Le parfait secrétaire des grands hommes/Lettre 49

Texte établi par Georges GirardLa cité des livres (p. 77-78).
NINON DE LENCLOS


I


À M. le M. de Villarceaux.


À Picpus, ce 11 décembre 1650.


Monsieur,

Je n’ay pas eu de lettres hier matin. Vous sçavez qu’il m’en faut une à mon réveil. Vous êtes fort sensible aux inquiétudes que vous causez. Je n’aurois jamais cru que les suites d’un retour si désiré seroient accompagnées d’autant de peines. Voilà les effets d’une longue absence, et, après vous estre occupé sans cesse d’objets étrangers à moy, ma présence ne pourra pas empescher de nouvelles distractions.

Quelque chose qui arrive, ou je perdrois tous mes droits sur vostre cœur, ou personne n’en aura. Soit sous le nom de l’amitié, de l’estime, toute espèce de sentiment me déplait également. L’amitié exige des soins, une confiance entière, des sacrifices mesmes : l’amant que mon cœur a choisi ne formera pas de ces sortes de liaisons.

Si lorsque je vous ay connu, vous aviés eu une amie, je n’en aurois pas esté jalouse ; mais au moment où mon cœur est le plus enflammé pour vous, vous voulez faire vostre amie intime, dites-vous, de mademoiselle d’Aubigné, l’amour ne peut plus vous suffire : grand Dieu ! Comme on se trompe soy-mesme avec ces amitiés là !

Mon cher Villarceaux, si vous m’aymés encore, vous n’aurez point une aussy belle amie. C’est de la tyrannie, dirés vous ? Ouy, tel est mon caractère. Si j’ay beaucoup de droits, j’en abuseray ; si j’en ay de foibles, je les abandonne.

Adieu, mon cher Villarceaux, venés me voir ou escrivés moy de suite.

Je suis toujours vostre très affectionnée,


A. de Lanclos.