis longtemps pour avoir abdiqué tout sentiment de patriotisme, tous principes sains en matières sociales ? »

Ils ont eu raison : les qualificatifs que se sont mutuellement appliqués les deux écoles de la Patrie et de la Minerve, nous ont fait voir qu’ils se connaissent, s’apprécient et se trouvent dignes les uns des autres. Et l’on vient de voir, à Terrebonne comme à Jacques-Cartier, les touchantes embrassades de Messieurs Chapleau et Poirier, Mousseau et Laflamme, etc., etc. Désormais, c’est la Patrie qui, des larmes dans la voix et avec l’accent du patriotisme, supplie les électeurs d’élire nos chefs, comme étant les meilleurs législateurs, les hommes les plus capables de faire le bien du pays. Et l’on dit qu’en retour nous verrons bientôt 1° M. Laflamme nommé codificateur, pour inoculer dans notre législation les principes sociaux élaborés avec soin dans l’Institut canadien et le procès Guibord ; 2° MM. Mercier et Langelier, d’abord appelés au ministère ; puis M. Mousseau s’effaçant, ces derniers, maîtres du pouvoir local que leur aura donné notre majorité conservatrice de quarante voix !

Tout cela parait un conte de fées. L’on ne saurait croire que la fourchette à M. Dansereau aurait la vertu de faire surgir de notre monde politique toutes ces invraisemblances… Et pourtant, Mercier et Langelier mis à la tête de la Province par l’homme aux commissions, ce serait moins ignoble que de voir Starnes, le suppôt de Joly dans le conseil, Starnes vendu à Letellier pour appuyer le fameux coup d’État, appelé au ministère par Mousseau qui stigmatisait avec tant de dédain, tant de vertueuse indignation, cette grande trahison nationale du deux mars, et tous les instruments dont Letellier s’était servi pour la faire triompher !


VII


J’entends le gros Mousseau me dire avec bonhomie : « Castor, mon ami, ne nous fâchons pas ! ne vois-tu pas que tout cela, c’est du mélodrame et qu’il faut rire ?

« C’est Chapleau seul qui a monté toute la pièce et m’a mis là pour jouer le Roi Hurluberlu !

« Rions bien ! Tout est parfait ! N’est-ce pas pour rire seulement que nous sommes à la comédie ?

« Le roi s’amuse !

« La pièce finie, je dépose le masque royal et je suis gros Jean comme devant.

« Il n’y a de grand chef que Chapleau… Et Senécal est son prophète. »…

Rire ! il le faut bien malgré nous !

Mais la pièce ne prête pas seulement au rire, elle est tragi-comique.