Paris : Louis-Michaud (p. 232-234).

BALS À LA VICTIME



Vingt-trois théâtres, dix-huit cents bals ouverts tous les jours ; voilà ce qui compose les amusements du soir.

Ici des lustres embrasés reflètent leur éclat sur des beautés coiffées à la Cléopâtre, à la Diane, à la Psyché. Là, une lampe fumeuse éclaire des blanchisseuses qui dansent en sabots avec leurs muscadins au bruit d’une vielle nasillarde. Je ne sais si ces premières danseuses chérissent beaucoup les formes républicaines des gouvernements de la Grèce, mais elles ont modelé la forme de leur parure sur celle d’Aspasie ; les bras nus, le sein découvert, les pieds chaussés avec des sandales, les cheveux tournés en nattes autour de leurs têtes, c’est devant des bustes antiques que les coiffeurs à la mode achèvent leur ouvrage.

Devinez où sont les poches de ces danseuses ; elles n’en ont point, elles enfoncent leur éventail dans leur ceinture, elles logent dans leur sein une mince bourse de maroquin où flottent quelques louis ; quant à l’ignoble mouchoir, il est dans la poche d’un courtisan à qui on s’adresse lorsqu’on en a besoin.

Il y a longtemps que la chemise est bannie ; car elle ne sert qu’à gâter les contours de la nature : d’ailleurs c’est un attirail incommode ; et le corset en tricot de soie de couleur chair, qui colle sur la taille, ne laisse plus deviner, mais apercevoir tous les charmes secrets. Voilà ce qu’on appelle être vêtue à la sauvage : et les femmes s’habillaient ainsi pendant un hiver rigoureux, en dépit des frimas et de la neige.

Et tandis que cent tables offrent des arbres ployant sous les fruits de toutes les saisons, fruits en glace, tandis que des fontaines versent en abondance l’orgeat, la limonade, les liqueurs des îles, le pauvre rentier, passant auprès de tout ce luxe artistique, vend pièce à pièce d’abord ses meubles d’agrément, puis ensuite ses meubles nécessaires.

Qui l’eût dit, en voyant ces salons resplendissants de lumières, et ces femmes aux pieds nus, dont tous les doigts étaient parés avec des diamants, que l’on sortait du règne de la terreur. Tant de milliers d’hommes dévorés par lui, ne laissent aucunes traces ; et si des regrets pour le régime ancien se font entendre, ils sont devenus si bas, que l’on ne porte plus de ces éventails adroitement semés de fleurs de lys, ni de ces bonbonnières mystérieuses où un secret découvrait habilement les enseignes proscrites de la royauté. On ne parle plus même que comme d’un amusement bizarre des bals à la victime, que je ne dois pas passer sous silence.

Croira-t-on dans la postérité que des personnes dont les parents étaient morts sur l’échafaud, avaient institué non des jours d’affliction solennelle et commune, où rassemblées en habits de deuil, elles auraient témoigné leur douleur sur des pertes aussi cruelles, aussi récentes, mais bien des jours de danses où il s’agissait de valser, de boire et de manger à cœur joie. Pour être admis au festin, et à la danse, il fallait exhiber un certificat comme quoi l’on avait perdu un père, une mère, un mari, une femme, un frère ou une sœur sous le fer de la Guillotine. La mort des collatéraux ne donnait pas le droit d’assister à une pareille fête. Est-ce la danse des morts de Holbein qui avait inspiré une pareille idée ? Pourquoi, au milieu du bruit des violons, ne fit-on pas danser un spectre sans tête ?

Vains efforts de l’aristocratie pour former de nouveaux conciliabules ! tout ce qui porte l’empreinte d’un fanatisme ou d’une cérémonie bizarre, est fait pour s’évanouir promptement.