Le parfait secrétaire des grands hommes/Lettre 38

Texte établi par Georges GirardLa cité des livres (p. 66-68).
DURER


À maistre Pierre Arétin.


Mon ami,

J’ay appris que vous alliez en France, c’est pourquoy je vous envoye quelques lettres de recommandation pour des amys que j’y ay et j’espère que vous serez bien reçu d’eux. Je vous envoye aussy quelque argent, car je n’ignore pas que vous en aurez besoing. Je vous prie donc l’avoir pour agréable.

Mon amy, vous ne voulez donc pas devenir raisonnable ? Vous faites toujours ou le meschant ou l’aymable, le meschant avec ceux qui vous veulent du bien et l’aymable avec ceux qui vous pousse dans la mauvaise voye. Mais songez-y donc, mon cher Arétin : l’amabilité vous sied comme la civette aux lanquenets.

Vous faites le meschant avec le Roy de France qui, comme vous le sçavez fort bien, est le meilleur roy du monde et le mieulx intentionné pour vous, sy vous aviez sçeu le comprendre. Mais non ! vous semblez vous mocquer de ce qu’il fait pour vous et en abusez. Vous faites l’aimable, vous vous habillez et vous vous pavoisez de rubans pour courir les ruelles come ung estourdy. Décidément vous voulez devenyr irrésistible et vous croyez que tout est dit, lorsque vous estes parvenu à plaire à quelques femmes de mœurs faciles, et encore vous devriez avoir honte de n’estre pas plus raisonnable à vostre aage. Sçachez que vous n’avez pas plus de grâce à faire toute vos fredaynes qu’un gros bouledogue à jouer avec le petit chat.

Quoy ! Vous osez porter les traits de la satyre jusques sur les actions des souverains. C’est avec raison qu’on vous a surnommé le fléau des princes. Quoy ! vous recevez leurs présents et vous les insultez.

Ce n’est pas ainsy, mon cher amy, qu’on doibt se conduire, croyez-moy. Changez de manière ; puisque vous vous proposez d’aller en France, visitez le roy. Il vous recevra bien, soyez en assuré, et vous mettra à mesme de passer une vie plus heureuse que celle que vous menez. Remettez luy la lettre que je vous envoye pour luy et lorsque vous y serez, escrivez moy vostre réception. Je voudrois apprendre que vous estes aussy rangé que moy. Je ne vous dis rien de plus.

Je vous fais cette lettre en françois, parce que je sçay que vous aymez cette langue plus que toutes autres et que vous vous plaisez à vous y bien familiariser. Je vous en félicite du reste, car c’est la plus universalement connue depuis longtems.

Maintenant, je suis vostre serviteur. Il faut que j’aille me coucher et sonne huit heure de la nuit, Adieu et bon voyage.

Ce x juing.

Albrecht Durer.


[Note de Rabelais :]

Cette lettre que j’ay trouvée parmy les papiers de Piere Arétin est fort intéressante et de bon aloy. On voit qu’Albert Durer qui l’a escrite pour ledit Piere Arétin estoit homme de bon conseil.

R.