Le naufrage de l’Annie Jane/Le récit/3
CHAPITRE III.
LA TEMPÊTE.
De nouveaux désastres nous attendaient et ne tardèrent pas à fondre sur nous. Dès le lendemain, 13 septembre, le vent tourna à l’ouest et souffla dans la même direction pendant huit jours. C’était alors le temps de l’équinoxe, époque où les vents sont très forts et très sujets à varier. Ce fut alors que nous aperçûmes le rocher de Kida, situé à une grande distance au nord des îles Farroë. Le lecteur peut juger de notre stupéfaction en nous voyant suivre une course si diamétralement opposée à celle qui devait nous mener à destination ! Mais que peuvent faire les hommes, et même le marin le plus habile, contre les vents contraires ? Le capitaine désappointé par un si pénible contretemps, ne se rebuta point, et nous montra par son courage et ses prévenances envers nous, qu’il était disposé à faire tout en son pouvoir pour nous tirer de ce mauvais pas. Comme il était devenu très intime avec monsieur Vernier, celui-ci nous fit connaître son plan. Le capitaine voulait se diriger vers le nord afin de rencontrer un vent plus favorable qui nous mènerait directement au golfe Saint-Laurent.
Quand nous n’étions pas malades, notre temps était employé à diverses choses, et surtout, entre autres, à la méditation et au chant. Souvent le capitaine nous invitait à chanter nos cantiques français, bien qu’il n’en comprît pas un mot. Nous ne pouvions que nous louer de sa conduite à tous égards. Toute chose se faisait à bord avec promptitude et ordre, et il était sévère à l’endroit de la discipline. Le capitaine Rose aidait son compagnon et son collègue dans les manœuvres ; l’un ou l’autre était toujours sur le pont, surveillant les matelots et observant la course du vaisseau. De petits incidents venaient parfois rompre la monotonie du voyage, et faire diversion à nos occupations habituelles. Monsieur et madame Rose étaient d’excellents chrétiens ; ils prenaient souvent part à nos exercices religieux, ce qui nous faisait toujours plaisir.
Avec notre cher frère Vernier, j’aimais à monter sur le pont pour admirer les œuvres merveilleuses de l’Éternel et à méditer sur les paroles du Psalmiste : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et l’étendue donne à connaître l’ouvrage de ses mains. » Nous aimions à suivre des yeux les ébats de quelques-uns de ces êtres mystérieux qui, par milliers, sillonnent et remplissent les profondeurs de l’océan. Quelquefois des troupeaux de marsouins jouaient autour du vaisseau, plongeaient, revenaient à la surface, plongeaient de nouveau, respiraient avec force, et semblaient lutter de vitesse avec nous. Je me plaisais aussi à aider les matelots selon la mesure de mes forces, ce qui faisait du bien au corps et reposait l’esprit.
Le 23, nous étions parvenus au 20° de longitude ouest et au 60° de latitude nord, lorsqu’un vent terrible s’éleva tout à coup à l’ouest et commença à soulever les vagues. Il redoubla de violence en peu de temps, et nous vîmes tous les signes d’une horrible tempête. Le capitaine fit carguer les voiles et attacher solidement le gouvernail, car les hommes chargés d’en prendre soin ne pouvaient plus le tenir, à cause de la force des lames. Nous étions donc prêts à subir ce nouvel assaut, quand la nuit vint nous couvrir de ses ombres. Ce ne fut pas sans crainte que nous allâmes nous coucher ; après avoir prié le Seigneur de nous préserver d’accidents fâcheux, nous fûmes plus tranquilles. On entendait les sifflements du vent à travers les cordages, et le roulis était très fort. Plusieurs de nos amis souffraient horriblement du mal de mer, de sorte que le sommeil ne put nous gagner. Le lendemain, la tempête était au moins aussi forte que la veille, si même elle n’avait redoublé de fureur. L’anxiété était générale ; les vagues, semblables à des montagnes, venaient s’abattre sur le vaisseau et le couvraient entièrement. On aurait dit un léger esquif sur un lac en tourmente. Je montai sur le pont pour contempler ce spectacle tout nouveau pour moi, et grandiose et terrible à la fois. Je fus obligé de me cramponner de toutes mes forces à ce que je trouvais sous la main, pour ne pas être précipité dans l’abîme. Les vagues qui se brisaient à la proue menaçaient de nous faire sombrer, tant le navire s’emplissait d’eau. Le capitaine plaça des hommes aux pompes, et tout le temps que dura la tempête, ou fut obligé de les faire jouer avec l’aide des passagers. Personne n’osait monter sur le pont ; une telle témérité eut été payée de la vie. Pour nous garder de l’eau qui entrait dans les cabines par la fenêtre du pont, le capitaine fit placer un morceau de forte toile cirée sur lequel il fit clouer quelques planches. Nous ne pouvions nous défendre d’une certaine terreur en entendant le bruit sinistre que faisaient les vagues en se brisant contre les flancs du vaisseau. Tous les membres de la famille Kempf et monsieur van Buren étaient malades et aucun soulagement ne pouvait être apporté à leurs maux. À cause de la tempête, il était impossible même
de faire du feu dans la cuisine. Pendant trois jours, nous fûmes ainsi ballottés par les flots ; les matelots ne pouvaient que rester oisifs, et quant à nous, force nous fut de demeurer dans nos cabines ou dans le salon pour obéir aux ordres du capitaine. Ces trois jours nous parurent trois siècles. Nous les passâmes à prier, à lire la parole de Dieu et à nous encourager mutuellement. Les nuits nous paraissaient encore plus longues, car nous ne pouvions dormir. Tout ce que nous pouvions faire, c’était de nous cramponner à nos lits pour ne pas être lancés d’un côté à l’autre de nos cabines. Enfin, pendant la nuit du 26 septembre, le calme se rétablit, et nous fûmes heureux de pouvoir monter sur le pont.
Mais quel ne fut pas notre étonnement ! Quel triste spectacle se présenta alors à nos regards ! Le vaisseau était à peu près désemparé. Les mâts cassés à la hauteur du premier hunier, les cordages flottant au gré des vents, une seule voile en lambeaux, une partie du gouvernail brisée, la boussole et une des chaloupes emportées par un coup de mer, voilà quelques-uns des dégâts de cette terrible tempête. Autant il est beau, et je devrais dire majestueux, de voir un navire voguer à pleines voiles, autant il est triste d’en voir un dans l’état où était alors le nôtre. Chacun se