Le naufrage de l’Annie Jane/Le récit/5

Le fidèle messager (p. 25-30).


CHAPITRE V.

LE NAUFRAGE.


Vers minuit un bruit sinistre se fait entendre ; de sourdes lamentations parviennent à mes oreilles, et au même instant, monsieur Vernier paraît devant nous en nous disant avec l’accent de la plus profonde douleur : « Levez-vous, mes amis, nous sommes dans un grand danger, nous traversons un endroit rempli d’écueils. » Ces terribles paroles eurent bientôt chassé le sommeil loin de nous en nous montrant l’horreur de notre position. Nous nous habillons à la hâte, et je ne sais quelle idée me porta à me vêtir chaudement. Je mets trois habits, et attachant mon chapeau avec soin, je monte avec monsieur Vernier sur le pont pour me rendre compte de la situation. Je n’en pus croire mes yeux tant elle était affreuse. Les vagues balayaient à chaque instant le pont du vaisseau ; la nuit était des plus sombres, et nous étions environnés de hauts rochers contre lesquels la mer allait se briser avec une violence inouïe et des mugissements qui nous remplissaient de terreur. Tout n’était que confusion ; seul, le capitaine, calme au milieu de ce bouleversement général, donnait ses ordres aux matelots. Ceux-ci, obligés de se cramponner fortement à tout ce qui leur tombait sous la main pour ne pas être jetés à la mer, ne pouvaient que lui obéir lentement. La violence des vagues à la proue empêchèrent de jeter l’ancre. Les chaloupes détachées par ordre du capitaine, ce qui étaient notre dernier espoir de salut, furent emportées par les lames.

Nous croyions être entre les îles de Barra et de Vatersay, dans un étroit passage qui sépare l’une de l’autre. Mais, battu par la tempête, le vaisseau se trouva bientôt dans une baie toute hérissée de récifs.

Un silence de quelques secondes succéda au tumulte. C’était l’heure de la crise suprême. Tout à coup, des cris perçants partirent de tous côtés. Nous avions touché les rochers. Toute chance de salut était désormais impossible. Il fallait se résigner à mourir, loin des êtres si chers à nos cœurs, dans un lieu désert, et au milieu des luttes et des souffrances d’un affreux naufrage.

Transi de froid, et littéralement mouillé jusqu’aux os, je commençai à perdre la force de me tenir attaché au vaisseau, et je retournai aux cabines. J’attendais la mort à chaque instant ; j’avais remis mon âme entre les mains de Celui qui l’avait sauvée par sa mort. Dans le salon je trouvai la famille Kempf et madame Rose assises sur le sofa, calmes et priant Dieu, bien que leur visage trahît la souffrance de leur cœur. Notre position restait la même ; les craquements du navire se faisaient entendre chaque fois qu’il touchait les rochers, et ces violentes secousses nous obligeaient à chercher un appui pour ne pas tomber à la renverse. Monsieur Vernier n’était pas avec nous. Je priai le capitaine qui se tenait au haut de l’escalier de lui dire de venir nous rejoindre. Car à cette heure solennelle, nous désirions nous trouver tous réunis pour prier, nous encourager mutuellement, et mourir ensemble. Notre cher frère Vernier fut bientôt avec nous ; il était triste et silencieux. Il semblait prier constamment, et de profonds soupirs s’exhalaient de sa poitrine oppressée. Quelle en était donc la raison ? C’était la même raison qui, lorsque nous étions à Liverpool, le remplissait de tristesse. Il avait laissé au Canada une femme bien-aimée, cinq enfants chéris et des sœurs auxquelles il était tendrement attaché. En France se trouvait sa vieille mère qui devait venir le trouver au Canada le printemps suivant. Et son cœur, déchiré par l’idée pénible de la séparation, s’élevait vers Dieu, vers ce Père des orphelins auquel il confiait les siens afin qu’il en prît soin, et comblât le vide que le départ de ce chrétien allait créer dans ces âmes aimantes.

Nous étions tous réunis dans la cabine du capitaine Rose. Le neveu du capitaine, et un jeune homme qui nous servait d’interprète nous y rejoignirent. Là, prosternés devant Dieu, en la présence duquel nous devions bientôt comparaître, nous fîmes monter de ferventes prières vers le trône de la grâce. Fortifiés par cet épanchement de nos cœurs brisés, et sentant que notre bon Père céleste nous avait entendus et exaucés, nous nous sentîmes plus forts. Je vis cependant qu’il se livrait encore de rudes combats dans l’âme de notre bien-aimé frère Vernier. Prenant une lampe, et accompagné de monsieur Van Buren, il alla s’agenouiller dans notre cabine pour invoquer encore le Seigneur. Je m’unis à eux, et notre cher frère épancha sa douleur dans le sein de notre Sauveur. Il pria pour sa femme, ses enfants et ses parents : et à mesure qu’il les recommandait à Dieu avec cette ferveur qu’inspire le véritable amour, son front devenait serein, et sa figure souriante. Quand il eut fini de prier, il se sentit heureux d’aller rejoindre Celui qui était mort pour lui, et au service duquel il avait consacré sa vie.

Des cris terribles retentirent alors de tous côtés. Nous vîmes se jeter dans le salon une troupe de gens, criant pleurant et se lamentant. C’étaient les passagers d’entrepont qui voyant que tout était fini pour eux ici-bas, avaient enfoncé la porte de communication avec les cabines, et venaient auprès de nous implorer du secours. Pauvres gens ! ils étaient tellement affolés par l’approche de la mort, qu’ils ne savaient que faire. Les femmes, les jeunes filles à demi-vêtues, les yeux hagards, les cheveux épars, suppliaient les hommes de leur donner le secours que ceux-ci ne pouvaient leur accorder. Eux-mêmes dominés par la frayeur, unissaient leurs cris à ceux des femmes dont ils imitaient les transports frénétiques.

Pendant que nous étions retournés à la cabine de monsieur Rose, monsieur Cornu, qui avait très froid, s’était réfugié dans un lit. Nous prîmes chacun un siège, et en nous regardant les uns les autres, nous fondîmes en larmes, nous disant adieu pour toujours sur cette terre, et nous donnant rendez-vous dans la patrie céleste, aux pieds du trône de Jésus.

Quand je pense encore à ce triste moment, mon cœur se serre. Car il me rappelle que quelques instants plus tard, ces amis chéris n’étaient plus que de froids cadavres, jetés sur le rivage par les dernières rafales de la tempête.