Paris : Louis-Michaud (p. 131-134).

FOUQUIER-TINVILLE



Pour donner un libre cours à ces attentats, ce n’était pas assez que Robespierre fût puissant, et soutenu même par une municipalité audacieuse ; il fallait encore qu’il rencontrât une âme atroce et docile, un de ces hommes qui se font avec orgueil valets de tyrannie, et à qui les crimes ne coûtent rien : le blême Dictateur rencontra Fouquier-Tinville, ancien procureur au Châtelet, et se l’attacha : jamais association entre les héros du crime ne fut plus égale.

Si une sage prévoyance eût enseveli dans un oubli éternel l’histoire des résolutions des empires, l’hypocrite Robespierre peut-être n’eût pas, comme César, aspiré à la dictature ; et l’horrible Fouquier-Tinville, prenant pour modèle le confident de Néron, n’aurait point perfectionné la science de l’accusation.

Exista-t-il un homme d’un esprit plus profondément artificieux, plus habile à supposer le crime, à controuver des faits ? Chacune de ses paroles était un piège que l’accusé ne pouvait prévoir ni éviter ; elles enchaînaient sa langue et sa pensée. En vain une épouse en pleurs le conjurait à deux genoux d’entendre jusqu’à la fin la justification de son mari ; le tigre, sourd aux accents de la douleur, prononçait fermement la condamnation de l’innocent.

La justice, lente à punir, a saisi enfin cet accusateur inique ; il montra dans ses interrogatoires une présence d’esprit imperturbable. Placé sur le premier gradin au tribunal où il avait condamné tant d’innocents, deux gros cartons lui servaient de pupitre. Il écrivait sans cesse, et sa plume semblait suivre la parole. Tout en écrivant, pas un seul mot soit du président, soit d’un accusé, d’un témoin, d’un juge ou de l’accusateur public ne lui échappait. Il était comme l’Argus de la fable, tout yeux et tout oreilles. Son attention dans le cours de cette longue affaire ne parut pas se relâcher d’une minute : il est vrai qu’il affecta de sommeiller pendant le résumé de l’accusateur public, mais ce sommeil simulé n’était que pour donner le change aux spectateurs. Il voulait avoir l’air calme, lorsque déjà l’enfer était dans son cœur.

Son regard fixe faisait malgré soi baisser les yeux : lorsqu’il s’apprêtait à parler, il fronçait le sourcil, et plissait le front. Sa voix était haute, rude et menaçante ; elle passait soudainement de l’aigu au grave, et du grave au ton le plus aigu. Il s’écoutait parler quand il proposait une question. On ne pouvait mettre plus d’assurance dans les dénégations, plus d’adresse à dénaturer les faits, à les isoler, et surtout à placer à propos un Alibi. Quand un juge lui présentait un jugement en blanc signé de sa main, il ne tremblait pas devant le témoin accusateur. Lorsque la preuve était péremptoire, il couvrait tout l’auditoire d’épouvantables rugissements. L’imposture, l’audace, l’opiniâtreté, la colère étaient les seules armes qu’il opposait à la puissance de la vérité ; toutes les passions criminelles s’échappaient à la fois du fond de sa conscience, et le mettaient, pour ainsi dire, à jour aux yeux des spectateurs.

Ce monstre à figure humaine avait la tête ronde, les cheveux noirs et unis, le front étroit et blême, les yeux chatoyants, ronds et petits, le visage plein et grêlé, le regard tantôt fixe, tantôt oblique, la taille moyenne, la jambe assez forte.

Sous le règne sanguinaire de ce second dictateur, nous ne pouvions plus appeler la patrie notre mère, elle n’était que le tombeau de ses enfants. Pas un être, excepté celui qui avait mis sous les pieds toute espèce de sentiment, qu’on y vît sourire une seule fois. Des familles entières passaient les jours et les nuits à pleurer, à gémir, à trembler, dans l’attente des satellites que ce tyran relançait dans les maisons opulentes.

Ceux qui ont heureusement échappé à son pouvoir tyrannique l’ont à leur tour vu dans le tombereau qui l’a conduit au supplice. Les vastes degrés du Palais de Justice étaient couverts d’une foule immense de spectateurs qui, au premier aspect de ce grand coupable, jetèrent un cri unanime d’indignation. Leurs voix accusatrices furent autant de flèches qui frappèrent à la fois sa poitrine découverte. Son front impénétrable comme le marbre défia tous les regards ; on le vit même sourire et proférer des paroles menaçantes. Mais au pied de l’échafaud, lorsqu’il sentit les serres de la mort, il parut ne comprendre qu’en ce moment terrible qu’il était coupable. Ce terroriste sans entrailles trembla à son tour sous le glaive impitoyable ; et sa vie s’éteignit dans le sang du panier où étaient déjà les têtes de Benoît de Foucault, de Duponnier et de Dix-Août[1], ministres de sa barbarie[2].

  1. Leroy de Monflabert, juré au tribunal révolutionnaire, surnommé Dix-Août.
  2. Au nombre de quinze ils furent exécutés en place de Grève, le 6 mai 1795 (18 floréal an  III) à neuf heures du matin.