Le nouveau Blocus
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 842-856).
LE NOUVEAU BLOCUS

Ce fut pour les Anglais et pour leurs Alliés une pénible découverte lorsque, vers le 15 janvier, parurent des statistiques américaines qui prouvaient l’inefficacité du blocus de l’Allemagne en montrant que celle-ci n’avait cessé d’être ravitaillée par les neutres du Nord, — Hollandais et Scandinaves, — assez largement pour qu’elle fût en mesure de soutenir longtemps encore la lutte.

Pour tout dire, la surprise n’avait pas été générale. Beaucoup d’observateurs attentifs déduisaient, depuis quelques mois déjà, de certains faits qui parvenaient à la connaissance du public, la fâcheuse conséquence que l’on s’abusait sur les effets de l’ « étouffement économique » de l’ennemi. Ceux d’entre eux que rien n’inclinait, dans une crise si grave, à faire abstraction des suggestions de leur expérience, des leçons de l’histoire, — celle du « blocus continental, » par exemple, — et de leur connaissance du cœur humain, s’étaient même persuadés, dès le début de la lutte d’usure, que, chez les neutres limitrophes de l’Empire allemand, les intérêts surexcités à l’extrême mettraient tout en œuvre pour se satisfaire. Il était bien clair que, cédant à l’appât de gains considérables, une foule de sujets de ces petits États allaient s’entremettre avec ardeur, avec habileté aussi, malheureusement, en vue de procurer à l’Allemagne tout ce qui lui était indispensable pour continuer « sa guerre. » S’imaginer d’ailleurs que le scrupule de se rendre indirectement complices des actes cruels systématiquement accomplis par nos adversaires pourrait arrêter des hommes de finance et de négoce, des entrepositaires, des courtiers qui se voyaient en passe de s’enrichir en quelques mois, c’était se payer d’étranges illusions. Et compter que, par de laborieuses tractations avec les gouvernemens, — intéressés eux-mêmes dans ces opérations, ne fût-ce que par l’augmentation des revenus des douanes, — ou par l’établissement de « trusts » avec de grands commerçans plus ou moins sincères, en tout cas dépourvus d’autorité et de moyens de coercition[1], on arriverait à endiguer le flot des importations suspectes dans les ports neutres et à barrer tous les chemins de frontière aux contrebandiers, c’était vraiment encore se leurrer de gaieté de cœur. C’était aussi mal connaître les ressources, la fertilité d’expédiens, la longue préparation à la guerre économique de nos méthodiques ennemis. C’était enfin ignorer de parti pris le prestige dont ils jouissaient, la crainte qu’ils inspiraient à ces peuples faibles, peut-être même certaines conventions, dont le secret avait pourtant transpiré.

La signification et la valeur des statistiques dont je parlais tout à l’heure viennent d’être contestées devant le Parlement anglais par le chef du « Foreign Office, » l’organisme gouvernemental auquel l’opinion, de l’autre côté de la Manche, reprochait le plus vivement son inertie et sa crédulité. Il se peut, en effet, qu’il y ait lieu d’en rabattre, quand on nous dit que les neutres du Nord importent sept ou huit fois plus qu’il ne leur est nécessaire pour leurs besoins très largement calculés et, donc, que l’excédent va tout droit à l’Allemagne. J’ai, pour ma part, reçu une lettre d’un Hollandais de marque qui observe, entre autres choses, que son pays doit en ce moment faire face à l’alimentation et à l’entretien de plusieurs centaines de mille de Belges. C’est un peu insuffisant comme explication, et les Belges n’ont sans doute besoin ni de tant de cuivre, ni de tant de caoutchouc, transportés subrepticement en colis postaux. Au reste, tout en s’élevant contre des exagérations que reconnaissaient volontiers les observateurs de sens rassis, le gouvernement anglais n’a pas essayé de nier l’inefficacité relative du blocus actuel et il a déclaré qu’il allait prendre toutes mesures nécessaires pour en resserrer les mailles.


« Blocus actuel, » écrivons-nous. Mais, en fait, y avait-il bien blocus ? Les Anglais disent oui, les Américains disent non ; et s’il s’agit de blocus complet, de blocus effectif, surtout, dans le sens que le droit international donne à cet adjectif, il faut bien reconnaître que le gouvernement de Washington avait raison dans ses dénégations, puisque, à n’en point douter, les ports de la Baltique, les ports du littoral le plus étendu de beaucoup de l’Empire allemand, ne sont pas bloqués du tout par les Alliés et que les ports mêmes de la mer du Nord ne le sont qu’à grande distance, à une distance telle qu’un blockade runner dans le genre de ceux qui entraient si brillamment à Charleston, il y a cinquante ans, aurait certainement des chances de passer indemne.

Or cette question de la réalité, de l’« effectivité, » si je puis dire, du blocus de la côte ennemie a, juridiquement, une importance considérable. C’est, en effet, la condition expresse de la légitimité de l’exercice du droit de suite, qui permet au bloqueur de s’assurer de la destination ultime de tel objet ou de telle matière, figurant dans la liste de la contrebande de guerre, qu’un navire neutre transporte dans un port neutre, mais un port d’une puissance limitrophe du belligérant bloqué, de telle sorte qu’on est en droit de soupçonner que c’est ce belligérant qui, en dernière analyse, bénéficie de cet objet ou de cette matière.

« Jusqu’à ce que vous ayez pénétré dans la Baltique, disent les États-Unis, — qui savent fort bien ce qu’une telle condition présente de difficultés à l’esprit des dirigeans anglais, — nous ne pourrons, en toute justice, admettre la légitimité du contrôle de plus en plus rigoureux que vous exercez sur nos cargaisons à destination de Rotterdam, de Bergen ou de Copenhague, bien moins encore la saisie ou seulement la retenue des marchandises dont la destination finale est l’objet d’un doute qui, justifié ou non, vous suffit pour tout arrêter. »

Ces observations étaient déjà présentées avec force, au moins dans leur expression, par les représentans du président Wilson, au cours de ce que j’appellerai encore le blocus actuel puisque, au moment où j’écris, le nouveau n’est pas entré en vigueur et qu’on en ignore les dispositions essentielles. Mais comme on sait, par les déclarations de lord Grey, qu’il ne s’agit que de l’application plus sévère, plus complète, des dispositions existantes, on est en droit de se demander à quel degré d’énergie arriveront les protestations américaines et quelles pourront en être les suites.


En ce qui touche l’un des neutres du Nord, l’un des neutres « transiteurs, » comme on les appelle couramment, la Suède, cet État médiocrement disposé, on le sait, en faveur des Alliés[2], a déjà fait sentir que les choses n’iraient point sans de graves difficultés, si la Grande-Bretagne persistait dans ses méthodes de resserrement progressif des légitimes libertés des neutres. Un des ministres de la Couronne a déclaré qu’il ne pouvait écarter complètement, quoi qu’il en eut, l’éventualité d’un conflit. Et sans doute on a cherché, on a trouvé même des atténuations sensibles de cette déclaration assez menaçante ; mais il n’en reste pas moins qu’il y aurait des inconvéniens graves à s’aliéner définitivement la nation Scandinave la plus puissante, la mieux armée, — 300 000 hommes parfaitement équipés et pourvus, dit-on, — la mieux placée pour nous nuire, ou pour nuire à nos alliés de Russie, ne fût-ce que par l’interruption des communications de ceux-ci avec les ports de Norvège ; celle enfin qui, devenue industrielle, est en situation d’exporter en Angleterre et chez nous des produits manufacturés fort utiles.

A la vérité, on put croire, l’été dernier, que les opérations si brillantes des sous-marins anglais permettraient aux Alliés de placer les neutres les plus récalcitrans en face des résultats d’un véritable blocus. Le lecteur se rappelle certainement les ravages causés par ces bâtimens de plongée dans la flotte de vapeurs qui, des ports suédois de Bothnie, apportaient aux ports allemands les riches minerais et les fontes brutes de la Dalécarlie si appréciés des hauts fourneaux et des usines de la Westphalie ou de la Saxe. Les préoccupations furent vives en Allemagne. Allait-on perdre la maîtrise de la Baltique ? Il semblait qu’il dût suffire pour cela qu’au gros de la flotte russe, dont la valeur s’était affirmée en Courlande, se joignit une grande escadrille de light armoured cruisers (croiseurs cuirassés légers, type Arethusa et Calliope) et de « destroyers » ou grands torpilleurs anglais, tous navires d’assez faible tirant d’eau pour franchir le Sund sans être arrêtés par les « basses » de 6 mètres. L’Office allemand de la marine, ayant cru savoir qu’il était en effet question d’une jonction de ce genre, prit brusquement le parti de faire barrer, sans aucun souci de la neutralité danoise et suédoise, la partie méridionale du Sund par un champ de mines automatiques. Mal mouillés sans doute, ces engins dérivèrent dans la Baltique, coulant indistinctement Allemands et neutres, navires de guerre et paquebots. Il fallut les recueillir, les draguer, les faire exploser. Un peu après, une nombreuse flottille de bâtimens légers allemands franchissait le détroit et s’élançait dans le Cattégat à la rencontre de cette force navale britannique qui, en réalité, ne vint pas et peut-être n’avait jamais dû venir. Mais, peu à peu, la mauvaise saison aidant, les patrouilles organisées par la marine allemande dans la moyenne Baltique obligèrent les sous-marins anglais et russes à rentrer à Reval. Leur fructueuse campagne était momentanément suspendue, et il devenait difficile aux Alliés de parler du blocus effectif de la côte ennemie. L’argumentation américaine reprenait donc toute sa valeur au moment où il eût été le plus utile qu’elle la perdit ; et c’est encore là qu’en sont les choses sur ce point capital.


Entre temps et à la suite de nouveaux torpillages de paquebots sans avertissement préalable, exécutés dans la Méditerranée, le gouvernement de l’Union avait renouvelé ses protestations, ses enquêtes, ses demandes d’explications. Il reprenait même l’affaire de la Lusitania et, indigné que l’Allemagne se bornât dédaigneusement à offrir une indemnité pécuniaire aux familles des victimes américaines, il exigeait que le commandant du sous-marin fût désavoué et puni. Enfin, ces jours derniers (29 janvier), le président Wilson faisait connaître d’une manière positive ses vues au sujet de quelques-unes des modalités de la guerre sous-marine, ou plutôt des opérations des sous-marins.

Je ne commenterai pas longuement ces propositions, qu’étudient en ce moment les Puissances intéressées. Je me borne à remarquer que la rédaction de certains articles, — le cinquième, par exemple, — ne s’inspire point du sens des réalités. Aucun marin n’aurait consenti à poser en principe « qu’un navire marchand ne peut être coulé que s’il est impossible de le convoyer et, dans ce cas, les passagers et l’équipage doivent être mis en sûreté. » Un sous-marin ne peut évidemment pas convoyer un navire marchand. Il ne le peut pas, matériellement ; il le peut encore moins au point de vue militaire. Ce serait un suicide, un suicide généreux qu’il est difficile d’attendre de nos adversaires.

Quant à l’obligation de mettre le personnel du navire coulé en sûreté, qu’en peut faire le submersible et comment arriverait-il à résoudre le problème ? Un croiseur de surface de grande taille peut, — et difficilement encore, — prendre à son bord l’équipage et les passagers d’un paquebot de moyen tonnage qu’il s’est résolu à couler. On ne peut vraiment pas demander cela au mince fuseau de quelques centaines de tonnes où une vingtaine d’hommes ont peine à se mouvoir. Tout ce que peut faire le commandant du sous-marin, c’est de permettre aux malheureux qu’il vient d’attaquer, d’embarquer dans les canots avant que leur navire ne s’engloutisse. Mais ces canots sont toujours en nombre insuffisant. On les surcharge ; ils s’emplissent ; ils coulent le long du bord. Supposons qu’ils puissent s’éloigner et naviguer ? Que deviendront-ils, pour peu qu’un vent s’élève et que la mer grossisse ? D’ailleurs, point de vivres, point de vêtemens. On n’a pas eu le temps d’en prendre. Bref, trois fois sur quatre, il ne s’agit pas de sauver de la mort des créatures humaines, il ne s’agit que de prolonger leur agonie. Mais les « principes » sont, respectés.

Que ne peut-on dire aussi de cette clause (n° 4) de l’arrangement proposé, que « l’attaque du navire marchand doit cesser aussitôt que cesse la tentative de fuite ou de résistance ? »

S’imagine-t-on qu’un sous-marin allemand, qui aura commencé à canonner un paquebot en marche, s’arrêtera tout juste, quand celui-ci aura stoppé ? Sait-on qu’aux distances moyennes de tir et dans les conditions spéciales où se trouve un submersible qui émerge, il est très difficile de reconnaître si le paquebot marche ou s’il est immobile ? Et que sera-ce, quand ce paquebot, armé comme ils le sont ou vont l’être aujourd’hui, aura rendu d’abord coup pour coup à l’assaillant ? Voit-on celui-ci, — un Allemand !… — attendre avec patience, pour continuer son feu, d’être bien certain que sa victime, décidément résignée à son sort, ait renoncé à faire usage de ses canons ? Cela n’est ni militaire, ni marin. De telles clauses restent forcément lettre morte.

En sera-t-il autant des dispositions que le gouvernement américain annonce au sujet, précisément, des paquebots armés exclusivement pour leur défense, à qui on prétend refuser l’entrée des ports de l’Union, à moins qu’ils ne se soumettent aux conditions qui visent les navires de guerre, — autant dire à moins qu’ils ne consentent à l’éventualité d’une expulsion sans avoir pu débarquer leur chargement ou en embarquer un nouveau ?

Remarquons qu’il ne peut être question ici que des navires marchands des Puissances alliées, ceux des empires du Centre ayant disparu des mers. Remarquons aussi que nous ne nous sommes résolus à pourvoir nos paquebots et grands cargo-boats de quelques canons légers, utilisables seulement contre les sous-marins, que lorsque nous avons eu la surabondante certitude que nos ennemis étaient décidés à tout couler sans avertissement préalable ; de sorte que l’on ne pourrait, en bonne justice, nous demander de renoncer à des mesures de protection si légitimes et depuis si longtemps attendues que dans le cas où les gouvernemens allemand et autrichien accepteraient loyalement, sans arrière-pensée, les articles de la convention proposée par le Cabinet de Washington articles dont l’exécution stricte aurait pour conséquence, — on vient de le voir, — de paralyser complètement les opérations des sous-marins contre les navires de commerce. M. le président Wilson est-il disposé, dans de telles conditions, à se porter garant de la bonne foi de la Wilhelmstrasse et du Ballplatz si, d’aventure, les deux empires acceptaient la convention dont il s’agit ? Je ne le pense pas. Et alors ?…

On voit ainsi où peut conduire, même chez les meilleurs esprits, le souci de tenir la balance égale entre deux groupes de belligérans, quand ce souci, d’ordre purement politique et circonstanciel, se substitue à la seule préoccupation digne d’une grande nation civilisée, celle du respect des droits imprescriptibles et absolus de l’humanité.


Mais qu’adviendra-t-il, — et ici je rentre expressément dans mon sujet, — lorsque aux difficultés résultant des dispositions de la Maison-Blanche à l’égard des paquebots armés de la Quadruple Alliance, viendront se joindre les contestations plus graves et particulièrement aiguës, en raison des intérêts américains mis, là, directement en jeu, qui auront pour origine les opérations des croiseurs alliés de la mer du Nord et de la Manche, agissant exactement comme si une force navale alliée suffisante bloquait effectivement le littoral allemand de la Baltique ? Je ne me hasarderai pas à de vaines prédictions. Il suffit sans doute de dire qu’il y a là matière à sérieuses réflexions pour les Alliés, et particulièrement pour la Grande-Bretagne. Et, vraiment, la situation ne laisse pas d’être fort délicate pour cette dernière. Pour s’en rendre compte, il faut remonter à quelques mois en arrière et relire les passages les plus significatifs de la lettre de M. Balfour au sujet de l’attitude des Home fleets anglaises, lettre destinée à être publiée et qui a paru, le 7 septembre 1915, dans les principaux journaux français.

« Les hommes d’Etat allemands, dit le premier lord de l’Amirauté, étaient trop avertis pour supposer qu’ils pourraient immédiatement mettre à flot une marine égale à celle de la Puissance qui constituait le plus formidable obstacle à leurs projets de domination ; mais cependant ils ne mettaient point en doute les avantages que leur conférerait leur politique navale.

« Ils calculaient en effet qu’une flotte puissante, même si elle était numériquement inférieure à la flotte britannique, pourrait néanmoins tenir celle-ci en échec ; car aucun gouvernement anglais n’oserait risquer un conflit qui, bien que pouvant se terminer victorieusement, pourrait le laisser en définitive avec des forces navales inférieures à celles d’une tierce Puissance quelconque. »

Cette tierce puissance vis-à-vis de laquelle l’Angleterre ne veut pas être en état d’infériorité après une victoire navale trop chèrement acquise, cette tierce Puissance n’est pas quelconque. C’est l’Amérique, dont la flotte peut être en effet considérée comme ayant une valeur suffisante pour balancer la force navale britannique, si celle-ci perdait un certain nombre de dreadnoughts dans une bataille décisive contre la Hoch see flotte[3].

A vrai dire, si les réflexions que je viens de citer traduisent bien encore les préoccupations du gouvernement anglais, ces appréhensions paraissent fort exagérées. Outre qu’en tout état de cause, il semble difficile qu’on envisage aux États-Unis la possibilité d’un conflit armé avec la Grande-Bretagne, quelque acuité que puissent prendre des discussions de l’ordre commercial et au moment où le personnel dirigeant de la grande république reproche amèrement à l’Allemagne le refus que fait celle-ci de désavouer ses commandans de sous-marins, comment oublierait-on là-bas que l’Angleterre a deux alliés, la France et le Japon, dont les escadres viendraient s’ajouter numériquement à ses Home fleets ? Rien que l’adjonction à celles-ci, pour éprouvées qu’elles fussent, de nos cinq dreadnoughts et de nos six Diderot suffirait à rétablir un équilibre momentanément rompu. Quant à la flotte japonaise, on sait quelle puissante diversion elle créerait, le cas échéant, sur le littoral des États de l’Ouest, qui sont ceux, justement, où l’on compte le plus de germanophiles. Rien de tout cela n’est ignoré de qui a intérêt à le savoir, et en réalité, si les prévisions humaines ont encore quelque valeur, dans l’extraordinaire crise que traverse le monde, il est permis d’affirmer que ni l’Angleterre, ni nous-mêmes, — à qui ce serait particulièrement douloureux, — ni le Japon, fort occupé de la Chine, en ce moment, ne se trouveront engagés dans une lutte qui choquerait violemment les sentimens intimes de la plus grande partie, du moins de la plus « humaine, » de la plus morale, de la plus respectable partie de la nation américaine.

Comptons d’ailleurs sur nos ennemis, dont les fautes nous servent autant que nos propres mérites, ainsi qu’il arrive souvent à la guerre. Comme je le disais tout à l’heure, l’excès de leur orgueil relient sur leurs lèvres, en ce moment même, le désaveu de leurs pirateries. S’ils persistent dans cette attitude, soyons, assurés de la rupture de leurs relations diplomatiques avec le Cabinet de Washington., C’est le moins qui puisse arriver sans doute. S’ils n’y persistent pas et qu’ils donnent de ce côté satisfaction au président Wilson, on peut être convaincu que leur superbe, blessée, voudra prendre sa revanche et qu’ils commettront de nouvelles et maladroites incartades. En tout cas, ou bien ils n’accepteront pas les termes de l’accord proposé au sujet des opérations de sous-marins, ou bien ils en violeront les dispositions que nous commentions un peu plus haut. Et ils ne sauraient faire autrement, je le montrais tout à l’heure, sans renoncer aux bénéfices qu’ils attendent toujours de la guerre sous-marine.


Mais si, tout bien examiné, on est en droit d’écarter l’idée de décisives complications avec l’Amérique au sujet du resserrement du blocus de l’Allemagne « au travers des neutres, » comme le disait fort justement, il y a quelques jours, un membre de la Chambre des Communes, il n’est point douteux que les mesures annoncées provoqueront de fréquens et pénibles incidens. Il y aura des représailles, dont la moindre est celle que l’on nous promet dès aujourd’hui : le refus de recevoir dans les ports américains, comme navires de commerce, les paquebots et « cargo-boats » armés contre les sous-marins. Il est clair que, tant que nous dépendrons, si peu que ce soit, des grandes usines et fabriques américaines pour nos réapprovisionnemens, nous aurons intérêt à ménager une opinion publique qui, dans l’ensemble, sera toujours sensible aux considérations de l’ordre matériel, une opinion que les « Progermains » sauront toujours impressionner en réclamant l’entière liberté du négoce maritime, telle qu’elle est définie, en temps de guerre, par les règles du droit international actuel.

Un intérêt du même ordre commanderait de ménager aussi la Suède. J’observais brièvement tout à l’heure que certaines industries suédoises envoient d’importans produits chez les Alliés et pas seulement chez les Russes, comme d’aucuns le croient. On a parlé ces jours derniers de la pâte de bois, que le ministère suédois, de provision, juge bon de refuser à l’Angleterre. Ce n’est qu’un commencement. Le plus grave des problèmes qui vont se poser est toujours celui du transit des fournitures à*destination de la Russie par les ports d’une Norvège mécontente et les voies ferrées d’une Suède hostile.

On nous avait dit, il y a quelques semaines, que le chemin de fer qui reliera la côte Mourmane[4] à Pétrograd était sur le point de fonctionner. Il faut en rabattre. Même en empruntant la voie de la partie occidentale de la Mer-Blanche, ce qui ne semble pas très pratique, sauf au cœur de l’été, on n’ira du port d’Alexandrovsk de Kola dans l’intérieur de la Russie qu’au mois d’avril. Le tronçon qui doit longer la Mer-Blanche, de Kandalatsk à Kèm, est en effet d’une construction très difficile, traversant une région de fondrières marécageuses, où l’on ne peut rien établir que sur pilotis. En fait, les Alliés seront encore longtemps tributaires des lignes Scandinaves de Narwick-Luléa et de Trondjhem-Geffle. Cette sujétion exige quelque prudence.

Au Danemark, en Hollande, que deviendront les « ententes » au moyen desquelles les Alliés avaient obtenu une certaine limitation des exportations faites en faveur de l’Allemagne ? On verra se multiplier, de connivence avec des autorités décidément tournées contre nous, les Consenten, — analogues à nos propres « dérogations, » — qui permettent à nos ennemis de reprendre en détail tout ce qu’on pense leur avoir enlevé en bloc.

On verra de plus en plus le Danemark, par exemple, importer pour l’alimentation de sa population de la viande frigorifiée ; et nous n’aurons rien à objecter à cela. Mais, en même temps, à l’abri de nos vues et de nos investigations, il transportera à Kiel, à Lübeck, à Warnemünde, les beaux animaux sur pied que produit en abondance ce pays de riches pâturages et d’élevage savant. Double avantage : satisfaire l’Allemagne que l’on craint, au détriment des Alliés que l’on ne craint pas, et réaliser des gains très sensibles.

Bref, tous ces neutres, producteurs d’un côté, intermédiaires et « transiteurs » de l’autre, s’évertueront plus que jamais, excités par le ressentiment des intérêts menacés, à faire bénéficier nos ennemis de toutes les modalités de la plus ingénieuse contrebande.


Mais ce n’est pas tout. On pense bien que ces ennemis eux-mêmes ne resteront pas inactifs et qu’ils auront tôt fait de profiter du revirement d’opinion qui se sera produit chez les neutres lésés par les nouvelles mesures de blocus à distance.

Je ne voudrais pas, à ce sujet, établir de trop sombres pronostics sur des bases qui restent, forcément, un peu incertaines. Il faudrait d’ailleurs entrer dans des détails dont l’exposé pourrait avoir des inconvéniens. Ce que l’on peut dire avec une quasi-certitude et sans rien apprendre, assurément, à nos ennemis qu’ils ne sachent mieux que nous-mêmes, c’est que la guerre sous-marine reprendra dans la mer du Nord avec une violence exaspérée et malheureusement, — car c’est là le point délicat, — avec la faveur et l’appui clandestin des populations côtières des États neutres qui bordent cette mer. Or, il suffit de jeter un coup d’œil sur une carte pour se rendre compte des facilités que trouveront les sous-marins allemands sur certain littoral découpé, semé d’îlots, creusé partout de « caches » et de calanques où déjà, dans les premiers mois des hostilités, ils s’étaient créé des abris et des bases de ravitaillement.

Il n’y aura d’ailleurs pas que les sous-marins à rentrer en ligne[5]. Comptons sur la mise en jeu la moins scrupuleuse de l’aveugle et terrible engin, la mine automatique. Déjà, dans toutes les cervelles allemandes est ne le dessein de rendre la mer intenable pour tout le monde, puisque c’est par la mer que l’on prétend réduire à merci la grande nation élue pour gouverner l’Europe.

Je ne dis rien de la guerre aérienne parce que les effets, quoi qu’on fasse et en dehors de la poursuite d’objectifs militaires précis, n’en saurait être comparables à ceux de la guerre sous-marine. Mais de ce côté-là aussi, on peut s’attendre à une recrudescence d’opérations ayant pour but de détruire et tuer, rien que détruire et tuer, sans plus de scrupules.


Que conclure de tout ceci ? Car enfin il semble que nous soyons pris dans les branches d’un dilemme : ou bien nous resserrerons le blocus et alors nous nous exposons à d’inextricables difficultés du côté des neutres, en même temps qu’à un redoublement de fureur destructrice chez notre dangereux adversaire ; ou bien nous laisserons les choses en l’état et alors, cet adversaire continuant à s’alimenter par le Nord[6], c’est la prolongation indéfinie de la guerre…

Je me hâte de le dire : si la question se posait avec cette rigueur, mon choix serait fait aussitôt et nul ne doutera que ce ne fût dans le sens du resserrement du blocus… Je discerne nettement les conséquences graves, les conséquences inattendues pour beaucoup de gens, — et non des moindres ! — des résolutions conjointes qui vont être prises à Londres, à Paris, à Rome, peut-être à Pétrograd, je suppose aussi, au sujet du blocus à distance de l’Allemagne ; mais tout vaut mieux que la situation actuelle. Assez de leurres et d’illusions ; assez de cette politique timorée, dont on ne sait au juste si elle est pacifiste ou belliqueuse et qui nous rend la risée non pas seulement de nos ennemis, mais des prétendus neutres qui les favorisent, tout en s’enrichissant eux-mêmes !

Mais, en réalité, le dilemme ne se pose pas. Pour sortir de ce que l’on croirait une impasse, il y a une issue parfaitement indiquée et que découvre suffisamment déjà la discussion à laquelle nous venons de nous livrer. C’est le blocus effectif. C’est, au moyen de négociations en même temps que d’actes de vigueur dont je ne saurais donner ici le détail, l’entrée des flottes alliées dans la Baltique. On a beau tourner et retourner le problème qui nous occupe, il faut toujours en arriver à cette solution, la seule qui satisfasse à toutes les conditions. Supposons-la adoptée et suivie d’effet : du coup tombent toutes les objections et disparaissent toutes les difficultés du côté des neutres. Non pas, certes, que leurs intérêts trouvent leur compte à l’arrêt presque total de leur négoce avec notre ennemi, mais c’est qu’ils n’ont vraiment plus rien à dire contre nous. Nous exerçons notre droit de suite plein, absolu, puisque nous bloquons effectivement. Et de plus, nous montrons enfin décision, énergie et force. Or, la force donne toujours raison, même à qui a tort… J’ajoute que, du même coup, les opérations louches de la guerre sous-marine deviennent impossibles ou beaucoup plus difficiles, privées qu’elles sont de l’appui matériel des neutres. Ces neutres, en effet, sont maintenant derrière nous et non plus devant. Nous nous interposons entre eux et l’adversaire. Comment celui-ci pourra-t-il faire passer des mines à tel « cargo » d’aspect pacifique qui charge des bois dans un port de Norvège ou du minerai dans un port de Suède ? Il lui restera, dira-t-on, ses submersibles. Sans doute, mais ceux-ci seront confinés dans la Baltique, en attendant, ce qui ne tardera guère, qu’on les bloqué dans les ports d’où ils débouchent en disposant devant ces havres des filets et des mines spéciales, défendus par les escadrilles des bâtimens légers.

Il se peut, objectera-t-on encore. Mais il reste à démontrer que le forcement des détroits danois, compliqué de l’occlusion du fjord de Kiel, est une opération pratiquement réalisable. Il serait bon de dire aussi comment on dissiperait les appréhensions de la Grande-Bretagne au sujet des conséquences lointaines des pertes que subiraient ses Home fleets au cours de ces passages de vive force et de ces blocus rapprochés. N’est-ce point alors que, même victorieuse et tenant la côte allemande sous son étreinte, « l’Angleterre pourrait se trouver en état d’infériorité vis-à-vis de la tierce Puissance » que ne désigne pas expressément la lettre du premier lord de l’Amirauté ?

Voilà des questions délicates. Je n’aurais probablement pas licence d’y répondre d’une manière complète. Toutefois, on peut être assuré que l’espoir du succès dans les opérations auxquelles je viens de faire allusion n’a rien de chimérique et, pour ma part, je suis certain qu’à Londres les plans d’attaque du camp retranché maritime allemand de la Baltique, la Kieler bucht, ont été depuis longtemps arrêtés, tandis qu’à Rosyth, les belles escadres britanniques sont toutes prêtes à en poursuivre Inexécution, — et avec quelle vaillante, quelle joyeuse allégresse, après une si pénible inaction !…

Mais les appréhensions au sujet de l’attitude ultérieure des États-Unis ? — Ici encore, la réserve s’impose. Je pourrais d’ailleurs me contenter de rappeler ce que je disais plus haut de la balance des forces navales après qu’Anglais et Allemands en seront venus aux mains dans une rencontre décisive. Mais j’ajoute qu’il n’est pas interdit de rechercher par d’habiles négociations — où la France, affirment les gens avertis, pourrait jouer le rôle le plus heureux, — les garanties propres à rassurer les politiques timides qui croient absolument indispensable que la flotte anglaise ait la supériorité numérique sur toutes les autres flottes réunies. Ce principe n’a, au fond, d’autre valeur que celle d’un programme de construction. On n’en saurait faire, en tout cas, un dogme militaire, car ce n’est pas seulement en comptant un par un les cuirassés d’une marine que l’on peut établir exactement sa valeur comme instrument de guerre. Et puis, qu’on ne s’y trompe pas : d’être victorieux sur son front, c’est toujours le meilleur moyen de n’être point pris à revers. Les Allemands le savent bien, qui se rappellent la reculade de la Prusse, en 1805, après Austerlitz ; et nous aussi, qui portons encore en ce moment même la peine des lamentables hésitations de Napoléon III, lors de Sadowa…


Contre-Amiral DEGOUY.

  1. … Importations portées au décuple du chiffre normal ; interdictions d’exporter aussitôt neutralisées par des permis spéciaux appelés « Consenten ; » importations sous le régime du « trust, » mais dont, après la première main, la destination finale était incontrôlable, rien n’y fit. On laissa faire. « Ne touchez pas aux neutres !…, » etc., etc. Ainsi s’exprime, dans une lettre qui a paru le 26 janvier, dans la Liberté, M. J. Hédeman, correspondant de la presse française en Hollande.
  2. Ceci était plus vrai au début du conflit qu’aujourd’hui, fort heureusement. - Les Allemands ont perdu, par leur manière de conduire la guerre, en général, et en particulier par certaines brutalités à l’égard de la marine marchande suédoise, aussi bien que par des actes contraires au respect des eaux territoriales du royaume, beaucoup des sympathies qu’ils avaient su s’acquérir dans la période de « l’avant-guerre. »
  3. Les États-Unis ont en service 39 cuirassés dont 14 dreadnoughts. Ils en pourraient mettre environ 30 en ligne dans l’Atlantique. Il faudrait que la flotte anglaise eût perdu la moitié de son effectif pour se trouver en état d’infériorité Notons qu’elle a, de plus que la flotte américaine, 10 croiseurs de combat, qui sont des dreadnoughts rapides.
  4. Cette côte, longée par la branche Nord du Gulfstream, qui s’infléchit là vers le Sud-Est, reste à peu près libre de glaces en plein hiver.
  5. Je ne m’arrête pas à démontrer l’inanité des espérances que l’on avait conçues, il y a quelques mois, au sujet de la destruction quasi totale des submersibles allemands. Nos aveugles optimistes avaient oublié que les chantiers allemands produisaient sans cesse et avec une accélération marquée.
  6. Il est bien entendu que je ne fais pas abstraction des ressources que les deux Empires du Centre peuvent tirer de la Turquie d’Asie, encore que ces ressources soient bien inférieures à ce qu’ils attendaient. Je n’oublie pas non plus que certains ports méditerranéens, qui, par la Suisse, peuvent correspondre assez directement avec l’Allemagne, figurent en bonne place sur les tableaux d’importations extraordinaires, ceux du coton, par exemple.