Le pays, le parti et le grand homme/Après l’action.

Castor
Gilbert Martin, éditeur (p. 78-81).


APRÉS L’ACTION.


I


Les vendeurs du chemin du Nord sont partis !

Comme frappés d’une secrète terreur, pressentant déjà que la lumière se fait sur cette étrange transaction, ils ont à peine consommé leur acte qu’ils déguerpissent furtivement, comme l’oiseau nocturne qui fuit les approches du soleil.

Pour quelques-uns même, l’immense territoire du Canada, les vastes solitudes du Nord-Ouest, les cachettes sans nombre de nos forêts vierges n’auraient pas suffi ; il a fallu franchir l’Atlantique, mettre un océan entre eux et le théâtre de leur victoire, pour pouvoir goûter un peu de repos…

Que l’atmosphère européenne leur soit légère !


II


M. Chapleau proclamait bien haut que, pour lui, il avait renoncé aux grandeurs d’Ottawa, afin de se sacrifier au bonheur de la province de Québec et de restaurer ses finances. Eh bien ! En quoi et comment les a-t-il restaurées ?

Il est cependant parti…

Comment faut-il apprécier cette manœuvre d’un si grand patriote ? D’un côté, suivant ses organes, il part pour aller à Ottawa se reposer des héroïques labeurs de Québec ; de l’autre, il part, toujours suivant les mêmes organes, parce que le champ étroit de Québec ne suffit plus aux évolutions sublimes de son volumineux patriotisme. Ce nouvel Alexandre va bientôt pleurer et s’arracher les cheveux de ce que notre planète soit trop petite pour suffire aux incommensurables visées de son ambition.

Se reposer ! mais est-ce bien à Ottawa qu’il faille aller pour se reposer ? À Québec, nous sommes au centre de nos forces, il faudrait des prodiges de maladresse pour nous perdre, là.

À Ottawa, nous sommes à l’avant-garde, au front de la bataille qui se livre sans cesse pour la défense de nos droits nationaux. Là, sur deux cents dix députés aux communes, nous n’en avons guère que cinquante. Au sénat, sur soixante-dix-huit sénateurs, c’est à peine si nous en avons dix-huit de langue française !… Sur treize ministres, nous eu avons trois seulement de notre nationalité !

Et cependant, dans les treize ministères, comme à la présidence des deux chambres, il faut, jour et nuit, non seulement faire bonne garde, mais encore lutter ! lutter sans-cesse pour défendre pouce par pouce le terrain que nous y possédons ! Qui ne sait le travail terrible, travail hypocrite, astucieux, maçonnique, qui se fait là sans cesse, dans tous les coins, pour détruire ou du moins affaiblir au point de la neutraliser, notre nationalité française ?

Et M. Chapleau, lui, va là pour se reposer… Et la première phase de ce repos, c’est un voyage, de trois mois en Europe, dans le but de soigner ses petites affaires juives du crédit foncier !


III


Mais non, dira La Minerve, le héros ne dormira que d’un œil, comme son ami Gambetta — M. Chapleau va aussi à Ottawa pour étudier les grands intérêts nationaux qui se développent dans notre immense Nord-Ouest, etc., etc.

Étudier !…

M. Chapleau n’a donc pas la science infuse !… Et ces études sur le Nord-Ouest, n’y aurait-il pas, par hasard, un laboratoire mieux choisi pour les faire, que les boulevards de Paris ? Un meilleur point d’observation que les Folies-Bergères, la banque juive, ou même les salons de M. Gambetta ?

Et puisque M. Chapleau veut bien, comme un simple mortel, descendre jusqu’au soin vulgaire d’étudier ; puisqu’il admet le précepte d’Horace : « Je ne vois pas ce que peut faire le travail sans le talent, ni le génie sans l’étude, » ne croit-il pas que la politique fédérale, comme la politique provinciale, requiert un peu d’étude, d’expérience, d’observation, d’apprentissage ? Ne croit-il pas que ceux, aussi bien doués que lui sous le rapport de l’intelligence, mieux doués sous le rapport du cœur, qui sont à Ottawa depuis quinze ans, faisant une étude ardue des questions politiques qui y surgissent sans cesse et s’y développent, faisant depuis cette époque un précieux apprentissage auquel l’expérience de chaque jour vient s’ajouter à l’expérience de la veille, ne sont pas mieux qualifiée que lui pour y défendre nos droits et y servir nos intérêts ?

N’eût-il pas été convenable pour lui d’y faire au moins une année de stage, avant d’exiger son entrée dans le ministère ? Et ce qui est vrai pour Ottawa, n’est-il pas aussi un peu vrai pour Québec ? Pourquoi, sans aucune nécessité quelconque, autre que celle de faire brasser par la clique seule nos affaires politiques, choisir pour premier à Québec, un homme qui auparavant n’avait probablement jamais consacré quarante-huit heures à l’étude spéciale de notre politique provinciale, lorsque, dans la législature provinciale, se trouvaient nombre de vétérans de dix et quinze ans de service, aussi bien doués pour le moins que le nouveau premier ?

La raison : toujours la même ! Elle se trouvait, comme nous l’avons dit : 1° Dans la nécessité où se trouvait M. Chapleau d’échapper au verdict des électeurs de la province de Québec, et même à la critique sévère de ses derniers actes politiques, par la presse conservatrice indignée : offrant à Μ. Mousseau, une position égale à celle dont il le dépouillait à Ottawa, il le faisait déguerpir sans délai et pouvait lui-même filer de suite vers la capitale fédérale.

2° Dans le fait qu’il faut tout prendre : lieutenants-gouverneurs, premiers ministres, conseillers législatifs, hauts fonctionnaires de toutes sortes, etc., etc., dans la clique ou parmi ceux qui s’en sont fait les instruments et les valets.

3° Dans le fait que M. Chapleau a résolu de faire, à tout prix, l’alliance entre les conservateurs et les libéraux, dans la province de Québec, et que, comme lors de la destitution de Letellier, l’affaire des Tanneries, etc., etc., il préfère faire tirer les marrons du feu par les autres, plutôt que de risquer de se brûler les doigts. Car il sentait que des actes tels, par exemple, que celui de faire entrer M. Starnes dans le gouvernement, étaient joliment dangereux pour sa popularité.

Or, M. Mousseau était justement l’espèce d’homme qu’il lui fallait pour opérer cette manœuvre.

Doué d’une grande bonhomie, ne comprenant guère, ce que c’est qu’un principe, incapable d’en prévoir les conséquences, ne comprenant pas la corrélation immédiate qui existe entre les principes catholiques et les principes sociaux qu’il s’agit de faire triompher dans l’État ; pour cette raison, n’inspirant aucune crainte aux libéraux, parce qu’ils savent bien qu’ils en feront toujours ce qu’ils voudront ; d’un autre côté, possédant la sympathie des conservateurs, pour l’attachement qu’il a montré à son parti politique ; catholique pratiquant et pour cette raison sympathique aux catholiques, M. Mousseau était, dans la pensée de M. Chapleau, également acceptable aux conservateurs et aux libéraux.

Car, d’un côté, s’il lui arrive d’afficher du zèle pour les principes religieux, ou de manifester une grande admiration pour les chefs du mouvement catholique en Europe, d’un autre côté, il suit M. Chapleau et le seconde, peut-être sans s’en apercevoir, dans sa propagande libérale, et manifeste même au besoin des tendances libérales avancées : on se rappelle le douloureux étonnement, mêlé de stupeur, dans lequel il plongea un jour leurs Grandeurs Mgr l’archevêque de St-Boniface et Mgr l’évêque d’Ottawa, durant un dîner officiel à Rideau Hall, en faisant un éloge enthousiaste du sieur Gambetta !

Hâtons-nous d’ajouter qu’à tout cela il n’entend pas malice et que ces écarts doivent être attribues bien plus à l’absence de toute étude en matière de philosophie sociale qu’à la perversité ou même à de mauvaises intentions. Avec cela, M. Mousseau est, a toujours été et sera vraisemblablement toujours un instrument docile entre les mains de M. Chapleau. Or, pour la réalisation des projets de ce dernier, pour faire croire à Ottawa que notre province lui est inféodée sans réserve et que le premier de Québec n’est que son humble vassal, il fallait à M. Chapleau un homme comme M. Mousseau.