Le patriote (Féron)/Pendant qu’approche l’heure suprême

Éditions Édouard Garand (p. 52-57).

IV

PENDANT QU’APPROCHE L’HEURE SUPRÊME.


Il serait peut-être peu intéressant de narrer les jours de langueur, de mélancolie ou de joie factice que vécut là notre héros de France, c’est-à-dire du 23 janvier au 15 février.

Il suffira de dire qu’il fut le plus bruyant des prisonniers. Il ne se laissait pas d’imaginer toutes espèces de drôleries, de gestes, mimique, et souvent de mots cinglants, à l’adresse des ennemis de notre nationalité. Tous les jours il y avait séance de comédie dans laquelle le rôle principal était tenu par Hindelang. Il donnait à son talent — pour ne pas dire à son art — une maîtrise parfaite. Il composait des monologues et des satires pour les réciter ensuite avec force gestes et mimiques qui faisaient rire à se pâmer. Souvent à quelques-unes de ses satires, toujours pleines de sel et d’une portée juste, il composait un air quelconque, et le soir, de la fermeture des cellules jusqu’à neuf heures, alors que le silence devait être absolu, il chantait. De cellule en cellule le rire se propageait, les applaudissements retentissaient. Un soir, à l’heure venue du repos, Hindelang avait lancé quelques bons mots qui avaient trop fort égayé les autres prisonniers. Un tourne-clé était monté de la salle des gardes et avait crié avec fureur :

— Hé ! français ! veux-tu aller au « trou » en attendant que le bourreau te fasse taire pour toujours !

Cette rude apostrophe avait refroidi le jeune homme.

Ah ! c’est que le brutal gardien avait touché la plaie vive de son cœur atrocement meurtri. S’il se plaisait tant à rire ou à faire rire ceux qui l’entouraient, ce n’était pas pure dissipation ; c’était pour étourdir son esprit, c’était pour ne pas entendre les voix douces ou terribles qui parlaient jour et nuit à son âme.

Bien des nuits, de ces nuits lourdes des prisons, nuits chargées d’une atmosphère étouffante, nuits où le cauchemar vit en maître chez l’innocent surtout qui souffre de l’injustice ou de la vengeance humaine, dans l’écrasant silence qui pèse sur le sommeil des prisonniers du même poids que la masse de pierre et de fer qui les abrite, on avait pu entendre des gémissements de la cellule d’Hindelang. Une nuit, sa voix devenue étouffée et plaintive avait prononcé ces paroles :

— Ô mon cœur, tais-toi ! Tu me tortures plus que ne feraient cent potences dressées pour mon supplice !

Une nuit, encore, il avait revu en songe la terrible vision qu’il avait eue sur le lac Champlain. Puis il avait poussé un cri si formidable que tous les prisonniers s’étaient réveillés en sursaut. Et il s’était mis debout dans l’obscurité de son cachot, puis, penché sur son compagnon presque épouvanté, il avait hurlé :

— Arrache-moi à ce cauchemar ! Arrache… entends-tu…

Il s’était écrasé aussitôt sur son lit en pleurant.

Le rêve avait cessé.

Naturellement, au matin suivant tous les prisonniers avaient été curieux de savoir la cause de ce cri et les détails de l’accident.

Avec une feinte insouciance Hindelang raconta les circonstances de cette vision qu’il avait eue une fois déjà, et il ajouta avec bravade :

— Vous voyez bien, mes amis, que je m’attendais à la sentence qui pèse sur moi ! Ah ! si les Anglais ont voulu me faire peur, qu’ils se détrompent ! Je prévoyais donc cette condamnation et j’ai hâte qu’arrive le jour de son exécution !

— Ce sera peut-être pour aujourd’hui, dit le chevalier de sa cellule plus loin.

— Tant mieux, répliqua Hindelang. Est-ce que comme moi, chevalier, vous n’avez pas hâte de montrer aux Anglais ce que nous valons devant la mort ?

— Certes, certes.

Puis Hindelang se mit à déclamer à haute voix :


Dressez, bourreaux, votre potence ;
Que chacun des clous dans ses bois
Enfoncés devienne une voix
Pour maudire votre sentence !

Apportez le fer et la flamme !
On est d’une race sans peur ;
La frapperiez-vous jusqu’au cœur,
Vous n’atteindrez jamais son âme !

Dressez, dressez votre gibet,
Et nouez la corde à sa place ;
Mais pour ne pas voir notre face
Glissez bien vite le bonnet !

Pressez, ô bourreaux, le bouton !…
Et maintenant, race maudite,
Que notre histoire est bien écrite,
Chante ! Hurle !… ton-taine, ton-ton !


Un rire général circula.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aux premiers jours de février, par un matin neigeux et froid, un matin sombre, obscur, qui donnait à la prison un aspect de sépulcre, on vit Hindelang sortir de sa cellule, une main appuyée contre son cœur. D’un pas brusque, saccadé et légèrement chancelant il marcha vers la salle commune où les prisonniers étaient rassemblés autour du poêle, et ses lèvres, blanches comme la neige qui tombait dehors, se crispaient terriblement.

Le chevalier, en l’apercevant ainsi, alla vivement à lui.

— Qu’avez-vous donc, mon ami ? demanda-t-il avec une fraternelle bienveillance. Êtes-vous malade ?

Hindelang s’arrêta net, considéra un moment le chevalier avec une persistance étrange et dit, la voix sourde, hachée :

— Vous êtes un ami, vous !… et vous êtes… un gentilhomme !… Venez avec moi !

Il conduisit le chevalier dans sa cellule, le fit asseoir sur son grabat, saisit ses deux mains qu’il serra avec force et reprit :

— Vous me demandez si je suis malade ?… Malade, moi ? Que non pas, monsieur ! Mais c’est mon cœur… oui, c’est mon cœur ! Ah ! si vous pouviez sentir seulement un peu ! Tenez ! voyez-vous cela ?

Il entr’ouvrit son habit et fit voir à de Lorimier dans une poche à gauche un papier sur lequel on distinguait quelques taches roussâtres.

— Mais ce papier… ces taches ! fit de Lorimier avec inquiétude.

Le jeune homme sourit avec une sombre mélancolie et répondit :

— Ce papier, c’est une lettre d’elle… une lettre que m’apporta un jour Simon Therrier. Vous connaissez Simon Therrier ? Non ? Qu’importe !

— Mais ces taches ?…

— Et ces taches, reprit le jeune homme, c’est de mon sang. Après Odelltown, voulant m’assurer que j’avais toujours là sur mon cœur sa chère lettre, je l’ai touchée de mes mains ensanglantées.

Et comme le chevalier le regardait sans pouvoir parvenir à déchiffrer les sentiments multiples qui se partageaient le cœur et l’esprit de ce pauvre malade, Hindelang poursuivit :

— Monsieur, mon mal vient précisément de cette lettre, de cette lettre que je vénère et que je baise comme une relique sainte. Cette lettre brûle mon cœur sans cesse ! Et je ne peux l’ôter de là cette lettre… non, je ne peux pas, parce que c’est tout ce que j’ai d’elle, tout ce qui restera d’elle jusqu’au jour affreux où…

Des sanglots longtemps comprimés étouffèrent sa voix, et il se renversa sur son lit pour cacher dans son oreiller les larmes qui mouillaient son visage.

Excessivement ému de Lorimier essaya de quelques consolations. Mais à ce moment on entendit la grille de fer du couloir grincer bruyamment dans ses gonds, et une voix dure appela :

— Charles Hindelang !

Le jeune homme bondit et regarda le chevalier avec surprise.

— C’est le geôlier qui vous appelle, dit celui-ci.

— Le geôlier, bredouilla Hindelang.

Puis il esquissa un geste de rage en essuyant les larmes à ses yeux.

— Monsieur, dit-il en même temps à de Lorimier, il ne faut pas que les Anglais voient mes larmes… ils riraient trop !

Et avec une force de volonté remarquable, il se redressa, commanda à ses lèvres de sourire, sortit de sa cellule et dit, la voix assurée :

— C’est moi que vous appelez ?

— Oui, répliqua le geôlier, on vous demande au greffe.

Hindelang s’éloigna avec son gardien.

Cet incident causa une surprise générale aux prisonniers et la chose fut de suite commentée ainsi.

— Je parie, dit l’un, qu’il a obtenu sa grâce !

— C’est ce que je pense également, dit un autre, et qu’on lui donnera une sentence d’exil.

— Que Dieu vous entende ! proféra le chevalier avec gravité. Car je dis que la mort de cet enfant constituera le crime le plus affreux qu’ait commis la justice anglaise.

Le silence s’établit, et durant un quart d’heure tous ces hommes demeurèrent inquiets et sombres.

Puis Hindelang reparut. Il était pâle, avec une ombre de sourire sur ses lèvres. Il s’avança vers les prisonniers rassemblés dans la salle commune. Tous demeuraient anxieux et avides de savoir la nouvelle qu’il apportait.

Le jeune homme jeta un rapide coup d’œil vers la grille et vit le gardien s’en aller.

Alors il se mit à rire doucement, — et ce rire, pourtant, parut funèbre à ceux qui l’entendaient, — et dit sur un ton quelque peu narquois :

— Mes amis, réjouissons-nous ! C’est, aujourd’hui, le douze février, et j’aurai l’honneur d’être pendu à une corde anglaise vendredi, le 15, à huit heures et demie précises.

Il éclata d’un grand rire.

Mais ce rire n’était pas achevé, et les autres prisonniers n’étaient pas encore revenus de l’émoi causé par cette nouvelle, que le geôlier reparut à la grille et cria :

— Chevalier de Lorimier !

— Allons, bon ! s’écria le chevalier avec un léger sarcasme, c’est mon tour !

Hélas, oui, c’était le sien !

Dix minutes après il rapportait la nouvelle de son exécution fixée, comme celle d’Hindelang, à vendredi, le 15 du mois, à huit heures et demie précises.

— Diable ! fit Hindelang en riant, va-t-on nous pendre tous deux à la même corde, puisque comme moi vous serez exécuté à huit heures et demie précises ?

— Détrompez-vous, mon ami, sourit le chevalier, il y aura deux cordes.

— Une pour chacun de nous, vraiment ? Comme c’est intéressant ! Décidément j’ai hâte d’être pendu !

Tout le monde se mit à rire, car, Hindelang, à la fin, finissait par communiquer autour de lui la gaieté qu’il n’avait pas lui-même. N’importe, cela valait mieux ainsi ! Cela maintenait les courages à leur hauteur ! Avaient besoin de courage ceux aussi dont les peines avaient été commuées, car ils demeuraient toujours sous la main de leurs ennemis, et à cette époque — comme en la nôtre d’ailleurs — l’on ne savait pas qui marcherait sur la trappe fatale ; car alors aussi on jugeait et l’on déjugeait, on absolvait et l’on condamnait peu après. Le moindre caprice d’un juré pouvait maintenir une tête sur ses épaules ou la faire tomber !

Donc les prisonniers serrés autour d’Hindelang et du chevalier de Lorimier riaient tout en demeurant très inquiets. Et voilà que tout à coup cette inquiétude parut être justifiée.

Pour la troisième fois la voix rogue du geôlier venait faire un troisième appel.

— Quoi ! s’écria en pâlissant et tout interloqué celui dont on venait de jeter le nom, on me pend donc aussi après que ma sentence a été modifiée !

Et pour ne pas paraître moins courageux qu’Hindelang et les autres, il éclata de rire.

Mais déjà le geôlier expliquait :

— C’est un visiteur qui vous apporte des provisions pour vous et vos camarades !

Cette explication causa une vraie détente sur les nerfs comprimés de tous ces hommes.

Hindelang s’écria :

— Ah ! ça, monsieur, accourez vite ! Les provisions valent mieux à coup sûr qu’une corde de pendard, même si le pendard… pardon ! le pendu était d’essence anglaise, ce dont je n’aurais aucun chagrin ! Allez, allez, monsieur, ajouta-t-il, et rapportez-nous quelques bonnes choses très succulentes à nos palais, mais gardez-vous d’en laisser aux Anglais !

De Lorimier tenta de réprimander doucement encore le jeune homme sur ses flèches aux Anglais.

— Mais laissez donc, monsieur le Chevalier, répliqua impatiemment le jeune homme. Je suis assuré à cette heure que nous ne serons que deux condamnés à mort ici dans cette section, vous et moi. Je n’ai donc plus aucun motif de ménager nos ennemis.

Il tint parole : jusqu’au jour et à l’heure de son exécution Hindelang ne cessa de narguer les ennemis de notre race et de leur décocher ses dards.

Lorsque le prisonnier appelé par le geôlier pour aller recevoir des provisions reparut portant un paquet de belle dimension, mais préalablement déficelé et minutieusement inspecté, Hindelang s’écria sous le nez même du geôlier :

— Messeigneurs, voici le Vatel qui va nous confectionner un potage à l’anglaise !

Les rires fusèrent en sourdine, tandis que le geôlier repoussait rudement la grille qui rendit un son strident de ferraille.

Ce geste du geôlier parut stimuler Hindelang : voyant un bout de ficelle qui pendait et traînait sur le parquet, il le prit et dit :

— Prenez garde, mon ami, de gâcher cette ficelle, elle pourrait fort bien un jour servir à pendre un anglais !

Ajoutons que de ce moment tous les actes du jeune homme étaient accomplis « à l’anglaise ». Le matin suivant il se levait en prononçant avec une bonhomie plaisante :

— Je suis content, j’ai dormi comme un anglais !

Le lendemain, 13 février, au midi, comme ration du jour on servit des fèves mélangées de croquettes de pommes de terre.

Dans la gamelle d’Hindelang il se trouva un petit caillou mêlé aux fèves.

Quand il sentit ce caillou grincer et crisser entre ses dents, il esquissa une grimace, prit le caillou importun et le lança fortement contre la muraille en disant :

— Je ne m’imaginais pas que l’anglais était si dur à cuire !

C’était au moment précis ou le directeur de la prison passait en compagnie d’un garde devant la grille du corridor.

Les deux fonctionnaires ne firent mine de rien : mais dès qu’ils eurent disparu, ce fut le plus bel éclat de rire qui retentit.

Mais cette gaieté n’empêchait pas l’heure terrible d’avancer. Cette heure allait à présent à pas de géant.

Demain, c’était le 14 !

Après-demain, c’était le 15 !…

À cette pensée un frisson secouait jusqu’à la moelle le corps des condamnés à mort… l’agonie commençait !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nouvelle des cinq prochaines et dernières exécutions s’était répandue avec la rapidité de l’éclair.

Les ennemis de notre race française et de notre ancienne mère-patrie exultèrent, se pâmèrent de joie tant ils avaient redouté jusque-là un geste de clémence du nouveau gouverneur, le général Colborne. On n’ignorait pas que des démarches puissantes avaient été faites surtout en faveur du chevalier de Lorimier et d’Hindelang. Or ces deux têtes étaient celles qu’on souhaitait le plus voir tomber.

On disait :

— Le chevalier de Lorimier est un des pires ennemis de l’Angleterre !

Au sujet d’Hindelang on clamait :

— Il a publiquement insulté notre pays et notre race… qu’il meure !

Point n’était besoin de tant de clameurs pour intimider ou arrêter un geste de clémence du général Colborne, il était trop ennemi de la race canadienne et française pour se laisser apitoyer. Et même si, par le plus miraculeux des hasards, il eût eu une idée de clémence, cette idée aurait été de suite anéantie en son cerveau par le marteau de la clique maudite.

Un journal de la clique possédait l’art de manier ce marteau : il écrivait les noms de nos Patriotes en encre rouge et disait :

— Demain, nous écrirons leurs noms avec leur sang, pour que l’effroi soit un remède salutaire et un préventif à ceux des leurs qui seraient tentés de marcher sur les mêmes traces !

Ces clameurs, heureusement, toutes ces sottises faisaient bien peu de mal à nos condamnés : le sacrifice de leur existence était fait.

N’ayant plus rien à attendre des hommes que la pitié des uns, la haine ou le mépris des autres, ils se préparaient à la mort assurés que, hors du royaume terrestre, était un royaume bien préférable dans lequel ils allaient entrer. Cette assurance et cet espoir leur suffisaient pour terminer tranquillement leur existence. Il est avéré, en effet, que les derniers moments de ces cinq condamnés furent des heures d’entretiens avec leur Créateur.

Que nos consciences catholiques ne s’offusquent pas de ces affirmations que nous appliquons également à Charles Hindelang. S’il était protestant, c’est-à-dire qu’il professât un rite autre que le nôtre, il n’en était pas moins une créature de Dieu. Comme nous il adorait Dieu, quoique d’une manière différente, et nous croyons que Dieu entend toutes les prières en quelque langue qu’elles soient dites, qu’il entend tous les hommes à quelque race ou religion qu’ils appartiennent.

Et encore, les vives souffrances de ce jeune homme, l’immense sacrifice qu’il avait accompli, par pure générosité, en venant combattre vaillamment pour une race catholique à laquelle on essayait par tous les moyens d’arracher la foi, étaient déjà aux yeux de Dieu des actes de foi suffisants, il semble, pour lui faire franchir les portes du royaume céleste.

Et s’il n’adjura pas l’erreur, qu’il admettait sincèrement comme vérité, cela dépend peut-être du fait que l’apôtre chargé des intérêts spirituels des condamnés n’eut pas le temps de faire la conversion du jeune homme. Car cet apôtre, une fois, lui avait dit avec une grande tendresse :

— Ah ! mon cher ami, comme la mort vous semblerait douce si vous embrassiez la vérité prêchée par Rome et son Église !

— Je vous crois de toute âme, messire prêtre, avait répondu Hindelang avec un bel accent de vérité. Mais croyez bien que la mort, même cette mort ignoble, affreuse qu’on fait subir aux mécréants, ne me fait plus peur. J’ai revendiqué, il est vrai, la mort du soldat, on me l’a refusée, soit ! Et bien ! je mourrai en patriote comme mon excellent ami, le chevalier, et je mourrai aussi en chrétien ! Car je suis chrétien, messire abbé, quoique je ne sois pas attaché à la religion que vous prêchez ; et si je suis chrétien, c’est l’œuvre de ma mère… Ah ! mon excellente mère ! mon adorable mère !… Oui, messire, c’est ma mère qui m’a appris à servir Dieu comme à servir ma race française ! Je mourrai donc en chrétien et en français, n’ayez crainte !

Il acheva avec un grand abandon, mais en même temps avec un sourire navrant :

— Allons ! messire prêtre, demeurez tranquille, je pars avec le chevalier et sur ses pas j’entrerai en Paradis !

C’est ainsi qu’Hindelang priait Dieu, à sa façon c’est vrai, mais si sincère, si vraie était sa prière qu’elle ne pouvait qu’être agréable au Seigneur.

Et c’est ainsi, également, que le jeune homme vit arriver le 14 février, veille du terrible jour !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ce matin du 14 février, au réveil, avant la passée de la ration que les prisonniers mangeaient dans leur cellule, on entendit résonner sous les voûtes obscures et silencieuses un frais éclat de rire.

— Eh bien ! mon cher Hindelang, demanda de sa cellule le chevalier de Lorimier, dites-moi un peu comment vous avez passé cette nuit qui vient de précéder la dernière pour nous en ce monde ?

— Vous le savez bien, mon cher chevalier.

— Dites toujours !

— Pardieu ! j’ai dormi comme un anglais !

— C’est-à-dire en toute tranquillité ? demanda un autre prisonnier.

— C’est-à-dire… non… Tenez ! mes amis, j’ai dormi comme un anglais qui redouterait ou qui redoute jusqu’à la dernière seconde que nos têtes demeurent sur notre col.

— C’est-à-dire dans l’angoisse ? interrogea malicieusement le chevalier.

— Et dans l’épouvante, mon cher ! répliqua Hindelang dans un nouvel éclat, de rire.

— Mais alors votre sommeil n’était pas tranquille le moins du monde, fit remarquer de Lorimier en riant aussi.

— Ah ! mon Dieu ! quelle logique vous avez, chevalier, en cette veille d’un jour aussi néfaste que sera le nôtre demain ! Alors j’ai donc menti en déclarant que j’ai dormi comme un anglais. Eh bien ! croyez-moi cette fois : j’ai dormi tout simplement comme un juste !

— Ah ! cela est mieux ! fit gravement de Lorimier.

— Et à présent, ricana Hindelang, je m’apprête à manger comme un Lucullus !

— Vous serez servi à souhait : on nous a assurés que notre ration ce matin serait de premier choix.

— Précisez, s’il vous plaît !

— Vous et moi, ainsi que nos deux camarades, recevrons des confitures.

— Des confitures ! s’écria Hindelang avec une stupeur comique. Mais c’est extravagant !

— C’est aussi une délicatesse !

— Je dis que c’est inouï, répliqua Hindelang. Quoi ! ces bons Anglais vont-ils nous gâter ainsi juste au moment de notre grand départ ?

— Mon ami, reprit ironiquement le chevalier, vous leur garderez bien, je pense, une reconnaissance…

— Éternelle… éclata de rire Hindelang. C’est entendu. Seulement, à l’heure présente, tant de bienveillance me renverse !

— Et vous réconcilie, je gage ! fit encore narquoisement le chevalier qui ne voulait pas demeurer en reste d’humour avec son compagnon de voyage.

— Ah ! ça, non, par exemple ! cria avec véhémence Hindelang. Non jamais ! Ah ! si avec leurs confitures ils pensent…

Un « chut » volant comme un souffle de cellule en cellule l’interrompit.

À la minute même une clef grinçait, la grille de fer tournait lourdement, et le geôlier, accompagnant un cuisinier, paraissait.

Le chevalier avait dit vrai : Hindelang et son compagnon, Lévesque, reçurent des rôties de pain au beurre, des confitures et du café… ah ! du café duquel s’échappait une exquise senteur de rhum.

Les narines d’Hindelang frémirent et il prononça ces paroles sarcastiques :

— Superbe ! de l’eau de rose !…

Le geôlier et le cuisinier s’en étaient allés.

Une voix, à l’autre extrémité du corridor, dit avec emphase :

— Moi, ce soir, je vous promets mieux que ça !

— Non… pas possible ! fit Hindelang qui faisait déjà claquer sa langue après la première lampée de café.

— Vous verrez, vous dis-je !

— Quoi encore ? demanda le jeune homme, curieux.

— De l’eau-de-vie !

— De l’eau-de-vie… à l’heure de la mort ! ricana-t-il. Superbissime !

Des rires contenus se confondirent dans le bruit des cuillers de plomb heurtant les gamelles de fer-blanc.