Paris : Louis-Michaud (p. 156-179).

BAILLY ET QUELQUES AUTRES PORTRAITS



Par quel bizarre mélange de vanité et de philosophie, d’esprit et de candeur, de bonhomie et de savoir, le premier astronome de son siècle, le citoyen le plus honnête, se trouva-t-il jeté dans le tourbillon d’une révolution qui le couvrit de gloire, et le conduisit à l’échafaud ? Sa réputation, plutôt encore que ses talents quelque réels qu’ils fussent, l’avait placé successivement au corps électoral, aux états-généraux, au fauteuil de la présidence, et à la tête de la première Commune de France ; si le roi Bailly, comme on l’appelait à la cour, à l’imitation de Louis XVI, avait montré tant d’énergie dans la séance du jeu de paume, par quelle flexibilité fut-il renommé pour la délicatesse de ses compliments ? par quelle faiblesse souffrit-il que quelques misérables intrigants lui formassent une cour ? Le plus humain des hommes pouvait-il prévoir que sa bonté accoutumerait le peuple qu’il voulait flatter, à se plaindre de sa mollesse, à demander un jour aussi sa tête à lui-même, quand l’orgueil du Maire aurait fait abandonner l’honnête homme à la discrétion de ses vils courtisans, quand sa faiblesse aurait permis aux factieux de tout désorganiser ? Ainsi la probité, la candeur d’un homme trop savant, trop philosophe et trop sensible peut-être pour occuper les premières places dans les orages d’une révolution furent la première cause de tant de crimes atroces, dont le moins remarqué fut sa ruine.

Quelle agonie que celle de sa mort ! quel courage que le sien ! quelle grandeur d’âme dans ses derniers moments ! Était-ce un homme ordinaire, celui qui, traîné du Palais au Champ de Mars, la figure couverte de boue et le visage brûlé avec les débris du funeste drapeau rouge, a vu déplacer de sang-froid le théâtre épouvantable de son supplice, parce qu’il plut à la foule de le prolonger ? était-ce un homme pusillanime celui qui, de ce ton calme qui n’appartient qu’à la vertu mourante, répondit sans aigreur à un de ces monstres à face humaine qui lui disait ironiquement : tu trembles, Bailly ?… C’est de froid[1] ?…

Il mourut là, où jadis un décret lui avait ordonné de publier la loi martiale, où les représentants de la nation lui avaient ordonné de repousser des factieux : il y mourut chargé de l’exécration du peuple, après en avoir été la plus respectable idole.


Camille Desmoulins. — Que penser d’un homme qui s’intitulait procureur général de la lanterne, lorsque les lanternes étaient des potences ? qui se permettait des plaisanteries sur ceux que le peuple y attachait ; qui faisait des déclamations sanguinaires avec gaieté et riait spirituellement au milieu des atrocités des Danton et des Robespierre. Il allait sans cesse de l’un à l’autre, et prétendait les servir tous deux ; tandis que les gens de bien les repoussaient, les détestaient également.

Les Jacobins de ce temps-là firent du procureur général de la lanterne un législateur ; il fut petit, lâche et bas. Mais il n’était pas encore assez froidement cruel au gré de Robespierre. Celui-ci l’envoya à l’échafaud, parce qu’il avait tenté seulement par la plume d’interrompre son règne de terreur, et Danton, qui avait sacrifié Brissot à Robespierre, fut dupe de cette impolitique méchanceté. On ne crut point à la clémence Dantonienne : le septembriseur fut acculé et atterré comme un sot. Il dut porter à l’échafaud la rage concentrée de sa défaite qui lui fut prédite par plusieurs. Mânes de Septembre vous appelez encore plusieurs de vos assassins ; attendez, attendez, tous seront punis.

Ce fut Paris qui nomma tous ces monstres d’ineptie et de cruauté qui tuèrent la révolution en la faisant abhorrer et qui ne surent pas, du moins pour leur propre sûreté, n’être cruels qu’une fois.


Pache. — C’était encore un Suisse : il fut plus fatal à la France qu’une armée ennemie. Il était dans le secret de tous les adversaires de la patrie attaquée par la Gironde, défendue par le parti de la Montagne : il se mit à la tête d’une association monstrueuse qui s’était formée des principaux auteurs des massacres de Septembre. Ces hommes sans aucune espèce de fortune, vivaient cependant dans une sorte de luxe qui, quoique extrêmement crapuleux, exigeait néanmoins de très fortes dépenses ; qui payait ces brigands ? Pache ; et où délibéraient-ils ? dans la salle des Jacobins pendant leur absence. Ils étaient aux Jacobins ce que les Capucins étaient aux Jésuites, émissaires, espions. C’est de cette horde que sont sortis la plupart des coupe-jarrets qui ont causé tant de désordres dans Paris et dans ses environs. Il en sortit aussi des écrivains ; quels écrivains !… On vit les rues de Paris couvertes d’adresses et de pétitions toutes plus atroces les unes que les autres. Les gens sensés méprisaient ces placards, mais la populace les lisait, et on l’entendait s’absoudre du sang qu’elle avait bu. Ces brigands subalternes eurent l’audace de demander le rapport du décret qui ordonnait la poursuite des Septembriseurs. Il y eut opposition courageuse de plusieurs députés. Il y eut une lutte qui dura pendant plus de deux heures. Ce jour-là la Montagne semblait vouloir s’écrouler toute entière sur les députés généreux. Ceux-ci furent vaincus. La Convention nationale ordonna que l’exécution de son premier décret contre les Septembriseurs serait suspendue. De ce jour la porte fut ouverte à l’impunité, et tous les protecteurs d’assassins marchèrent tête levée.


Joseph Lebon. — Imaginez un prestolet faisant le cathéchisme ; c’était l’image de ce jeune Verrès qui aspirait à se faire nommer le petit Robespierre. Celui-ci, voyant en lui un fidèle, lui confia le soin de désoler la ville d’Arras qui les avait vus naître. Il était proconsul dans un âge où l’on est encore un mauvais précepteur. Il fut de tous les commissaires de la Convention, la bête féroce la plus anthropophage et ça devait être ; il était prêtre, et il agissait contre ses compatriotes, témoins de son abjection passée. Il s’était fait un état-major de bandits à bonnets rouges et à moustaches. Tous les jours, après son dîner, il assistait au supplice de ses victimes ; il suspendait même quelquefois le coup mortel pour leur lire une gazette. Je ne l’avais point vu à la Convention, parce qu’il n’y était entré que comme suppléant trois mois après le 31 mai. Je ne sais pourquoi l’on envoya ce monstre dans la même prison où étaient les 73. En le voyant entrer je ne lui dis que ces mots : toi, si jeune, et si cruel !

C’était le Séide de Robespierre ; et le plus grand de ses forfaits, c’est d’avoir infusé sa doctrine dans cette âme novice et de l’avoir familiarisée avec des crimes nouveaux.


Carrier. — C’est en rêvant la fraternité de Lycurgue, qu’il associa dans la mort les individus de différents partis, et qu’il ordonna ces mariages républicains, terme de la dérision sanguinaire. On ne le croirait pas, mais il le disait à qui voulait l’entendre : nous ferons un cimetière de la France, plutôt que de ne la pas régénérer à notre manière et de manquer le but que nous nous sommes proposé. Il fut fidèle à sa parole. Il voulait la France réduite au quart de sa population, la souveraineté de la canaille, et le partage des terres. Il était dans le secret de cette horrible guerre de la Vendée. Le but secret était d’accomplir le traité fait avec l’étranger pour lui livrer les débris d’un royaume épuisé. De tels forfaits ne se conçoivent pas ; mais ceux qui pouvaient arrêter la guerre de la Vendée, et qui ne l’ont pas fait ; ceux qui l’ont favorisée ; ceux qui entravaient, persécutaient les généraux habiles qui travaillaient de bonne foi à la détruire ; ceux qui envoyaient un Bourreau à des hommes que la douceur eût reconquis, étaient les seuls dépositaires de ce terrible secret. La Loire est encore grosse des pleurs et du sang qu’il a fait couler. Je ne parle de ce monstre que pour dire qu’en montant à l’échafaud en place de Grève, il entendit les sons d’une clarinette qui célébrait sa mort : il fut témoin de la joie parisienne, et sa tête est tombée. Comme ce n’était plus un homme, les Parisiens ne seront pas entachés de ce témoignage d’allégresse.


Robert Lindet. — Parmi les atrocités que rappelle la journée du 10 mars 1793, celle imaginée par un député nommé Robert Lindet, est au-dessus de tout ce que les tyrans peuvent avoir imaginé de plus astucieusement barbare. Voici ce qu’il proposa :

« Le tribunal extraordinaire sera composé de neuf membres ; ils ne seront soumis à aucune forme pour l’instruction ; ils acquerront la conviction par tous les moyens possibles.

« Le tribunal pourra se diviser en deux sections ; et il y aura toujours dans la salle destinée à ce tribunal, un membre chargé de recevoir les dénonciations.

« Le tribunal jugera ceux qui auront été renvoyés par décret de la Convention.

« Il pourra poursuivre directement ceux qui, par incivisme, auraient abandonné ou négligé l’exercice de leurs fonctions ; ceux qui par leur conduite ou la manifestation de leurs opinions, auraient tenté d’égarer le peuple ; ceux dont la conduite ou les écrits, ceux enfin qui par les places qu’ils occupaient dans l’ancien régime, rappellent des prérogatives usurpées par les despotes. »

Qui pourrait le croire ? le parti qui s’était déclaré républicain par excellence, le protecteur exclusif de la liberté la plus étendue, la plus illimitée, applaudit avec enthousiasme à cette conception diabolique, et demanda que sur le champ on en fit une loi. Philippeaux, qu’à sa mort on a couvert de tant de lauriers et de tant de cyprès, s’en déclara l’apologiste ; Vergniaux l’attaqua avec indignation, la repoussa avec horreur ; Cambon la combattit ; Barrère lui-même la traita comme une monstruosité que les despotes les plus déhontés n’auraient su imaginer dans le plus noir accès de leur rage. Après beaucoup de débats, le projet de Lindet fut abandonné.


Duport-Dutertre. — Spirituel, aimable et complaisant, il n’eut que des passions douces, un ton modeste et des manières affables avec tout le monde. Sa profession était celle du barreau ; et quand la révolution, en l’appelant aux fonctions de lieutenant de Maire, à l’organisation de la commune de Paris, lui eût fourni l’occasion de faire approuver sa gestion, il fut le premier ministre que le roi voulut choisir dans la bourgeoisie. L’opinion publique proscrivait tous les autres ; elle applaudit au choix de celui-ci ; et pendant le très long cours de son ministère, eu égard à ceux qui l’avaient précédé ou qui l’ont suivi, il ne lui fut reproché ni orgueil, ni abus d’autorité. Ses fonctions pourtant avaient été aussi épineuses que brillantes ; car la fuite du roi à Varennes l’avait rendu la première personne de l’état ; mais il tenait autant à sa modestie qu’à ses habitudes ; son élévation ne l’avait point étourdi, et il aimait à descendre quelquefois dans le modique logement qu’il occupait avant de monter à l’hôtel du Garde des Sceaux. C’était comme un asile qu’il eût craint de ne plus retrouver, quand le jour des grandeurs serait éclipsé.

Les événements du 10 août auxquels il n’avait pris aucune part, l’enveloppèrent comme tant d’autres dans le décret d’accusation qui le traduisit dans les prisons d’Orléans pour y être jugé par la haute cour nationale. Échappé comme par miracle au massacre des prisonniers de cette ville, que les assassins de Septembre allèrent égorger pendant qu’on les transférait, Duport vint treize mois après apporter sa tête innocente au tribunal de Robespierre. Un même acte d’accusation lui avait donné pour compagnon d’infortune l’illustre et malheureux Barnave. Leur cause n’avait rien de commun ; ils se connaissaient à peine, et leurs principes n’avaient guère de ressemblance peut-être ; mais une seule victime ne suffisait pas pour chaque fois à ces bourreaux ; ils les accouplaient au hasard, comme pour accoutumer le peuple à les voir dans la suite accumulées par centaines, quoiqu’elles ne se connussent que par le jugement qui les avait convaincues de complicité. Duport eut beau démontrer son innocence, il eut beau produire les preuves écrites par Marat même, pour rendre témoignage de son patriotisme et de son respect pour la liberté de la presse, ses juges étaient si avides de son sang que le premier juré qui vota, oubliant que les questions étaient individuelles, s’écria avec fureur en prononçant la formule : sur mon honneur et ma conscience, les accusés sont convaincus…

La déclaration de ce jury fut unanime ; et quand Duport eût entendu son arrêt : « Les révolutions tuent les hommes dit-il, la postérité les juge… »


Pétion. — Il avait une contenance fière, une figure assez belle, un regard affable, une éloquence douce, des mouvements, du talent et de l’adresse ; mais ses manières étaient composées, ses yeux se doublaient, et il avait dans les traits quelque chose de luisant qui repoussait la confiance. Dès les premiers jours de la Constituante, il y figura, parce qu’il parlait bien et qu’il était membre du Tiers. Ami inséparable de Robespierre, leurs principes étaient alors si conformes et leur intimité si marquée, qu’on les appelait les deux doigts de la main. On continua à les mettre sous la même accolade, jusqu’à la fin de 1792. Il est vrai qu’à cette époque ils se détestaient déjà cordialement l’un et l’autre. Robespierre n’était plus rien, il ne voulait même rien être, parce qu’il se réservait pour l’anarchie : car il n’était pas fait pour briller dans une carrière purement constitutionnelle. Pétion, au contraire, avait abandonné l’Angleterre où il vivait avec Madame de Genlis pour succéder à Bailly dans les fonctions de Maire de Paris ; et il s’était acquis dans cette place une telle popularité, surtout après sa destitution à la suite des événements du 20 juin, que Robespierre n’était plus en état de lui pardonner l’idolâtrie qu’on lui portait. Il ne le regarda plus qu’avec envie ; ce n’était plus à ses yeux qu’un rival, puisque le peuple criait : vive Pétion ! Pétion ou la mort ! puisque cette exclamation se lisait sur tous les chapeaux, sur toutes les murailles.

Pétion cependant tenait trop bien, pour qu’on pût l’attaquer ouvertement ; aussi joua-t-il un grand rôle au 10 août. Il avait plusieurs fois visité tous les postes du château, pendant la nuit qui précéda cette journée célèbre ; et ces soins n’avaient pas été perdus puisqu’ils en avaient assuré le succès. Mais les jours de Pétion étaient si précieux alors, qu’un décret lui défendit de s’exposer d’avantage ; et l’on vit longtemps sur les portes du château cette inscription : « Ici le Maire de Paris eût été assassiné, si un décret du corps législatif n’eût sauvé ses jours. »

Il était encore Maire de Paris pendant les boucheries de Septembre : mais les conjurés l’avaient consigné à la Mairie, en sorte qu’il était pur de ces massacres. Quand Manuel fit à la Convention nationale la proposition de donner à son président une garde d’honneur, et un logement aux Tuileries, Pétion venait d’être porté à la présidence. À la formation de l’Assemblée, certaines gens disaient qu’il visait au trône, et quantité d’autres désiraient qu’il y montât. Mais tout à coup il devint un objet de haine. Il fut mis hors de la loi à la suite du 31 mai ; et l’on ne sait ce qu’il est devenu. Il est mort sans doute misérablement, puisqu’il n’a point reparu au rappel de tous les proscrits[2].


Lacroix. — Devenu de simple avocat de campagne, colonel et maréchal de camp en deux ou trois mois, possesseur de riches propriétés, complice de Danton, il fit semblant de dénoncer, d’accuser Dumouriez, avec lequel il était d’intelligence ; et il favorisait ces tribunes où dominaient le souverain massacreur, les Bacchantes, les coupeurs de têtes, ainsi qu’il protégeait tous ces mouvements désordonnés des sections ; tandis que son ami Fabre d’Églantine, poète pauvre avant le 2 septembre, qui ne connaissait que des assignations au lieu d’assignats, possédait de quoi soutenir son hôtel, sa voiture, ses gens et ses filles.

Il fut un des grands oppresseurs de la Convention pure dans sa très grande majorité. Il gêna ses mouvements ; il se rangea du côté de ceux qui poussaient des cris, des rugissements, qui parlaient sans cesse de sans-culotterie ; il caressa une municipalité coupable, en état de révolte ouverte. Enfin il fut un des plus ardents provocateurs à l’anarchie, et toujours prêt à couvrir les assassins de sa voix Stentorienne.

En supposant que les adversaires de ces anarchistes eussent eu quelques torts, on n’en comptera pas un seul qui se soit enrichi depuis la Révolution. Ils ont évité tous les comités dans la main desquels était réellement le pouvoir.

Lacroix avait été décoré de la croix de St-Louis le 4 août 1792, et cela ne put ouvrir les yeux à tant de Parisiens stupides. Il fut impossible dès lors de réprimer les vociférations des tribunes, les menaces des coupe-jarrets, les attentats du club des Jacobins, les usurpations de la municipalité.

Un militaire osa dire (je l’ai entendu) : « voulez-vous savoir le moyen de sauver la Patrie ? je vais vous le dire : J’ai bien étudié la Convention ; elle est en partie composée de scélérats dont il faut faire justice, et pour cela il faut tirer le canon d’alarme et faire fermer les barrières. »

Bentabole qui présidait fait semblant de ne pas apercevoir cette provocation à l’assassinat, et complimente le militaire. On lui crie qu’il est un modéré et un Feuillant.

C’est parce qu’on n’a point vu dans les départements la lutte opiniâtre des vrais républicains contre cette société de Jacobins entièrement abandonnée de tous les vrais patriotes, de tous les hommes instruits, de tous les députés qui méritaient quelque estime et avaient quelque pudeur, qu’on a jugé très faussement que la Convention avait été faible ; elle fut forte, courageuse, intrépide jusqu’au 31 mai. Les 73 combattirent encore sur la brèche, paralysèrent des projets de décrets homicides, inspirèrent une sorte de crainte à la municipalité de Paris, la tinrent du moins en respect et ce ne fut qu’à leur retraite, qu’après leur enlèvement forcé que la digue fut rompue, et que tous les crimes inondèrent la France. Le peuple de Paris fut puni de n’avoir su ni les connaître ni les défendre, d’avoir vu lâchement ce dernier attentat qui donna le signal de toutes les violences et de toutes les cruautés.

Il est temps de dire la vérité toute entière : Robespierre et Marat ne furent pas encore les plus criminels. Voyez Collot-d’Herbois à Nice et à Orléans, Tallien à Tours, Billaud-Varennes aux armées ! Le Prussien Anacharsis Cloots aplanissait la route de Frédérick Guillaume. Et nous, amis de la Patrie, qui avions en horreur l’exagération dans les mots, la férocité dans le langage, parce qu’elles sont toujours en raison de la lâcheté, nous ne rencontrâmes dans l’esprit du Parisien que la peur de se ranger de notre côté : et lorsqu’il y avait un Condorcet et un Brissot, ce fut un Marat et un Chaumette dont on suivit les étendards !

Il y a plus : lorsque nous dénoncions la confédération de Pilnitz, nous étions les complices de l’invasion de l’ennemi ; enfin nous avions livré Valenciennes au duc d’York ; Condé, Lequesnoy, Landrecy à l’empereur et quand le roi de Prusse qui avait loué des loges à l’Opéra entrerait dans Paris, c’était nous qui devions au spectacle être derrière sa majesté.

Voilà ce qu’a cru le Parisien, et la base d’une accusation qui a envoyé sur les échafauds ou dans les cachots les incorruptibles amis de la liberté et de la gloire nationale.

L’ennemi qui menaçait Paris de sa ruine jouissait de cette funeste erreur ; il savait bien où étaient les traîtres. Les Parisiens toujours aveugles n’ont point encore appris à les distinguer des hommes probes et courageux, tandis que l’Europe entière les distingue.


Dumouriez. — On est fondé à croire qu’il n’est devenu traître, qu’après avoir essuyé un grand revers, et que les injures de Marat ne l’aient déterminé à se séparer d’une Convention qui portait dans son sein un tel homme. Le retour des commissaires près l’armée de la Belgique répandit l’alarme la plus profonde. Je puis attester qu’elle fut générale. On ne parlait rien moins que de faire lever en masse la Nation entière. On craignit de voir renouveler les massacres du 2 septembre, car on criait beaucoup plus haut contre les riches et les modérés, que contre les Prussiens et les Autrichiens.

Tous les spectacles furent fermés ; et l’on profita de ce premier moment de terreur pour poser les bases du tribunal révolutionnaire. L’organisation de ce fameux tribunal vint avec l’apparition de Lacroix et Danton. Buzot combattit cette proposition comme constitutive du despotisme le plus monstrueux ; il ne fut pas écouté. Ainsi la défaite de Dumouriez donna gain de cause au parti de la Montagne, qui sut toujours mettre à profit tous les événements. Son adresse consista surtout à paraître moins audacieux quand le danger l’environnait ; et ses adversaires, naturellement bons et ennemis des violences, étaient destinés à payer bien cher cette indulgence et cette sécurité.

Dumouriez perdit la tête en arrêtant les quatre représentants du peuple. C’était un attentat si misérablement inutile, qu’on ne saurait l’attribuer qu’à cette démence que fait naître la fureur ; Paris, d’ailleurs fut très insensible à cette arrestation. Cependant plusieurs croient que Dumouriez fut traître pendant, avant et après qu’il s’était rendu de la coalition.


Abbé Maury. — Je l’ai beaucoup connu ; simple prestolet, il nourrissait déjà l’idée de s’élever aux premiers rangs de la hiérarchie ecclésiastique ; il m’entretenait de son élévation future lorsqu’il n’avait pas de quoi dîner. Il me disait : j’entrerai à l’académie française bien avant vous ; et il n’avait pas encore écrit, même un mauvais sermon. Ses premières productions sont ce qu’il y a de plus mauvais et de plus obscur dans aucune langue. Mais il était né avec un esprit d’académicien, un talent de prédicateur, et une audace d’antichambre. Il avait grande confiance dans sa faconde parce qu’il l’avait exercée avec succès sur plusieurs hommes médiocres, et qu’il avait pris du prêtre tantôt le ton souple, le ton élevé, le ton onctueux ; car il aimait à faire le prêtre.

Il a rendu à la révolution le plus grand des services ; car c’est lui qui a fait le clergé opiniâtre et récalcitrant, et qui, en l’engageant à ne point ployer, l’a fait rompre. C’est encore lui qui mit dans la tête de tous les nobles ce système d’émigration le plus extravagant, le plus impolitique et le plus lâche de tous ceux que l’on pouvait choisir. Ce beau système passa jusque dans la tête du Monarque ; et c’est d’après ses documents qu’il se mit à ruser comme un écolier qui veut se dérober à son préfet. Il se déguise en valet de chambre, et lorsqu’il est dans la voiture partant avec toute sa famille, ils se prennent tous à rire de la surprise, de l’étonnement, de la prétendue douleur des Parisiens quand ils apprendront qu’au lieu d’assister à la procession du St-Sacrement, comme ils s’y attendaient, la nichée s’est envolée, qu’elle est allée trouver les bottes du général Binder.

Tarquin chassé de Rome eut une posture moins humiliante ; mais le nouveau Tarquin, il faut qu’il dîne en route ; il est encore affamé de côtelettes, il mange comme un roulier. Vainement la reine veut lui faire ajourner sa goinfrerie ; il arrive trop tard au rendez-vous de Bouillé et de son régiment. Voilà que six hommes arrêtent la voiture ; il craint pour sa chère bedaine, et il crie le premier arrêtez ! Il passe dans la boutique de M. Sausse, marchand chandelier, qui y voit clair et qui ne se mouche pas du pied. M. Sausse fait son devoir droit comme un cierge.

Que le Blondinet (c’est ainsi que Lafayette était désigné à la cour) ait eu le plaisir malin, le plaisir cruel du chat qui laisse trotter la souris pour tomber d’un saut sur elle, qu’il ne l’ait pas eue, toujours est-il vrai que l’abbé Maury avait inspiré à toutes les maîtresses têtes de ce temps-là le projet de fuir, qu’il est l’inventeur de l’émigration, et qu’elle fut adoptée par celui-là même qui pouvait si facilement se séparer d’une haute et insolente noblesse, laquelle n’avait cessé de l’injurier et de le mépriser.

De tous les émigrés un peu de marque, l’abbé Maury et Choiseul-Gouffier sont les seuls qui aient eu de l’esprit ou une heureuse fortune ; le premier est devenu cardinal, et le second s’est fait, sous le nom de Paul premier, empereur des Russies.

Mais il y en a un plus sage et plus heureux ; il s’est fait cordonnier pour femmes à Hambourg.


Legendre (de Paris) — Lors du procès de Louis XVI, il s’avisa de dire : Voilà bien des formules, des lenteurs ; qu’on le mettre à mort, qu’on le coupe en 83 morceaux, et qu’on l’envoye ainsi aux quatre-vingt-trois départements. Il crut avoir touché le sublime de l’éloquence Montagnarde : il fut accueilli d’un grand éclat de rire. J’étais à côté de lui lorsqu’il proféra ces paroles, et je me disais : Elles vont faire horreur, et l’on attribuera à tous les membres de la Convention la bêtise d’un seul homme auquel on ne peut fermer la bouche. Par quelle fatalité me trouvé-je assis à côté d’un Legendre et d’un Laurent Lecointre ! Ils parlent de liberté et ils ne savent pas lire !

Legendre était brutal, non parce qu’il était boucher, mais parce qu’il avait cru que la brutalité entrait dans la composition d’un républicain, et celui-là n’était pas républicain, qui ne mugissait pas comme un taureau, et qui ne faisait pas des gestes comme pour assommer un bœuf. Il ne pouvait parler ou gesticuler autrement. Les violences de ce Legendre ont été telles, qu’il voulut plusieurs fois frapper Lanjuinais et le jeter en bas de la tribune.

Après la rentrée des 73, nous demandâmes, dans une Assemblée particulière, le rappel des vingt-deux mis hors de la loi. Je portai la parole : Legendre s’y opposa et dit : Je mourrai plutôt à la tribune ; eh bien ! lui dis-je, tu y mourras !

Il se tut, ainsi que sa clique infernale, et les vingt-deux furent rappelés, c’est-à-dire, ceux qui existaient encore ; et tous ces hommes vertueux ont abattu peu à peu le monstre anarchique. Ce fut Legendre qui dénonça Condorcet, en l’accusant faussement d’avoir cherché à soulever le département de l’Aisne.


Cambon. — La loi proposée par Buzot, qui force chaque député à donner le bilan de sa fortune depuis l’Assemblée législative et constituante, et de justifier des causes de son accroissement, a toujours reçu sa plus forte opposition de la part des Montagnards. Cambon la trouvait mauvaise, lui qui affectait à la tribune de flatter la multitude. Dès qu’on touchait cette corde, on était un allié de Pitt. Jamais on ne put mettre en vigueur la loi qui leur aurait fait vider les poches. Nous ne refusions pas, nous, le Bilan de notre fortune.

Cambon exerça une dictature financière ; il a commencé le premier à se jouer de l’émission des assignats. Il voulait proscrire l’agiotage ; et pourquoi Cambon n’a-t-il pas fait fermer la Bourse plutôt, comme Clavière n’avait cessé de le demander depuis 1791 ? C’était aller droit à la source du mal. C’est Cambon qui a paralysé et persécuté le talent et le génie de Clavière, parce qu’il connaissait sa supériorité sur ces misérables plagiaires qui lui prêtaient leur étroite conception, en lui suggérant des expédients ruineux ou illusoires.

Le désastre de nos finances fut encore l’ouvrage des Montagnards ; et si l’un d’eux faisait mine de dénoncer de petits dilapidateurs à la tribune, c’était pour se réserver le droit de favoriser le chef des dilapidations. Pourquoi resta-t-il si longtemps à la tête des finances ? C’est qu’il fut le complice des anarchistes qui étaient encore des fripons, et que depuis il s’est coalisé avec eux.


Marat. — Ce misérable né dans le comté de Neufchâtel en Suisse, d’abord mendiant, puis empirique, qui réunissait la bassesse de la figure et du style à celle du caractère et de l’esprit, et dont l’insolence à la tribune était encore un ridicule, qui ne fut supérieur qu’à ses valets, occupera néanmoins plus d’une page dans l’histoire, et par son inconcevable déité et par sa mort qui fit descendre dans la tombe une jeune héroïne. L’histoire dira donc que si ce vil démagogue, qui a entaché le Panthéon et tous ceux qui l’y conduisirent, poussa une multitude aveugle au pillage et au crime, il n’eût pas osé lui-même prêcher l’athéisme. Il y eut donc quelque chose de plus abominable au monde que Marat ; ce fut l’esprit de Chaumette et d’Hébert, je dis l’esprit Jacobin, Cordelier. L’hypocrite Robespierre sentit bien qu’il aurait pour lui l’assentiment du genre humain en terrassant ces malheureux : mais en recréant l’Être-Suprême, il n’en eut pas moins la physionomie d’un impie. Pourquoi ? C’est qu’en effet il s’était substitué ce jour-là au Dieu qu’il voulait faire reconnaître.


Foulon. — Foulon pendu en place de Grève, décapité et puis traîné dans les rues, avait vécu de manière à ce qu’on ne pût presque pas le plaindre. Je ne sais s’il prévoyait son sort, mais il avait non-seulement fait répandre le bruit de sa mort, mais même donné le spectacle de son propre enterrement dans sa terre d’Houvion. On y porta le cadavre d’un domestique mort chez lui, qui passa pour le sien, et fut inhumé avec les honneurs dus à un seigneur de terre. Il laissa plusieurs millions et un nom détesté.

On avait trouvé un portefeuille de M. de Berthier-Sauvigny, dans lequel était renfermée sa condamnation. Il était allé dans sa généralité pour retirer des lettres concernant l’affaire des blés, si funeste et si mal éclaircie. Ce sont les paysans de sa campagne qui l’ont arrêté ; des soldats se sont joints à eux, et ont formé cette formidable escorte qui l’a amené à l’hôtel-de-ville. Lafayette s’est mis à genoux pour obtenir le temps de le juger, et n’a pas été écouté ; la fureur était telle, qu’on ne s’est pas même donné le temps de le pendre.


La Harpe-Bonnet-Rouge. — Le symbole de la liberté qu’on vénérait au commencement de la révolution, a depuis été profané ; je l’ai vu sur la tête de Dumouriez.

Dans une des séances du Lycée républicain, La Harpe, en pérorant avec chaleur, dit : « On prétend que le Bonnet rouge raffermit les têtes républicaines. Je déclare qu’il fait fondre la mienne » Il l’ôta.

Le lendemain parut une affiche :

À VENDRE

Un Bonnet rouge, doublé de taffetas tricolore, avec une riche houppe de soie. S’adresser au portier de Panckouke[3] et demander le petit Lucain[4]. On le trouvera nuit et jour à son bureau. Il recevrait en échange une perruque à trois marteaux dans le genre académique. On ferait d’ailleurs la remise au libraire, si l’acquéreur du Bonnet rouge voulait souscrire pour le Harpiana, ou recueil des bons-mots de l’auteur de Gustave. Cet ouvrage est imprimé : il aurait déjà paru ; mais l’éloge que l’auteur doit en faire dans quelques journaux qu’il rédige, ne l’est pas encore.


L’abbé de Boislaurette. — Il fut curieux : aumônier de la garde nationale parisienne, il qualifia le vœu de continence des ecclésiastiques, de vœu insensé, sacrilège, antisocial, etc. « Mais s’écrie-t-il éloquemment, quelle puissance pourra relever de ce vœu ? Rome ? Dans cette sainte cour, on ne termine rien. Les affaires s’y font si lentement… si lentement !… Et notre mariage est si pressé ! si pressé ! et moi, comme l’un des aumôniers de l’armée parisienne, je suis si pressé, si pressé de lui donner un bon soldat !… Sorbonne, prends tes fourrures, assemble-toi et prononce. Censure si tu veux, excommunie, anathématise ; je ne crains point ta foudre. Vel duo, Vel nemo ; voilà la seule thèse que je te présente ; elle est sacrée, elle est sublime ; si tu oses la déchirer, le roi de la nature te condamne et m’approuve. Avec son approbation, je me passerai de la tienne. »

Comment la religion, la religion de celui qui a maudit le figuier stérile, a-t-elle pu faire un crime d’un plaisir que les anges bénissent autour du lit nuptial, en se couvrant le visage de leurs ailes, de peur sans doute d’envier à la terre un bonheur qui n’est pas celui du ciel ? Est-il donc si facile d’écraser son cœur sous les marches du sanctuaire ? Ils domptaient leurs corps, les Bernard, les Benoît, les Dominique ; mais c’était dans des étangs glacés, sous des cercles de fer, sur des épines et des orties. Leur peau sous la discipline devenait le cuir d’un Nègre. Ils disaient tous que c’était un plus grand miracle de conserver sa virginité, que de ressusciter un mort. Aussi Brigitte assure-t-elle que de son vivant elle a vu en enfer beaucoup d’ecclésiastiques, qui avaient tourné au préjudice de l’espèce, l’attrait donné pour la multiplier. C’est m’expliquer le mot de Saint-Basile : Je ne sais ce que c’est qu’une femme, et pourtant je ne suis pas vierge. Le Prieur des Chartreux avait permis au novice Séguier de sonner la cloche toutes les fois qu’il éprouverait des accès de concupiscence, afin que ses confrères se missent en prières. La communauté se lassa de prier, et l’enfant de Bruno sentit qu’il aurait moins de mal à devenir chancelier de France.

« Si le clergé encore fier et hypocrite, toujours jaloux de l’inutile réputation des Saints, dit M. Manuel, dont j’emprunte cet article, prétendait que ceux qui tiennent un Dieu dans leurs mains, et voient des reines à leurs pieds ne doivent pas descendre jusqu’aux besoins du vulgaire, je vais dévoiler les œuvres libertines de ces célestes missionnaires, qui dévouent à l’enfer les passions des âmes honnêtes et sensibles. J’ai en main la lettre de l’Inspecteur, le verbal du Commissaire, la confession signée du délinquant et la reconnaissance de son supérieur à qui on les ramenait sans doute quand il n’avait pas de quoi acheter sa grâce, etc, etc. »

L’auteur que je viens de citer donne ensuite la liste nombreuse, plaisante et authentique de tous les tonsurés pris en flagrant délit par la police, dans les endroits où canoniquement ils ne devaient pas se trouver.


Desprémesnil. — Lorsque la cour tint un parlement prisonnier dans le sanctuaire de la justice, et porta la hache sur la porte de ce tribunal dont la modération voulait lui épargner le coup qui la renversa (car c’est par ce coup que le trône fut véritablement frappé), ce conseiller au parlement de Paris jouait un rôle. Il détermina peut-être le premier choc de la révolution. Il s’était dévoué sous le despotisme de la cour avec un courage digne d’un vrai Romain ; mais il était noble, député de la noblesse ; et après avoir soulevé tous les parlements contre l’autorité royale, il en redevint l’humble valet.

Ce changement ne fut pas rare parmi tant d’hommes qui semblaient nés pour être républicains. Mirabeau revenait sur ses pas lorsque le poison l’arrêta. On eût dit qu’il se souvenait du comité des trente tyrans d’Athènes, qui pesa encore beaucoup plus sur la république qu’un seul Pisistrate.

On attribue le changement de Desprémesnil à un bon mot de Madame de Polignac, qui dans un dîner de parade avait dit hautement : qu’on mît les sceaux devant M. Desprémesnil. Elle parlait des seaux à rafraîchir, et l’on débita qu’il avait cru voir dans ce calembour le présage de sa nomination au ministère de la justice.

Il fut petit dès qu’il ne se trouva plus dans un corps de magistrature ; et la tribune qui a tué tant d’hommes réputés pour être éloquents, ne laissa voir qu’un conseiller au lieu d’un orateur.

Il fut souffletté à la journée dite des poignards ; et à son retour de Coblentz, reconnu sur la terrasse des Feuillants, il faillit devenir la victime du peuple. Pétion vint le débarrasser ; Pétion était alors dans toute sa gloire ; Desprémesnil tout en sang dit au Maire de Paris qu’il n’aimait pas : Et moi aussi, Monsieur, j’ai été porté en triomphe par le peuple.


Pitt et Cobourg. — Ces deux noms ont été répétés jusqu’à la satiété. Il n’en est pas moins vrai que Pitt a été le plus déterminé soudoyeur qu’on ait encore vu dans les annales du monde ; il aura perdu ses guinées. Renard Pitt a été dans son genre, a été dans son rôle aussi opiniâtre et aussi borné que le fut Robespierre ; sa haine n’avait qu’une direction ; elle ne fut ni ingénieuse ni inventive ; elle l’a aveuglé ; et tout le mal qu’il nous a fait retombera sur son propre pays ; la forme de son gouvernement sera inévitablement changée.

Pour Saxe-Cobourg, prince et général allemand qui commandait les troupes Autrichiennes il y a quatre ans, après avoir été battu plusieurs fois par nos Républicains, ce grand maître de l’art a mis promptement ses talents, sa réputation et sa gloire à couvert, en avouant qu’il n’entendait rien à la tactique de nos écoliers militaires.


Monsieur. — Les choses s’usent à force de s’en servir ; les mots s’usent quand on ne s’en sert plus. Celui de Monsieur en est un exemple parmi nous. Le mot Citoyen l’a remplacé presque généralement, mais bien difficilement.

Dans une Assemblée primaire, on faisait l’appel nominal. Le président appelait chaque membre un peu riche, Monsieur, et les autres par leur nom tout court. Il appela ainsi sans respect un jeune vigneron… « Je vous y attendais s’écria celui-ci : pourquoi distinguez-vous les citoyens ? Pourquoi ne m’appelez-vous pas Monsieur, tout comme vous avez appelé mon voisin ? Avez-vous oublié la politesse nouvelle de l’égalité ? Souvenez-vous que chacun de nous est Monsieur, ou que personne ne l’est. »

Dans tous les bureaux d’administration quelconque, dans tous les tribunaux, le mot Monsieur est proscrit.


Loiserolles. — L’histoire déroulera les vues générales du Décemvirat dans l’invention de ce système, et sa combinaison principale avec la guerre de la Vendée, ainsi que le projet infernal de son application à toutes les parties de la République ; un tel poison n’a pu être soufflé que par le cabinet St-James.

Comment a-t-on pu trouver tant de geôliers, tant de bourreaux obéissants, tant d’applaudisseurs qui suivaient les chariots funèbres, qui comptaient le nombre des victimes en calculant avec un horrible sang-froid si ce nombre allait en augmentant où en décroissant. Le théâtre de la Guillotine ne manqua jamais d’un cercle de spectateurs. Déjà l’on parlait d’établir un puisard en pierre sous l’échafaud et d’y ménager des couloirs pour le sang humain ; déjà l’architecte avait tracé le plan de cette bâtisse : et puis, que l’on calomnie les arts !

Au milieu de tant de victimes, il y a un nom qu’on ne saurait oublier, parce qu’il rappelle tout l’essor de la tendresse paternelle.

L’infortuné Loiserolles reçoit à la Conciergerie un acte d’accusation ; c’était celui de son fils. Il garde le silence ; il dissimule ; il obéit à la voix du guichetier qui lui signifie l’ordre de descendre au greffe. Il marche cachant la joie qu’il avait de sacrifier sa vie pour la conserver à son fils. L’erreur ne fut point reconnue, parce qu’il fit tout pour la rendre complète ; il tremblait que son fils, qui ignorait ce dévouement, ne vînt réclamer sa place. Ce vieillard vénérable, lié à la planche, s’écria : j’ai réussi ; et sans doute il reçut sans regret le coup de la mort. Mais comme si le Ciel eût attendu cette dernière et généreuse victime pour manifester tout son courroux, la justice vengeresse se déclara enfin : le même jour elle tonna sur le crime, le même jour les tyrans furent foudroyés ; et tous ces décemvirs ivres de sang montèrent le lendemain à l’échafaud.

Jamais il ne fut imprimé sur aucun criminel un plus terrible cachet de réprobation que celui qui marqua l’agonie de Robespierre. À moitié tué de la main de son frère ou de la sienne propre ; (car la version est encore douteuse) le visage enveloppé de linges sanglants ; poursuivi par les imprécations et par les cris d’allégresse du peuple ; lisant sur tous les fronts le plaisir de la vengeance, et la chute de son épouvantable système ; montant à cet échafaud que je lui avais prédit dans les jours de sa toute puissance ; outragé par le bourreau qui déchira avec dédain l’appareil de sa blessure, s’il ne crut pas en ce moment à la justice divine, c’est que c’était un automate sorti


CAFÉ DES PATRIOTES
Peint par Swebach-Desfontaines, gravé par J.-B. Morret.

des enfers pour punir les humains. Mais non… Je crois qu’il

dut s’étonner et même se plaindre de ne pas voir autour de lui tous ses complices. Plusieurs respirent encore… mais attendons quelle sera leur fin.

On a dit et répété que Robespierre avait sauvé et voulait sauver encore les 73 représentants du peuple détenus pour leur ferme et généreuse protestation contre la journée du 31 mai ; il n’en est rien. Robespierre nous tenait en otage pour maîtriser le côté droit ; et nous devions être égorgés dans la nuit qui précéda le 9 Thermidor. Nous avons vu tous les apprêts de notre mort ; les armes, les flambeaux, tout était prêt ; les fosses étaient creusées ; on attendait le signal. Ô sainte Providence que j’adore ! tu daignas m’envoyer dans cette nuit même le sommeil le plus doux et des songes célestes ! Il entrait dans tes desseins que les 73 ne périssent point ; ils étaient innocents et ils avaient voulu sauver la France de ses grands désastres. Non, je n’ai jamais craint la mort ; j’avais un pressentiment secret que l’auteur de tout bien et de toute justice nous ferait triompher. Dans ces temps d’oppression et de calamité, mon oreiller me fut toujours doux. En pourriez-vous dire autant, Robert-Lindet ?

Et toi, farouche Amar, je me souviens de tes larmes de crocodile, quand tu vins nous visiter aux Madelonnettes,[5] après avoir assassiné les vingt-deux. Et comment comptais-tu sur ta puissance ? tu ne connaissais ni toi ni les hommes ! Tu fus féroce, et tu n’as point de remords ! Autant vaut que tu vives que de périr sous une main justement vengeresse. Le mépris te fait grâce !


Louvet. — Il eut un père dur et brutal, dont l’organisation commune ne pouvait deviner le secret de l’organisation de son fils. C’est de là probablement que s’alluma dans son âme cette haine des tyrans, qui ne s’est éteinte qu’avec ses jours. Il attaqua le trône ; il dénonça Robespierre ; il demanda l’acte d’accusation contre les frères de Capet ; il s’éleva avec une grande force d’indignation contre la noblesse, cette caste usurpatrice, obstacle continuel à tout développement de grandeur et d’énergie dans la nation ; il fut républicain jusqu’au dernier soupir : tous les genres d’outrages lui furent prodigués.

Il y a des moments dans la vie où l’homme vertueux, réagissant contre l’injustice et l’insolence, est tenté de renoncer publiquement à l’estime des hommes. Louvet, au-dessus des clameurs de la calomnie, leur répondit en combattant sans cesse, en se trouvant partout sur la brèche.

L’aveuglement universel de la capitale sur Robespierre, enhardit les conspirateurs ; le parti du devoir et de la vertu fut abandonné ; mais notre républicanisme restera sans tache. J’ai partagé toutes ses opinions ; pour récompense de ses vertus et de ses talents, que n’a-t-il vu comme moi le 18 Fructidor ![6]

  1. L’historien Arago assure que Bailly aurait simplement répondu : « Mon ami, j’ai froid. »
  2. Il s’enfuit d’abord à Caen, puis dans la Gironde où l’on trouva son corps au milieu des Landes, dévoré par les loups.
  3. Célèbre éditeur-libraire.
  4. La Harpe avait traduit Lucain.
  5. Du 17 vendémiaire an II (8 octobre 1793) au 3 brumaire an III (24 novembre 1794) Mercier fut transféré de la Force aux Madelonnettes, de la prison des Anglais à celle des Fermes, puis à Port-Libre.
  6. J.-B. Louvet, auteur des Amours de Faublas, directeur du journal La Sentinelle, était mort le 25 août 1797.