Editions Albert Lévesque (p. 95-108).


IX

L’INSTALLATION DANS LE BOIS


U NE masure délabrée, rencontrée près de la grève, et dont personne ne voulait plus.

Il y fit entrer ses quatre fils : Aimé, Théodule, François, Eugène… quatorze, douze, dix et cinq ans.

La vieille Grise fut logée sous une hutte voisine, avec le traîneau dressé en coupe-vent.

Dans la masure, un vieux poêle subsistait. Mais par tous les interstices, entre les troncs superposés qui formaient les murailles, glissaient les frissons de la nuit, la neige et le vent.

Le poêle fut allumé ; la fumée rentrait, chassée par bouffées âcres, sous les souffles nocturnes. On n’avait pas de lampes ; des lézardes nombreuses aux flancs du poêle laissaient à la flamme d’éclairer la cabane : à quelque chose malheur est bon !

Ne parlons ni de chaises, ni de table, ni de lit : ce sont meubles de luxe dont un bûcheron doit pouvoir se passer pour reposer, manger et dormir !

Personne ne se plaignit.

Et l’on soupa maigrement ; on se coucha dans les deux ou trois brassées de foin sorties du traîneau ; on se blottit sous les deux seules couvertures.

Et le sommeil vint tout de même.

∗∗∗

Le réveil fut ce que l’on devine. De son nid de foin sortit l’homme, tout raidi sous la nuit glaciale, endolori par la planche rugueuse.

Un escabeau traînait près du poêle éteint ; il s’assit, inclinant la tête, brusquement, dans ses deux mains ; et, les coudes rivés aux genoux, longtemps il resta figé dans son rêve malsain. Un méchant démon lui versait l’amertume au cœur, goutte à goutte, la désespérance, le fiel des abîmes maudits.

Il ne voyait donc pas, l’homme au front penché vers son malheur, il ne voyait pas que le jour brillait, dehors, baigné d’un soleil nouveau ? que la neige souriait au rayon ? que cela faisait une beauté ravissante ? et que si la terre et l’hiver glacé reçoivent de ces caresses lumineuses, notre âme aussi, désolée, froide et tremblante, notre âme chrétienne reçoit la clarté meilleure de la pitié d’un Dieu ?

Le méchant démon soufflait sur cette lumière ; il attisait le feu noir qui fait tout sombre : l’heure présente et l’avenir. Le démon riait ; l’homme allait pleurer…

De là-haut, Marie-Louise, la bonne épouse, veillait…

François Gaudreau se ressaisit, se leva, prit une bouchée froide du repas de la veille, et d’instinct, comme aux jours heureux de jadis, fit le signe de croix matinal pour la grâce du pain quotidien. Ce fut le salut. Toute prière est lumière et force. Le ciel rentrait dans son âme, et la paix, et la simple raison, ce bon sens humain que Dieu met en nous pour l’action ; agir et prier : quel chemin ne s’ouvre vers l’espérance ?

Mais sous la couverture pauvre et le foin trop mince les enfants réveillés luttaient, eux aussi ; moins soucieux d’avenir, simplement contre la peur du froid dans la cabane sans feu.

— Restez, restez, les enfants, dit l’homme, gardez votre chaleur… Je vais voir au travail. Priez pour notre chance…

Ce fut bonne parole qui réchauffa les quatre enfants.

∗∗∗

Quand ils eurent entendu sur la neige grincer le traîneau, puis lentement s’éloigner la lourde voiture, ils se risquèrent l’un après l’autre, en frissonnant, les pauvrets ! au saut douloureux dans la froidure.

Et puis rien n’y parut. Bravement, se secouant, se frottant bras et jambes pour la réaction, pour la petite flamme de sang généreux qui bat dans leurs veines, ils se mirent à l’œuvre… Quoi ?… Tenez, c’est Théodule, l’enfant très sage, qui proposa :

— « Vous savez ?… on va faire une surprise à papa. »

Il ouvrit la boîte où pêle-mêle gisait un peu de tout : marteau, hachette, vieux clous, quelques outils rapidement ramassés au départ de la chère maison, le trésor, maintenant, cette boîte à la Robinson, dont chaque objet doublait, triplait de valeur dans la pénurie du pauvre exil de « chez eux ».

Et tous comprirent : la surprise serait couchettes, table et bancs : l’ameublement rustique du logis délabré.

Voilà, je ne sais plus très bien les détails… On fit du feu ; petit François découvrit un long bout de tôle, grimpa sur le toit, ajusta le morceau au tuyau qui perçait à peine, et cria vivement : « Elle sort, elle sort, la boucane !… »

Eugène rapportait du dehors toute une charge de bois sec sur ses deux bras tendus ; il dit, un bonheur dans la voix et dans les yeux : « On la voit ! »

Fumée grise des flambées d’épinette qui t’élèves tranquille en ces matins d’hiver tout froids et tout limpides, que d’allégresse tu mets au cœur ! Bénie soit ton envolée vers le bleu lointain par dessus la neige et la forêt, dans l’espace où te cueille la grande atmosphère des solitudes. Qui te voit, presse la marche pour l’hospitalité chaude des cabanes fraternelles ; qui t’active de sa main frileuse, sourit pour la flamme d’or, rayonnante et fidèle, au foyer des petits logis heureux près des hauts taillis glacés.

La flamme d’or faisait merveille, excitée par le courant d’air ; elle chauffait la maisonnette ; elle enfiévrait la besogne. On se hâtait…

— Que papa ne revienne pas encore…

— On n’a pas fini.

— Revient-il ?

— Le vois-tu, François ?

Ils épiaient son retour d’un regard furtif, par l’unique fenêtre basse donnant sur le paysage nouveau.

— Qu’il n’arrive pas ! qu’il n’arrive pas : la surprise serait manquée.

— Allons, dépêchons-nous !

Bons enfants ; à peine se sont-ils arrêtés pour prendre à la hâte quelque nourriture ; ils mangeaient en travaillant. Pourtant, ils firent une pause quand Théodule exhiba le crucifix, leur Bon Dieu venu de la maison de là-bas, tant aimée, et la statuette de Marie, celle qui vit mourir leur pauvre maman…

Lorsque fut accroché le grand christ blanc de la croix noire à la muraille de troncs, et fixée l’image coloriée de Notre-Dame, les quatre enfants s’agenouillèrent. Aimé dit à haute voix :

« Je vous salue, Marie… » ses trois frères continuèrent, dévotement, lentement. Ce n’était pas beaucoup leur habitude, la parole lente de l’ave ; mais, cette fois, une émotion jamais rencontrée saisissait leurs âmes, de voir si belles, si consolantes les deux images dans la cabane misérable, et de sentir que tout logis devient doux et protecteur où Jésus et Marie daignent recevoir la prière de quatre petits orphelins.

« Priez pour nous… » Ils étaient sûrs d’être exaucés.

Comme ils se relevaient et pieusement se signaient, en regardant le crucifix et la Madone, Eugène prit dans le coin de la boîte — il savait bien qu’elles s’y trouvaient, le cher petit — les blanches immortelles, les fleurettes qui priaient silencieuses durant l’agonie de leur maman.

Il cloua le bouquet, n’ayant pas de bocal, sous la statuette ; et ce fut d’un effet charmant, les corolles naïves sur qui, par le châssis vermoulu, venait se poser du gai soleil d’hiver. Elles priaient encore, les immortelles restées blanches et comme vivantes, celles que la mourante avait caressées d’un sourire et d’un merci.

Elles priaient. Une bénédiction descendait du ciel. Aimé, voulant couper des rondins pour les couches, heurtait du pied sous la neige, derrière la maisonnette, un lot de planches abandonnées qui feraient une table parfaite, des bancs, une étagère.

Théodule, pour calfeutrer la bicoque, espérait trouver du lichen et de la mousse aux troncs des vieux mérisiers. Il entendit la chanson d’un ruisselet que n’arrêtait pas le froid temps. Il coulait sur son lit de glaise, à quelques pas, au fond d’un léger ravin. Trouvaille heureuse : l’eau de source, l’eau fraîche, meilleure que la neige fondue, et la bonne terre jaune et grasse qui bouche au nez ; du vilain sorcier de « Nordet » (Ah ! quel cruel, ce vent du nord !) toutes les brèches du cabanon, et ferme, à la boucane agaçante et malapprise, toutes les fissures d’un poêle disloqué.

C’était presque l’idéal !

Et toute joie, c’est un regain de vaillance. Ah ! ce qu’ils trimaient ferme, nos gentils ouvriers ! Les entendez-vous clouer, scier, tailler, rire du coup de marteau sur le pouce ; discuter gravement de la longueur, de la hauteur, de la largeur, non pas des choses humaines, mais d’une méchante table de chantier ; et puis, de la voir boiteuse, donner l’avis très sage : « Mets-y un bonhomme », un éclat de bois, sous le pied trop court. Et encore, et encore se croiser leurs phrases d’amour filial :

— Qui restera surpris ? C’est papa.

— Et qui sera content ?

— Papa.

— Bien content pour sûr.

— S’en vient-il, notre papa ?…

∗∗∗

Lui n’entendait rien que les bruits sourds de la forêt : les coups de haches des bûcherons, distants, bientôt plus rapprochés, et qui semblaient brusquement très lointains lorsque le vent, par intermittence, les emportait vers le nord ; parfois le hennissement d’un cheval de chantier… la Grise dressait alors les oreilles et marchait, plus confiante, vers cet appel.

Mais nul tracé n’indiquait sûrement la route. La veille, au soir, bien tard, dans les ténèbres, on avait continué trop loin, dépassé la rivière, car il venait de traverser sur la glace épaisse, à faible distance de leur confluent, la Petite et la Grande Péribonca.

Cette plaine déboisée, à sa droite, et dont il se rapprochait, c’était bien le grand lac parcouru la longue journée précédente. Il faisait donc fausse route. Sa colère éclata ; il s’en prit à la jument. Évidemment c’était sa faute !

— « Trouve ton chemin, trouve ton chemin, la Grise !… »

Il se levait dans son traîneau, frappait des guides ramassées la bête essoufflée.

— « Le trouveras-tu, ton chemin ?… ma vieille pas fine de jument ! Marche ! marche donc, que j’te dis… »

Et la bête renâclait, se dépêtrait, par bonds désespérés, des bancs de neige, sous l’avalanche brutale des coups et des paroles dures. On remontait vers cette Péribonca très large qu’il fallut traverser une seconde fois. Pour la Grise, ce fut un soulagement, ces arpents de glace sans neige résistante, balayée par le vent ; la colère de l’homme s’apaisa. Elle gronda soudain, menaçante, à mi-côte de la berge raide.

Mais la bête, d’un coup de collier suprême, arrivait au sommet… et débouchait sur la piste durcie des traîneaux de charge du chantier. Gaudreau lui fit prendre vers l’est l’orientation probable des magasins et des bureaux.

De fait, bientôt apparut, encadrée de hautes épinettes, l’énorme bâtisse de bois pour les divers services de l’entreprise forestière.

Dans ces immenses étendues, au nord du lac, des camps de bûcherons se formaient, chaque hiver, pour la coupe régulière des billots.

Le commis-chef était un Anglais jovial, humoristique, aimant les Canadiens, et baragouinant, pour leur faire plaisir, tout le français possible et impossible. Ah ! l’excellent homme !

Et les affaires de notre ami s’arrangèrent pour le mieux. L’Anglais, ayant écouté sa triste histoire, en eut pitié et fut très bon… « Puisqu’il était logé là-bas, qu’il reste donc à bûcher seul, avec ses quatre fils, son chantier propre, n’est-ce pas ?… tenez, les deux bords de la Petite Péribonca, tant qu’il voudra, n’est-ce pas ?… Il ne serait pas en contact beaucoup avec les autres bûcherons. Pour ses enfants surtout ce serait bien, n’est-ce pas ?… Il ferait « son maître » chez lui, sur son chantier… c’est moins dur, n’est-ce pas ? que d’avoir un « fore’man » à vos trousses. Pour un ancien habitant, n’est-ce pas ?… »

Il lui débitait ses petites phrases de bon accueil ; chacune se terminait par l’invariable « n’est-ce pas ? » dans un sourire qui montrait une double rangée de dents blanches superbes et vigoureuses.

« Il pourra se procurer au magasin le nécessaire à son ménage, n’est-ce pas ?… On lui retiendra le prix sur l’argent de son bois, au printemps, n’est-ce pas ?… « All right ! » fit en parfait anglais François Gaudreau, joyeux de l’arrangement, et reconnaissant pour la cordialité du chef.

Le nouvel homme de chantier chargea son traîneau de provisions de bouche, de bottes de paille et de couvertures pour les couchettes qu’il faudrait fabriquer, de quelques planches pour la table… et pour… et pour…

Tout un plan de logis habitable dansait devant lui sur la neige durcie du bon chemin. La Grise filait grand train, sentant le sac d’avoine, (quelle aubaine !) tassé à l’avant de la voiture. François Gaudreau s’en revenait de belle humeur.

S’aperçut-il alors, seulement, que des bouleaux magnifiques, épargnés par la hache, se dressaient sur le bord de la Péribonca, et devaient, à la saison des feuilles, en se mirant dans l’eau transparente, créer des merveilles ?

Et que le soleil triait superbement ses rayons entre le bleu, très haut, d’un ciel immense, et la blancheur nacrée du lac de glace et de neige ? Et que le vent, sautant, la nuit dernière, vers l’aube, d’un point à l’autre de l’horizon, venait du sud-ouest avec sur son aile une douceur qui faisait rêver du printemps ?

Il sentit surtout que depuis une heure, du bonheur habitait son âme ; il voulut très vite en donner leur part à ses enfants.

Mieux orienté qu’au départ, il coupa droit sur le confluent des deux rivières où se terrait, dans les neiges, sa butte misérable.

∗∗∗

Eh ! oui, la surprise fut grande pour le pauvre homme de revoir la bicoque transformée.

Une chaleur exquise l’attendait sur le seuil, un parfum de soupe au lard, — avez-vous jamais savouré ce régal ? — ce parfum-là remplissait la maisonnette. Et couchettes, et table et bancs, que sais-je ? tout un mobilier rustique qui mettait à l’aise.

L’homme fut ému. Ses enfants qui maintenant, tout étant préparé, souhaitaient son retour, virent son émotion et sa joie ; leurs petits yeux guetteurs suivirent son regard vers le crucifix, vers la statuette de la Vierge, et sur les fleurs blanches qui priaient toujours, et souriaient, et parlaient en silence de la chère morte. Ils devinèrent bien, les doux orphelins, que leur père songeait à elle, et qu’il se disait : c’est leur pauvre mère, heureuse dans son paradis, qui nous assiste. Ils virent une larme venir aux paupières de leur papa, mais lui, de sa rude main, la jeter vivement. Pourquoi ?… Il y a des larmes qu’il est si réconfortant de laisser couler.

Dans l’après-dîner — et ce dîner fut vraiment bon, le premier depuis longtemps, ce qu’on y causa joyeusement ! — on s’en fut explorer le chantier, partager le travail qui commencerait avec acharnement le lendemain. Tous en seraient. Il fallait qu’on parlât dans le grand chantier des Price du chantier Gaudreau, ceinturon !… et qu’on eût à la débâcle des glaces et des neiges, toute la rivière pleine à déborder des billots coupés, bobbés et drivés par François Gaudreau et ses quatre fils…

— Oui, n’est-ce pas, les enfants ?

— Oh ! ça, ça, oui, papa : c’est juré.

— Tope-là !

— Tope-là !

On s’y mit.

Que ce fut joyeux tous les jours : n’en croyez ; rien. Il vint la fatigue, les grosses bordées de neige, les poudreries qui vous aveuglent et vous étouffent, et les froids de 40 degrés et plus, quand siffle, mord et pince l’âpre vent boréal ; et la monotonie d’un même labeur, chaque même jour, des semaines, des mois… Lui, jetait bas les arbres, Théodule et François sciaient les troncs en longueurs, ébranchaient quand il était nécessaire ; Aimé charroyait sur un « Bobb » traîné par la Grise, tous ces billots, en tas énormes, sur le bord de la rivière ; Eugène faisait le ménage, et, dans ses loisirs d’intérieur pauvre et frugal, rejoignait au bois toujours plus reculé son père et ses trois frères.

Rude besogne !… Mais ça marchait. Dame, quand il s’y mettait, François Gaudreau, le papa, un fier homme ! Et ses petits tenaient de race… Oui, vraiment, on parlait de leur chantier… N’avaient-ils pas juré qu’on en parlerait ?

∗∗∗

Trois mois s’écoulèrent sans diversion.

Vers le Dimanche de la Passion, fin mars, la nouvelle circula par les chantiers qu’un prêtre venait de Chicoutimi… Tous les bûcherons, sauf très peu, firent leurs Pâques. François Gaudreau l’un des premiers… L’œuvre de pacification s’accomplissait dans son âme.

Et le bois, sortant de son silence dominical, s’emplissait, chaque lundi, de bruyante activité… coups de haches, fracas des arbres tués, s’écroulant lourdement, cris et mots sonores des charretiers, hennissements des chevaux et des cavales… la vie du chantier reprenait… et bientôt, au croassement des corneilles revenues, s’achèverait jusqu’au nouvel hiver.