Le parc du mystère/04

Monsieur de Homem Christo
à Madame Rachilde.

Dieu ! que mes compatriotes riraient de bon gré s’ils vous entendaient m’appeler « l’humanité raisonnable, puriste, classique, protocolaire », moi qui ai commis toutes les folies, piétiné tous les préjugés, méprisé toutes les conventions, renversé toutes les hiérarchies, violé toutes les règles ! Et que dirait d’un pareil jugement cette bonne ville de Coïmbra d’où je vous écris et où l’on entend encore l’écho de mes pas iconoclastes sur les dalles de l’Université séculaire, réveillée, il y a quelque quinze ans, de sa douce torpeur romantique par ma voix de blasphème ! Puis-je vous avoir à ce point trompée, ou l’empreinte de la vie française aurait-elle été si forte sur mon caractère que toutes les traces du Passé se soient effacées sur mon visage ! Suis-je un autre, où l’armure sociale dont je me suis revêtu pour conquérir ma place parmi les hommes, est-elle si rigoureusement hermétique que vos yeux térébrants eux-mêmes en soient aveuglés et incapables de percer la nuit qui entoure mon âme close ?

Je ne sais… je ne sais… mais je sens l’armure fondre sous le soleil impitoyable de cette ville lumineuse qui me darde ses flèches de feu — et me crie votre erreur !

Car il m’a vu, ce soleil portugais, le jour déjà lointain où j’ai débarqué à Coïmbra, seul, pauvre, désarmé, raidi dans mon orgueil exalté par la colère des uns et l’envie des autres, mon jeune front entouré d’une auréole précoce qui me serrait les tempes comme une couronne d’épines.

J’avais alors seize ans. Quelque temps auparavant, poussé vers l’inconnu par un besoin impérieux de liberté qui me donnait le courage de tout tenter, de tout entreprendre et de tout réussir pour être libre, j’avais quitté la demeure familiale où l’autorité de mon père me rendait la respiration difficile. Ayant supprimé, en quelques heures, tous les liens qui brisaient mon élan et limitaient l’aisance de mes mouvements, je me suis trouvé, tout d’un coup, seul dans la vie qui ne m’a jamais parue aussi belle, ni aussi effrayante. Ébloui par l’immensité de ma fortune, — cette liberté que j’avais si ardemment souhaitée et si durement conquise — je suis monté là-haut, tout en haut de la ville pour élargir l’horizon de mes yeux et donner de l’air, de l’espace à la force intérieure que je tenais depuis trop longtemps prisonnière. Et sur la terrasse de la vieille tour universitaire, battue par les vents, brûlée par le soleil incandescent qui fit flamber l’imagination de tant de générations illustres et enfanta les plus belles aventures de l’épopée de ma Race, j’ai respiré à pleins poumons et ouvert à mon ambition, toutes grandes, les portes de l’infini.

Ah ! quel chagrin et quel dégoût la société de mon temps ne m’a-t-elle pas inspirés dès que je l’ai regardée attentivement ! Vous dites qu’il y a dans mes livres de la morale et de la révolte et vous voudriez savoir laquelle des deux l’emporte à mes yeux… Je ne puis pas encore tout vous dire, mais il est certain que je reste l’inadaptable et l’inadapté que j’ai été au début de ma carrière. Autour de moi, je n’ai vu que des lâches, des secondaires, des vers impuissants que j’éprouvais le besoin d’écraser du talon ou de fouetter avec le sarcasme sanglant et impitoyable de ma plume irrévérente. Cela m’a valu des inimitiés profondes, des haines tenaces qui me poursuivent aujourd’hui encore et que je me plais parfois à exacerber pour mieux leur montrer toute l’étendue de mon mépris.

Lorsque je me suis inscrit à l’Université de Coïmbra, j’avais déjà publié dans la presse quotidienne de Lisbonne des centaines d’articles qui m’avaient fait connaître et soulevé autour de mon nom et de mes idées, d’ardentes polémiques. Mon athéisme étalé le long des premières colonnes des journaux me rendait haïssable aux yeux de la grande majorité des Portugais. Ma vision claire des difficultés politiques et sociales qui s’accumulaient sur mon pays, et dont il souffre, hélas ! depuis dix ans les conséquences terribles, mon syndicalisme documenté, systématique, batailleur, me classait parmi les plus antipathiques adversaires de l’égoïste et aveugle état-major bourgeois qui, par son innommable incompréhension, conduit notre société à un cataclysme inévitable. Mon audace, mon ardeur, mon succès même auprès des foules, l’émotion et l’enthousiasme que soulevaient parfois mes paroles, mon extrême jeunesse et les perspectives qu’elle ouvrait, me signalaient aux yeux de mes compatriotes comme un danger social, et à ceux de ma propre génération, comme un maître qu’il fallait supprimer dès le début ou subir, plus tard, irrémédiablement.

On me tendit mille embûches et nulle trahison ne me fut épargnée, Coïmbra était une ville essentiellement réactionnaire. Sa vieille et illustre Université était régie par des lois anciennes qui exigeaient, entre autres anachronismes, que tout étudiant nouveau prêtât serment de fidélité à l’Église catholique le jour même où il franchissait, pour la première fois, la fameuse Porte de Minerve où il était reçu à coups de poing et à coups de pied, — charmante habitude ! — par ses aînés. Libre penseur et homme libre, je me refusai avec une égale énergie à prêter le serment qui répugnait à ma conscience, et à encaisser les coups qui attestaient la survivance de mœurs barbares.

Ce fut un beau scandale ! Le conseil universitaire se réunit et transmit mon cas au Ministre de l’instruction publique qui devait statuer souverainement. On n’exigeait rien de moins que mon exclusion de l’Université. Mes camarades convoqués, eux aussi, en assemblée générale par le président de l’Académie, décidèrent de m’appliquer un châtiment exemplaire qui m’enlevât toute velléité de résistance. Je n’avais, en ma faveur, que cinq ou six jeunes gens formés à mon école qui avaient juré de m’accompagner jusqu’au bout. Vaines promesses, faibles serments ! Menacés par les parents de se voir couper les vivres, effrayés par la perspective d’une pareille incartade, mes nobles compagnons fléchirent au bout de quelques jours et, copieusement rossés à la « Porte de Minerve », s’en allèrent piteux et contrits, s’agenouiller devant l’autel, prêter un faux serment et déposer un faux baiser sur le crucifix que souillèrent leurs lèvres apostates.

Ainsi apprend-on à la jeunesse à être courageuse et sincère.

Je restai seul, déçu mais non découragé. Seul, je sentis mes forces grandir, et se décupler mes moyens d’action. En quelques jours, je remuai ciel et terre pour déchaîner un mouvement d’opinion favorable à la liberté de conscience au nom de laquelle je réclamai le droit d’entrer librement dans l’unique Université de mon pays, sans violer mes principes et sans forfaire à ma dignité.

J’avais seize ans. Ce cri pouvait paraître ridicule. J’argumentai que je voulais faire les premiers pas dans la vie, le front haut, la conscience nette, les mains propres. Je n’étais pas catholique, je n’appartenais à aucune confession religieuse, je me refusai à un acte d’hypocrisie qui m’apparaissait comme une bassesse et une abdication intolérables.

La sincérité de mon appel émut l’opinion publique. La presse me créa une atmosphère favorable. Au Parlement, les députés des partis avancés demandèrent à interpeller. De tous les côtés du Portugal me parvenaient des messages d’encouragement et de félicitations. Les associations laïques s’agitèrent. Un grand mouvement d’opinion se dessina et, en quelques jours, je connus la bataille. Un décret du Gouvernement ordonna que je fusse admis sans prêter serment, et que les étudiants non catholiques, fussent désormais dispensés de cette obligation. Enfin, j’avais fait abolir un régime odieux et, du coup, j’étais célèbre : un héros pour les uns, un abominable anarchiste pour les autres. Et cependant, j’avais été uniquement un honnête homme.

Ma victoire éclatante calma la fureur vengeresse de mes aînés qui devaient me mettre en pièces à la « Porte de Minerve ». Toutefois, comme de grandes affiches placardées dans la ville, invitaient mes camarades à assister le lendemain à mon entrée et à m’y faire une manifestation hostile, je lis annoncer, par une déclaration publique, que je brûlerais la cervelle du premier qui oserait me toucher de la main, ou du pied. Et le jour suivant, à l’heure indiquée, deux mille étudiants massés devant l’énorme Porte fatale, et, ma foi, très belle, de l’Université catholique de Coïmbra, ouvraient respectueusement des haies pour laisser passer le jeune et pâle adolescent qui, un pistolet nerveusement serré dans chaque main, avait l’inconcevable audace d’exiger le respect de ses convictions, et de donner à son pays une leçon de courage et un exemple de virilité.

Hélas ! les hommes pardonnent-ils de pareils crimes ?

Dites-moi, Madame, si je vous ennuie et permettez que je vous renouvelle ici, de très loin et de très près à la fois, l’assurance de ma vive et très fervente admiration.

H. C.