Le père Joseph Ohrwalder et ses années de captivité dans le Soudan

Le père Joseph Ohrwalder et ses années de captivité dans le Soudan
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 205-216).
LE
PÈRE JOSEPH OHRWALDER
ET
SES ANNÉES DE CAPTIVITÉ DANS LE SOUDAN

Le père Joseph Ohrwalder, prêtre appartenant aux missions autrichiennes de Mgr Sogaro, vicaire apostolique du Soudan, était parti du Caire, le 28 décembre 1880, pour se rendre à son poste, c’est-à-dire à la station de Delen, sur la frontière méridionale du Kordofan. Plein de zèle et d’espérance, il était loin de se douter de la triste destinée qui l’attendait. L’insurrection mahdiste commençait à se répandre de proche en proche, et le 15 septembre 1882, le père Ohrwalder tombait aux mains du mahdi. Il fut successivement le prisonnier de ce mystérieux personnage, qui souriait toujours, et de son successeur le khalife Abdullah, qui ne sourit que dans ses heures perdues. Enfin, le 29 novembre 1891, après dix années de dure captivité, il réussissait à s’évader. Il avait raconté en allemand sa lugubre histoire, et cette histoire manuscrite a été traduite en anglais et publiée par le major Wingate, chef du service des renseignemens au ministère de la guerre en Égypte[1]. Tel qu’il est, ce livre est fort curieux ; il le serait davantage encore si le père Ohrwalder avait été son propre traducteur. Le principal mérite de ce genre d’ouvrage est la candeur des impressions et la parfaite bonne foi de l’auteur, et il faut se défier un peu des majors anglais qui, de leur propre aveu, ne livrent au public les récits des missionnaires qu’après les avoir retouchés et expurgés.

Quoique le major Wingate ajoute du sien aux textes qu’il traduit, tout porte à croire qu’il a été discret dans son travail de révision, et je suis convaincu qu’il a fidèlement reproduit les émouvans chapitres où le père Ohrwalder nous narre ses aventures et ses misères. Les prisonniers chrétiens avaient dû choisir entre la mort et l’abjuration ; la plupart demandèrent à mourir. Au moment où ils baissaient la tête pour recevoir le coup mortel, le mahdi vint à passer sur un magnifique chameau blanc : — « Puisse Dieu, leur dit-il, vous conduire dans le chemin de la vérité ! » — Et grâce leur fut faite ; mais jamais grâce ne fut plus chèrement achetée. Le père Ohrwalder fut quelque temps esclave et changea plusieurs fois de maître. Quand l’armée des derviches marcha d’El-Obéid à Rahad, il dut remplir l’office de chamelier par un soleil torride, dans des tourbillons d’ardente poussière, sans autre nourriture que le peu de grain qu’il pouvait dérober aux chevaux. Il fut emmené plus tard à Omdurman, capitale de l’empire fondé par le mahdi. Dans cette ville de boue, située sur la rive gauche du Nil Blanc, en face de Khartoum, sa situation s’améliora. Il n’était plus esclave, il logeait dans le quartier des prisonniers étrangers, sous la surveillance d’un moquaddem. Il était industrieux ; il apprit un métier pour vivre, et, après avoir fabriqué du savon, il confectionna des rubans.

Il avait été plus d’une fois en danger de mourir. Il avait eu les fièvres qui tuent, la dysenterie, le scorbut, et peu s’en fallut qu’à Omdurman il ne pérît d’inanition. En 1889, les récoltes avaient manqué ; après la disette vint la famine. Les rues étaient jonchées de cadavres. Les marchands de comestibles se tenaient devant leur étalage, un gourdin à la main, pour en écarter des affamés réduits à l’état de squelette, qui, malgré les coups, prenaient tout ce qu’ils pouvaient prendre et dévoraient sur place un pain moisi et poudreux, qu’ils avaient arrosé de leur sang. On mangeait tout, jusqu’aux peaux desséchées des chameaux, jusqu’aux ossemens des bêtes mortes, qu’on réduisait en poudre et dont on faisait une pâtée. La détresse était telle qu’au dire des Soudanais, quiconque n’était pas mort en 1889 était sûr de ne mourir jamais. L’année qui suivit eût été plus clémente si les sauterelles n’avaient infesté et ravagé le riche pays de Kordofan. Les Soudanais se vengeaient d’elles en les mangeant ; cuites dans le beurre, ils les tiennent pour un mets savoureux et en font autant de cas que du poisson frit.

Il n’est guère de prisonniers qui n’aient de bons momens, des heures de relâche et de répit, où leur prison leur paraît moins laide. Le père Ohrwalder trouva toujours la sienne affreuse. Il avait pris en horreur Omdurman, ses rochers, ses sables et son soleil qui convertit les cadavres en momies. Il détestait encore plus les hommes ou les brutes qui l’entouraient, le mahdi, ses dévots et ses derviches. Il ne pouvait compter sur rien ; sa vie était à la merci d’un soupçon ou d’un caprice. « Les blancs et les chrétiens, dit-on au Soudan, vivent à l’ombre du glaive. » Quand il ne souffrait pas, il voyait souffrir. Ses regards rencontraient partout des innocens chargés de chaînes, et des victimes qui n’osaient se plaindre de leurs bourreaux ; il n’entendait parler que d’exécutions sanglantes ou d’horribles mutilations, et il eût succombé bientôt à l’excès de ses tristesses et de ses dégoûts s’il n’avait été soutenu par l’opiniâtre espérance qu’un jour son malheur finirait, qu’un jour, contre toute attente, il parviendrait à sortir de son enfer, à revoir l’Egypte et l’Europe.

Cependant, si affaibli, si déprimé qu’il fût par ses souffrances, il avait encore la force d’observer, d’étudier en curieux le monde étrange et fort déplaisant où il était condamné à passer les plus belles années de sa vie. Grâce à lui, nous connaissons le mahdi et nous pouvons nous faire une juste idée de ce sinistre personnage, qu’il eut le triste honneur de voir de très près.

Né vers 1840, Mohamed-Ahmed appartenait à la race des Danaglas ou habitans de Dongola, connus pour les plus rusés et les plus déterminés marchands d’esclaves. Il était encore fort jeune quand son père l’emmena dans le Soudan. Il avait employé son enfance à lire et à commenter le Coran. Plus tard il vécut en derviche, errant de lieu en lieu, distribuant des amulettes, mortifiant son cœur et ses sens. Avant d’annoncer à l’Afrique le divin message, il se retira quelque temps dans une caverne ; quand il en sortit, il jouissait d’une réputation de sainteté miraculeuse. Cet homme de forte constitution, au teint très noir, avait pour lui la fascination de son éternel sourire, qui découvrait des dents d’une éclatante blancheur, et on remarquait que ses deux incisives supérieures étaient séparées par un vide en forme de V, qui est, au Soudan, un signe de bonheur. Il avait aussi pour lui sa parole facile, abondante, heureuse, le don de passionner, d’entraîner les foules. Il leur persuada sans peine qu’il était en communication directe avec le ciel, que tous les ordres qu’il donnait étaient des inspirations d’en haut, que refuser de lui obéir, c’était désobéir à Dieu.

Pour démontrer aux plus aveugles la vérité de sa mission, il opérait des prodiges. On prétendait qu’il avait la faculté de transformer en eau les balles de ses ennemis, et que, sur les champs de bataille, les anges et les génies accouraient à son appel et se battaient pour lui. Les simples, les enthousiastes croyaient les voir, et ils affirmaient aussi que quand son ombre se dessinait sur un mur, elle y apparaissait entourée d’un cercle de lumière. Mais ce qui contribua surtout à lui gagner le cœur des multitudes, c’est qu’il s’était fait fort de vaincre ses ennemis et qu’il les vainquit l’un après l’autre. Comment douter de la mission d’un homme de rien qui, après s’être emparé d’El-Obéid, avait pris Khartoum et conquis tout le Soudan, de la Mer-Rouge aux frontières de Waddaï et du Bahr-el-Ghazal à Dongola ?

C’était une œuvre toute spirituelle qu’il se vantait d’accomplir. Il se donnait pour le dernier des prophètes, pour un réformateur religieux, pour le grand purificateur, chargé de laver les souillures de la terre, en ramenant à son austérité originelle l’islamisme corrompu par les Turcs et par le contact avec les chrétiens. Il interdisait l’usage du tabac et du haschich, de toutes les boissons fermentées, dont les Soudanais sont passionnés, et quiconque contrevenait à ses défenses recevait de dix à quatre-vingts coups de courbache, ou tombait mort avant d’avoir subi toute sa peine. Il proscrivait les fêtes tumultueuses et bruyantes qui accompagnaient les mariages ; il sommait les nouveaux mariés de restreindre leurs dépenses et les jeunes femmes de ne jamais se montrer sans voile. Il prêchait l’ascétisme, le mépris des vanités de la vie ; il ne connaissait d’autres plaisirs que la prière et le jeûne. Il recommandait à ceux qui souffraient de la faim de serrer leur ceinture autour de leurs reins ou de se mettre une pierre sur l’estomac. Il ordonnait à ses derviches de ne porter que des vêtemens sales et fripés, de marcher pieds nus, de coucher sur la dure. Il maudissait les richesses, il glorifiait la pauvreté.

On a pu remarquer dans tous les temps que ce sont les réformateurs les plus rigides qui ont exercé la plus puissante influence sur tout ce qui les entoure. Qu’ils fussent nés en Europe ou en Afrique, les puritains furent toujours les prédicateurs les plus écoutés, et plus la règle qu’ils imposaient était sévère, plus on était fier de s’y soumettre. Il semble que, par instans du moins, le désir du bonheur soit balancé dans le cœur de l’homme par je ne sais quel amour violent de la souffrance volontaire. C’est une distinction dont on fait gloire, qui nous met hors de pair, et il nous plaît quelquefois de remplacer les douceurs de la vie par les voluptés de l’orgueil. Ces règles, ces pratiques rigoureuses sont d’autant plus facilement acceptées, qu’elles sont prêchées par une religion qui promet à ses adhérens que toutes les joies auxquelles ils auront renoncé leur seront rendues un jour au centuple, et le mahdi enseignait que la fin du monde était proche, que quiconque aurait vécu dans la pauvreté serait gorgé de plaisirs après sa mort, qu’en arrivant à la porte du ciel, ceux qui auraient donné leur sang pour la sainte cause du mahdisme verraient accourir au-devant d’eux quarante délilieuses houris.

Quand on croit à la fin prochaine du monde, on ne s’occupe pas de fonder un empire temporel ni de s’asseoir sur un trône qui croulera au premier jour. Dans un entretien qu’il eut à Rahad avec le père Ohrwalder, le mahdi lui annonça qu’après avoir conquis tout le Soudan, il prendrait l’Egypte, qui ne lui opposerait qu’une faible résistance, qu’ensuite il attaquerait La Mecque, où se livrerait la plus sanglante des batailles, que de La Mecque il se rendrait à Jérusalem, qu’à peine y serait-il arrivé, Jésus-Christ, qu’il appelait Sayidna Isa, descendrait du ciel pour lui rendre témoignage, qu’avant sa mort tous les peuples l’auraient reconnu pour mahdi et se convertiraient à l’islamisme. Il ne cherchait pas à rien fonder, à rien organiser ; il accomplissait par l’ordre de Dieu une œuvre de sublime destruction. Le Seigneur l’avait chargé de préparer son avènement en balayant toutes les poussières impures. Voilà ce qu’il expliquait avec son éloquence africaine, voilà ce que signifiait son éternel sourire, qui faisait passer un frisson d’enthousiasme dans le cœur des croyans et inspirait aux sceptiques de secrètes inquiétudes.

Était-il sincère ? ne l’était-il pas ? C’est une question que le père Ohrwalder a résolue tour à tour dans des sens opposés. Il nous le représente tantôt comme un fanatique convaincu, comme un visionnaire croyant de toute son âme à sa mission vengeresse, tantôt comme un grand comédien, un hypocrite savant dans l’art de prendre les hommes par des grimaces. Si le père Ohrwalder avait été plus philosophe, il aurait compris qu’on peut être à la fois comédien et fanatique. « On commence, a dit Voltaire, par être dupe et on finit par être fripon dans le grand jeu de la vie humaine. » Le Soudan ne connaît pas d’autres héros que les aventuriers religieux, et ces aventuriers ne seraient suivis de personne s’ils ne prenaient pas leurs rêves au sérieux, s’ils ne mêlaient à leur astuce et à leurs impostures un grain de sincérité. Quand les députés des églises presbytériennes se présentèrent dans l’antichambre de Cromwell et demandèrent à lui parler, il leur fit répondre « qu’il était retiré et cherchait le Seigneur. » Puis il dit à ses confidens : « Ces faquins-là s’imaginent que nous cherchons le Seigneur, et nous ne cherchons que le tire-bouchon. » Mais Cromwell ne serait pas devenu le maître de l’Angleterre s’il n’avait eu dans sa jeunesse ses jours de candeur et de bonne foi, où il cherchait sincèrement le Seigneur. Au Soudan comme en Europe, les charlatans les plus habiles à faire valoir et à débiter leur drogue sont ceux qui y croient à moitié.

Mais ce qui est particulier au Soudan, c’est la prodigieuse facilité avec laquelle les caractères s’y forment et s’y corrompent, s’y font et s’y défont. L’Africain est un enfant, son cœur tourne à tous les vents, bons ou mauvais ; il est à la merci des circonstances, qui les métamorphosent en peu de temps ; c’est assez d’un jour pour mûrir le fruit et d’une nuit pour le faire tomber en pourriture. À Rahad, lorsqu’il conférait avec le père Ohrwalder, le mahdi lui avait déclaré qu’il avait encore quarante ans à passer ici-bas ; quatre ans après, il était mort, et ces quatre années avaient suffi pour le rendre infidèle à tous ses principes, à toutes ses règles de conduite, à la doctrine qu’il était venu prêcher.

Le succès corrompt les plus puissans esprits ; quelle action n’a-t-il pas sur une tête soudanaise ! Tout ce qu’avait annoncé Mohamed-Ahmed était arrivé. Ses ennemis s’étaient enfuis devant ses derviches et son sourire comme des gazelles devant le lion, et dès lors l’enthousiasme qu’il excitait s’était changé en idolâtrie. Il était devenu le victorieux mahdi, le mahdi du Seigneur. On célébrait sa gloire en prose et en vers. Les femmes surtout raffolaient de lui ; elles l’appelaient le plus beau des hommes et la lumière de leurs yeux. Du plus considéré de ses émirs jusqu’au dernier de ses esclaves, tout le monde était à ses pieds, et malheur à qui trouvait à redire aux louanges emphatiques qu’on lui prodiguait ! Les médisans, les railleurs, les tièdes étaient assommés à coups de bâton. On l’avait proclamé le successeur du Prophète, et on le regarda bientôt comme un autre prophète. Il y eut un jour une orageuse discussion entre deux sages dont l’un affirmait que dans le ciel le mahdi serait assis au-dessus de Mahomet, tandis que l’autre répondait en diplomate que Dieu était plus grand qu’un mahdi. La querelle s’échauffa, l’affaire fut portée devant le juge, et le juge décida prudemment que les vivans valent mieux que les morts, après quoi le soutenant de Mahomet fut envoyé en prison. On ne lui reprochait pas d’avoir osé dire que Dieu est plus grand qu’un mahdi, mais d’avoir défendu sa thèse avec une vivacité de ton que Mohamed-Ahmed pouvait tenir pour offensante.

Les plus grands ennemis des aventuriers religieux du Soudan sont leurs flatteurs et leurs harems. À peine eut-il remporté ses premières victoires et conquis le Kordofan, le mahdi se relâcha de la règle ; ce grand ascète devint moins sévère, il se permit beaucoup de choses qu’il avait défendues. S’il ne buvait pas de vin, il abusait d’un sirop de dattes mélangé de gingembre, qu’on lui présentait dans des coupes et des burettes d’argent, volées à des missionnaires qui les destinaient à d’autres usages. Mais ce qui l’a tué, ce ne sont pas les boissons fermentées, c’est l’ivresse de la femme, cette ivresse qui dit jusqu’à la fin : « J’en veux encore ! » — cette passion qui est une fureur et se dégoûte quelquefois, mais ne se rassasie jamais. La prise de Khartoum, son grand triomphe, lui fut fatale, et ce fut la vengeance de Gordon. Les harems de cette florissante cité, qui n’est plus qu’un monceau de ruines, étaient des magasins richement approvisionnés, où il trouva en abondance tout ce que ses désirs cherchaient. Il choisit pour lui les plus belles captives et toutes les petites filles qui promettaient. Les belles Égyptiennes sont un luxe qui en appelle d’autres à sa suite ; il prit le goût de tout ce qui amuse et réjouit les yeux, de tout ce qui flatte les sens et la chair.

Cet homme qui avait prêché dans les villes comme dans les campagnes le mépris des plaisirs, les austérités, les rigueurs de l’abstinence, ne portait plus que de riches vêtemens. Il employait ses prisonnières à frotter son corps d’essences précieuses et surtout d’un parfum préparé avec le bois de sandal, et quand il sortait de son palais, il embaumait l’air autour de lui. La cour de son harem regorgeait de petites Turquesses, d’Africaines noires comme l’encre, d’Abyssines au teint cuivré, et il n’y avait pas une tribu du Soudan qui ne fût représentée dans ce monde de concubines, que gouvernait à l’aide de ses espions l’épouse principale, la redoutable et redoutée Aïscha.

Deux étrangers assistèrent au lever du mahdi trois semaines avant sa mort. On était en plein ramadan, dans la saison du jeûne et des prières. Des milliers de derviches entassés dans la mosquée attendaient que le maître vînt prier pour eux et leur annoncer la loi du Seigneur, et le maître, enfermé chez lui, sommeillait mollement étendu sur un tapis magnifique ; un oreiller de brocart soutenait sa noble tête recouverte d’un takia en soie brodée. Plus de trente femmes l’environnaient, les unes l’éventant avec de grandes plumes d’autruche, les autres lui frottant les pieds ou lui chatouillant les mains, tandis qu’Aïscha, couchée auprès de lui, le tenait enlacé dans ses bras nus. Les dévots s’impatientaient, l’appelaient à grands cris ; pour les calmer, on leur annonça qu’il était plongé dans une sublime extase et qu’il leur envoyait sa bénédiction. Il daigna pourtant se réveiller ; ses femmes l’aidèrent à se mettre sur son séant, à chausser ses sandales rouges, et le conduisirent dans le cabinet très saint où il faisait ses ablutions. Quand elles rentrèrent dans la chambre à coucher, leur premier soin fut de baiser frénétiquement les traces qu’avaient laissées ses pas et de boire l’eau dont il s’était lavé. Ses ablutions terminées, il reparut dans sa gloire, et, s’étant incliné devant lui, son fils Bashra lui demanda la permission de porter une bague qu’on venait de lui donner. Mais le mahdi, s’avisant de la présence des deux étrangers, lui répondit, d’un ton grave : « Mon fils, les Turcs seuls portent de tels ornemens, parce qu’ils aiment les choses de ce monde ; nous autres, nous n’aimons que celles qui ne périssent point. »

Cet extatique si rapidement transformé en voluptueux, ce prophète maigre et hâve qui acquit en peu d’années un prodigieux embonpoint et qui, pour employer l’expression anglaise, est mort d’uxoriousness, c’est-à-dire d’avoir trop de femmes à aimer, avait désigné longtemps d’avance son successeur dans la personne du premier de ses khalifes, Abdullah-el-Teischi. Il ne pouvait choisir un héritier qui lui ressemblât moins par ses origines et par son caractère. Abdullah appartient à la tribu des Baggaras, comme l’indiquent son teint couleur de chocolat et son nez long, proéminent. Quoiqu’il porte le vêtement des derviches et qu’il se croie tenu d’avoir, lui aussi, ses visions, il ne se pique point d’être un prophète, un inspiré, un docteur, et il ne s’est jamais intéressé qu’aux choses temporelles. C’est un soudard, qui, ne sachant ni lire, ni écrire, se délie des gens qui lisent et qui écrivent. Orgueilleux, vain, susceptible, irritable, il a l’humeur vive et cruelle, et comme il est aussi changeant que violent dans ses résolutions, le seul art qui fleurisse aujourd’hui dans sa capitale est celui de déchiffrer la figure du maître, et de savoir en le regardant si le jour est propice pour lui demander une grâce ou pour perdre dans son esprit un rival qu’on désire envoyer au supplice. Sur un seul point Abdullah ressemble à Mohamed-Ahmed, il estime comme lui que la grandeur des souverains se mesure à l’étendue de leur harem. Comme le mahdi, il a rassemblé dans son palais une foule bigarrée de concubines, et il ne cesse d’en accroître le nombre. Lui apprend-on qu’il se trouve quelque part une jolie femme, il envoie bien vite des espions pour l’examiner et, si leurs rapports sont favorables, des émissaires pour l’enlever.

Les commencemens du nouveau souverain furent difficiles. Il avait beaucoup de rivaux, beaucoup d’envieux, et il lui fallut du temps pour les réconcilier avec sa fortune ou pour les écraser. Mais son principal embarras était de savoir ce qu’il allait faire de la religion nouvelle ? Devait-il la conserver ou l’abolir ? S’il la conservait, en pratiquerait-il à la lettre toutes les prescriptions ? Se rangerait-il parmi les rigoristes, les mitigés ou les relâchés ? La mort subite de Mohamed-Ahmed avait porté un coup terrible au mahdisme. Il avait annoncé publiquement et en plus d’une occasion qu’il vivrait longtemps encore, qu’il ne quitterait pas le monde avant que Jésus-Christ lui-même fût descendu du ciel pour lui rendre témoignage, et il n’avait pas quarante-cinq ans lorsqu’il succomba à ses excès. Que fallait-il désormais penser de sa mission, de ses prophéties, de ses miracles et des jardins célestes, des ruisseaux de lait et de miel, des myriades de houris qu’il promettait à ceux qui verseraient leur sang pour lui ? Les demi-croyans ne croyaient plus du tout, et ses partisans les plus zélés, les plus convaincus, n’avaient plus qu’une foi chancelante ; ils craignaient de s’être laissé séduire, d’avoir fait un marché de dupes.

Abdullah n’avait peut-être jamais cru ; qu’allait-il faire ? Une consulta que ses intérêts, et sa politique fit honneur à son bon sens. Il avait hérité de l’empire fondé par le mahdi ; il ne pouvait le traiter d’imposteur sans compromettre ses propres droits et son avenir. Il déclara que le mahdi était un vrai prophète, et il lui construisit dans sa capitale un tombeau magnifique, dont les matériaux, bois et pierres de taille, furent pris à Khartoum et dont la coupole, assure-t-on, est visible à trois jours de marche d’Omdurman. Il prétendait être en communication avec lui, et il racontait dans la mosquée que, ravi au troisième ciel, il y avait vu le mahdi conversant avec le prophète Élie au teint hâlé, aux rudes manières, et avec le prophète Jésus, blanc et doux comme la laine d’un agneau. Il ajoutait que ces grands personnages lui avaient fait le meilleur accueil, et qu’il se sentait si heureux dans leur compagnie qu’il avait demandé à ne plus quitter le ciel, à ne plus redescendre sur la terre, pour y gouverner un peuple au col raide, qui lui marchandait son obéissance. Mais le mahdi avait relevé son courage, s’était engagé à lui venir en aide, après quoi on l’avait présenté à Dieu lui-même, qui avait paru charmé de faire sa connaissance.

Les vrais musulmans goûtèrent peu ce récit, qu’ils déclaraient à la fois absurde et blasphématoire. Mais ce n’était pas à eux que s’adressait Abdullah ; il parlait pour les simples, il tenait à leur persuader que le mahdi revivait en lui, et du même coup, pour leur être agréable, il révoquait toutes les lois, tous les décrets de cet austère réformateur. Il les laissait libres de faire revivre leurs vieux usages, les vieilles mœurs, les antiques coutumes, les cérémonies et les fêtes d’autrefois. Il autorisait leurs femmes à porter des bijoux, à chanter, à danser ; il leur permettait à eux-mêmes de s’amuser comme jadis à des jeux de hasard et de préparer en secret des boissons fermentées. En un mot, il ne laissait subsister le mahdisme que de nom, et il en revenait par degrés au vieux système de gouvernement tel qu’il se pratiquait en Égypte et en Turquie. S’il l’eût osé, il eût renoncé à tous les titres dont il avait hérité, et se serait fait proclamer sultan. Peut-être fera-t-il un jour ce pas décisif, et selon toute apparence, ses sujets ne lui en voudront point : ils sont dégoûtés pour longtemps des prophètes puritains, qui préparent l’avènement du Seigneur en faisant prendre chaque année à la terre un bain de sang.

Les Anglais se plaisent à dire qu’une des raisons qui les obligera, malgré eux, à occuper longtemps encore l’Égypte est la nécessité de la défendre contre les entreprises du nouveau mahdi. De temps à autre ils font courir le bruit qu’Abdullah fait des préparatifs militaires, qu’avant peu l’armée des derviches se jettera sur Koroskoou Souakim. Ils ne trouveront dans le récit du père Ohrwalder rien qui justifie leurs audacieuses assertions. Cet homme bien informé convient qu’au début de son règne Abdullah caressait des rêves de conquête, qu’il s’était promis de prendre Le Caire et l’Abyssinie. Mais les défaites qu’ont essuyées ses troupes à Toski et à Tokar ont suffi pour le dégriser. Il est devenu sage, il ne pense plus qu’à garder ce qu’il a, à organiser le Soudan, à le convertir, au profit de sa famille, en sultanat héréditaire, et il serait le plus heureux des souverains si on pouvait l’assurer que son fils lui succédera.

Quoi qu’en disent les Anglais, il est trop occupé chez lui pour être un voisin dangereux. Des provinces toujours prêtes à se mutiner, des rebelles à désarmer, des envieux à contenir, des zizanies, des querelles à étouffer, un trésor public qu’enrichissaient la guerre et le pillage et que la paix appauvrit, une pénurie d’argent, des embarras dont on ne se tire que par des mesures fiscales, insupportables à des populations qui eurent toujours la haine du fisc, ces mécontentemens accrus par la jalousie qu’inspirent à toutes les autres tribus les compatriotes du souverain, ses chers Baggaras qui possèdent seuls sa confiance et à qui il réserve toutes ses faveurs, voilà quelques-unes des difficultés contre lesquelles se débat le nouveau mahdi, et, comme on voit, il a beaucoup d’affaires sur les bras.

Voulût-il chercher dans quelque entreprise guerrière un dérivatif à ses embarras, rien ne prouve qu’il réussît à entraîner ses derviches. Ce sont aujourd’hui des gens désabusés. Ils se sont battus jadis par enthousiasme religieux ; on leur promettait le paradis, et ce paradis s’en est allé en fumée. Ils rêvèrent ensuite de massacres et de butins ; ils ont découvert que leur maître gardait presque tout pour lui, qu’ils n’avaient que ses rebuts. Désormais il ne les retient dans le devoir que par la peur, et la peur n’est pas une passion de soldats. Dans les dernières rencontres, on les a vus déserter en foule des drapeaux qui ne sont plus pour eux que l’emblème de leur servitude.

Abdullah est devenu pacifique par nécessité. Comment pourrait-il songer à s’emparer du Caire ? Sa grande ambition est de se maintenir au Soudan, et il doit se défendre contre ses sujets. La liberté de la presse est le cauchemar des souverains absolus qui se sentent mal assis sur leur trône. Heureusement pour Abdullah, il n’y a pas de journaux dans ses états. Ce qui en tient lieu, c’est le marché public de sa capitale, grande place très vivante, où grouillent les vendeurs et les acheteurs. Il en arrive du Kordofan et du Gézireh, de Berber, de Dongola et de Souakim, et leur premier soin est de se demander des nouvelles, de se questionner et de se renseigner les uns les autres. L’ombrageux Abdullah a pensé plus d’une fois à supprimer ce marché d’Omdurman qui est le rendez-vous de tous les nouvellistes, de tous les questionneurs et de tous les médisans. Peut-il interdire à ses peuples de vendre et d’acheter ? Il a dû se résigner à son sort ; mais sa patience n’est pas celle des saints. Tout l’inquiète ; il passe sa vie dans les alarmes et dans les soupçons, et ses soupçons valent des certitudes. Il ne peut voir trois marchands converser ensemble sans tenir pour certain qu’ils trament un complot, et il sait par expérience que ses sujets ont été dans tous les temps des conspirateurs très habiles et fort circonspects, qu’ils s’entendent à garder leurs secrets. Les Soudanaises sont des femmes bien singulières : leurs maris leur disent tout et elles ne répètent jamais rien. C’est le plus grand étonnement que le père Ohrwalder ait rapporté du Soudan.

Pour en sortir, pour se sauver des griffes qui le tenaient, il lui fallut à lui-même beaucoup de secret, de circonspection et de bonheur. L’archevêque Sogaro avait négocié cette évasion avec un Arabe, Ahmed Hassan, et il avait bien choisi son homme. Ce fut dans la nuit du 29 novembre 1891 que le père Ohrwalder parvint à s’échapper. Il emmenait avec lui deux religieuses, les sœurs Catterina Chincarini et Elisabetta Venturini, et une petite Soudanaise, Adila, qui était née chez les missionnaires de Khartoum et avait été vendue après la prise de cette ville. Dès les premiers pas, la caravane, composée de sept personnes et de quatre chameaux, faillit être surprise. On avait dû passer près d’un puits autour duquel étaient rassemblées des négresses esclaves. Heureusement elles ne s’avisèrent de rien, tant elles étaient occupées à causer et à rire. Il n’est pas de lieu si triste en ce monde, fût-ce Omdurman, où l’on ne trouve des femmes qui rient, fussent-elles esclaves, et c’est ce qui explique que partout la vie soit possible.

Les fugitifs n’avaient qu’une courte avance ; ils ne pouvaient douter que dès le lendemain matin on ne s’avisât de leur départ, que l’éveil ne fût donné, qu’on ne lançât des émissaires à leur poursuite. Ils ne songeaient qu’à les gagner de vitesse, à dévorer l’espace. Ils avaient emporté quelques biscuits, qu’ils mangeaient du bout des dents, en buvant l’eau des puits ou du Nil. Dès le second jour, ils étaient exténués, tous leurs membres étaient endoloris, et ils s’efforçaient de ne pas trop sentir leur lassitude et leurs écorchures. Dans les courtes haltes qu’ils faisaient, ils avaient peine à se tenir debout en mettant pied à terre. Ils appréhendaient les fâcheuses rencontres, ils avaient de continuelles alertes ; devant eux, derrière eux, ils croyaient voir partout des derviches. Mais ce qui les tourmentait le plus était la lutte contre le sommeil. Pour rester éveillés, ils poussaient des cris, se secouaient ou se pinçaient jusqu’à faire jaillir le sang. « Ma tenamu, ne dormez pas, leur répétait sans cesse Ahmed-Hassan, ou vous tomberez et vous vous casserez la jambe. »

Enfin, le 8 décembre ils étaient hors de danger, hors de peine ; ils venaient d’atteindre Murat, le premier avant-poste égyptien, où tout le monde s’étonna que les deux religieuses eussent résisté à de telles fatigues. Ils avaient en sept jours accompli un trajet de 500 milles, et leur vaillant conducteur n’était plus qu’un squelette ambulant. Trois jours plus tard, après s’être refaits, ils se mettaient en route pour Korosko. Désormais ils pouvaient cheminer en paix, ils n’avaient plus de derviches à leurs trousses, et il leur semblait qu’ils avaient toutes leurs aises. Le commandant de Murat leur avait donné une chamelle, qui venait de perdre son nourrisson. On l’avait écorché, et toutes les fois que les voyageurs voulaient boire du lait, il suffisait de présenter à cette tendre mère la peau de son petit et de lui en faire respirer l’odeur. Il est des cas où l’héroïsme consiste à ne pas dormir, il en est aussi où le parfait bonheur se réduit à la joie de boire à discrétion du lait de chamelle.

Si le père Ohrwalder n’avait pas réussi à s’évader de sa prison, nous aurions été privés de précieux renseignemens sur le mahdi et son successeur ; mais peut-être faut-il regretter que, par un excès de modestie, il ait chargé un major anglais de revoir, d’expurger ou même d’interpoler ses récits. En les lisant, comme je l’ai dit, on est quelquefois dans l’embarras ; on ne sait pas bien à qui l’on a affaire, si c’est à l’auteur ou à son traducteur. Ce livre agréablement écrit, et fort bien illustré, se termine par un chapitre de réflexions qui jure avec le reste. On n’y dit point qu’Abdullah soit un redoutable conquérant et un voisin dangereux, la contradiction serait trop criante ; mais on y déclare que lorsqu’il appartenait à l’Égypte, le Soudan était un pays où la civilisation florissait, où tout le monde était heureux. Ce n’est pas ainsi que s’exprimait l’infortuné Gordon. Il prétendait que, dans ce temps, il n’y avait d’heureux au Soudan que les pachas et les sous-pachas qui remplissaient leurs poches, et qui avaient introduit partout le régime du courbache et du bakchich.

Gordon concluait en disant que l’Égypte ferait bien d’abandonner ces provinces à elles-mêmes, « de les laisser telles que Dieu les a créées. » Les conclusions du père Ohrwalder sont en apparence tout autres. Par une brusque évolution à laquelle rien ne nous préparait et sur un ton lyrique qui ne lui est point ordinaire, il affirme que c’est de l’Angleterre seule que les Soudanais attendent leur salut et la guérison de leurs maux. Il adresse un appel pathétique « à la nation qui joue le premier rôle en Égypte et qui est la première dans l’art de civiliser les races sauvages. » Il l’adjure de ne point tromper les espérances du Soudan, de ne pas tarder davantage « à châtier l’insolent Abdullah et à délivrer des peuples asservis et décimés. » Cette fois, il n’y a plus de doute ; ce n’est pas un missionnaire tyrolien, c’est un major anglais qui a écrit ces lignes. Il s’était promis d’être discret, il a été maladroit, il s’est trahi :


Il ne put du pasteur contrefaire la voix ;
Le ton dont il parlait fit retentir les bois
Et découvrit tout le mystère.


G. Valbert.
  1. Ten Years’ Captivity in the Mahdi’s Camp, 1882-1892, from the original manuscripts of father J. Ohrwalder, by Major Wingate. Londres, 1892.