Paris : Louis-Michaud (p. 250-251).


CANTINES POPULAIRES



Qui n’a pas vu, il y a peu d’années, à la place de Grève, ce fameux débitant de tisane, qui, pour la somme d’un liard, désaltérait dans les chaudes journées de la canicule le Limousin, le charbonnier, le manœuvre, l’artisan laborieux et les jeunes enfants. Sa fontaine placée à poste fixe était inépuisable. Un porteur d’eau, d’heure en heure, la remplissait. Le majestueux fontainier attirait tous les regards par son brillant costume. De larges galons d’or sur toutes les coutures de sa veste écarlate, en augmentaient l’éclat ; et quand, d’un agile poignet, il tournait d’un même coup trois robinets, pour servir sept à huit buveurs à la fois, le bruissement des grelots qui pendaient à ses manches et qu’il secouait glorieusement en essuyant ses gobelets, s’entendait jusqu’au Pont-au-Change. Enfin les jeunes filles qui venaient aussi se désaltérer à sa fontaine, se miraient en souriant, dans la glace de son casque dont les diamants multipliaient le soleil. Hélas ! cet illustre fontainier, ce miroir du soleil a disparu. On ne boit plus de sa tisane au citron, de sa bienfaisante tisane, dont on soufflait la mousse orgueilleuse par-dessus les bords du gobelet.

À sa place ont succédé des Cantines ou échoppes où l’on ne boit point de la tisane à un liard le verre, mais du vin, à prix énorme. Ces tavernes établies le long de la Grève se prolongent sur le port au blé, et se terminent au port Saint-Paul. Quatre perches forment leur structure ; d’antiques tapisseries, criblées de trous, défendent mal les buveurs contre le soleil qui les cherche. Dans le fond se voient des tonneaux en perce. Toutes sont pleines de mouchards, d’escrocs, d’escamoteurs, de soldats. La plébécule se dédommage du vin qu’elle n’a point bu depuis un an, et noie sa raison dans les pots.

Ce port où le citadin voyait jadis aborder avec joie les dons de Cérès et toutes les denrées nécessaires à la vie d’un grand peuple, est maintenant changé en un vaste cabaret, où les hommes qu’un travail constant aidait à supporter le fardeau de la vie, consument aujourd’hui leur temps à boire, à jouer aux cartes, se familiarisent avec l’oisiveté, la paresse, et, pleins de vin, s’endorment, se roulent sur le sein de leurs viles maîtresses.

Le délirant système de la loi agraire semble s’être emparé de toutes les têtes des crédules artisans. Ils s’imaginent que tous les hommes doivent être riches et ne rien faire ; ils font le dangereux apprentissage de l’oisiveté. Boire, rire, chanter parmi de sales prostituées voilà leur suprême félicité. Ils ont encore une vertu de moins, la sobriété : à chaque instant le passant se détourne pour n’être point coudoyé d’un homme ou d’une femme ivres.

Ah ! qu’il est urgent de raviver la confiance, de cimenter la paix générale, de ramener avec elle l’abondance, le travail, les bonnes mœurs et les vertus sociales !

Si ces vœux ne sont pas exaucés, si tous les jours deviennent pour l’ouvrier inoccupé des jours de repos, d’ivresse et de débauche, ces cabarets seront autant d’asiles de prostitution, ils seront autant de cavernes de voleurs, de refuges de factieux, où des chefs hardis, sans crainte des patrouilles, harangueront leurs dociles satellites, les feront mouvoir à leur gré, en leur versant à discrétion du vin, source des discordes civiles et des factions destructrices des empires.