Paris : Louis-Michaud (p. 202-212).

PALAIS-ÉGALITÉ, CI-DEVANT PALAIS-ROYAL



Ainsi que la corruption du plus beau fruit commence par une pourriture légère, de même le Palais-Royal est la tache qui a corrompu nos mœurs modernes, et propagé la gangrène.

Je ne traverse point ces longues galeries, sans voir l’Ombre qui, du même lieu où son aïeul avait donné, ainsi que le dit Voltaire, le signal des voluptés, donna le signal de toutes les intrigues ambitieuses, de tous les crimes atroces, et qu’on peut regarder comme le fondateur réel des échafauds de Robespierre, et du régime sanguinaire qui a tout à la fois opprimé et avili la nation ; car sa stupeur et son silence, pendant dix-huit mois de forfaits, sont, comme je l’ai dit ailleurs, plus épouvantables à la réflexion du philosophe, que la dissolution physique d’un monde.

J’y suis, sous ces arcades, serres chaudes de toutes les plantes empoisonnées qu’on a pris soin de semer dans tous les départements : voilà le foyer des cabales et des discordes civiles ! voilà le temple où l’agiotage dévore la fortune publique et condamne à la faim des familles entières, réduites au plus affreux dénuement par un trafic solennel et meurtrier ! les voilà, ces audacieux spoliateurs de nos dernières ressources ! les voyez-vous marcher par bandes, la tête haute, le regard effronté, toujours cure-dent à la bouche, et la main au gousset pour faire résonner leurs louis ? Ils ont le teint vermeil et le ventre rebondi : le sourire de l’ironie est sans cesse sur leurs lèvres ; ils bravent le regard de l’homme de bien et les patrouilles qui les séparent sans les diviser ; ils se rejoignent en groupe comme des globules de vif-argent ; ils vont, viennent, s’accostent, se divisent par pelotons qui un instant après font masse ; celui qui se trouve au milieu, donne le mot d’ordre : c’est un signe, un geste, un demi-mot, qui change à toute heure, et soudain ils se passent le cours du louis, crayonné rapidement sur un chiffon de papier.

La voilà, cette armée ennemie que soudoie et qu’entretient le cabinet britannique ! Les guinées ont ravagé notre papier-monnaie et ont attaqué le crédit public.

Sous le Perron de la rue Vivienne sont les brigands subalternes qui exécutent les ordres des chefs avec une ponctualité non moins étonnante que leur adresse à saisir les moindres nuances du commandement.

Leur costume est assez uniforme : c’est un bonnet de poil à queue de renard. Hercule, le plus fort des hommes, se couvrait de la peau du lion, qui est le plus fort des animaux ; ceux-ci qui sont les plus fripons et les plus rusés, s’affublent de la peau du renard, qui est le plus astucieux, le plus voleur, le plus carnassier entre les bêtes.

Ils sont en veste, ont des bottes sales, des cheveux gras ; leur mine patibulaire, leur bouche livide, sardonique, leurs yeux qui attirent les porte-feuilles, sont mobiles et clignotants comme ceux des singes qui s’étudient sans cesse à voler sans être aperçus : leur langage est moqueur ou obscène.

Ils se tiennent près des tavernes qui leur servent de repaires ; ils s’y enfoncent et puis reparaissent ; ils vont tendre leurs filets dans des coins obscurs ; puis sortent précipitamment pour donner l’éveil à leurs complices.

À la porte des spectacles, ils n’y entrent jamais ; ils ne lisent pas plus les affiches qui sont sous leurs yeux, que les arrêtés du Directoire et des autorités constituées : on dirait que les lois ne les regardent pas, tant ils sont calmes et froids dans leur inobservance ou leur violation.

Ils boivent souvent, mais peu : la soif de l’or tempère en eux la soif du vin, et leur sobriété n’est pas une vertu, mais une attention à ne point perdre de temps.

Les femmes se mêlent parmi eux, et font le même métier ; elles y mettent plus d’astuce encore, lisent les chiffres beaucoup plus vite que les hommes : la souris qui enlève une miette de pain, et qui se renfonce dans son trou avec la rapidité de l’éclair, voilà leur image : on n’a pas besoin de leur parler ; elles devinent.

Ce n’est point là que l’on vole les porte-feuilles : on y pompe, comme par une force attractive, ce qui est dedans, et d’un ton si simple et si miséricordieux, que ces agioteurs semblent en vous volant, vous avoir rendu un service[1].

Reportez vos pas sous les galeries qui conduisent au théâtre de la république, vous apercevez à la suite l’une de l’autre, des boutiques de filles qui tiennent des déjeuners et des soupers froids : là on entre, là on sort sans dire mot ; on est servi en montrant l’assignat. Des courtiers, des maquignons, des coureurs de vente fument, ruminent, boivent dans ces antres silencieux : personne n’y parle, et les plus grandes orgies y sont, pour ainsi dire, muettes.

Des ruisseaux d’urine coulent auprès ; les avenues sont ténébreuses et froides ; le libertinage y a pris je ne sais quelle forme glacée, qui paraît avoir son code et ses motifs.

Non loin (et dès qu’on aperçoit un peu de jour), des garçons perruquiers donnent des espèces de leçons publiques, et enseignent à leurs maîtresses à crêper des perruques de femmes. À côté d’une poupée coiffée en cheveux d’or, pendent des andouilles et des jambons.

Tout à côté, des milliers de bouteilles de vins fins, de liqueurs de la Martinique, exposées sur des gradins, présentent aux regards des passants l’orgueilleuse étiquette. Au moment que je parle, deux cents bouteilles posées sur une planche mal affermie sont tombées sur d’autres bouteilles, et le vin du Cap a mêlé ses flots à ceux de la crème des Barbades. Le sol profondement imprégné, a chassé à cent pas à la ronde la mauvaise odeur du lieu.

Tel qui buvait jadis modestement de la tisane, quoique agioteur secondaire, avale aujourd’hui et ne savoure que le Champagne et les autres vins délicieux sortis de la cave des émigrés, et qu’ils ne boiront plus.

Les morceaux fins, les pâtés de perdrix, les cerises au petit panier, les pois dans leur primeur, les hures de sanglier voilà les bons morceaux des marchands d’argent, des brocanteurs, qui dans un espace de six cents pieds carrés, trouvent leur table, leur promenade, leur domicile, leur jouissance, leur fortune, et l’aliment éternel de leur travail monstrueux.

Le cours du louis, dont ils sont les maîtres, se trouve enregistré d’heure en heure sur la couverture des pâtés. Vous avez lu 1000 livres ; vous repassez, l’étiquette vous offre 1500 liv.

Les boutiques de bijoutiers, toujours nombreuses, sont resplendissantes, comme s’il n’y avait ni misère ni infortunes. On ne voit que des chaînes de montres, moitié perles, moitié diamants, qui pendent parmi les montres à quantième. Ceux qui n’ont tout juste que pour acheter un pain, regardent ces bijoux précieux, qui ne sont séparés de leurs mains que par un verre transparent, et ce fragile rempart est religieusement respecté.

Les marchands de draps font descendre du plancher au sol de la boutique, toutes les étoffes ondulées, qui contrastent avec les mises ignobles et sales des passants : on dirait que ces marchandises ne sont plus pour les Français, et qu’on va les embarquer pour la Turquie. On les contemple à peu près du même œil que les tableaux du Muséum. Ces étoffes sont sous votre main, vous pouvez les toucher ; personne ne semble les garder, et les maîtres sont dédaigneux lorsqu’il s’agit de vendre.

Des boutiques plus resserrées, mais non moins riches, vous offrent des superfluités brillantes ; ce sont des bagues qui sont à deux faces ; c’est une fleur de Souci ou une Pensée, ou un amour qui tient un fil, un oiseau qui vole ; ce sont des firmaments de pierres étoilées, des présents d’amitié ; des boucles d’oreilles en fleurs, en filigramme ; des boîtes d’or, des étuis d’or, des médaillons d’or, beaucoup de glaciers d’argent avec leurs cuillers ; des coupes d’argent de forme antique, avec leurs manches en ébène.

Et tout en admirant cette riche clincaillerie qui annonce que l’or existe encore et n’est point totalement disparu (car les trois quarts et demi de la cité pourraient en avoir perdu le souvenir), l’odeur des ragoûts exquis monte en vapeur légère au travers des soupiraux ; les buffets sont chargés de fruits, de confitures, de pâtisseries, et l’on dîne là à toute heure, de même qu’à la cour des potentats allemands, au son des instruments et des cors-de-chasse, embouchés par des filles qui ne sont pas des nymphes de Diane.

Des tripots de jeu soutiennent des boutiques de filles qui vendent des modes, des jarretières, des houpes, de l’eau de lavande, des cadenettes, de la cire à cacheter : à côté, un libraire où l’aristocrate chagrin, le frondeur de constitution recommence journellement ses éternelles lamentations. Les plus énormes sottises se débitent au milieu des livres qui ont préparé la révolution, et à côté des ouvrages qui maintiennent la liberté ; mais le libraire, malgré son avarice, ne vend ceux-ci qu’à regret.

Les anti-républicains y déclament sans cesse contre ce qui s’est fait et ce qui se fera. La république ne les aperçoit pas, et marche au milieu de ses triomphes[2].

Que d’appâts sans cesse tendus à l’adolescence, à l’homme blasé !

Les tableaux sortis des cabinets curieux, les gravures libertines, les romans érotiques, servent d’enseignes à une foule de prostituées logées aux mansardes. Leurs filets sont à dix pieds de la jeunesse ambulante, oisive et déjà desséchée dans sa fleur.

Je n’ai voulu peindre que les galeries. Au-dessus des boutiques et des mansardes, sont les académies de jeu[3], où toutes les passions et les tourments de l’enfer sont rassemblés.

Presque tous les mouvements qui ont troublé Paris ont pris leur origine dans les réduits de Palais-Egalité. C’est dans ce lieu infernal que les plus grands ennemis de la France ont ourdi leurs trames ; et un foyer d’impureté tel que celui-ci, s’il devait subsister longtemps, suffirait à miner la République la plus robuste. Le génie républicain ne pourra s’asseoir un jour que sur ses ruines, c’est-à-dire, lorsqu’il sera transformé en un édifice nouveau et utile à la chose publique.

Ce Palais a ses phases et non moins changeantes que celles de la lune. Dès que le jour tombe, toutes les arcades s’illuminent subitement, les boutiques deviennent resplendissantes, et les bocaux des joailliers jettent au loin une grande clarté. La foule devient plus nombreuse, et sort du jardin du commerce, car on pourrait ainsi l’appeler.

C’est l’instant où les académies de jeu s’ouvrent malgré toute la sévérité des lois de la police, et tandis que les grands escrocs taillent dans les salons, les petits travaillent dans les fréquents passages qui communiquent dans les rues adjacentes, et qui servent d’échappatoires aux filous et aux agioteurs qui abondent.

Autrefois c’était l’instant où les étrangers et les curieux allaient admirer dans les appartements secrets du duc d’Orléans, les figures obscènes de l’Arétin exécutées en cire, grandeur de nature ; c’était l’instant où le jeune homme, abandonné à lui-même, allait repaître ses yeux du spectacle de ce prétendu sauvage qui s’accouplait publiquement avec une femme de son espèce, à vingt-quatre sols par tête : et cet homme infâme, on le mit dans la même prison où étaient trente-deux représentants du peuple ! Là je l’ai vu ! Il en fut quitte pour quelques jours de captivité.

Vos pas, sous les arcades, sont arrêtés par une fumée qui vous prend aux jambes : vous regardez ; c’est la flamme de la cuisine des restaurateurs ; et tout à côté, des bals commencent dans les grottes souterraines. On aperçoit à travers les soupiraux, les rondes de filles qui sautent, qui ricanent, qui se ruent sur leurs cavaliers


PROMENADE DU JARDIN DU PALAIS-ROYAL

comme des bacchantes, les cheveux épars. Là sont les

groupes d’escompteurs de mandats, et qui grossissent insensiblement. Entre un mayolet en redingote bleue, chapeau rond à poil, bottes cirées, son cure-dent à la bouche ; il dit à demi-voix, cinq et demi ; on lui balbutie deux mots ; le groupe s’ouvre, il sort ; il a gagné vingt mille francs ; toutes les filles le suivent, le tutoient, folâtrent avec lui ; il les claquette sur la croupe ou les pince légèrement ; il s’envole, on ne le voit plus.

Cependant, dans les salles de vente, le Stentor a donné le signal. Les courtiers, les brocanteurs, les revendeuses à la toilette sont assis. On y vend à l’enchère les perruques de femmes ; les pendules en lyre, les châles, les mouchoirs, les chemises, les lits à la duchesse. Un crieur promène, sur des tables quadrangulaires, chacun de ces objets devant les enchérisseurs. Il s’égosille, il boit, il s’est formé une voix qui tient le milieu entre la voix humaine et le mugissement du taureau ; les manœuvres des vendeurs sont telles qu’ils vous livrent toujours la marchandise la plus détériorée ; les brocanteurs font payer plus cher tous ceux qui ne sont pas de leur clique.

Les espions rôdent dans les cafés du second ordre, on n’y politique plus ; on y boit silencieusement de la bière comme les Flamands dans leurs estaminets. Le goût de l’eau-de-vie, chez plusieurs, a remplacé le vin ; la godaillerie assise qui boit au double et qui s’incommode, reproduit quelques tableaux de Van-Ostade ; on se porte aux lieux où l’on boit et ces guinguettes sans air, sont l’endroit où j’ai eu plus de douleur à rencontrer l’homme qui s’y abrutit.

S’il existe sous les passages des trous de boutiques où des filles attirent par des œillades les passants, si l’on n’y voit que quelques rangées de paquets de poudre entremêlés de bocaux remplis de houpes ou de cure-dents, et si, dans d’autres boutiques de même espèce, qui ne sont guère plus richement fournies, on ne trouve d’autres marchandises que celles peintes sur l’enseigne, ou bien les hardes de ces demoiselles suspendues intérieurement par manière d’étalage, ces lieux sont au sérail, ce que les gargottes sont au restaurateur Méot. Il est de vastes salons, rendez-vous assidus de tous les hommes nouveaux engraissés de rapines, des fournisseurs des armées, des faiseurs d’affaires, des administrateurs de tontines ou de loteries, des professeurs de vols nocturnes, enfin des agioteurs en chef. Là, vous êtes servis au simple coup d’œil. Le plat se porte sur la table en même temps qu’il est demandé ; et comme tous ceux qui mangent sont cousus d’or, ils y mangent et y sont servis en rois, en princes, en ambassadeurs, en financiers.

Là, des cabinets particuliers s’offrent tout à la fois à la gourmandise et à la luxure. Les glaces qui les décorent, multiplient aux regards d’un vieux satyre les appas de sa maîtresse, et tous les sièges y sont élastiques. Enfin il est un salon particulier où l’on boit des liqueurs les plus fraîches, et l’encens s’échappe en petits filets nuageux des cassolettes. Là, on dîne à l’orientale ; mais l’avare n’y entre jamais. Ces plaisirs ne sont que pour le prodigue ; mais il y retrouve certains jours toute la pompe et la bizarrerie du repas de Trimalcion. À un certain signal, le plafond s’entr’ouvre, et du ciel descendent des chars attelés de colombes et guidés par des Vénus ; tantôt c’est l’Aurore, tantôt c’est Diane qui vient chercher son cher Endymion. Toutes sont vêtues en déesses. Les amateurs choisissent, et les divinités, non de l’Olympe mais du plafond, s’unissent aux mortels. Il fut un temps où le massage des Égyptiens y avait lieu. On était massé par des mains féminines dans une étuve de vin ; mais cet acte salutaire à la santé, et qui favorisait une utile transpiration, a cessé, quoiqu’il appartînt également à la propreté et à la volupté.

Vous pensez bien que ceux qui sortent de là, sont étrangement scandalisés d’entendre retentir à leurs oreilles, le Postillon de Calais, le Messager du soir, le Miroir ; ils s’embarrassent bien de la lettre de Pochinelle, de la Constitution en vaudevilles, de la Pétition des galopins des deux Conseils. Les satires contre le gouvernement leur sont aussi indifférentes que tous les éloges qu’on en pourrait faire. Leurs dîners fins valent mieux que ceux des Directeurs. Ils sont étrangers à tout ce qui se passe hors du cercle de leurs plaisirs ; tous les débats politiques n’attirent pas plus leur attention, que les découvertes de Lavoisier n’attirent l’attention des mauvais poètes. S’ils entrent dans une boutique, ce n’est pas dans celle du libraire qui vit de pamphlets royalistes ; ils entrent chez les marchands d’estampes, chez le bottier, le confiseur, qui sont porte à porte, ou chez les bijoutiers, dont les devants de boutique sont tout brillants d’or et de diamants, de tabatières, de bagues énigmatiques. Leurs laquais oisifs s’enfoncent chez les vendeurs de saucissons, de pâtés, ou font quelques spéculations grossières sur les prétendus vins de cinquante-deux sortes : mais ces laquais ont beau vouloir imiter leurs maîtres, jamais ils ne feront, même en petit, ce que les agioteurs font en grand et avec des monosyllabes magiques.

Tel est le cloaque infect placé au milieu de la grande cité, qui menacerait la société entière d’avilissement et de pourriture, si les scandales qu’il offre n’étaient pas resserrés dans un point.

  1. La Convention ferma les Bourses, puis les rouvrit le 25 avril 1795. Le nouveau local de la Bourse de Paris fut alors l’église et le cloître des Petits-Pères ; par un décret d’octobre de la même année on fixa l’ouverture à onze heures et la clôture à une heure. Les spéculateurs ayant inquiété par leur jeu le Gouvernement, et les louis d’or étant montés à 3.950  francs-assignats à la Bourse du 14 décembre 1795, celle-ci fut refermée de nouveau ce même jour. La spéculation fixa dès lors son quartier-général devant le perron où se trouve l’entrée du Palais-Royal par la rue Vivienne. (Note de l’édition Poulet-Malassis.)
  2. Les représentants du peuple sont condamnés aux outrages, aux calomnies des journalistes ; ainsi que les anglais sont condamnés aux voleurs de grands chemins ; le tout pour éviter un plus grand danger ; la licence de la presse prouve sa liberté.

    Je suis brave, dira quelqu’un ; j’affronte les poignards : ce n’est pas assez, il faut savoir braver la calomnie. (Note de Mercier)

  3. Les locaux où se tenaient lesdites académies se louaient à raison de 15 livres par jour et par pièce.